Des patients attendent d'être transférés dans un hôpital de Port-au-Prince
Point de vue

La politique de l’ambulance

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Pour tous ceux qu'indignait l'impuissance de l'Europe devant le carnage de Bosnie, le voyage de François Mitterrand à Sarajevo le 28 juin dernier a apporté une bouffée d'oxygène. Nous avons cru que la volonté politique allait chasser la tentation du statu quo, nous avons imaginé qu'au processus de conquête territoriale fondé une stratégie d'hégémonie raciale, la France puis peut- être l'Europe, allaient enfin opposer un butoir. Mais il fallut rapidement déchanter: la population de Sarajevo acclamait, avec un immense espoir, un chef d'Etat. Elle a vu repartir un responsable d'association humanitaire. Elle attendait que l'étau dans lequel elle agonise soit brisé, elle a reçu la promesse que des pansements seraient acheminés. Chose promise, chose due, l'aide arrive, au gré des bombardements, et elle est utile.

Mais la politique humanitaire a ses limites, que nous voyons se dessiner simultanément dans la cuvette de Sarajevo et sur les hauteurs du Mont-Liban. Rappelons-nous. Lorsqu'en 1989 la Syrie entame avec le pilonnage des quartiers chrétiens de Beyrouth la phase terminale de sa conquête du Liban, la France décide de rappeler au monde les liens privilégiés qu'elle entretient avec son filleul historique: elle dépêche alors quelques canonnières hâtivement transformées en ambulances maritimes et nous ramène une centaine de malades -50% chrétiens, 50% musulmans. Trois ans après, avec les encouragements de la France et de la CEE, à l'ombre des chars syriens, des "élections" viennent officialiser l'absorption du Liban par son voisin, sans que ce processus d'annexion de fait, aujourd'hui mis en échec par les Libanais, ait semblé troubler les grands prêtres du Nouvel Ordre Mondial.

La morale de l'urgence a été un progrès au temps du tout-politique, lorsqu'un blessé n'avait d'intérêt qu'en fonction de sa signification idéologique. Transformée par les Etats en une politique de l'ambulance, elle devient le paravent derrière lequel on cache pudiquement l'impuissance ou le renoncement. Si pour Bismarck, les Balkans ne valaient pas "les os d'un grenadier poméranien", pour François, George, John et les autres, la tranquillité intérieure vaut bien ceux de quelques secouristes qui s'activent avec courage pour remplir leur mission. Mais rien de plus. Pendant ce temps, derrière nos tas de médicaments et nos convois humanitaires, est en train de se constituer le premier Etat racial en Europe depuis la chute du IIIème Reich, maintenant que se trouve quasiment achevé un "nettoyage ethnique" programmé, annoncé puis réalisé sans opposition réelle d'une communauté Européenne qui s'est pourtant construite, comme l'a rappelé inlassablement Alain Finkielkraut, sur la répudiation de telles pratiques.

Du Liban et de la Bosnie, les apprentis-führer et les caudillos en herbe peuvent d'ores et déjà tirer une première leçon: la chasse est ouverte et, pourvu que le gibier n'ait pas quelque nappes pétrolières ou autre denrée stratégique cachées par devers lui, tous les coups sont permis… à condition de laisser passer les convois humanitaires, ce nouvel euphorisant administrable par perfusion télévisée. Et s'il leur prenait fantaisie de faire refleurir les camps et les ghettos en Europe, qu'ils nous laissent seulement garnir sur place une armoire à pharmacie et un garde- manger, et ils n'auront pas de soucis majeurs.

Hannah Arendt a montré comment, à vouloir adoucir à tout prix l'épreuve, à rechercher toujours la modération et le compromis, la prudence politique, même si elle s'appelle réalisme, se ramène en fin de compte à la lâcheté. On comprendra la tristesse, pour tous ceux qui se font encore une autre idée de l'humanitaire et de la politique, de ce constat: l'humanitaire devient peu à peu le nom moderne de la lâcheté ou du renoncement.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « La politique de l’ambulance », 1 juillet 1992, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/la-politique-de-lambulance

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