Rony Brauman : « Au Sahel comme en Afghanistan, l’arrogance impériale dans toute sa splendeur »
Rony Brauman
Dans cette interview accordée au média Jeune Afrique, Rony Brauman, l'ancien président de MSF et actuel membre du Crash, revient sur les limites des interventions militaires impérialistes occidentales en Afghanistan et au Sahel. Il y partage son point de vue de docteur humanitaire ayant travaillé sur ces terrains en conflits.
Jeune Afrique : Que vous inspire l’effondrement du régime afghan soutenu par Washington ?
Rony Brauman : Il montre toutes les limites de ce qui peut être accompli par la force militaire. Elle peut défendre des zones de stabilité mais s’avère incapable de transformer une situation politique défectueuse en réalité vertueuse. L’ignorance de cette réalité entraîne une incompréhension totale du rôle qu’une armée étrangère peut jouer dans de tels pays. La débâcle finale confirme cet aveuglement car, si l’on savait que le retour des talibans était inévitable, les services américains avaient prévu une période de transition qui assurerait une certaine progressivité. La chute brutale du régime du président Ghani les a surpris et montre à quel point une force d’occupation peut être aveugle et sourde face aux réalités d’un pays où elle se croit implantée alors qu’elle n’y est qu’imposée.
Quelles leçons la France, qui a annoncé la fin de l’opération Barkhane au Sahel, peut tirer de l'échec américain en Afghanistan ?
Il faut être prudent avec de tels parallèles mais on peut noter des points communs. Le premier est la transformation d’opérations qui avaient une vocation ponctuelle en occupation permanente. Les Américains sont allés en Afghanistan pour détruire les bases d’Al Qaïda après le 11 septembre 2001, mais ils se sont lancés dans une entreprise démesurée de democracy and nation building et n’en partent que 20 ans plus tard.
La situation est analogue au Sahel, où la France est intervenue pour stopper une colonne jihadiste qui se dirigeait sur Bamako et menaçait sa population. Cette intervention avisée et ponctuelle a alors pris un cap différent, se muant en lutte contre le terrorisme dans une région grande comme l’Europe. Il y a là aussi une extension rampante de la mission originelle, qui perd toute mesure et s’imagine qu’une approche presqu’exclusivement militaire pourra régler la situation.
La situation semble inextricable dans le Sahel. Les sécurocrates s’inquiètent même désormais de voir les jihadistes « descendre vers le Sud », vers la Côte d'Ivoir, le Bénin, le Togo... Quelles solutions autres que sécuritaires peuvent être appliquées ?
En tant qu’observateur attentif des interventions militaires internationales et de leurs suites, la première sagesse politique est d’être conscient des limites très étroites de ce que l’emploi de la force peut accomplir et d’avoir des ambitions d’autant plus limitées.
Il y avait le précédent libyen, sur un territoire réduit et avec des forces d’opposition qui semblaient aptes à prendre le relais. Intervenant pour défendre Benghazi, la France et ses alliés de l’OTAN et du Golfe ont outrepassé le mandat de l’ONU pour abattre le dictateur Mouammar Kadhafi et son régime, semant durablement le chaos dans le pays.
La Libye montrait déjà la démesure des ambitions par rapport aux capacités de réalisation d’une armée étrangère N’aurait-on pas pu sécuriser une partie de la population et ouvrir à une négociation entre oppositions et pouvoir, et progresser politiquement ainsi ? Réduire les ambitions est pour moi essentiel.
Une telle révision n’affaiblirait-elle pas davantage des États déjà très faibles ?
Là aussi, l’intervention aggrave le problème, offrant une rente de situation à des régimes qui n’ont que faire de la démocratie et des attentes de la population. Ils se présentent comme des remparts contre le terrorisme, accueillent l’armée française dont ils touchent une rente sécuritaire. En même temps, ils jouent un jeu trouble en attisant les ressentiments de la population contre la présence française, détournant ainsi l’attention de leurs propres responsabilités. La présence militaire française sert ainsi à la fois de bouclier et d’exutoire à des pouvoirs figés et incités à rester ainsi tant que durera l’intervention.
Comment, dans la situation actuelle, la France pourrait-elle limiter ses ambitions ?
En acceptant, par exemple, que le dialogue politique soit ouvert à toutes les composantes y compris avec celles dont certaines visées recoupent celles des jihadistes. Tandis que tous acceptent le principe du dialogue, la France le refuse, le réduisant à une compromission inacceptable et humiliante : on en fait des concours de virilisme ridicules alors que des ambitions limitées et l’ouverture d’une discussion avec toutes les composantes me semblent être la seule voie possible.
Les Américains ont fait le contraire, négociant directement avec les talibans…
J’y vois les deux faces de la même pièce. L’arrogance impériale dans toute sa splendeur, quand les Américains rencontrent les talibans sans en avertir leurs subordonnés afghans. La même arrogance impériale, quand la France impose aux autres son refus de négocier avec les groupes qui ne lui plaisent pas. C’est justement là une approche tout-sécuritaire qui est désastreuse et qui bloque toute solution politique.
Un pilier du dispositif sécuritaire et militaire de la France dans la région, le Tchad, est en outre affaibli par la mort d’Idriss Déby Itno, allié de Paris depuis trois décennies… Quelles conséquences cela peut-il avoir ?
L’armée tchadienne était considérée comme l’aile la plus forte parce que compétente militairement, mais, comme toute armée hors de ses frontières, elle ne se prive pas d’exactions et ne s’encombre d’aucune précaution. La bravoure et le savoir-faire de ses soldats n’est pas en cause mais les contrecoups et retours de flamme que leurs méthodes de guerre peuvent entraîner sont bien réels.
L’armée tchadienne a prouvé sa valeur pour contrer les menées libyennes par le passé, mais ce savoir-faire n’est pas transposable à la lutte contre les groupes armés. C’est par la négociation et les transformations politiques que la situation pourra être améliorée.
Médecins sans frontières peut toujours travailler dans la zone ?
Le travail y est très difficile, très précaire et présente des risques bien réels. Nous sommes souvent obligés de renoncer à une présence physique étrangère pour ne pas offrir de proies à des preneurs d’otage… MSF est encore dans la zone, comme d’autres ONG, mais de façon plus légère et toujours avec un peu la peur au ventre.