Grand entretien de Rony Brauman sur la crise du Coronavirus : « Il faut se préparer à d'autres pandémies »
Rony Brauman
La vidéo de cette interview ainsi que sa retranscription sont à retrouver sur le site de France Info.
L'auteur de plusieurs ouvrages, dont récemment Guerres humanitaires ? Mensonges et intox (éd. Textuel) a observé finement la pandémie de Covid-19, dans des conditions inédites de confinement. Comment comprend-il cette épidémie ? Quel regard porte-t-il sur les réponses sanitaires apportées à cette crise, aussi bien en France qu'à travers le monde ? Quelle a été la responsabilité de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), si critiquée au cours des derniers mois ?
Lors de cet entretien réalisé le 16 juin, Rony Brauman retrace l'histoire de cette épidémie et de celles qui l'ont précédée, tout en alertant sur celles à venir. Le médecin dresse un premier bilan des plans de lutte contre ce virus et appelle à une refondation de la gestion mondiale des questions de santé, à travers un rôle renforcé de l'OMS.
Comment avez-vous traversé cette crise sanitaire inédite ? Comment avez-vous vécu ce confinement ?
Rony Brauman : J'ai la chance d'être correctement logé, en proche banlieue parisienne. Sur le plan matériel, j'ai vécu cette épidémie d'une manière confortable, sans stress. Mais en tant que membre de Médecins sans Frontières, en tant que médecin et citoyen frappé par cette pandémie, j'ai été mobilisé en permanence par cette question. J'ai passé beaucoup de temps à répondre à des questions, à m'en poser, à suivre l'évolution constante de l'épidémie – une évolution qui n'est toujours pas terminée. De ce point de vue-là, cela a été une période très pressante, très intense.
Je l'ai également vécue dans l'inquiétude, une inquiétude qui ne s'est pas levée, liée aux répercussions non-médicales de cette épidémie. Dès que le confinement a été prononcé, nous avons vu que les conséquences économiques seraient très lourdes sur le travail des gens, sur leurs revenus et leur mobilité. Nous les constatons évidemment de façon très forte aujourd'hui. Avec le sort des gens qui étaient frappés, pour certains durement frappés, c'est cela qui en quelque sorte me réveillait la nuit. Cela me rendait très inquiet. Cette période était donc d'un côté confortable, et de l'autre très préoccupante.
Nous avons le sentiment, étant dans cette phase de déconfinement en France, que les choses vont mieux. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) l'a même déclaré la semaine dernière : "La situation s'améliore en Europe". Et pourtant, parallèlement, "l'épidémie s'aggrave dans le monde". A quel moment de cette pandémie sommes-nous, selon vous ? Et quelle sera la suite ?
Je manque de certitudes concernant l'épidémie, sa cinétique et les conditions de son évolution. Cela est lié aux constatations changeantes, aux vérités d'un moment qui, la semaine suivante, sont périmées. Nous avions l'impression d'un déclin global de l'épidémie il y a encore une semaine. Cette impression est aujourd'hui mise en question par des évolutions préoccupantes dans plusieurs pays africains, en Amérique latine, en Amérique du Nord et tout récemment en Asie, en particulier en Chine.
La question de savoir si cette épidémie est saisonnière, si elle va céder avec l'arrivée des beaux jours ; la question de savoir si la masse critique d'immunité collective va être atteinte, et donc permettre d'atteindre un niveau de protection complété par le vaccin... Tout cela reste très incertain.
Je vois une progression préoccupante en Afrique en particulier, du fait du voisinage de notre pays avec le continent africain. Cette progression est hétérogène, comme c'était le cas en Europe et comme c'est le cas partout dans le monde. Certains pays sont plus touchés que d'autres, et certaines régions sont plus touchées que d'autres dans un même pays. En Afrique, un quart des cas se situent en Afrique du Sud, et dix pays seulement concentrent l'immense majorité – 80% – des cas recensés. Que va-t-il en être ? Personne ne le sait. Les conditions démographiques et immunologiques, mais aussi les conditions de l'habitat, de l'âge moyen de la population, ou encore de la part de personnes âgées dans la population globale... Tout cela est différent en Afrique. L'accélération que l'on connaît actuellement ne débouchera pas forcément sur une situation épidémique globale. Pour l'instant, cela reste des chiffres, mais qui supposent une surveillance.
Un point important est que cette épidémie peut être jugulée. Plusieurs pays l'ont montré : la Nouvelle-Zélande, Taïwan, la Corée du Sud... Cette épidémie peut être jugulée dans sa phase précoce, quand les premiers cas commencent à se développer. On peut alors diagnostiquer cliniquement ou biologiquement ces cas, tracer des contacts, procéder à l'isolement et imposer – ou proposer plutôt – des mesures barrières, de distance physique et de protection individuelle. Nous ne sommes donc pas totalement démunis. Nous avons des moyens de diagnostic, de surveillance et une stratégie de réaction qui a montré une certaine efficacité, mais dans des circonstances particulières. Quand l'épidémie flambe, nous sommes alors réduits à une position défensive – soigner le mieux possible les malades les plus graves – et, grâce aux mesures de distanciation, espérer un déclin aussi rapide que possible de l'épidémie. Or, le soin aux malades n'est pas toujours possible. Dans de nombreux pays, les systèmes de santé sont insuffisants et le soin ne peut être garanti. Dans ces cas-là, nous pouvons nous attendre à une surmortalité relativement importante.
J'insiste sur le fait que nous savons peu de choses. Prenons l'exemple des porteurs asymptomatiques, vecteurs du virus sans être malades eux-mêmes. Nous avons découvert dans cette maladie l'importance du nombre de porteurs asymptomatiques. Ce n'était pas une révolution : de très nombreuses maladies virales, comme la polio ou la grippe, évoluent de cette manière. Ce qui est surprenant, c'est qu'à certains moments, les porteurs asymptomatiques sont des vecteurs importants puisqu'ils crachent du virus sans en être conscients. Ils peuvent donc contaminer leurs voisins, dans le métro ou chez eux. Et aujourd'hui, nous semblons au contraire reculer là-dessus. Les porteurs asymptomatiques ne seraient pas un danger particulier et ne diffuseraient pas le virus. Cela forge évidemment la façon dont on perçoit le risque global.
De la même manière, on pensait qu'il fallait que 60% de la population soit porteuse d'anticorps, que ce soit par la vaccination ou par la réaction spontanée au contact avec le virus. Aujourd'hui, ce pourcentage pourrait en réalité être beaucoup plus bas. C'est une bonne nouvelle : cela voudrait dire qu'on atteindrait un stade de protection collective plus rapidement. Là encore, les évolutions contradictoires du savoir sont très perturbantes, très déstabilisantes.
Beaucoup de gens résument leurs impressions [sur cette épidémie] en ces quelques mots: on n'y comprend rien.
Cela est extrêmement difficile à comprendre, mais il faut noter un signe encourageant pour l'avenir. Le savoir a progressé d'une manière fulgurante lors de cette épidémie. Ce virus était pratiquement inconnu. Certes, il appartenait à la famille connue et bien étudiée des coronavirus, responsable de la majorité des rhumes d'enfants sous nos climats, mais aussi de l'épidémie de Sras en 2003 et 2004, en Asie et dans le reste du monde. Ce nouveau virus a été identifié, séquencé en l'espace de quelques semaines. Quand j'étais encore jeune médecin, il fallait plusieurs années pour identifier des virus. Aujourd'hui, le délai de diagnostic se compte en semaines, et des possibilités de proposer des tests sont apparues très rapidement, même s'il fallait un peu de temps pour tester leur fiabilité. En Allemagne, ces tests ont permis précocement de diagnostiquer et d'isoler des patients, mais aussi de remonter des chaînes de contact. Il y a donc un mélange de nouvelles préoccupantes et de progressions du savoir, qui sont réconfortantes.
Comme vous le disiez, il existe encore de nombreuses inconnues autour de la connaissance et de la compréhension de ce virus. Il y a une semaine, nous pensions être dans une période d'amélioration... Mais nous observons de nouveaux cas en Chine, nous voyons que l'épidémie persiste dans plusieurs pays, comme au Pérou, malgré de strictes mesures de confinement. Dispose-t-on aujourd'hui d'éléments permettant d'expliquer cette persistance et cette propagation d'une telle ampleur du virus ?
Nous avons des hypothèses extrêmement possibles permettant d'expliquer et l'émergence et la diffusion de ce virus. Il est différent d'avoir des explications pour le cas du Pérou, où, semble-t-il, des mesures de confinement assez strictes n'ont pas permis de juguler l'épidémie. Je serais bien en peine de donner une explication plausible et scientifiquement rigoureuse. Je ne l'ai pas et je ne sais pas si d'autres l'ont. Vous m'avez présenté comme un spécialiste en épidémiologie. J'ai une formation en épidémiologie et j'ai une certaine expérience des épidémies, du fait de mon parcours à Médecins sans frontières. De là à me poser en épidémiologiste pouvant rivaliser avec des têtes épidémiologiques que l'on a vu par exemple sur franceinfo, il y a un pas que je ne franchirai pas ! Je me garderai de fournir un diagnostic précis sur ces situations.
Il faut rappeler qu'un grand nombre de phénomènes épidémiques restent à ce jour sans explication, car ils impliquent un très grand nombre de facteurs.
Il s'agit de facteurs liés au niveau de résistance immunitaire des populations, à la densité, à l'habitat et au climat. Ce sont aussi des facteurs liés à la présence de vecteurs, comme des moustiques ou des rongeurs, pouvant propager l'épidémie. La quantité de facteurs influant sur le développement des épidémies est telle que l'on ne sait pas très bien pourquoi, à tel moment et à tel endroit, surgit une épidémie, alors que les conditions n'ont pas radicalement changé par rapport à l'année précédente. Et pourquoi, dans d'autres conditions, une épidémie disparaît. Le Sras a disparu alors que nous craignions une diffusion, voire la mutation du virus qui deviendrait contagieux de l'homme à l'homme. Il n'était contagieux que de l'animal – des volatiles – à l'homme. Nous devons avoir la lucidité de reconnaître (et les scientifiques le font) que le nombre d'inconnues est bien plus grand que celui des réponses fermes dont nous disposons aujourd'hui.
Parmi les réponses aux épidémies figure le soutien à la recherche, tous azimuts. Il ne faut pas se contenter de développer des lits d'hôpitaux et de réanimation, de penser aux respirateurs la prochaine fois. Il ne faut pas préparer la prochaine pandémie avec les armes de la dernière, car elles ne sont pas forcément les mêmes. En revanche, nous avons besoin de connaissances fondamentales pour comprendre les modalités d'apparition et de diffusion d'une épidémie. Ces connaissances relèvent d'une multitude de savoirs devant être croisés. L'histoire des épidémies nous renseigne sur les modalités de diffusion [du virus], quand la géographie nous informe sur la diffusion territoriale, les sauts ou les continuités opérés par le virus. L'anthropologie nous renseigne sur les modes d'existence entre les hommes et les animaux, sur la triangulation entre les sociétés humaines, les populations animales et les populations de germes pathogènes. Pour se préparer aux autres épidémies, les sciences dures comme les sciences sociales sont importantes.
Jusqu'aux années 1970, nous avons cru que les maladies infectieuses étaient un problème résolu. La question était devenue résiduelle avec les progrès de la vaccination et de l'hygiène, mais aussi de l'habitat et de l'antibiothérapie. Quand j'ai terminé mes études de médecine en 1975, le certificat "maladie infectieuse" était optionnel. Nous passions alors un certificat en ophtalmologie par exemple, dans une spécialité jugée plus pertinente pour la pratique médicale. Les maladies infectieuses étaient une question appartenant pour l'essentiel à l'Histoire. Quelques problèmes subsistaient, mais nous en viendrions à bout. Les maladies tumorales ou endocriniennes étaient au cœur de notre formation.
En réalité, au cours du dernier demi-siècle, nous avons vu se multiplier les maladies infectieuses d'une manière sans précédent dans l'Histoire.
Nous comprenons bien pourquoi : du fait de l'urbanisation, de la démographie, des voyages de masse, de l'élevage et de l'agriculture intensifs. Il y a aussi les passages d'espèces : trois quarts des maladies infectieuses dont nous pouvons souffrir sont liées à des germes ayant franchi la barrière d'espèces, c'est-à-dire issus d'animaux. Des animaux sauvages comme la chauve-souris pour l'épidémie d'Ebola, des animaux domestiques comme le porc ou des animaux comme le pangolin, dans le cas [du Sars-CoV-2] qui nous préoccupe. Zika, chikungunya, sida, dengue hémorragique... La liste des épidémies connues ces cinquante dernières années est longue.
Des épidémies sont passées relativement inaperçues, car cantonnées à des foyers ou avec des quantités relativement retenues. Avec l'épidémie de Covid-19, le monde entier a été saisi d'effroi, le monde entier a été frappé. La moitié de l'humanité a été littéralement bloquée dans ses activités quotidiennes. Cette prise de conscience majeure est sans précédent.
Autant les grandes épidémies ont des précédents, autant cette prise de conscience d'un risque global, pouvant frapper le monde entier à peu près au même moment, avec des risques de mort sérieux, est radicalement nouveau.
Je compte sur cette prise de conscience globale, au sens le plus fort du terme, pour stimuler le progrès de la connaissance dans tous les domaines pertinents. Pas simplement, même si cela est très important, le progrès ou le renforcement des systèmes de santé.
Ce que vous dites, c'est qu'il s'agit vraiment de la première pandémie mondialisée. La situation que nous vivons est donc totalement inédite, sans précédent ?
C'est la première pandémie dont le monde entier a conscience. Ce n'est pas exactement la même chose. Le grand précédent, celui que tous les historiens des épidémies, que tous les épidémiologistes et les personnes intéressées par la santé publique ont en tête, c'est celui de la pandémie grippale de 1918-1919. Celle-ci a tué entre 50 et 100 millions de personnes, à une époque où la population mondiale était beaucoup plus restreinte. Entre 1 et 2% de la population mondiale a péri lors de cette grippe terrible, qui a évolué en trois phases : le printemps 1918, l'automne 1918 et le printemps 1919. Ces phases ont été d'intensité et de gravité croissante et ont touché le monde entier.
Certaines îles du Pacifique ont été littéralement vidées de leur population, par exemple par le débarquement de troupes néo-zélandaises venues d'Europe. Celles-ci ont apporté l'épidémie au sein d'une population immunologiquement naïve, et donc très susceptible de développer des infections extrêmement graves. Cette grippe a été un cataclysme mondial, sans précédent du point de vue de la létalité. Pourtant, ce cataclysme n'a laissé qu'une mémoire très relative et très superficielle, en dépit de l'énormité des pertes humaines qu'elle a provoqué. Ce précédent-là ne s'est pas inscrit dans la conscience collective. La guerre de 1914-1918 a fait cinq fois moins de victimes, mais elle l'a emporté [dans les mémoires] sur un événement qui en était finalement une conséquence.
Vous parliez tout à l'heure des zoonoses, c'est-à-dire des pathogènes transmis de l'animal à l'homme, qui se multiplient depuis plusieurs décennies. Pouvez-vous nous expliquer ce que nous savons aujourd'hui de l'origine de ce nouveau coronavirus et de sa propagation ? Que sait-on de son histoire ?
Nous avons repéré son origine dans le marché aux animaux de la ville de Wuhan, en Chine. Même si nous connaissons cette ville depuis quelques mois, celle-ci est très importante du fait de sa démographie. Il s'agit d'une très grande ville chinoise industrielle aux multiples ramifications. Wuhan est un nœud de communication fluviale, maritime, ferroviaire. Et dans cette ville existe un important marché aux animaux, y compris des animaux sauvages. C'est une réalité dans un grand nombre de pays asiatiques : les Chinois aiment acheter leurs animaux vivants, pour être sûrs qu'ils sont en bonne santé et bien conservés. Le fait de les tuer eux-mêmes, à domicile, garantit qu'ils sont en bonne condition. Pour des raisons de croyance et de tradition, un certain nombre d'animaux sauvages sont également vendus dans ces marchés. Nous y voyons coexister de façon extrêmement étroite, dans une très grande promiscuité, des chauves-souris et des animaux africains comme les pangolins – vendus pour leurs vertus supposées aphrodisiaques – avec des cochons, qui représentent un réservoir de virus extrêmement important. L'épidémie a commencé à diffuser vraisemblablement à partir de ce marché. Il semblerait qu'il y ait d'autres sources possibles à Wuhan, mais elles n'ont pas été clairement décrites à ma connaissance.
Une forme de pneumopathie sévère, de syndrome pulmonaire extrêmement pénible et à la forme clinique et radiologique particulière, a été détecté très tôt par des médecins chinois. Ces derniers ont donc lancé des alertes. C'est alors que survient un facteur politique, et la politique n'est jamais loin lorsque l'on parle d'épidémie. Cela a été le fait de ne pas diffuser de mauvaises nouvelles à des moments-clé. Il devait y avoir, à ce moment-là, une importante réunion du Parti communiste chinois, rassemblant des milliers de membres. Annoncer la nouvelle d'une épidémie peu de temps avant ce rassemblement, c'était le mettre en danger. C'était aussi, éventuellement, faire remonter les nouvelles préoccupantes à une hiérarchie qui ne veut surtout pas les entendre. Le facteur est peut-être moins politique que de l'ordre du fonctionnement bureaucratique, psychologique. Les mauvaises nouvelles doivent être annoncées par d'autres, car le messager de la mauvaise nouvelle risque d'être mis en danger. Et ce phénomène n'est pas cantonné aux pays totalitaires ou dictatoriaux comme la Chine.
Il y a eu un mélange de facteurs. La pénétration d'animaux sauvages, la densité d'animaux potentiellement porteurs de gênes, et ce dans des conditions d'hygiène très relâchées. Mais également, le refus de prendre en compte les alertes dénoncées tôt.
Ces alertes ont été neutralisées par la hiérarchie, ou par anticipation de la réaction de la hiérarchie. Les premiers médecins ayant lancé des alertes ont été sanctionnés par le pouvoir chinois. Ces craintes ne sont pas infondées, elles avaient de la substance.
C'est ainsi que l'épidémie a commencé à se répandre dans la ville de Wuhan et dans la province avoisinante. Wuhan étant une mégapole industrielle, en relation avec de très nombreux autres pays, l'épidémie a diffusé. La modernité apporte la rapidité des voyages. Là où il fallait plusieurs semaines lorsque l'on traversait en bateau, cela ne prend plus que quelques heures avec l'avion. Les voyages en avion s'étant démocratisés, de très nombreuses personnes voyagent et les affaires sont très connectées à Wuhan. Nous avons ainsi vu le nord de l'Italie, la région industrielle la plus prospère et la plus développée du pays, être la première touchée, et non pas le sud, pauvre et beaucoup plus agricole, bien plus dispersé que le nord. De proches en proches, comme toute épidémie, avec des sauts ou dans la continuité, le virus s'est répandu.
Il s'est répandu tout de suite, par un mécanisme que l'on a identifié assez rapidement : des phénomènes de nœud, des populations qui ont servi de foyers d'hyper-transmission. En France, cela a été cette réunion évangélique à Mulhouse en février qui a disséminé l'épidémie en Bretagne, en Corse, mais également dans les territoires d'outre-mer : 2 500 personnes étaient réunies au même endroit dans un lieu fermé, en étant en très grande promiscuité, en se touchant. En chantant et en priant, elles émettaient des postillons, et les gens changeant de place, les interactions étaient extrêmement nombreuses et diversifiées. La chance de rencontrer quelqu'un ayant absorbé du virus a été multipliée par ces changements permanents à l'intérieur d'une même foule, dans un milieu clos. Je crois que plus de 1 000 personnes ont été contaminées, c'est-à-dire près de la moitié des participants à ce rassemblement. Et ensuite, le virus a diffusé. Là où n'existaient que quelques cas, comme aux Contamines-Montjoie, en Bretagne ou en Corse, le phénomène a très vite été jugulé. C'est lorsqu'il prend un caractère massif, dans ces foyers d'hyper-transmission, que le problème est très grave. Cela a des conséquences sur la prévention, l'application du vaccin, la façon de considérer cette stratégie de contre-attaque face à l'épidémie.
Dans un entretien que vous avez donné au journal suisse Le Temps fin mars, vous expliquez que "la menace sanitaire était établie". Des personnes avaient déjà donné l'alerte sur les risques d'une pandémie de telle ampleur. Qu'entendez-vous par là exactement ? Que savait-on, avant le début de cette épidémie, sur ce qui pourrait arriver ?
Il faut faire attention à ne pas plaquer sur le passé les connaissances que l'on a acquises durant l'événement. Ce que je voulais dire, c'est que la question de la menace épidémique virale ne fait aucun doute pour les spécialistes de santé publique.
En septembre 2019, l'OMS a publié un rapport insistant sur l'état d'impréparation dans le monde, face à un risque pandémique qu'elle ne décrivait pas comme imminent, mais comme certain.
L'événement était prédit mais pas prévu : sa survenue ne faisait aucun doute, mais les conditions et le moment de sa survenue, eux, n'étaient évidemment pas prédits. C'est là qu'il faut se garder d'une intelligence rétrospective qui est mauvaise conseillère, qui est trop facile.
Nous avons devant nous d'autres risques pandémiques, d'où l'importance de s'y préparer et de les analyser de manière sérieuse et rigoureuse. Nous n'avons pas encore de recul sur cette pandémie. Il faudra sûrement encore un an ou deux, au moins, pour déterminer sérieusement si les hypothèses que l'on a maintenant sont vérifiées. Elles sont plausibles, mais pas nécessairement avérées. Nous sommes au milieu du gué. En revanche, une chose est absolument sûre. Avec le changement climatique, la croissance démographique et urbaine, l'élevage et l'agriculture intensifs, nous aurons d'autres pandémies et il s'agit de s'y préparer.
Il y aura des épidémies virales, certaines sous une forme pandémique, c'est-à-dire un nouveau virus à l'échelle planétaire
C'est sans doute la raison pour laquelle cette épidémie est particulièrement intéressante et importante. Il faut que le choc global qu'elle a provoqué, à moindres frais d'une certaine manière du point de vue de la létalité mais à grands frais du point de vue de la récession économique, soit un signal d'alarme. Ce choc doit être un rappel de l'importance de se préparer, par l'accumulation de savoirs à 360 degrés. Pas simplement le savoir virologique ou génétique ou épidémiologique. Des savoirs beaucoup plus larges. D'autres pandémies surviendront. Je l'ai dit en mars et je peux le dire aujourd'hui, comme n'importe quel médecin ou épidémiologiste.
J'aimerais discuter avec vous des différentes réponses sanitaires données à cette pandémie, et notamment au sein des pays asiatiques qui ont été les premiers touchés. Je pense particulièrement à la Corée du Sud, montrée comme un modèle de réponse sanitaire à ce virus, avec des stratégies de dépistage massif fortes et rapides, un cadre précis de lutte contre le virus et le port systématique du masque. Partagez-vous ce constat ? La Corée du Sud a-t-elle bien réussi à enrayer la propagation du virus, et ce suffisamment tôt ?
Oui, la Corée du Sud fait partie de ces pays ayant riposté de façon précoce et efficace face à l'épidémie. Cela est dû notamment à un état de préparation collective et scientifique, en lien avec l'épidémie de Sras qui les a frappés entre 2003 et 2004. C'est également le cas pour Taïwan. On en parle très peu en tant que modèle, alors que sa réponse a été encore plus précoce et plus efficace qu'en Corée du Sud. Je ne souhaite pas faire de compétition mal placée : les deux pays ont très bien réagi. La Nouvelle-Zélande a également jugulé très précocement son épidémie. Taïwan est un exemple intéressant. Du fait de rapports très étroits avec la Chine continentale – en dépit de la tension politique qui existe –, Taïwan a très vite compris qu'il y avait un problème que les autorités chinoises, locales et nationales, allaient probablement masquer et qu'il s'agissait d'un problème sérieux. Il s'agit d'un gage de son utilité politique mais également de ses capacités scientifiques. Et pourtant, personne ne parle de Taïwan, car Taïwan n'est pas membre de l'OMS et que la Chine – qui y occupe une place importante – a tout fait pour étouffer sa voix.
Les succès de Taïwan ont été dissimulés volontairement, du fait de l'insistance de la Chine à cacher cette belle réalisation.
Nous devons d'ailleurs parler de la mise en question, bruyante et tonitruante, de l'OMS par le président des Etats-Unis. Mais sur ce point, Donald Trump n'avait pas tort : la manière dont l'OMS a décerné un brevet de bonne conduite avec insistance aux autorités nationales chinoises était pour le moins inappropriée, voire choquante. Le fait [pour les Etats-Unis] de vouloir se retirer de l'OMS, de vouloir sanctionner tous azimuts, est irresponsable et tout aussi choquant. Il faut améliorer le fonctionnement de l'OMS, et non pas détruire cette organisation comme Donald Trump cherche à le faire, à peu près comme pour toutes les organisations multilatérales. Mais en tout cas, l'OMS a été très critiquable à ce moment-là. Elle a montré une insuffisance politique et éthique notable.
Nous allons parler de l'OMS par la suite. Pour revenir sur ces modèles de réponse sanitaire en Asie, vous avez parlé de la Corée du Sud, de Taïwan... Ce sont aussi des lieux, des territoires ayant connu de manière frontale des épidémies précédentes. Cela veut-il dire que pour mieux répondre à une épidémie aujourd'hui, il faut en quelque sorte avoir répondu à une autre épidémie précédemment ? Je pense à la Corée du Sud qui, lors de l'épidémie de Mers en 2015, avait connu une pénurie de tests et qui, cette année, a réussi ce dépistage massif. Pour mieux répondre à une épidémie, faut-il l'avoir vécue auparavant ?
J'ai tendance à penser que c'est le cas, mais je n'en suis pas sûr. En Nouvelle-Zélande, l'épidémie a été contenue grâce à des mesures précoces prises par le gouvernement, mais je ne crois pas que le pays avait été frappé par une épidémie comparable auparavant. Comme je le disais, il faut être très circonspect avant de tirer des conclusions définitives, car nous manquons de recul pour l'instant. Nous sommes encore en plein cœur du développement de l'épidémie, et même si elle est sur le déclin ici, nous manquons de distance temporelle nécessaire pour une analyse plus fine des conditions de propagation [de ce virus].
Nous avons toutefois vu le niveau auquel la population sud-coréenne et plusieurs populations asiatiques portaient des masques. Ils ont des vertus essentielles. Le masque, c'est mieux que rien pour la protection individuelle et bien mieux que rien pour la protection collective. Cette dimension altruiste et de courtoisie civique dans le port du masque a été rapidement adoptée en Asie de l'Est. Elle prend plus de temps ici.
Une certaine expérience, une peur partagée, une angoisse diffuse répandue dans la société sert sans doute à mieux se préparer.
Néanmoins, je pense aussi au caractère volatil de notre mémoire à tous. L'exemple le plus frappant est celui de l'épidémie de 1918-1919 : même au sein de la génération qui a été frappée, cette épidémie s'est effacée très vite. Du côté des autorités et du côté d'un certain nombre de segments de l'opinion, on constate en effet une réaction plus immédiate, plus rapide [si l'on a connu une épidémie plus tôt]. A quel point cela joue-t-il au niveau de la population dans son ensemble ? Je n'en sais rien. J'ai néanmoins tendance à penser que cette expérience-ci, qui a occupé une telle place dans les médias et sur les réseaux sociaux, ne pourra pas tomber dans l'oubli si rapidement que ça. Elle servira à la préparation et à la réaction à une prochaine pandémie.
Avant de parler de l'OMS et de multilatéralisme de la santé, j'aimerais que l'on se penche sur le cas de la France. Les stratégies qui ont été menées en Asie auraient-elles pu être en quelque sorte importées, mises en place en France ? L'Allemagne a lancé une campagne de dépistage massif par exemple. Pourquoi la France n'a-t-elle pas fait ce choix ? Aurait-il été possible de le faire ?
Cela était manifestement difficile pour des raisons pratiques. Nous ne disposions pas des moyens technologiques et industriels de l'Allemagne pour cela. Cela renvoie à des questions de développement économique, de développement industriel différent dans nos deux pays : le tissu industriel n'est pas du tout de même nature en France ou en Allemagne et cela a des incidences sur la capacité de réaction. Par ailleurs, l'Allemagne a bénéficié d'une sorte de délai de grâce, en étant atteinte deux ou trois semaines après nous, et sans réel foyer d'hyper-diffusion comme à Mulhouse ou, à une échelle plus réduite, dans l'Oise. Il me semble que ces phénomènes n'ont pas été observés en Allemagne. Un virologue éminent, le conseiller proche d'Angela Merkel, a aussi permis une réaction médico-scientifique très rapide.
Il y a eu un double facteur [outre-Rhin] : un tissu industriel propice à l'élaboration d'un nouveau produit comme les tests, et des circonstances plus favorables.
Souvenons-nous qu'en février, les choses étaient encore très incertaines. L'épidémie était encore très lointaine. Des personnes peuvent imaginer que l'épidémie n'est jamais si loin que ça, et que les transports aériens permettent sa diffusion rapide et à des distances très grandes. Mais il s'agit de probabilités et non d'objets que l'on a devant soi. Ce sont des risques, des pourcentages : par exemple, 10% de chances, courant février, de voir cette épidémie se propager sur le territoire français. Pouvait-on prendre des mesures draconiennes, engageant des budgets importants et des transformations de l'activité socio-économique importante, avec un risque si faible ? Cela dépend de l'expérience passée. Dans l'absolu, nous ne pouvons dire oui ou non.
Deux erreurs ont été commises précocement par les autorités politiques françaises. Elles ont transformé un Conseil des ministres spécial, qui portait sur ce risque épidémique, en un Conseil sur la réforme des retraites [en y adoptant l'article 49.3]. Lorsqu'il y a un tel dévoiement d'une institution politique destinée à un objectif vers un autre objectif, cela ébranle une confiance déjà très faible, du fait d'une succession de crises ces dernières années. Il s'agit pour moi d'une erreur majeure.
La confiance qu'une population accorde aux autorités est l'un des éléments immatériels mais très importants de la réponse à une épidémie.
Ce crédit est essentiel, car il permet de proposer des changements de comportement toujours très difficiles à adopter. Si une autorité crédible propose ces changements, la population peut se convaincre de son importance. Prenons l'exemple d'Ebola : lors de l'épidémie en Afrique de l'Ouest, la méfiance – compréhensible – de la population à l'égard des autorités a compliqué la réponse à cette maladie, bien plus effrayante encore que le Covid-19. Ce crédit, il fallait absolument le construire, voire le reconstruire [en France].
Il a été de nouveau mis à mal lors d'un deuxième épisode : le discours officiel sur les masques et les tests. Les autorités se défendent aujourd'hui, en disant qu'il y avait des controverses scientifiques sur les masques. C'est vrai, ce n'est pas inventé. La controverse scientifique portait néanmoins sur l'absence de preuves tangibles, scientifiquement vérifiables, de l'efficacité protectrice des masques. L'OMS, instance scientifique de référence, avait déclaré cela. Et en effet, aujourd'hui encore, nous n'avons pas de certitudes concernant les masques. Mais un certain degré de bon sens aurait permis de penser que cette mesure avait sa validité. C'est une protection en plus. Le masque est aussi le signal visible que l'épidémie est présente, dans la conscience de chacun. Et il incite à adopter d'autres mesures probablement plus importantes, celles de la distanciation physique.
L'affirmation selon laquelle les masques ne servaient à rien était péremptoire. Elle aurait dû être assortie de cette réserve : ils ne servent à rien dans l'état actuel de la science, mais ils peuvent avoir leur utilité. A défaut d'en être certains, proposons de rattraper notre retard en production de masques, appelons la population à en produire. De très nombreux gens savent coudre : ils pourraient faire des masques en tissu qui étaient une première protection. A la place, on a contesté les masques pour les rendre presque obligatoire quelques semaines plus tard, voire totalement obligatoires dans certains espaces. Un renversement à 180 degrés comme celui-ci n'est pas sans coût, et c'est en terme de crédit qu'il se règle. C'est très mauvais pour la réponse aux épidémies.
Il en va de même pour les tests. A un moment où l'épidémie commençait déjà à prendre une ampleur importante, ils n'avaient peut-être pas l'importance stratégique qu'on leur donnait, mais ils permettaient de déceler rapidement des cas dans des régions moins frappées : c'est là qu'ils prennent toute leur importance. Ils permettent de voir comment le virus s'est diffusé, y compris chez les asymptomatiques. Ils donnent ainsi une idée de la dynamique de l'épidémie. Les tests n'avaient pas nécessairement une incidence sur le traitement des personnes, mais sur la manière d'envisager la réponse globale à l'épidémie. Au lieu d'annoncer que l'on allait travailler dur pour fabriquer des tests fiables, suffisamment spécifiques et sensibles, on a déclaré à l'emporte-pièce qu'ils ne servaient à rien. Et aujourd'hui, nous voulons monter à des centaines de milliers de tests par semaine !
Le rapprochement entre ces affirmations contradictoires de mars et de juin [du gouvernement] est destructeur.
Par ailleurs, le fait de monter en charge pour permettre aux hôpitaux d'accueillir un nombre plus élevé de patients aigus, plus élevé que le système hospitalier n'en dispose en temps normal, a été salutaire. Il est largement dû aux efforts extraordinaires fournis par le personnel soignant et administratif des hôpitaux. Il est davantage dû à cet investissement collectif qu'au mérite des autorités nationales. Dans ces conditions, le confinement a été un pis-aller, une mesure d'ultime recours dont nous ne sommes plus tout à fait sûrs de la pertinence aujourd'hui.
Je me suis confiné comme la majorité de mes concitoyens et je ne le regrette pas, en l'absence de mieux. Comme tout remède, il a toutefois un coût. Un certain nombre de gens ont attrapé la maladie chez eux, du fait du confinement dans un lieu clos, peu aéré et où la promiscuité est grande. Il y a eu des effets non voulus, comme la propagation de l'épidémie dans des Ehpad, qui comptent pour environ 40% de la mortalité [liée au virus en France]. Il y a eu des manques, mais bien malin celui qui aurait pu dire début février : "Voilà comment ça va se passer. Voilà comment l'épidémie arrive, et voilà comment il faut réagir."
Il faut se garder de cela, car on s'expose au ridicule, et se situer dans une connaissance qui progresse, mais aussi dans un contexte donné. Une épidémie en Allemagne n'est pas une épidémie en France. Regardez en Scandinavie : on nous a dit que la façon très libérale du gouvernement suédois d'envisager la réponse collective à l'épidémie avec des conseils mais sans confinement était finalement la bonne. Cela mettait en cause le confinement global, très autoritaire et massif décidé par la France. La Suède a eu de bons résultats comparés à la France, mais ils sont bien moins bonsque celui de ses voisins. En Norvège, où le confinement a été décidé, la mortalité est bien inférieure à celle de la Suède. Dans un an, nous y verrons peut-être plus clair sur les mérites comparés du confinement autoritaire par rapport au confinement relatif ou localisé, ou par rapport au non-confinement, au simple respect des gestes barrières. A ce stade, rien n'est certain.
Sait-on néanmoins si la date du 17 mars, pour le confinement en France, était la bonne date ? Y a-t-il eu un retard dans cette prise de décision ?
Je ne le sais pas. Je n'accorde aux modèles mathématiques qu'une confiance limitée. Or, ce confinement global et sa mise en œuvre ont été décidés sur ces modèles. Ils offrent des résultats radicalement différents selon le dosage des paramètres du modèle.
L'épidémie de vache folle, qui a éclaté en Angleterre en 1995, a été considérée comme une menace européenne par l'Imperial College de Londres. Ils envisageaient une explosion à l'échelle européenne, simplement car des paramètres avaient été négligés et d'autres surévalués. C'est le même Imperial College qui a produit les modélisations ayant provoqué la décision du confinement, et qui nous dit que cette décision a sauvé trois millions de vies. Je ne sais pas comment me prononcer devant de telles affirmations. Je suis très sceptique quand il y a autant de zéros ! A mon sens, c'est plutôt une façon de justifier a posteriori une mesure demandant à être discutée.
Aurait-on plus de chances si l'on avait commencé ce confinement début mars ? Sans doute. Selon moi, c'est la question du dépistage et du traçage précoce qui est à rediscuter, plutôt que celle du confinement. Le confinement se justifiait en l'absence de possibilités de dépistage et de traçage précoce. Aurait-il dû prendre place le 10 mars ou avant ? La suite permettra de le dire.
Parlons maintenant de cette instance qu'est l'Organisation mondiale de la santé. Pouvez-vous tout d'abord nous expliquer le rôle joué par cette organisation, en particulier dans un contexte de pandémie comme celui-ci ? Quelles sont ses missions et quelles sont les limites de ces missions ?
C'est un rôle très important, particulièrement en situation de pandémie, puisqu'il s'agit de la fonction primordiale de l'OMS. L'OMS a été créée en 1948, prenant la place d'autres organisations internationales vouées à la santé. Les premières conférences diplomatiques sanitaires avaient eu lieu au milieu du XIXe siècle, la première à Paris en 1851. Dans les années 1930, la France a été frappée par une épidémie de choléra très violente et très meurtrière. A la suite de cela, la question de la sécurité sanitaire a commencé à se poser sur un mode plus large que le local, en des temps où la colonisation battait son plein et où les mouvements de personnes et de population étaient donc très importants. De ces conférences diplomatiques sont nés l'Office international d'hygiène publique, puis l'Organisation mondiale de la santé.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l'OMS est donc une agence spécialisée de l'ONU. Sa mission est d'assurer la surveillance sanitaire de la planète et de lancer des alertes lorsqu'une menace épidémique se déclare. Elle dispose pour cela d'un réseau de correspondants et de centres de référence, qui sont des laboratoires importants comme l'Institut Pasteur.
L'OMS a ensuite pour tâche de centraliser les informations, et de coordonner la réponse aux épidémies. Cette coordination est très importante, car une épidémie franchit les frontières.
Il est très difficile de trouver un isolat qui ne sera pas pénétré par un virus : il faudrait une petite île, une petite population indemne et un littoral entièrement protégé contre toute intrusion étrangère. Autrement, les frontières sont franchies très facilement. Les dimensions régionales et planétaires sont donc pertinentes pour la surveillance sanitaire, d'où l'importance d'une Organisation mondiale de la santé.
L'OMS semble avoir reçu les premières alertes sur des groupes de cas de pneumonie atypique à Wuhan le 31 décembre. Et pourtant, elle ne déclare une urgence de santé publique de portée internationale que le 30 janvier, puis une pandémie mondiale le 11 mars. Est-ce que, selon vous, l'OMS a réagi trop tardivement et quelles ont pu être les conséquences de ce retard ?
Indiscutablement, c'est factuel. L'OMS a réagi tardivement sous influence de la Chine. Plus personne ne contesterait cela aujourd'hui, sauf peut-être l'OMS et la Chine. La Chine avait d'autres préoccupations à son ordre du jour et l'épidémie venait troubler cet ordre du jour, ce qui n'était pas acceptable du point de vue des autorités.
J'aimerais insister sur un point quelque peu latéral par rapport à votre question, mais j'y reviendrai. En matière de réponse aux épidémies, une certaine admiration est professée pour l'autoritarisme et les vertus des régimes verticaux, autoritaires – et ce par un assez grand nombre de gens. Ces régimes seraient plus à même de mettre en ordre leur société, d'imposer des mesures strictes et ainsi d'imposer l'ordre qui convient face à ces épidémies. C'est une vision très hémiplégique de la situation. Tout d'abord, cela suppose que les ordres donnés sont respectés. Or, un régime autoritaire connaît beaucoup de voies d'échappement de ces ordres. Et cela néglige les effets induits de l'autoritarisme, qui sont la peur de déclarer un problème. Or, c'est précisément la confiance dans la réaction des autorités face au surgissement d'un problème qui permet de poursuivre de façon constructive le traitement de ce problème.
Je ferme la parenthèse pour revenir à l'OMS. L'organisation a réagi tardivement et la meilleure preuve de cela, c'est que Taïwan a réagi dès le 31 décembre ! Il y avait une conscience de cette épidémie, et de ce qui se passait de façon politique ou bureaucratique en Chine. Il s'agissait de problèmes sérieux ayant des conséquences, et que l'on devait commencer à endiguer.
Nous avons donc perdu plusieurs semaines. L'avenir dira peut-être que nous avons perdu plus de temps que ça, car il semblerait que les premiers cas de pneumonie atypique aient surgi en octobre ou en novembre en Chine. Une nouvelle fois, le recul permettra d'y voir plus clair.
La question de l'indépendance de déclaration de l'OMS est absolument primordiale, afin de restaurer la confiance en cette organisation. Il faut voir dans quelle contradiction elle se trouve. Comme toute agence des Nations unies, elle ne peut pas s'ingérer dans les affaires intérieures d'un pays, l'un des principes fondateurs des Nations unies étant celui de la non-ingérence. Par ailleurs, le règlement sanitaire international – signé par tous les pays après l'épidémie de Sras – dit que l'OMS a un droit reconnu de lancer une alerte, de dénoncer publiquement des manquements face à une menace épidémique. A l'époque du Sras, l'OMS avait critiqué publiquement Pékin pour le retard avec lequel les autorités chinoises avaient alerté l'organisation sur ce nouveau virus. Cela avait même eu lieu lors d'une conférence de presse tenue par le secrétaire général de l'OMS de l'époque. C'est donc possible !
L'OMS a été dotée de la capacité juridique de dénoncer un manquement à une réaction face à une épidémie. Néanmoins, la pression exercée par la Chine sur l'OMS a conduit à une sorte d'autocensure et à une célébration des mérites [de la Chine], rajoutant encore à la faute de l'OMS.
Plutôt que de détruire l'OMS ou de l'affaiblir, il faut lui donner les moyens d'exercer pleinement son mandat, et notamment d'agir conformément au règlement sanitaire international. Cela suppose que les Etats membres de l'OMS assument cette responsabilité. On peut considérer que le directeur général actuel, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a un passé qui ne plaide pas en sa faveur : quand il était ministre de la Santé en Ethiopie, il a lui-même dissimulé deux épidémies de choléra. Ce n'est donc pas une personnalité marquée par une exigence de transparence. Il ne faut toutefois pas trop personnaliser cette question.
Il y a un problème structurel : des Etats membres se contentent d'avoir une OMS plus ou moins à leur ordre, qui ne les dérange pas et qui ne va pas lancer des alertes ou dénoncer des situations qui seraient troublantes pour certains pays.
Le choc provoqué par cette peur mondialement partagée pourrait être salutaire. Ce problème demande qu'il y ait une réforme des pratiques, au-delà même de réformes institutionnelles également nécessaires. Je pense par exemple au financement de l'OMS, qui est insuffisant. L'organisation n'avait plus aucun spécialiste du coronavirus car la position de recherche sur ces virus avait été supprimée, pour cause de restrictions budgétaires. Nous avons le même problème à l'OMS que l'on a dans notre système de santé français, dont le budget est en déclin par rapport à la hausse des coûts. Le financement de l'OMS doit redevenir public : le deuxième contributeur de l'organisation est un donateur privé, la Fondation Bill et Melinda Gates. C'est tout à fait anormal. La sécurité des ressortissants de chaque Etat est en question et ce sont aux Etats de contribuer, à mesure de leurs possibilités financières naturellement. Il s'agit d'une première condition pour que l'OMS échappe à l'emprise du privé, qui s'alourdit et se resserre d'année en année.
Nous l'avons bien vu au moment de la grippe A de 2009, après qu'il soit devenu clair qu'il s'agissait d'une grippette. Quand elle apparaît au Mexique en avril 2009, l'OMS lance l'alerte, car il semble s'agir d'un nouveau virus particulièrement menaçant, elle remplit donc son rôle d'alerte précoce, mais on constate rapidement que cette grippe porcine n'est finalement pas si sévère et pas si diffuse que cela. Nous sommes habitués à cela avec la grippe : les variations d'intensité et de gravité sont très grandes d'une épidémie à l'autre. Finalement, l'hémisphère sud voit donc une épidémie avec une létalité extrêmement faible. Quand l'épidémie est arrivée dans l'hémisphère nord, il n'y avait pas lieu de commencer tout le "tralala" que l'on a vu à ce moment-là : 95 millions de doses de vaccins, les stocks de Tamiflu [un médicament antiviral] et de masques. Les masques étaient la seule mesure pertinente à ce moment-là. Le lobby de l'industrie pharmaceutique avait ses représentants au sein des commissions qui siégeaient pour savoir s'il fallait vacciner, quand et avec quels vaccins. L'industrie pharmaceutique a en partie tenu la barre, et ce d'une manière totalement clandestine. C'est absolument inacceptable et il faut libérer l'OMS du poids de cette industrie, qui agit dans ses intérêts commerciaux et non dans l'intérêt de la santé publique.
Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a reconnu qu'il y avait eu des manques, de la part de l'OMS, dans la gestion de cette crise. Il a appelé à un nouveau "multilatéralisme de la santé". A quoi cela pourrait-il ressembler ? Au-delà du financement de l'OMS, que pourrait-on faire pour arriver à une gestion plus multilatérale des questions de santé, notamment en période de pandémie ?
Il faut commencer par critiquer l'emprise politique et économique s'exerçant sur l'OMS. C'est peut-être mon réflexe de médecin, mais pour résoudre un problème, il faut arriver à l'identifier, il faut poser un diagnostic. La complaisance avec laquelle l'OMS laisse des gouvernements dissimuler des situations épidémiques préoccupantes, non seulement pour la population du pays, mais pour les voisins et le reste du monde, est coupable. Il faut absolument l'épingler.
Critiquer l'OMS, ce n'est pas l'affaiblir. Dans un certain sens, c'est œuvrer à son renforcement, à condition de prendre au sérieux ces critiques et de trouver un remède.
Le poids politique exercé par certains pays dans certaines situations doit être mis en lumière, de façon à ce que le coût politique d'une dissimulation soit plus grand. Il en va de même pour le poids exercé par certaines forces économiques. L'industrie pharmaceutique et l'industrie agroalimentaire, dont on connaît l'importance du point de vue des répercussions sanitaires, sont extrêmement présentes au sein de l'OMS.
Les Etats-Unis ont réussi à museler des gens mettant en avant l'importance des médicaments génériques pour constituer une pharmacie décente pour les pays du tiers-monde. Les énormes compagnies agroalimentaires et pharmaceutiques jouent en effet un rôle de premier plan dans ce pays. Elles sont d'une certaine manière représentées par des ambassades et des délégations officielles gouvernementales. C'est l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui a proposé et fait passer la clause d'urgence sanitaire permettant de produire des médicaments génériques, dans le cas où une urgence épidémique l'impose. C'est l'OMC, pas l'OMS ! L'OMS n'a pas été capable de le faire du fait des pressions. Il faut donc financer l'OMS, pour lui permettre d'échapper au financement privé des industries agroalimentaires et pharmaceutiques.
Nous arrivons à la fin de cet entretien. Vous nous avez dit tout à l'heure qu'il faut se préparer, malheureusement, à vivre de nouvelles pandémies. Sera-t-on mieux préparé la prochaine fois ? Comment voyez-vous l'avenir, la gestion sanitaire d'une prochaine pandémie ?
L'avenir, je le vois en général imprévisible. Je constate que tout ce qui a été prévu d'important ne s'est pas passé, et tout ce qu'il s'est passé d'important n'avait pas été prévu. Cette épidémie n'avait pas été prévue, mais elle avait été prédite. Il y en aura d'autres.
J'ai une certaine confiance dans nos capacités à réagir, du fait de la profondeur et de l'intensité du choc qu'a représenté cette épidémie. Il y a des signes encourageants.
Cela étant, on sait qu'une catastrophe au ralenti suscite peu de réactions. Des catastrophes épidémiques sont des catastrophes au ralenti, dans la mesure où le risque est avéré et calculé, et il précède de loin l'événement lui-même.
Il y a donc une distance très longue entre l'appréciation du risque et la confrontation avec l'événement. Regardons le risque majeur aujourd'hui, celui qu'à peu près tout le monde connaît à l'exception de Donald Trump, de Jair Bolsonaro et de quelques autres figures déprimantes : le risque climatique. Force est de constater que bien peu de choses sont faites pour s'y préparer, pour le conjurer et le combattre. C'est la note un peu désenchantée ou pessimiste que j'ajoute.
Ce sont aussi des mobilisations. A l'heure où nous nous parlons, des manifestations ont lieu pour l'amélioration du système de santé et de la condition des soignants. Les décisions politiques se jouent aussi dans les rapports de force sociaux, et pas uniquement de haut en bas. C'est dans cette rétroaction sociale, dans cette capacité des sociétés à peser sur leur pouvoir, que va se jouer l'avenir. Serons-nous à la hauteur de tout cela ? Je n'en sais rien, mais je le souhaite et espère y contribuer à ma façon.