Contre l’humanitarisme
Rony Brauman
"Conseiller militaire. Ne reçoit que sur rendez-vous pour traiter les questions relatives à l'aide humanitaire, les problèmes de transport de personnel et de matériel à bord de l'avion affrété par la Croix-Rouge française".
"Cruelle et étrange guerre du Biafra", Philippe Decraene, Le Monde, 9 mai 1969.Ce n'est pas à la frontière turco-irakienne en 1991 que l'on pouvait lire cette affiche en forme de programme, mais sur la porte d'un bureau de l'ambassade de France à Libreville (Gabon) en 1969. Rappelons-nous: un peuple martyr, les Ibos du Biafra, est impitoyablement écrasé, malgré sa résistance, par la monstrueuse machine de mort du Gouvernement Militaire Fédéral nigérian. Les premières images d'enfants décharnés, au ventre ballonné et aux membres gonflés d'œdèmes font irruption dans notre vie quotidienne, tandis que d'étranges alliances politiques, brouillant le schéma simple de ces temps de guerre froide, se nouent autour du conflit. L'URSS et la Grande-Bretagne soutiennent les troupes fédérales, la Chine, la Tanzanie et dans une certaine mesure les Etats-Unis se rangent aux côtés des sécessionnistes biafrais auxquels le Général de Gaulle, un jour de Noël 1968, reconnait solennellement le droit à l'autodétermination. Dans un climat rendu passionnel par l'irruption d'un nouvel et étrange acteur, déjà réel et insaisissable, invisible et omniprésent -l'opinion publique-, une formidable opération de secours humanitaire se déploie pour franchir, voire forcer le blocus nigérian et atteindre le réduit biafrais dévasté par l'une des plus terribles famines organisées du siècle. La Croix-Rouge française, qui ne se serait pas mobilisée sur un terrain aussi sensible sans l'aval du gouvernement français, est intégrée à un véritable "corps expéditionnaire humanitaire"Cf "L'aide aux victimes de la guerre civile au Nigéria", Jacques Freymond, Revue Internationale de la Croix- Rouge, n°614, fév.1970.placé sous la direction de l'ambassadeur suisse Auguste Lindt qui représente le CICR et coordonne les secours des gouvernements, de l'UNICEF, de Terre des Hommes, du Conseil Mondial des Eglises et de Caritas. Au prix de difficultés inouies et d'admirables actes de courage, des centaines de milliers de personnes sont secourues pendant des mois. La suite est connue: un an plus tard, la sécession biafraise est écrasée, ne laissant dans les mémoires que ces silhouettes obsédantes et bientôt banalisées de gamins squelettiques.
Dans un article prophétique"Le Biafra ou les paradoxes de la charité", Sud Ouest…, Jean-Claude Guillebaud mettait en évidence cette charité paradoxale qui permettait certes "aux grandes puissances de soulager leur conscience sans être obligées de prendre position sur le fond du problème", mais qui, surtout, en caricaturant le problème biafrais, amenait le général Ojukwu (chef de l'Etat provisoire biafrais) "à se servir politiquement de ses martyrs, à utiliser les enfants moribonds comme une arme diplomatique". "Le Biafra", concluait J.C. Guillebaud, "attendait que l'on s'intéresse à sa cause et nous ne nous sommes prudemment occupés que de ses souffrances. Il en est mort." Le "tout-humanitaire" venait de faire son entrée sur la scène internationale. Marmot encore balbutiant à côté de son grand frère "tout-politique" maître du pavé à l'époque ("Dans la révolution, tout, hors de la révolution, rien", Fidel Castro), ce nouveau-venu allait connaître son heure de gloire.
Vingt-deux ans plus tard, dans un contexte international profondément bouleversé, à portée de canon du plus formidable déploiement militaire de l'histoire, dans un pays exsangue et occupé, les troupes irakiennes écrasent dans le sang les insurrections chiite et kurde avec les conséquences que l'on sait. Non assistance à population en danger? Certainement pas, si l'on en croit les discours officiels, et particulièrement français: car sous la pression de l'opinion publique et des médias, les centurions s'étant fait saint-bernards, la baguette magique du "tout-humanitaire" change la citrouille de l'indigence politique en carrosse de l'ingérence humanitaire. "Transformons nos échecs en victoires", disait Mao-Tsé-Toung, qui aurait apprécié en connaisseur ce remarquable retournement. Sur fond de parachutages de vivres, dans le vacarme des jets de protection et le bourdonnement des avions-cargos, le maître-mot -ingérence- est lâché, assorti de l'indispensable épithète humanitaire. Et l'on apprend que la résolution 688 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies contiendrait dans son esprit le principe d'un droit d'ingérence humanitaire, à défaut de le mentionner dans sa lettre, ouvrant ainsi une nouvelle ère des relations internationales, où Auschwitz ne serait plus possible: "Nous entrons maintenant dans le XXIème siècle, où il ne sera plus possible d'assassiner massivement à l'ombre des frontières. Il y aura des réticences, des retours en arrière, mais le droit finira par codifier une nouvelle conception morale et politique de la vie"Interview de Bernard Kouchner, Le Monde, 30 avril 1991.
Vingt-deux ans après la tragédie biafraise, la boucle du "tout-humanitaire se referme donc sur elle- même. Plus que jamais, les bons sentiments, et surtout leur mise en scène, tiennent lieu de discours politique, dans un jeu où chacun des acteurs, organisations humanitaires, médias, gouvernements, tient un rôle qui n'est pas vraiment le sien, et encaisse quelques profits:
Les organisations humanitaires - Médecins Sans Frontières au même titre que les autres- ne connaissent que des victimes justiciables de leur aide, faisant inlassablement tourner sur leur piste de bal ce couple vedette des années 80, le secouriste et sa victime. Leurs objectifs-mêmes les condamnent à cette véritable assignation à résidence, dont ils ne peuvent s'évader qu'avec la plus grande prudence, et dans des situations extrêmes: les difficultés du témoignage humanitaire en général, la tourmente dans laquelle MSF a été pris lors de sa dénonciation en 1986 du gouvernement éthiopien en particulier, en témoignent. Prisonnier d'un cadre, d'une vision sociale du monde dans lesquels l'homme est avant tout défini par ses besoins et ses souffrances, l'humanitaire cède trop souvent à la tentation d'incarner une sorte de vérité cachée sous les idéologies ou les fausses représentations de la politique. Mais il n'est pas équipé pour cela: l'humanitaire s'inspire de la Morale et c'est d'elle qu'il se préoccupe, pas de la Vérité, laquelle est par nature distincte de la Morale. Et l’on aurait quelque scrupule à redire, derrière Hannah Arendt, que l’Homme ne peut être réduit à ses souffrances, et un peuple à une masse d’ayants-droit si, en dépit de l’effondrement des idéologies totalitaires, l’idée contraire ne gagnait manifestement pas du chemin. La confusion actuelle entre authenticité (on est proche de la Vérité) et MoraleCf T. Todorov, Face à l'extrême, Coll. La couleur des idées, Le Seuil, Fév. 1991.tendant, de plus, à rendre interchangeables ces notions radicalement distinctes, la possibilité est ouverte pour le discours humanitaire, de prétendre à un statut de système explicatif global. Et c'est précisément à ce point que l'humanitaire dérape dans l'humanitarisme, le second étant un dérivé dégradé du premier, comme le moralisme par rapport à la morale. C'est de cette confusion que se nourrissait feu le tiers-mondisme, dont la disparition laisse désormais la place libre à des zélotes humanitaristes qui veulent, par exemple voir dans le droit d'assistance humanitaire le "premier des droits de l'homme"… Edifiant dérapage qui nous amène vers un monde de rêve où une poignée d'assistantes sociales délivreraient leurs bienfaits à une masse de malheureux reconnaissants.
A refuser de penser ses propres limites, la "morale de l'urgence", utile en un temps ou "bonnes" et "mauvaises" causes étaient implacablement séparées par la centrifugeuse idéologique, se réduit peu à peu à une morale de l'indigence, à un stéréotype vide de sens. Et cela parce qu'il lui est précisément impossible de faire une différence entre les causes des souffrances, entre celle d'un enfant qui agonise sous les décombres, victime d'une calamité naturelle, et d'un enfant qui succombe sous les coups d'un bourreau, victime d'un terrorisme humain. Le Droit d'assistance, tel qu'il est reconnu par les Nations-Unies à l'initiative de la France, repousse -parce qu'il ne peut en être autrement- cette distinction sans laquelle il aurait été impossible de percevoir, hors la souffrance, la différence de nature entre deux drames tels que l'extermination des enfants d'Yzieu et un accident de car meurtrier sur une autoroute.
Quant aux gouvernements, ils tirent naturellement tout le parti possible de ce sentimentalisme à fleur de peau qui ne veut voir que continuité et harmonie entre morale et politique: en prise directe avec l'"opinion internationale" qui se voit désormais accordé un statut implicite de personne morale, les voici plongés dans l'humanitaire. Tels un enfant autiste répondant à toutes les formes de stimulation par un geste unique mille fois répété, nos gouvernants ne trouvent plus, semble-t-il, d'autres articles dans leur catalogue diplomatique que des équipes médicales, des chargements de médicaments, des navires-hopitaux, des marins-pompiers ou des boîtes de corned-beef! Peut- être, dira-t-on, mais les victimes n'ont que faire de considérations de principe sur les carences ou les arrière-pensées des uns et des autres, pourvu que l'aide leur arrive et que leur situation s'améliore. Ce pragmatisme-là trancherait en effet une bonne partie de la question -mais une partie seulement- si réellement, sur le terrain, l'efficacité des actions menées était en rapport avec la dimension de ses opérateurs. L'exception du Kurdistan, où l'opération «Provide comfort» a effectivement permis un véritable sauvetage à grande échelle, ne fait que reposer la question de savoir si un pompier pyromane doit être félicité pour avoir éteint un incendie, ou sanctionné pour l'avoir allumé. Ailleurs, l'action gouvernementale en ce domaine se résume à de hâtives livraisons effectuées sous l'œil complaisant d'une caméra, selon un scénario quasi-immuable: une ou deux scènes de misère, quelques mots définitifs qui claquent comme des slogans, remise des prix, et en route vers de nouvelles aventures. Ce qui se passe une fois le son et l'image coupés n'a, par définition, pas d'importance puisqu'on n'en parlera pas: le sens de l'action est ici défini par référence à l'Opinion (publique naturellement), non au Bien accompli. S'épuisant en une succession de clips où, par petits bouts, au journal de 20 heures, l'homme blanc se décharge de son fardeau, se contentant de mettre en scène une série d'édifiantes représentations en faux- direct, le spectacle de l'humanitaire vide progressivement l'humanitaire de son sens jusqu'à se réduire à une simple technique de communication. Qu'un tel trompe-l'œil puisse redonner passagèrement quelque confiance en eux-mêmes à une société et un pouvoir qui doutent d'eux- mêmes, on en conviendra. Que des gouvernements utilisent cette technique comme élément d'un vaste répertoire de moyens au service de leur propre existence, rien de plus naturel pour qui considère que le cynisme politique d'un Machiavel est préférable à l'idéalisme moral d'un Platon, ou l'idéalisme politique d'un LénineCf André Comte-Sponville, "Le bon, la brute et le militant", in Une éducation philosophique, PUF 1989, et R. Brauman, "Morale et politique, le baiser du vampire", Politique internationale N°50, hiver 1990-1991.. Ce n'est donc pas dans le cadre métaphysique de l'affrontement éternel entre le Bien et le Mal, entre la bonne morale et la mauvaise politique, la bonne société et le mauvais pouvoir, les bonne organisations humanitaires privées et les mauvais gouvernements, que se se situe cette critique de l'humanitaire gouvernemental. Nous y reviendrons.
Les médias enfin, et singulièrement la télévision, cherchent paraît-il à se faire comprendre par la mercière de PérigueuxOn rappelle avec beucoup de complaisance, dans les milieux de la télévision, cette injonction en forme de question que Pierre Desgraupes adressait aux reporters: "la mercière de Périgeux va-t-elle vous comprendre?". L'intention est louable, mais les résultats -surenchère de scènes-choc, dolorisme- le sont moins, comme le relevait déjà J.C. Guillebaud en 1970: "nous étions devenus (…), à notre corps défendant, des espèces de marchands d'horreur, et l'on attendait de nos articles qu'ils émeuvent, rarement qu'ils expliquent. (…) En écoutant les questions que l'on nous posait à notre retour nous étions stupéfaits. On ne nous parlait que d'enfants morts, de disettes, etc. Jamais on ne réclama de nous des explications plus politiques et plus sérieuses. Nous comprenions alors que le général Ojukwu n'avait plus qu'une manière d'intéresser le monde à sa cause: l'émouvoir. Il en résulta une surenchère répugnante et tout-à-fait logique." C'est bien ce que l'on a observé, avec des enjeux et des méthodes différents, mais des mécanismes et des résultats identiques, lors des différentes famines et exodes majeurs de ces dernières années. Refus du recul, valorisation de l'instantané et du direct au "cœur de l'évènement", validation endogène de l'information, privilège donnée à l'émotion en tant que source de l'authenticité, ces mécanismes ont été analysés par nombre de journalistes qui refusent de voir dans leur métier une simple technique de communicationCf J.C. Guillebaud, "…", Le Débat. Mais moins nombreux que ceux qui s'en moquent, ils n'ont pu, loin s'en faut, renverser la vapeur.
Dès lors, chacun ayant intérêt à faire tourner à plein rendement la machine à émotions, il n'y a plus lieu de s'étonner que les catastrophes internationales deviennent une source de revenus d'autant plus juteuse que les conséquences en sont plus effroyables, c'est-à-dire que les Etats concernés ont été plus imprévoyants, ou plus cyniques? Pourquoi le gouvernement éthiopien se serait-il refusé la joie de se livrer aux pires acrobaties idéologiques, assuré qu'il était que le filet de sécurité de l'aide humanitaire (qui n'a pu empêcher la mort d'un million de personnes, dont des centaines de milliers pour cause de déportation) lui était par avance garanti, tendu conjointement par les trois acteurs précédents? Pourquoi, à des niveaux moins caricaturaux certes, mais tout aussi scandaleux, d'autres gouvernements se priveraient-ils de vendre à l'encan leurs affamés, sur les marchés de la charité internationale?
Et puisqu'il s'agit d'une "juste cause", non seulement la critique n'est pas de mise, mais elle est d'emblée suspecte d'inavouables arrière-pensées. Le "Tout-humanitaire" élimine le doute, disqualifie l'effort critique au profit d'une satisfaction narcissique immédiate tirée d'une division du monde en deux parties inégales: ceux qui dispensent l'aide, et ceux qui la reçoivent. Confortable certitude, qui pourrait un jour trouver sa fin sur le pire des butoirs, la lassitude de la compassion, l'érosion des capacités d'émotion et d'indignation. Car cette culture de l'instantané, du mouvement rapide, cette néophilie cannibaleCf Paul Yonnet, Esprit… provoquent une aspiration quasi-mécanique vers la surenchère sur fonds de désertification intellectuelle galopante: le 26 mai 1990, on pouvait admirer, au journal de TF1 de 20 heures, une œuvre abstraite d'un hectare de superficie qui, pour être vue, devait être observée depuis un hélicoptère. Tout naturellement, cette étonnante production artistique était vendue au profit des "Restos du Cœur" et des "animaux en péril", pauvres chômeurs en fin de droits et adorables créatures injustement délaissées, constituant visiblement un cocktail vendable. Au niveau communication, c'est bon pour moi, coco! Dans ce concentré de charité spectaculaire, la valorisation exclusive de la performance ne renvoie qu'au mépris sous-jacent exprimé par ce mélange hommes ratés-animaux perdus. Bien plus sûrement que les élucubrations glaçantes d'une Brigitte Bardot sur la fidélité et la pureté des bêtes opposées à la corruption et la décadence des hommes, on y voit l'humanitarisme -valorisation exclusive de l'émotion instantanée- dissoudre la frontière homme-animal. Et pour les attardés qui s'entêtent à vouloir maintenir cette ringarde distinction entre humanité et nature, entre l'humain et vivant, le projet conjoint Brice Lalonde-Bernard Kouchner de créer un mouvement "humani-terre" constitue un utile rappel à l'ordre: enfin du nouveau, un moderne tandem pour une entreprise qui décoiffe!
Fallait-il, d'ailleurs, attendre d'un Secrétaire d'Etat à l'Action Humanitaire qu'il s'emploie à redonner à celle-ci sens et consistance? Non, sauf à être démesurément candide. Ou à considérer que Morale et Politique ont enfin trouvé, dans la démocratie nouvellement et unanimement célébrée, le reposoir naturel de leur union, ce qui nous ramènerait au cas précédentCf note 5. Ce qui en fait est regrettable, c'est que cet humanitarisme béat discrédite de facto un peu plus encore le discours et par conséquent la "classe" politiques en accréditant la vieille thèse de leur impuissance et donc de leur parasitisme: chômage, aide sociale? Pas de politique, s'il vous plaît, on ne parle pas de ce qui fâche… que chaque Français "adopte" un chômeur et un handicapé, et nous voilà débarrassés de ce pesant fardeauB. Kouchner à "L'heure de vérité", A2, 24 juin 1991. L'aide au Tiers-Monde? N'évoquons surtout pas l'invraisemblable cafouillage de l'aide publique au développement, ses échecs, évitons toute idée sur la question, et gros plan sur 35 millards (sic!) de pauvres, menaçant d'ici 30 ans de monter à l'assaut de nos vieilles citadelles où malgré tout, n'est-ce-pas, il fait si bon vivre… Alors vite, portons-leur des médicaments de peur qu'ils viennent se servir tout seuls. Et puisque l'ingérence, que B. Kouchner qualifie maintenant de "concept médiatique et brutal", n'est plus de mise, parlons d'assistance. S'agit-il d'un devoir ou d'un droit? D'abord, d'un immense progrès, nous dit-on, un dispositif anti- Auschwitz, une œuvre de visionnaire. Ensuite, d'un droit, désormais reconnu par la communauté des nations, mais qui ne peut, bien entendu, s'exercer qu'avec l'accord des EtatsCf le droit d'assistance, B. Kouchner, Le Monde …… Autrement dit, la prochaine fois que Saddam décidera de gazer quelques milliers de Kurdes, il sera de bon ton qu'il fasse appel à la Sécurité Civile, sous peine de se trouver en infraction avec ce nouveau droit. Lorsque les Serbes auront terminé la conquête de la Croatie, on enverra quelques médecins pour soigner les blessés résiduels et éviter la propagation de quelque terrible et meurtrière épidémie. Quant aux dizaines de millers de victimes civiles de la guerre du Golfe -pardon, de la guerre du bon droit-, elles n'avaient qu'à demander à Saddam de plaider leur cause pour obtenir l'assistance et la protection que toutes les puissantes belligérantes doivent, paraît-il, aux populations civiles. Un peu d'initiative, que diable, et que les grincheux qui ne voient là que l'hypocrisie et l'opportunisme des puissants, une trahison des fondements de ce devoir de solidarité, bref un abus de biens moraux, que ces boutiquiers retournent à leur grisaille et à leur cher passé!
Ce qui est regrettable, donc, c'est la confusion de genres que ce discours politico-humanitariste introduit et entretient. Au cours de ces quinze dernières années, les organisations humanitaires avaient peu à peu hissé au rang de coutume une certaine forme d'ingérence humanitaire qui, inspirée par une exigence morale -l'aide aux victimes, à toutes les victimes, sans choix préalable-, pouvait être protégée contre les attaques. Malgré les agressions, comme les bombardements d'hopitaux, les arrestations et certains procès truqués comme celui de P. AugoyardLe Dr Augoyard, membre de l'AMI, a été arrêté en Afghanistan en 1983, condamné à 10 ans de prison, et libéré au bout de huit mois. Lds hopitaux de MSF et de l'AMI ont été, peu après, délibérément bombardés par l'aviation soviétique., cette pratique s'était finalement imposée, grâce à la reconnaissance de facto de l'action des organismes humanitaires privés et indépendants. Sans doute est-ce dans sa faiblesse même que réside, de ce point de vue, la force du mouvement humanitaire. Au moment où cette pratique amorçait son passage vers la coutume, l'irruption des Etats, et en particulier de l'Etat français, vient vider l'ingérence humanitaire de son contenu en mettant sur un plan identique l'action des gouvernements et celle des ONG, les premiers apportant aux secondes les moyens qui leur font si cruellement défaut, et à l'action humanitaire en général l'ampleur qu'elle attendait. Ramenant l'action humanitaire à un simple déploiement de moyens techniques et logistiques, les gouvernements semblent oublier que le terrainb essentiel des interventions humanitaires est celui des crises. Sur une scène marquée par la politique -toutes les crises graves de subsistance sont liées à des tensions politiques majeures-, l'indépendance des acteurs humanitaires, la confiance toujours relative qu'ils peuvent inspirer, sont les gages de leur crédibilité, donc de leur efficacité sur le terrain. Les exemples récents de la Chine, de l'Irak, de l'Ethiopie, de Madagascar, de la Yougoslavie, comme la fameuse résolution 688 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies démontrent, s'il en était encore besoin, que la préoccupation majeure des gouvernements est la stabilité interne et la sécurité régionale. Mais l'annexion de l'humanitaire à laquelle ils se livrent, la dégradation de leur discours en propos moralisateurs remettent gravement en cause, en brisant les repères qui les constituent, la confiance et la transparence de principes dont ont besoin les organisations humanitaires.
L'action humanitaire ne se déploie pas contre le politique, encore moins en son sein, mais à côté de lui. S'affranchissant des contraintes du politique, elle se prive nécessairement de sa vision, s'en tenant à une sorte de "devoir de candeur". Elle puise là ses possibilités d'action et doit consacrer son intelligence à penser ses moyens et ses limites. Au-delà de ces limites, la candeur se fait opportunisme ou bêtise. Dans les deux cas, elle mérite d'être combattue. On a longtemps voulu croire, mais l'époque est révolue, qu'Antigone devait supplanter Créon pour régner à sa place. Penser que Créon puisse s'amender au point de devenir Antigone, voilà la nouvelle forme de l'indigence politique.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Contre l’humanitarisme », 1 juin 1992, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/contre-lhumanitarisme
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