Ruines d'un hôpital à Alep en Syrie
Analyse

Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et l’Etat islamique

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Comment intervenir auprès des populations civiles au cœur de la guerre en Syrie ? Jean-Hervé Bradol, ancien président de Médecins sans frontières, témoigne des négociations menées en Syrie dans les villes prises par des groupes affiliés à Al-Qaïda ou à l'organisation de l'État islamique. Cet article est paru sur le site de Médiapart le 1er février 2015.


MSF au pays d’Al-Qaïda et de l’État Islamique

Lors d’une journée de la fin du mois d’août 2013, avec quelques membres de l'équipe dont j'étais le coordinateur, nous passions l'après-midi dans une ferme dans le nord-ouest de la Syrie. MSF avait ouvert depuis trois mois un hôpital dans la ville de Qabasin du district d'Al-Bab. Depuis cette base, nous apportions également un soutien aux équipes syriennes, engagées dans des campagnes de vaccination, la gestion de petits hôpitaux ou dispensaires et l'aide à plusieurs camps de personnes déplacées dans les districts de Manbij et As- Safira, du gouvernorat d'Alep.

Ce jour-là, nous étions invités par les membres d'une famille comprenant des notables locaux (civils, religieux et militaires) avec qui nous avions d'étroites relations de travail. La compagnie ne se résumait pas à la famille hôte. Les participants étaient des hommes de diverses origines, en grande partie réunis par des liens créés par des mariages entre les membres de différentes familles. Se trouvaient ainsi présents des Arabes, des Kurdes, des Turkmènes, des riches, des pauvres, des urbains, des ruraux, des hommes de toutes les sensibilités politiques. Tous sunnites, certains faisaient la prière de l’après-midi pendant qu’à quelques mètres de là, d’autres continuaient à converser en buvant du thé et en fumant des cigarettes.


« Que pensez-vous des djihadistes étrangers ? »

J’essayais de profiter de ce moment d’oisiveté quand mon interlocuteur me ramena à la réalité en me demandant ce que je pensais des djihadistes étrangers. Jabhat an-Nusrah li-Ahl ash-Sham, qui comptait dans ses rangs des combattants irakiens, saoudiens, maghrébins, caucasiens, européens de l’ouest, yéménites, était devenu un groupe militaire important de la région depuis 2012. À l'origine, ses militants avaient été envoyés en Syrie par l'État islamique en Irak (EII) dont ils s’étaient progressivement autonomisés. Au printemps 2013, l'EII avait tenté de reprendre le contrôle sur son corps expéditionnaire en fusionnant officiellement les deux groupes sous le nom d'État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Les dirigeants de Jabhat an-Nusrah avaient refusé la fusion et prêté allégeance à Al- Qaïda, entraînant la défection d’un nombre important de combattants étrangers vers l’EILL.

Sollicitée pour arbitrer, Al-Qaïda avait désapprouvé l’extension de l’État islamique d’Irak à la Syrie. L'EIIL avait alors entrepris de devenir hégémonique dans le nord de la Syrie et de prendre le contrôle de postes frontières avec la Turquie. Depuis, les relations entre l'EIIL et les différents groupes de l'opposition syrienne, y compris Jabhat an-Nusrah, étaient devenues volatiles. Les affrontements armés se multipliaient donnant l’opportunité aux Forces armées syriennes de reprendre du terrain.

Nous n’étions pas la seule équipe dans le nord de la Syrie. Avec 600 employés syriens et étrangers (environ 10 % du total des employés), MSF était l'un des rares organismes d'aide internationale à avoir d’importantes activités dans les territoires sous le contrôle de l'oppositionÀ l’été 2013, MSF gérait cinq petits hôpitaux de campagne orientés vers la prise en charge des urgences, notamment des blessés de guerre et des brûlés. Elle offrait des soins préventifs (vaccination des enfants) et curatifs de médecine générale et contribuait à l'approvisionnement en médicaments et en matériel médical de plusieurs dizaines d'équipes syriennes. Elle organisait également des distributions de tentes et de matériel de secours pour des populations déplacées. À la fin de l'année 2013, l’ensemble des équipes MSF avait réalisé 4 900 interventions chirurgicales, 108 000 consultations médicales et 1 800 accouchements. Trois tonnes de matériel médical avaient été distribuées quotidiennement à un réseau de 40 hôpitaux et 60 dispensaires syriens dans lesquels le personnel de MSF n'intervenait pas directement. Dans le camp gouvernemental, malgré de multiples demandes introduites par diverses médiations, en particulier celle de la diplomatie sudafricaine, le régime avait toujours refusé l'intervention de MSF.. Outre notre mission à Qabasin, une équipe était également présente dans le gouvernorat d’Al-Hasaka contrôlé par la milice du Parti de l'union démocratiqueLe Partiya Yekîtiya Demokrat (PYD) est l’affilié syrien du Parti des travailleurs kurdes (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK).. Quatre autres équipes intervenaient dans les districts de Tal Abyad (gouvernorat d'Ar-Raqqah), d’Azaz (gouvernorat d’Alep), d’Harem et de Jisr Ash-Shughur (gouvernorat d’Idlib).

À l’exception de celles basées dans le gouvernorat d’Al-Hasaka et dans le district d'Harem du gouvernorat d’Idlib, les équipes MSF avaient toutes assisté à la prise du pouvoir par l’EIIL dans leurs villes. Comme à Qabasin, passée sous le contrôle de l'EIIL en août 2013, les commandants de cette organisation avaient été explicites en demandant aux équipes MSF de continuer à travailler ou de revenir si elles s'étaient retirées en Turquie pendant les combats.

Mon interlocuteur s’apprêtait à partir pour l'une des lignes de front à Alep comme imam et sniper d’un groupe islamiste syrien bien implanté dans la région. Il me vantait les mérites de ces djihadistes venus de l’étranger pour aider l'opposition syrienne quand tout le monde l'avait abandonnée face aux Forces armées loyalistes.

« Ils ont mauvaise presse en Occident mais ils se battent à nos côtés », me disait-il de ses amis de fraîche date, arrivés du monde entier pour participer au djihad. Les gouvernements étrangers soutenant l'opposition avaient quant à eux limité leur aide militaire : juste assez pour que l’opposition ne disparaisse pas mais pas assez pour qu'elle fasse tomber le régime. Dans son ensemble, l'opposition syrienne offrait un spectacle pitoyable aux Syriens comme au reste du monde : incohérente, désunie, corrompue, en partie criminalisée, militairement peu efficace, prise en tenailles entre, d'un côté, les troupes de Bachar al- Assad appuyées par le Hezbollah libanais et des milices irakiennes et, de l'autre côté, les soldats de l'EIIL.

En fait, ce qui intéressait mon interlocuteur était de savoir si nous accepterions de continuer nos activités alors que l’EIIL et les affiliés syriens d’Al-Qaïda gagnaient chaque jour en influence.

Il savait que nous arrivions déjà à trouver un terrain d’entente avec la plupart des organisations djihadistes syriennes pour apporter une aide médicale humanitaire. Mais partagions-nous ce qu'il considérait comme l'opinion dominante en « Occident » : une hostilité radicale vis-à-vis des mouvements djihadistes transnationaux dont le plus connu était Al- Qaïda ? Au fond, étions-nous neutres et indépendants comme nous le prétendions ?

La ville entière connaissait l’inquiétude que l’arrivée au pouvoir de l’EIIL avait provoquée au sein de notre équipe puisque neuf membres du personnel international sur quatorze avaient décidé de partir à la fin du mois d'août 2013. « Que ferons-nous quand ils commenceront à commettre des atrocités ? Pourquoi ne pas partir tout de suite avant qu’ils ne s’en prennent à nous ? » disait notre infirmière-chef tout en restant à son poste.

Une simple recherche sur Google confirmait rapidement ses inquiétudes. Dix ans plus tôt, les fondateurs de l’EIIL avaient revendiqué l’attentat contre le siège des Nations unies à Bagdad. Ils étaient également considérés comme les auteurs de l’attaque à l’ambulance piégée contre le siège du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Irak en 2003. Connus pour avoir filmé et diffusé la décapitation de 17 otages sur Internet – et avoir été critiqués pour cette pratique par Al-Qaïda –, les combattants de l’État islamique en Irak avaient revendiqué le massacre de milliers de civils lors de centaines d’attentats, notamment depuis 2010.

En outre, nous avions tous à l’esprit l’histoire récente de nos deux collègues qui venaient d’être libérées le 18 juillet, en Somalie, après 644 jours d’une détention marquée par l’importante somme d’argent exigée pour leur libération. Bien que n’étant pas les seuls impliqués, les représentants locaux du djihad transnational, Harakat al-Shabab al-Mujahidin, avaient joué un rôle dans la séquestration de nos deux collègues.

Outre devoir travailler sous un prévisible régime de terreur, où l'action médicale humanitaire pourrait rapidement perdre son sens, nous étions exposés à un risque d'arrestation et de séquestration. Les deux accusations les plus fréquentes portées par les organisations djihadistes à l’encontre des organismes humanitaires étrangers étaient récurrentes et donc bien connues : espionnage et prosélytisme anti-islamique. Vu les antécédents de l’EIIL, les deux issues probables, après une longue détention, étaient l'échange contre une importante somme d'argent ou la mort.

Échapper à l'un ou l'autre de ces sorts peu enviables impliquait que nous puissions être informés voire protégés par des individus et des groupes de combattants. À mes yeux, il n’était pas impossible que ce rôle puisse être joué par des personnes comme mon interlocuteur et le groupe avec lequel il combattait.


La prise du pouvoir par l’EIIL dans notre ville

Je lui racontai d'abord que le commandant de l’EIIL, accompagné de quelques soldats, était venu nous voir au bureau quelques jours plus tôt, peu après avoir évincé les autres groupes à l’occasion d’un conflit avec des combattants kurdes. Il demandait à parler à la personne responsable de notre équipe. Ne désirant ni se départir de ses armes en raison du risque d’escarmouches avec les forces kurdes, ni entrer armé dans notre bureau sachant que cela ne nous plairait pas, le commandant de l’EIIL m’avait invité à discuter dans la rue devant une petite foule de témoins, ce qui me convenait d’autant mieux. Après les salutations d’usage, il déplora le départ de nos collègues et en demanda les raisons.

Dans ma réponse, j’évitais de mentionner la crainte particulière que nous inspirait son organisation. Il se déclara favorable à la poursuite de nos activités. Il s’engageait à ne pas interférer avec notre gestion de l’hôpital. Le maintien sur place de membres de notre personnel international ne lui posait aucun problème, quelles que soient leurs nationalités. Il ne réclamait pas une stricte séparation des femmes et des hommes lors des activités médicales. Les femmes pouvaient travailler la tête couverte sans que leur visage soit masqué. L’hôpital était autorisé à recevoir les malades et les blessés sans discrimination, notamment ceux des forces kurdes.

Il se porta garant de notre sécurité et confirma ses déclarations par une lettre officielle de l’EIIL délivrée au bureau quelques heures plus tard. Pour lui, il était essentiel que son arrivée au pouvoir ne s’accompagne pas de la fermeture du seul hôpital de la ville.

Outre ce récit de notre premier contact avec ce commandant de l'EIIL, je complétais ma réponse au sujet de mon opinion sur ses « nouveaux amis » à mon interlocuteur syrien en lui disant que MSF avait assisté, au début des années 1980, à la naissance de ces groupes de djihadistes transnationaux dans le contexte de la résistance à l'invasion de l'Afghanistan par l'armée soviétique. Non que la présence au même moment dans la même région implique l'existence de relations. En Afghanistan, les contacts avaient été pour l’essentiel rares et fortuits.

Après le 11 septembre 2001, les contacts s’étaient multipliés et étendus à plusieurs pays (Somalie, Pakistan, Tchétchénie, Irak, Yémen, Libye, Mali…). Dans les cas où les djihadistes nous avaient permis de travailler sur leurs territoires, l’entreprise avait avorté à plus ou moins brève échéance. Cela pour deux raisons qui ne s'excluaient pas l'une l'autre. Soit les djihadistes et leurs alliés avaient commencé à se battre les uns contre les autres en créant ainsi un climat d’insécurité général provoquant souvent des retraits de notre part de certaines villes somaliennes à partir de 2007 ; soit, après une série de victoires, ils avaient fini par se trouver face à un adversaire militaire beaucoup plus puissant. Ils avaient alors rapidement perdu du terrain dans des conditions catastrophiques pour des populations locales bombardées et parfois massacrées dans le cadre d'opérations « anti-terroristes » comme en Tchétchénie en 2000, en Afghanistan après 2001 ou en Somalie après 2006.

Mon esquisse à grands traits de la relation entre djihadisme transnational et action humanitaire troubla mon interlocuteur. Je n'étais pas mécontent de ne plus être le seul à être inquiet. Mon problème n'avait pas disparu pour autant. Devions-nous continuer à travailler dans cette ville désormais sous l’autorité de l’EIIL ?

Pour l’instant, ses soldats avaient géré les opérations militaires contre les forces kurdes de façon à éviter un bain de sang et ils proposaient aux vaincus une amnistie conditionnelle : remettre son arme, ne pas parler, ne pas agir contre l’EIIL sous peine de mort et de confiscation de tous ses biens. Le contrat était signé par l’intéressé, un témoin et un juge de l’EIIL. Les images de la cérémonie « d’amnistie » avaient été postées sur Youtube. Les attitudes que nous observions oscillaient entre la séduction à l’égard de la population et la menace vis-à-vis des récalcitrants.

Les nouveaux maîtres des lieux annonçaient une baisse du prix du pain et du fuel. Ils s’en étaient pris à un groupe de bandits et rendaient à leurs propriétaires les biens qu’ils avaient récupérés. La fermeture des magasins lors de la prière du vendredi était imposée et l’information circulait que bientôt la consommation du tabac serait interdite. Une période d’amélioration de la sécurité publique et de baisse des prix semblait s’annoncer.

Regarder les jeunes soldats étrangers et syriens de l’EIIL, à peine formés à la guérilla, s’essayer à la gestion de la société locale en déclarant représenter l’État donnait l’impression d’une tentative d’ingénierie sociale presque comique si on oubliait la violence dont ses promoteurs pouvaient être capables. Premier incident sérieux, le vendredi suivant leur prise de pouvoir par les armes, avant de diriger la prière dans l’une des principales mosquées de la ville, le commandant de l’EIIL, aux manettes d’un bulldozer, avait détruit le tombeau d’un saint soufi.

Cependant, dans l’immédiat, les soldats de l’EIIL avaient des préoccupations plus importantes que celles liées à l’administration de la ville et à notre présence. D'une part, leurs relations avec les groupes armés de l'opposition syrienne se détérioraient. Ces derniers n'acceptaient pas qu'un groupe arrivé d'Irak depuis quelques mois veuille leur imposer par les armes un pouvoir étatique, fût-il islamique. Ils refusaient le monopole que tentait d'établir l’EIIL sur les affaires civiles, militaires et religieuses du district d'Al-Bab. En conséquence, la Cour islamique du district qui représentait l’ensemble des groupes islamistes syriens et les autorités sanitaires provinciales de l’opposition soulignaient par écrit que seule MSF était habilitée à gérer l’hôpital de Qabasin.

En privé, les membres des autres groupes armés affirmaient une réelle défiance à l’égard de l’EIIL tout en se croyant encore capables de contenir son ambition à contrôler non seulement la petite ville où était situé notre hôpital mais aussi l’ensemble du district d’Al-Bab. Dans les rangs de l'opposition circulait l'idée que l'EIIL était si étrangement épargné par les bombardements du régime que cela signifiait forcément une forme de collaboration. Ce n'était pas encore la guerre ouverte avec l'EIIL mais les accrochages armés, les attentats et les assassinats se multipliaient.

D'autre part, à la suite du massacre de plusieurs centaines de personnes commis par les Forces armées syriennes qui avaient utilisé le 21 août un gaz de combat, le sarin, dans une banlieue de Damas, les États-Unis, la Turquie et la France menaçaient de bombarder le territoire syrien. Les soldats de l’EIIL craignaient d’être eux aussi la cible de bombardements américains éventuels. Nombre d’entre eux étaient partis se cacher à l’extérieur de la ville.


Trente années d’expériences

Le maintien de notre présence dans la ville postulait l’existence de moments où l’action humanitaire est possible sous la domination d’une organisation djihadiste transnationale même aussi inquiétante que l'EIIL. Mais comment anticiper l’instant où cela deviendrait beaucoup trop dangereux ?

Pour répondre à cette question, j’essayais de poursuivre avec moi-même la conversation débutée avec mon interlocuteur, le djihadiste syrien. Je me remémorais les exemples de situations proches que j’avais vécues et celles dont mes collègues m’avaient parlé. Cela m’amena à tenter de formuler les grands traits de l’évolution des relations entre populations, humanitaires et djihadistes transnationaux en quatre phases : « le chevalier de la foi », « la lune de miel », « la déception » et le « désastre ».

Ma tentative de découpage à l’emporte-pièce était aussi rapide que grossière. Je n’avais pas l’intention de me livrer à une modélisation permettant de faire des pronostics. Je tâtonnais pour trouver une matrice à partir de laquelle raisonner. Comme responsable de l'équipe, je savais qu'en cas d'erreur de jugement de ma part, je ne serais pas le seul à en faire les frais. Bien sûr, chacun des cinq membres de l’équipe internationale qui avaient accepté de rester était libre de choisir de partir. Mais cette liberté de choix ne signifiait pas pour autant qu’un départ serait possible. Cela dépendait de la bonne volonté des nouveaux maîtres de la ville qui contrôlaient les voies de sortie de Qabasin et des conditions de sécurité sur les routes menant à la frontière turque.

En outre, les représailles contre nos collègues syriens, une centaine au total, étaient toujours possibles après un éventuel départ de l’ensemble du personnel international. Au moment de leur arrivée au pouvoir dans la ville, le départ sans préalable de neuf de nos collègues de l’équipe internationale avait pris tout le monde de vitesse. Nous savions que nous ne pourrions bénéficier une deuxième fois de l’effet de surprise.
 

« Le chevalier de la foi »

Je continuais à réfléchir. Cela avait au moins une vertu anxiolytique. Dans mon esprit, la première période de la relation entre djihadistes étrangers et population locale était celle du « chevalier de la foi ». Ils sont indiscutablement pieux et courageux. Ils s'opposent à des monarchies ou à des régimes militaires corrompus et répressifs, voire à une invasion étrangère d’infidèles (le régime afghan de Mohammed Najibullah soutenu par l’armée soviétique, le régime irakien de Nouri al-Maliki soutenu par les troupes américaines).

Au cours de cette période, les djihadistes avec leur apparent désintéressement et leur disposition à sacrifier leurs vies pour défaire un régime autoritaire jouissent d’un réel prestige au sein de larges segments de la population comme des humanitaires. En Syrie, Jabhat an-Nusra avait incarné jusqu’à peu ce rôle avec un certain brio.

Dans un tel contexte, soigner les blessés de ces « chevaliers de la foi », c'est se conformer au principe d'impartialité comme à l’inclination spontanée de nombreux travailleurs humanitaires en faveur de ceux qui incarnent la rébellion face à l’oppression. Je me souvenais m’être réjoui, au début des années 2000, en compagnie d'un médecin tchétchène, quand nous avions appris qu'un hélicoptère russe avait été abattu par des islamistes. Non qu'aucun d'entre nous ne s’inquiétait alors de la dimension effrayante des idées et des crimes de guerre des partisans de Chamil Bassaïev. Mais, dans ce contexte de répression brutale et aveugle de la part de l’armée russe, l’aura du résistant enveloppait encore le chef de guerre tchétchène pourtant déjà en voie d’intégration dans le djihad transnational.

Au fil du temps, dans le Caucase, cette période « chevaleresque » avait été aussi marquée par les attentats accompagnés de pertes civiles importantes, les tortures et les exécutions de prisonniers lors de mises en scène macabres, les enlèvements et séquestrations, les assassinats ciblés, les menaces de mort envers ceux qui n’adhéraient pas à la cause.


« La lune de miel »

Je poursuivais ma réflexion et la deuxième phase des relations entre populations et djihadistes transnationaux me semblait être celle de la « lune de miel ». Leur arrivée au pouvoir dans certaines localités s’accompagne souvent d’une amélioration temporaire de la sécurité collective et d’une baisse des prix des denrées de première nécessité. Les premières contreparties exigées paraissent mineures (tenue vestimentaire plus stricte pour les femmes, fermeture des commerces pendant la prière du vendredi, interdiction de l’usage et de la vente du tabac…) en regard de l’amélioration momentanée de la sécurité collective et du pouvoir d’achat d’une population auparavant exposée à la violence de la dictature, aux prédations des divers groupes politiques en armes et aux méfaits des bandits.

C’était ce qui se produisait dans notre ville à la fin de l’été 2013. En me rendant à un rendez-vous avec le nouveau commandant local, je le trouvais assailli par un groupe de civils essayant de récupérer leurs biens après que l’EIIL eut fait main basse sur le butin d’un groupe de voleurs. Les biens, de la petite moto au téléphone portable, étaient soigneusement conservés dans un souci de professionnalisme policier. Chaque téléphone portable était emballé dans un sachet en plastique et rangé sur les étagères d’une armoire métallique fermant à clé dans le bureau du commandant.

D’un point de vue économique et social, les soldats de l’État islamique utilisaient leur emprise sur les silos à grains de la région pour faire baisser le prix du pain et ils projetaient de distribuer du fuel à un prix bien inférieur au marché pour que les habitants puissent se chauffer pendant l’hiver. Ils parlaient de relancer l’instruction scolaire en déclarant vouloir s’appuyer sur le curriculum qu’ils avaient mis en place dans une partie de la province du Hadramaout au Yémen.

Pour nous, cet enthousiasme d’une partie de la population n’était pas un phénomène nouveau. En 1996, le coordinateur de MSF à Kaboul décrivait, dans un programme d’information de Radio France Internationale, la joie de la population à l’arrivée au pouvoir des talibans dans la capitale afghane. Le même phénomène s’était reproduit dix ans plus tard à Mogadiscio en 2006 quand les Cours islamiques en avaient pris le contrôle. Enfin, les habitants de la capitale pouvaient sortir de chez eux sans être ni harcelés par des miliciens ni être victimes d'une balle perdue.


« La déception »

Mais nos expériences antérieures montraient aussi qu’une période plus noire avait souvent succédé à la « lune de miel » : celle de la « déception ». L’amélioration économique initiale reposait sur la lutte contre le banditisme et la corruption ainsi que sur la redistribution des ressources obtenues par la confiscation des biens de l’ennemi. Pour le dire d’une manière simple, un silo à grains est plus facile à vider qu’à remplir et prélever un impôt est plus aisé que d’assurer le maintien de l'activité économique. Les redistributions opérées par les djihadistes ressemblent plus à l'attitude du bandit social « qui vole les riches pour donner aux pauvres » qu'à celle de l'administrateur d'un État islamique.

Outre les dépenses militaires, une bonne partie de leur trésorerie est consacrée aux entreprises de séduction clientélistes visant à obtenir le soutien de notables locaux et des groupes de populations les moins favorisés. Mais les djihadistes transnationaux ont rarement la solidité financière qui leur permettrait d’éviter, à plus au moins brève échéance, de se transformer en prédateurs économiques aux dépens de la population locale et des humanitaires.

En 2008, lors d’un séjour en Somalie, je m’étais étonné de la facilité avec laquelle Harakat al-Shabab al-Mujahidin avait conquis de larges territoires. Lors d’une visite dans un hôpital que nous avions pu ouvrir grâce au soutien des notables du quartier de Daynile, dans la banlieue de Mogadiscio, j’avais demandé à l’un d’entre eux comment cette organisation qui affichait son intention d’intégrer Al-Qaïda s’y prenait pour se faire accepter par les chefs de clan à son arrivée sur leurs territoires.

« C’est simple, ils font comme n’importe quel nouvel arrivant sur le territoire d’un clan somalien, ils commencent par payer », m’avait répondu un commerçant, membre du conseil d’administration de l’hôpital. Mais la générosité initiale n’avait pas duré. En 2007, les habitants du quartier se plaignaient du racket exercé par les miliciens du gouvernement. En 2008, Al-Shabab avait repris cette activité lucrative sous une autre forme à laquelle les habitants du quartier n'étaient pas moins hostiles. En effet, le prix à payer en termes d'isolement, de prélèvements et de restrictions des libertés en échange de la protection d'Al-Shabab devenait de plus en plus élevé.


« Le désastre »

Je me remémorais également comment à Kaboul, à Mogadiscio ou à Tombouctou, l’encadrement des mœurs et des libertés individuelles était devenu un sujet de tension et de « déception ». Rapidement, la police des mœurs se confronte à la diversité des points de vue des habitants. Nombreuses sont les femmes qui se plaignent de ne quasiment plus pouvoir sortir de chez elles et de perdre leurs revenus, faute de pouvoir s’acheter plusieurs vêtements conformes ou d'être accompagnées par un homme lors de leurs activités à l'extérieur de la maison. Que dire des jeunes qui doivent renoncer au football, à porter les habits de leur âge et à la musique comme dans les villes du nord du Mali conquises par les djihadistes en 2012 ?

Dans les activités médicales, la stricte séparation des hommes et des femmes pose des problèmes insolubles. Comment faire quand on dispose d’un(e) seul(e) chirurgien(e) ? Ce qui était le cas dans notre hôpital à Qabasin.

Dans notre petite ville du nord de la Syrie, la pression montait déjà. Un homme fou de joie à la naissance de son premier enfant avait osé embrasser sa femme sur son lit d’hôpital alors qu’un paravent les séparait des autres patients. Un membre du personnel qui n’était pas lui-même affecté de pudibonderie était venu me demander de réagir avant que les partisans de l’EIIL ne saisissent l’opportunité de cet acte « indécent » pour se mêler de la gestion des mœurs à l’intérieur des salles d’hospitalisations. Je pensais aux histoires rapportées par mes collègues qui, à la fin des années 1990, avaient dû faire face aux demandes d’une stricte séparation des sexes lors des soins de la part des talibans afghans. Cela avait été un cauchemar en terme d’organisation de l’activité médicale avec pour conséquence la diminution de l’offre de soins pour les femmes.

Face aux difficultés économiques et sociales caractéristiques de la période dite de « déception », la tentation des djihadistes avait été de réagir en renforçant l’imposition violente de leurs normes religieuses. Cela fut le cas pendant la famine en Somalie en 2010 et au Mali en 2012. Ils expliquent les échecs par le refus d’une partie de la société de respecter les commandements d’origine divine. Leurs revers militaires reçoivent le même type d’explications et sont suivis d’une chasse aux infidèles, aux apostats, aux espions et aux saboteurs.

Ce climat paranoïaque commençait à se développer sous nos yeux au nord de la Syrie. Des purges, des scissions et des recompositions toujours accompagnées de violences survenaient au sein des groupes djihadistes. La pacification et le relatif regain de prospérité consécutifs à l'arrivée au pouvoir de l'EIIL dans certaines villes s’estompaient au profit d’une mise en scène spectaculaire de ses violences contre des non-combattants : décapitations, égorgements, lapidations, crucifixions, exécutions par arme à feu, amputations de membres, flagellations, bannissement, confiscations de biens, destruction d'édifices.

Dans plusieurs cas, la « déception » a été suivie à plus ou moins brève échéance d’un véritable « désastre ». Le strict contrôle d'un territoire n'est pas la seule ambition des mouvements djihadistes transnationaux qui, à l’instar d’Al-Qaïda et de l’EIIL, recherchent également la confrontation sur la scène régionale ou mondiale avec des États puissants.

L’histoire récente justifie l’emploi du terme désastre pour qualifier les violences subies par les populations sous la tutelle de ce type d'organisations, lors de la débâcle qui manque rarement de se produire face à des ennemis plus forts : interventions de l’Otan en Afghanistan (2001), de l’Éthiopie en Somalie (2006), de la France au Mali (2013). Dans l’exemple de la Somalie, après l’éviction des combattants d’Al-Shabab de la capitale et leur retrait vers le sud du pays, leur région est devenue l’épicentre d’une nouvelle famine (2010). Mais il est aussi vrai que du Yémen à la Libye, de l’Irak à la Syrie, de nombreuses entreprises de contrôle territorial par les djihadistes sont toujours en cours. Se termineront-elles aussi par un désastre pour les populations concernées ?


L'humanitaire sous l’État islamique

En ce qui concernait la présence de MSF dans le nord de la Syrie, j’en arrivais à la conclusion que la « lune de miel » de l’été 2013 serait vraisemblablement de courte durée. De fait, le 4 août, une voiture de MSF était interceptée dans la ville d'Alep par un groupe mal identifié. Le chauffeur fut relâché immédiatement mais notre assistant logisticien fut emmené. Il fut libéré au bout de quelques semaines suite à une décision de l’EIIL.

Le 2 septembre 2013, Muhammad Abyad, chirurgien syrien travaillant dans l'hôpital de Bab Al-Salama (district d’Azaz) de MSF, était enlevé dans la maison de Sejo où une partie du personnel syrien était hébergée. Le lendemain matin, une photo de son corps était publiée sur la page Facebook du Comité local de coordination de Tal Rifat. Le cadavre portait des traces de tortures et celles de neuf impacts de balles. Notre collègue affichait, en particulier sur sa page Facebook, des opinions religieuses et politiques à l'opposé de celles des islamistes.

Quelques semaines avant son exécution, une source fiable nous avait informés que des membres de l'EIIL accusaient l'équipe MSF de l'hôpital de Bab Al-Salama de se livrer à du prosélytisme contre l’Islam. Rencontrés après l’assassinat, tous les groupes militaires de la région, Jabhat an-Nusrah et l'EIIL compris, déclarèrent ne pas être responsables de l'assassinat. Le 6 septembre, l'Observatoire syrien des droits de l'homme affirmait dans un communiqué que, selon les médecins de leur réseau, notre collègue avait été supplicié par l’EIILDepuis lors, d’autres observateurs incriminent des groupes djihadistes locaux ayant bénéficié de l’aide de certains de leurs partisans au sein du personnel local de MSF..

Au début de l’année 2014, les tensions entre l’EIIL et les autres groupes (y compris Jabhat an-Nusrah) prirent la forme d’une guerre ouverte. En passe de se faire expulser du district de Jisr Ash-Shughur, l’EIIL opéra une retraite stratégique, emportant, en guise de butin, cinq membres du personnel international de MSF qu’il avait arrêtés le 2 janvier 2014. En dépit des soins prodigués à ses soldats blessés et de la parole donnée, l’EIIL exigea une importante somme d’argent pour leur libération. Les membres du personnel international de MSF qui ne l’avaient pas encore fait quittèrent le nord de la Syrie en février 2014, à l’exception de ceux qui opéraient dans le gouvernorat d’Al-Hassaka dans une zone contrôlée par les forces kurdes.

Une fois l’équipe libérée en mai 2014, MSF mit progressivement un terme à ses activités dans les zones contrôlées par l’EIIL, devenu entretemps État islamique (EI) suite à la proclamation du califat le 29 juin 2014.

Depuis, les autorités de l’EI du district d’Al-Bab ont recontacté MSF en demandant à recevoir des donations en médicaments et matériel médical. Des requêtes du même type ont été formulées auprès d'autres représentants de l’association en Syrie et en Irak. Lorsqu’en réponse, nous demandons que les dirigeants de l’EI s’expliquent sur l’arrestation, la détention et le racket de notre équipe, nos interlocuteurs rétorquent qu’il est trop dangereux pour eux-mêmes de transmettre nos griefs et nos exigences à leurs supérieurs.

Quand nous leur expliquons qu’avant de considérer leur requête, nous demandons aux dirigeants de l’EI d’inviter officiellement MSF à travailler sur son territoire et de s’engager publiquement à garantir notre sécurité, les représentants locaux de l’EI répondent qu’il est irréaliste d’attendre de leurs chefs une telle décision. Ils réclament simplement d’être approvisionnés en médicaments et matériel médical en déclarant que si MSF ne s’y résout pas, cela confirmera son alignement sur la politique menée par « l’Occident ».

Cherchant à sortir de l'impasse dans laquelle se trouvent ses relations avec MSF, l'EI nous envoie désormais comme émissaires ses « alliés » ou ses « otages » locaux : des représentants des grandes familles de la région ou du corps médical. Certains sont volontaires pour collaborer avec l'EI et d'autres tout simplement terrorisés par les menaces contre eux et leurs familles.

Ces émissaires déclarent que si nous passons un accord avec eux nous n’aurons pas à fréquenter les membres de l’EI qui leur auraient laissé la liberté de gérer au quotidien les villes et les hôpitaux. Nous comprenons néanmoins lors de ces discussions qu'il ne pourrait s’agir pour les représentants de MSF de parler librement avec les habitants, ni d’évaluer par nous-mêmes les besoins médicaux et sanitaires, ni d’employer des personnels disposant d'une marge de manœuvre afin d’œuvrer dans le respect du principe d’impartialité. Il nous est précisé que ne pourraient entrer sur le territoire du califat que des musulmans – étant entendu, selon les discours de l'EI, que tout musulman doit faire allégeance au calife sous peine de se voir appliquer le seul châtiment qui convienne aux apostats : la mort.


Soutien inconditionnel

En aucun cas, un humanitaire indépendant ne serait en mesure d'exercer une activité médicale avec des blessés et des malades sans être espionné en permanence. Les organismes d’aide sont invités à remettre leurs produits à l’EI qui se chargera de la mise en scène des distributions à condition que les produits ne portent aucune mention de leur origine. Cela va presque sans dire que les humanitaires ne sont pas invités à participer à de réelles évaluations des besoins de la population.

En somme, ce n'est pas une aide humanitaire que réclame l'EI – une organisation qui en guise de propagande diffuse les images de ses crimes de masse, tels que l’exécution de centaines de prisonniers de guerre. Ce qu'attend et obtient l’État islamique de l'aide internationale, c'est un soutien inconditionnel à son économie de guerre.

Après avoir subi les violences de l’EI, d'août 2013 à mai 2014, en Syrie, malgré les garanties de protection données par oral et par écrit, nous avons peu d'espoir d'arriver à un accord digne de confiance avec l’État islamique. Mais nous poursuivons les démarches, signifiant par là-même que nous sommes prêts à négocier avec tous les belligérants sans discrimination.


Une organisation comme l’État islamique peut-elle évoluer ?

Nous savons par expérience que les groupes les moins enclins à accepter une aide humanitaire qui ne soit pas totalement à leur service finissent souvent par évoluer. Ainsi les talibans afghans et leurs alliés étrangers interdisaient l'accès aux organismes d'aide internationaux entre 2001 et 2006. Depuis, il est devenu possible de travailler pour des organismes comme le CICR et MSF dans des territoires où les talibans sont influents. Dans le cas de l'EI, quels signes pourraient annoncer une évolution vers de meilleures modalités de coopération avec des humanitaires qui resteraient soucieux que leur aide profite davantage aux non-combattants qu’à une organisation militaire engagée dans l'édification d'un régime totalitaire ?

La réponse à cette question se trouve en partie dans les discours publics de l’État islamique.

Bien sûr, le suivi des évolutions de l’EI ne peut se résumer à l’analyse de ses déclarations. Mais faute de disposer de solides enquêtes de terrain et puisque nous sommes face à une organisation attentive à la cohérence entre ses paroles et ses actes, les contenus de la communication publique de l’EI constituent l’une des rares sources disponibles.

L’idéologie de l’EI telle qu’elle est présentée dans ses publications officielles, comme les quatre numéros de la revue Dabiq, légitime les violences de masses et l’effroi qu’elles provoquent par un récit millénariste. Depuis des siècles, notamment en Europe, la croyance en l’apocalypse et en l’émergence d’un monde nouveau est commune à de nombreux mouvements de contestation, religieux comme laïques.

Dans l’Islam sunnite invoqué par l’EI deux caractéristiques sont mises en avant. Ainsi, explique l’universitaire Mercedes García-Arenal :

« Premièrement, au lieu du mahdi [messie] apparaissant une fois pour toutes à la fin des temps, l'histoire produira à différentes époques critiques des ‘Maîtres de l'Heure’ qui sauveront la communauté de quelque péril temporaire. Et deuxièmement, ces ‘Maîtres de l'Heure’ auront des délégués (khalîfa-s) qui prépareront le terrain à leur messageMercedes García-Arenal, « Introduction », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 91-94, Mahdisme et millénarisme en Islam, juillet 2000, mis en ligne le 15 octobre 2004, consulté le 31 octobre 2014. URL : http:// remmm.revues.org/245. »

Si Al-Qaïda et l’État islamique inscrivent leur action dans ce même récit théologique, les deux organisations diffèrent sur un point important : la détermination du moment où l’apocalypse et l’émergence d’un monde nouveau se réalisent. La singularité de l’EI est d’affirmer que l’accomplissement de la prophétie, c'est ici et maintenant. Le moment présent est moins que jamais celui du libre arbitre. À l’inverse, il doit être celui de l’obéissance absolue au calife pour assurer le salut des croyants. C’est dans ce registre prophétique et non dans le Coran que sont puisées les justifications ultimes de certaines des violences qu’il pratique et publicise.

Par exemple, l’EI explique la mise en esclavage des femmes yézidies non seulement comme un traitement approprié pour des polythéistes mais aussi parce que « la résurgence de l’esclavage avant l’heure » est annoncée par la prophétie« The revival of slavery before the Hour », Dabiq, n°4, p. 14. . « L’heure » dont il s’agit est celle de la plus grande des batailles (al-Malhamah al-Kubra). Celle où le mahdi terrasse l'antéchrist (al-Dajjâl) afin de permettre l'avènement d'un monde nouveau.

Pour d’autres organisations djihadistes transnationales, dont Al-Qaïda, la fin du monde se situe dans une perspective un peu plus lointaine.

Cette distance temporelle ouvre la possibilité à des compromis tactiques. Il est ainsi recommandé par Al-Qaïda de laisser la gestion territoriale à des alliés locaux (par exemple Ansar ad-Din au nord du Mali ou les talibans en Afghanistan). Il est conseillé à ses membres et à ses sympathisants de mettre en place les normes religieuses de l’organisation en tenant compte de la façon dont elles sont perçues par la population. Cela peut conduire Al-Qaïda à recommander une approche pédagogique à ses militants.

Ainsi, écrivaient les dirigeants d'Al-Qaïda au Maghreb islamique à leurs hommes déployés dans le nord du Mali en juillet 2012 : c’est une « politique insensée » que de faire preuve de « précipitation dans l'application de la Charia sans prendre en compte le principe de l'application progressive dans un environnement où les populations ignorent les préceptes religieux depuis des siècles. L'expérience a prouvé que l'application de la Charia sans en mesurer les conséquences repousse les populations et les pousse à refuser la religion et détester les Moudjahidines et bien entendu conduit à l'échec toute l'expérience ».

Autre signe distinctif entre l’EI et Al-Qaïda, les dirigeants de l’organisation d’Ayman Al-Zaouahiri se déclarent émir (commandant ou prince à l’échelle de territoires limités) et non calife (commandeur de l’ensemble des croyants à l’échelle de la planète), le délégué chargé de préparer le retour du mahdi. Al-Qaïda anime un réseau transnational et laisse ses alliés indigènes gérer les affaires locales pour se concentrer sur la dimension transnationale de l’affrontement. L’EI a établi le califat sur les terres mêmes du Levant où il affirme que l'apocalypse est sur le point de se produire. En attendant le retour des « croisés » pour un remake de la bataille de Dabiq, ses ennemis prioritaires sont ses voisins les plus puissants : l’Iran et l’Arabie saoudite. L’inscription des idées de l’État islamique dans l’espace moyen-oriental de la prophétie apocalyptique ne l'empêche pas pour autant de tisser la toile d'un réseau mondial dont le califat serait le centre.

Jusqu'à quel point les partisans de l'EI croient-ils au récit mythique dont ils sont les acteurs et les narrateurs ? Quelles passions et quels intérêts se jouent derrière cette scène où théâtralité et horreur se conjuguent pour sidérer les spectateurs ?

L'objet de ce texte n’était pas d'apprécier des degrés de croyance et de dresser un tableau des luttes de pouvoir au sein des groupes de djihadistes transnationaux. En tant que praticiens humanitaires, on peut néanmoins formuler l’hypothèse que tant que la fin du monde sera la perspective à court terme de l'EIIL, il est peu probable que les collaborations débouchent sur autre chose que la mobilisation des ressources de l’aide humanitaire internationale pour édifier par un usage débridé de la violence une société totalitaire en prélude à la fin des temps.

Pourtant, l’EI se trouve aujourd'hui dans une situation délicate née de son appétit territorial. Il doit faire face à des défis majeurs et inédits. Pour ne prendre qu'un exemple, comment l’EI compte-t-il couvrir les besoins sanitaires d'une population de plusieurs millions de personnes ? Pour atteindre cet objectif, nul doute que de multiples formes de coopération internationale sont nécessaires. Or, dans sa mise en scène de la fin du monde, quels rôles l’État islamique pourrait-il distribuer à des organismes comme le Programme alimentaire mondial de l’ONU, le CICR ou d’ONG comme MSF ?

Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, « Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et l’Etat islamique », 20 février 2015, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/comment-les-humanitaires-travaillent-face-al-qaida-et-letat-islamique

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