Rony Brauman, ancien président de MSF et actuel membre du Crash
Entretien

Rony Brauman : « L’ingérence n’est pas un droit mais une pratique réservée aux plus forts »

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Le Monde

Dans cet entretien avec le journaliste Rémy Ourdan, Rony Brauman revient sur le bilan des cinquante ans de l’ONG et affiche son scepticisme à l’égard de la justice internationale.

Médecins sans frontières a 50 ans. Peut-on rappeler comment est né le mouvement humanitaire médical ?

Médecins sans frontières a été créée le 22 décembre 1971 de la réunion de deux groupes : des médecins ayant travaillé au Biafra en guerre [1967-1970] et un groupe plus hétérogène de médecins et de journalistes qui s’étaient portés volontaires pour le Pakistan oriental lors du cyclone de 1970, sans pouvoir y aller. Ceux qu’on appelle les « Biafrais », le groupe le plus emblématique, avaient travaillé pour la Croix-Rouge française, sous l’égide du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), et s’étaient sentis limités dans leur action au Biafra du fait que le secours médical n’était qu’une activité parmi d’autres, avec l’assistance alimentaire, la visite aux prisonniers… Les « Biafrais » ont donc eu l’idée de créer une organisation médicale à visée humanitaire, ce qui n’existait pas.

Et du Biafra est née l’idée d’« ingérence humanitaire »…

Non, la notion de « devoir d’ingérence » a été inventée plus tard, à la fin des années 1970, par Jean-François Revel et Olivier Todd. La formule désignait alors une obligation morale et une pratique de solidarité des intellectuels de l’« Ouest » envers leurs homologues du bloc de l’« Est ». Ce n’est que dans les années 1980 que l’« ingérence humanitaire » fait son entrée sur la scène publique, pour désigner, cette fois, l’entrée illégale et pacifique d’équipes médicales dans des zones de guerre, et la dénonciation publique des violences de masse. Ses principaux promoteurs ont été Bernard Kouchner et le juriste Mario Bettati. Je m’y reconnaissais à l’époque et ne l’ai critiquée que lorsqu’elle est devenue, dans les années 1990, la justification d’interventions armées.

Comment MSF a-t-il commencé son essor ?

C’est dans le contexte de la guerre froide, en fait une guerre « chaude » dans le tiers-monde, que les médecins ont acquis une certaine légitimité. La fin des années 1970 a été marquée par une série de conflits, avec cinq foyers principaux (Amérique centrale, Asie centrale, Asie du Sud-Est, Corne de l’Afrique et Afrique australe). Entre 1976 et 1982, le nombre de réfugiés dans le monde, indicateur très significatif, est passé de 3 millions à 12 millions, la majorité étant regroupée dans des camps. Dans ces circonstances, la mise en place de structures médicales était particulièrement indiquée. MSF opérait donc à la fois dans les zones de guerre et dans leur périphérie immédiate avec les réfugiés.

« Nous avons aujourd’hui 2 000 salariés dans le monde et 60 000 personnes travaillant sous drapeau MSF »

Entre-temps, en 1978-1979, est arrivée une seconde génération aux commandes de MSF, qui s’est donné l’ambition de structurer ce qui était un comité associatif, de récolter des fonds, de mettre en place des moyens matériels et logistiques au service des équipes sur le terrain. Ça a coïncidé avec le développement des camps de réfugiés. Les années 1980 ont été celles de l’essor spectaculaire des organismes humanitaires. Je nous vois comme une sorte de supplément d’âme des démocraties libérales, une forme de soft power soutenu par tous.

A MSF France, nous étions trois employés salariés lorsque j’ai été recruté ; nous sommes plus de 450 aujourd’hui. Par ailleurs, MSF s’est internationalisé, avec six sections opérationnelles et vingt bureaux de soutien dans le monde. Nous avons aujourd’hui 2 000 salariés dans le monde et 60 000 personnes travaillant sous drapeau MSF.

La fin de la guerre froide marque-t-elle un tournant pour l’action humanitaire ?

Oui. Nombre de pays qui nous étaient fermés se sont alors ouverts. Avec le retrait relatif des grandes puissances et de l’influence qu’elles exerçaient sur des mouvements de guérilla, le monde s’est fragmenté. Le « modèle » libanais ou somalien a commencé à se répandre… Ensuite, avec l’apparition des valises satellitaires puis de l’Internet, les équipes sur le terrain n’ont plus été livrées à elles-mêmes comme auparavant. C’est un changement tant politique que technologique, avec des conséquences sur le terrain.

Alors que la mortalité par violence a connu une baisse continue dans le monde depuis la fin des années 1980, notamment depuis la fin des bombardements soviétiques en Afghanistan, il y a une hausse continue de la perception d’une certaine violence liée à une instabilité qui se répand, et avec le terrorisme bien sûr. Pour les ONG, l’exposition au danger augmente, notamment depuis les prises d’otages en Tchétchénie. Les pires incidents concernant MSF se sont produits en Afghanistan, avec le bombardement de l’hôpital de Kunduz en 2015 par l’armée américaine et l’attaque d’une maternité à Kaboul, en 2020, très vraisemblablement par l’organisation Etat islamique.

La guerre de Bosnie en 1992 et le génocide au Rwanda en 1994 semblent avoir été les marqueurs de l’après-guerre froide…

Oui, pour des raisons distinctes. Le Rwanda, parce qu’il s’agit d’un génocide caractérisé, incontestable, survenu de plus à une époque de regain de vigueur du multilatéralisme, et marqué par le retrait des casques bleus, alors qu’était commis le crime le plus abject. La Bosnie, en raison de sa proximité. En Yougoslavie, destination touristique européenne familière, réapparaissaient des massacres de civils. Ces deux guerres ont donné lieu à la création de deux tribunaux pénaux internationaux, prélude à la mise en place de la Cour pénale internationale (CPI) et, plus tard, de la « Responsabilité de protéger » (R2P), cette nouvelle doctrine de « guerre juste » onusienne.

Que pensez-vous de l’émergence de cette justice pénale internationale ?

Je suis sceptique vis-à-vis de la CPI. La justice internationale présente plusieurs inconvénients. Elle se fonde sur l’idée discutable qu’il n’y a pas de paix sans justice, ce qui n’est pas confirmé par l’histoire. Ma deuxième réserve, nettement plus importante, concerne le rythme, très variable selon les situations, auquel un pays se débrouille avec les aspects les plus sombres de son histoire. L’imposition d’un rythme mémoriel par une structure internationale n’est pas une bonne réponse.

« La justice internationale ne sait juger que des individus, pas des systèmes, alors que les crimes ont été commis par des collectifs »

Je relève, d’ailleurs, que [l’archevêque et prix Nobel de la paix, décédé le 26 décembre 2021] Desmond Tutu, soutien actif de la CPI, n’en voulait pas pour son propre pays, l’Afrique du Sud, où il souhaitait une justice transitionnelle non pénale, les Commissions vérité et réconciliation. Outre la question de temporalité, la justice internationale est trop souvent une justice hors-sol, avec des procès qui se déroulent loin des lieux où les crimes ont été commis, ce qui la rend abstraite, insaisissable.

Par ailleurs, la justice internationale ne sait juger que des individus, pas des systèmes, alors que les crimes qu’elle juge ont été commis par des collectifs. En réduisant des violences politiques à des actes individuels, on réduit des crimes de masse à quelque chose de l’ordre du fait divers. Si l’on juge des individus de chaque camp, on confond, le cas échéant, agresseurs et agressés. Et si on ne le fait pas, ce qui est plus courant, on se met dans une justice de vainqueurs. Enfin, cette justice est soumise à l’ordre des puissants, puisque ne sont jugés que ceux qui n’ont pas de protecteur au Conseil de sécurité de l’ONU.

Ce que je sauverais de cette critique sévère, ce sont, d’une part, les tribunaux spéciaux, avec des composantes à la fois nationale et internationale, et qui siègent dans les pays où les crimes ont été commis, comme en Sierra Leone ou au Cambodge ; d’autre part, les Commissions vérité et réconciliation, comme en Afrique du Sud. Ces formes de justice transitionnelle me paraissent plus pertinentes. Je pense, par ailleurs, que la CPI serait vraiment utile à l’humanité en poursuivant et punissant les crimes environnementaux.

« Je ne condamne pas a priori l’usage de la force, mais je constate qu’on lui prête des vertus quasi magiques »

Je ne me suis donc pas retrouvé dans le concert de louanges qui a salué la création de la CPI. J’ai regretté que des organisations de défense des droits humains deviennent des sortes de substituts de procureurs. Moi, je préfère les voir du côté des victimes, des prisonniers, plutôt que des policiers et des juges, dans une quête punitive.

A MSF, il y a débat. Certains soutiennent la justice pénale internationale, d’autres non. Nous avons, cela étant, demandé une exonération de l’obligation de témoignage, comme c’est le cas pour la Croix-Rouge internationale, car il est risqué d’être à la fois sur un terrain de guerre et témoins potentiels devant un tribunal. La CPI a été très compréhensive.

Comment avez-vous vécu l’évolution du débat sur l’interventionnisme humanitaire, du devoir et droit d’ingérence jusqu’à l’adoption de la Responsabilité de protéger, en 2005, par l’ONU ?

Laissons la notion de devoir aux professeurs de morale ! Quant à l’ingérence, elle n’est pas un droit, mais une pratique réservée aux plus forts. Je ne condamne pas a priori l’usage de la force, mais je constate qu’on lui prête des vertus quasi magiques, comme le state ou le nation building, la modernisation sociale, l’épanouissement démocratique. Mais après l’Afghanistan, l’Irak et après avoir servi de justification pour la guerre en Libye, pour ne parler que du XXIe siècle, il est vraisemblable que l’on ne s’y remette pas de sitôt. Je crois que la Responsabilité de protéger est enterrée quelque part dans les sables libyens. Du moins, je l’espère.