50 ans de Médecins sans Frontières… racontés par Rony Brauman et Raymond Depardon
Rony Brauman
Pour le cinquantième anniversaire de l'ONG fondée en 1971, « l’Obs » s’est associé avec MSF et l’agence Magnum pour publier « Regards témoins », un beau livre qui raconte cinq décennies de crises et d’actions humanitaires, en textes et en images. Le photojournaliste Raymond Depardon a accompagné MSF depuis cinquante ans, et c’est avec enthousiasme qu’il a accepté, afin d'introduire le livre « Regards témoins », de revenir sur ce singulier compagnonnage dans un dialogue avec Rony Brauman.
Depuis la création de MSF, en 1971, il y a toujours eu un lien étroit entre humanitaires et photojournalistes…
Raymond Depardon. Dans les années 1960 et 1970, face à des conflits graves qui n’étaient pas des guerres officielles (Biafra, Cambodge…), les organisations étatiques étaient complètement dépassées. Les photographes jouaient un rôle précieux : premiers sur le terrain, ils étaient des lanceurs d’alerte. Puis MSF a été créée, elle était la seule organisation de ce type à l’époque.
Rony Brauman. Oui, les photographes rendaient ces conflits présents. Leur singularité, c’était d’être au plus près de la violence extrême. Ils impressionnent donc depuis toujours les humanitaires, qui se vivent aussi, comme des lanceurs d’alerte, pas seulement comme des secouristes. Les uns et les autres mobilisent, font venir d’autres secours, impliquent d’autres acteurs… Il y a une connivence de fait entre humanitaires et photographes, même si leurs contraintes, leurs objectifs, leurs raisons d’être divergent.
MSF a été créée par des médecins et journalistes : y avait-il au départ cette volonté non seulement de secourir, mais aussi de témoigner ?
R.B. Pas vraiment. Le journal « Tonus » avait lancé un appel pour faire partir des médecins au Pakistan oriental, qui avait été frappé en 1970 par un cyclone terrifiant. De leur côté, les médecins qui étaient allés au Biafra, comme Bernard Kouchner ou Max Récamier, avaient l’idée de monter une organisation, mais ils manquaient de moyens. La rencontre des deux projets est allée de soi. Mais, parmi les fondateurs, les journalistes étaient les plus opposés à ce qu’on appellera plus tard le témoignage humanitaire !
R.D. Pour moi, tous ces médecins qui partaient au Biafra, cela a été une découverte. Je savais ce que c’était que de se poser de nuit, sur une route, à bord d’un DC-3. Aller au Tchad était aussi une aventure, il fallait passer les lignes… J’avais donc une très grande admiration pour ces médecins et ces infirmières qui quittaient le confort des hôpitaux parisiens pour ces zones.
Le Biafra, en arrière-plan de la création de MSF, n’a pas laissé que de bons souvenirs : des médecins et des journalistes ont eu le sentiment d’être instrumentalisés…
R.D. J’étais au Biafra avec Jean-François Chauvel, du « Figaro ». On était effectivement assez manipulés [l’Elysée cherchait alors à affaiblir le Nigeria anglophone, NDLR]. Bernard Kouchner est arrivé avec la Croix-Rouge pour porter secours aux gens qui souffrent, mais, là aussi, l’ambiguïté existait. Le chemin est très étroit entre l’information ou le secours et notre devoir, non pas de neutralité, parce que je n’y crois pas, mais de recul par rapport aux conflits.
R.B. Le Biafra était emblématique de ces ambiguïtés. Des humanitaires m’ont raconté le rôle joué par un « parc d’affamés », monté par la sécession biafraise pour fournir à des photographes pressés leur pitance d’images catastrophe. Des personnes décharnées étaient maintenues délibérément dans cette situation pour les caméras.
R.D. On est souvent face à des dilemmes. Au Tchad, dans les années 1970, les rebelles du Frolinat, le Front de Libération nationale du Tchad, m’ont demandé de filmer leur otage Françoise Claustre, chercheuse au CNRS. Je l’ai rencontrée, il m’a semblé utile de diffuser ce qu’elle avait à dire. Le film est passé à la télé, et il a entraîné l’intervention de Valéry Giscard d’Estaing. C’est un exemple des positions délicates dans lesquelles peuvent se trouver photographes ou médecins. Comment témoigner ? Comment apporter secours ? Quelle est l’urgence ? Pèse-t-on sur un conflit en faisant notre métier ? Nous sommes toujours à la merci du syndrome du « Cameraman », ce film de Buster Keaton : on voit son personnage filmer un combat entre deux Chinois et, à un moment, il ramasse un couteau qui est tombé pour le remettre dans les mains d’un des deux hommes. C’est un geste terrifiant. Nous, photographes, on se demande toujours, quand on prend une photo, si on intervient dans le conflit. Dans l’affaire Claustre, j’ai été arrêté en France. On est souvent à un moment donné dans l’illégalité, et j’imagine que c’est la même chose chez MSF.
R.B. Oui, c’est arrivé au Tchad, en Afghanistan, en Angola… Et nous vivons aussi ces situations que tu compares au « Cameraman » de Buster Keaton. Nous ne sommes pas des acteurs « neutres », car nous sommes pris dans des champs de force politiques extrêmement puissants. Nous devons donc être attentifs à ne pas être embarqués, et continuer d’opposer une résistance.
Est-ce que MSF s’est, au cours de son histoire, dotée de protocoles, de règles, pour éviter ces situations ambiguës ?
R.B. Il y a eu des progrès avec la notion d’espaces humanitaires, qui permettent d’éviter d’être pris en tenaille. Cela nous permet d’exercer notre « abstention bruyante » : un retrait accompagné d’une dénonciation, ou au moins d’une description critique de ce qui se passe. Nous l’avons fait au Soudan du Sud, en Bosnie, au Rwanda. Je ne crois pas plus que Raymond à la neutralité. On se croit « neutres » parce que, très sincèrement, on est là pour soigner des blessés, quels qu’ils soient. Mais les belligérants, eux, ne le voient pas ainsi. Car, quand on soigne des combattants, on les transforme de nouveau en forces hostiles.
Le rôle de lanceurs d’alerte des photojournalistes et des médecins est-il le même aujourd’hui ?
R.D. A l’époque, il me semble que nos sociétés étaient plus solidaires. Il y a toujours de nombreux conflits (Ethiopie, Afghanistan, Sahel…) et beaucoup de gens qui souffrent, mais on ne les voit pas toujours. Prenez la guerre civile en Ethiopie : est-ce qu’il y a des photos ? Très peu ! Les exécutions, les viols, personne n’en parle.
R.B. Ce changement tient aussi à la tournure politique qu’a prise le monde. A l’époque, à tort ou à raison, il existait une sorte d’espéranto politique, un langage commun, qui nous reliait à tous les mouvements de libération – Frolimat, Viêt-cong ou M-19 – qui se réclamaient d’un nationalisme progressiste. Ce lien avait sa légitimité. Dans le tiers-monde, tous les espoirs d’indépendance étaient encore permis. Aujourd’hui, on ne peut se sentir proche des mouvements de libération, les talibans étant l’exemple le plus criant.
R.D. C’est vrai, je le constate sur l’Afrique et le Sahel. On ne peut plus adhérer de la même manière à ces mouvements. Autrefois, au Tchad, on ne mélangeait pas le politique et le religieux, il s’agissait seulement de mieux partager la richesse.
R.B. Ces révoltes ont pourtant les mêmes ressorts : il s’agit de lutter contre l’injustice. Mais l’expression de cette révolte est aujourd’hui captive de schémas religieux, de cadres sectaires.
Avec la crise de la presse, les photojournalistes se sont mis à travailler pour les ONG comme MSF. Elles avaient besoin d’images pour émouvoir et susciter des dons. La frontière entre information et communication ne s’est-elle pas brouillée ?
R.D. Je ne pense pas. Tous ceux qui ont été ainsi envoyés sur le terrain, comme David Burnett, Sebastião Salgado ou bien d’autres, étaient sincères. On ne pouvait pas rester indifférents.
R.B. Il ne faut pas disqualifier l’émotion, notre mode principal d’accès au monde. Mais, si elle est nécessaire, elle n’est pas suffisante : je me suis opposé à un certain nombre de gens, parce que l’émotion devenait l’unique registre par lequel on abordait ces drames, ce qui pouvait nous éloigner de la réalité.
Est-il plus difficile de travailler dans le monde d’aujourd’hui ?
Le monde a changé. Les mouvements de rébellion sont devenus religieux. Les nations africaines, qui ne sont plus des jeunes nations, n’attirent plus l’indulgence, mais la critique : népotisme, corruption, autoritarisme. Cela complique les choses. Et puis l’action des organisations internationales s’est considérablement amplifiée. Quand un pays était investi massivement par les ONG, comme l’Ethiopie en 1985, 40 organisations étaient sur le terrain. Aujourd’hui, il y en a dix fois plus.
Y a-t-il une nouvelle génération de photojournalistes qui travaillent avec les organisations humanitaires ?
R.D. Oui, bien sûr. Ils sont attentifs à la vie quotidienne, à la proximité. Ils renoncent aux images iconiques, au mysticisme des lumières. Ils font des photos simples, ils n’essaient pas de faire des Fragonard. Ils n’ont pas besoin de cadavres ou de kalachnikovs.
R.B. Avec les smartphones et internet, il y a eu une rupture. Elle est devenue criante au moment du tsunami de décembre 2004 : on recevait des images au moment même où la catastrophe se déroulait ! En Syrie, les bombardements ont été filmés par les gens qui en étaient victimes. Chacun peut désormais devenir, avec son smartphone, le témoin de ce qui se passe.
Est-ce une menace pour le photojournalisme ?
R.D. Non. Depuis que tout le monde fait des photos, quand je soulève mon appareil, les gens sont moins méfiants, moins agressifs.
R.B. Objectivement, cela accroît la concurrence. Mais la responsabilité éditoriale qui va avec un support de presse continue de jouer un grand rôle dans le crédit qu’on peut accorder à une photo, à la lecture d’une information. Certes, les amateurs ont un rôle important à jouer, dans des endroits où l’accès est très difficile, comme en Syrie ou en Libye. Et ils sont aussi un contrepoids utile au conformise médiatique. Mais les anciens médias, qui engagent leur crédibilité, restent plus que jamais nécessaires.
Ce dialogue est extrait du beau-livre « Regards témoins », résultant d’une collaboration inédite entre MSF, « l’Obs » et l’agence Magnum, qu’il est possible de commander en ligne ici.