Parler d'un nombre « sans précédent » de réfugiés est faux - et dangereux
Benjamin Thomas White
Cet article a été publié originellement en anglais sur le site The New Humanitarian le 3 octobre 2019.
« Nous ne savons vraiment pas si plus de personnes sont déplacées aujourd'hui qu'à tout autre moment dans le passé ».
« Le nombre de réfugiés dans le monde », a dit Richard Branson à la fin du mois de septembre dernier « a atteint des proportions sans précédent »Global Business Leaders: The Sustainable Development Goals Will Not Be Achieved If Refugees Continue to be Excluded. L'homme d'affaires britannique prenait la parole lors d'un événement organisé par l'International Rescue Committee. Le même jour, la BBC rapportait que le nombre de personnes déplacées n'avait jamais été aussi élevé : 70,8 millions, soit une personne sur 110 dans le monde Displaced people: Why are more fleeing home than ever before?.
L'affirmation selon laquelle un nombre record de personnes sont déplacées a été un élément essentiel du plaidoyer humanitaire au cours des dernières années, et ce à chaque fois que le HCR, l'agence des Nations Unies pour les réfugiés, met à jour ses statistiques annuelles.
Mais est-ce vrai ?
Vraisemblablement pas. Au mieux, elle est trompeuse, et lorsqu'elle est utilisée à des fins de plaidoyer, elle est probablement contre-productive.
Ces affirmations sont généralement inexactes pour deux raisons.
Tout d'abord, les gens qui les font connaissent rarement l'Histoire.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, jusqu'à 200 millions de personnes ont été déplacées en Europe et en Asie, dont près de 100 millions en Chine seulement. Le nombre de personnes déplacées dans le monde devrait doubler ou tripler pour atteindre des niveaux véritablement « records » ou « sans précédent ».
Deuxièmement, nous n'avons tout simplement pas de statistiques adéquates au fil du temps.
Le HCR recueille des statistiques décentes sur les personnes couvertes par son mandat depuis 1951, l'UNRWA comptant les réfugiés palestiniens depuis 1948. Mais le mandat initial du HCR était étroit : aider les réfugiés déplacés d'Europe avant le 1er janvier 1951. Ce n'est qu'après 1967 que le HCR a assumé la responsabilité de tous les réfugiés partout dans le monde (à l'exception des Palestiniens).
Mais le plus grand déficit de connaissances concerne les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays (ou IDP, Internally Displaced People), qui représentent environ les deux tiers du nombre total de personnes déplacées selon les chiffres actuels du HCR.
Le HCR n'est responsable des personnes déplacées que depuis le milieu des années 1990, et il existe peu de statistiques fiables à ce sujet. L'Internal Displacement Monitoring Centre, basé à Genève, s'efforce de recueillir des statistiques fiables sur les personnes déplacées depuis les années 1990, mais les IDP sont difficiles à compter, notamment parce que les gouvernements - qui peuvent être responsables du déplacement - ne veulent généralement pas qu’elles soient comptées.
Les historiques des chiffres des déplacements n'incluent généralement pas les 10 millions ou plus de personnes déplacées par la Partition de l'Inde britannique, ni les quelque trois millions de musulmans algériens déplacés de force pendant la guerre d'indépendance vis-à-vis de la France ; ils n'incluent pas non plus les personnes déplacées par la Grande famine ou la révolution culturelle en Chine. Le nombre de personnes manquantes s'élève certainement à des dizaines de millions.
Tout cela signifie que nous ne savons vraiment pas si plus de personnes sont déplacées aujourd'hui qu'à tout autre moment dans le passé. De telles affirmations sont généralement incorrectes.
Elles sont également très trompeuses, car les chiffres absolus sont moins importants que les chiffres relatifs. Par rapport à la population mondiale totale, les chiffres actuels ne sont pas exceptionnels.
A la fin des années 1940, la population mondiale était d'environ deux milliards d'habitants : le chiffre de 200 millions de personnes déplacées pendant et après la Seconde Guerre mondiale signifie que près de 10 % de la population humaine totale de la planète a été, ou a été récemment, déplacé. Aujourd'hui, 70,8 millions de personnes sur environ 7,7 milliards représentent moins de 1 % de la population humaine totale, soit une proportion beaucoup plus faible.
La question clé n'est pas l'ampleur des déplacements de population, mais la volonté politique de les résoudre.
Mais ce n'est pas seulement la taille relative de la population qui importe. Si la population mondiale est aujourd'hui près de quatre fois plus nombreuse qu'en 1945, l'économie mondiale a elle cru dans des proportions autrement plus considérables. Notre capacité économique à soutenir les personnes déplacées est beaucoup plus grande qu'elle ne l'était dans les années 1940, 1970 ou 1990. Et nous avons aussi des organismes étatiques, internationaux et non gouvernementaux beaucoup plus efficaces pour fournir de l'aide.
L'ampleur des déplacements est donc relativement beaucoup plus faible que par le passé, et les moyens d'aide disponibles sont immensément plus importants et plus efficaces. C'est pourquoi il est trompeur de souligner qu'il existe un nombre « record » ou « sans précédent » de personnes déplacées, surtout lorsque la question clé n'est pas l'ampleur des déplacements de population mais la volonté politique de les résoudre.
Alors pourquoi ces affirmations sont-elles non seulement incorrectes et trompeuses, mais aussi contre-productives ?
Les humanitaires font ces affirmations de bonne foi. On peut supposer qu'ils pensent que le fait de mettre l'accent sur l'ampleur prétendument sans précédent des déplacements contemporains mobilisera l'opinion publique et le soutien politique. Ils pensent que le public sera incité à donner de l'argent, et peut-être leur temps et leur énergie en tant que militants ou bénévoles. Ils pensent que les gouvernements seront amenés à financer l'action humanitaire, ou à agir directement, en cherchant des solutions diplomatiques aux crises qui provoquent des déplacements, en augmentant le nombre de places de réinstallation qu'ils offrent, etc.
Peut-être que ces convictions sont correctes – dans certains cas. Mais elles sont tout aussi susceptibles d'avoir l'effet contraire. Souligner « l'ampleur sans précédent » du déplacement peut créer un sentiment d'horreur ou d'impuissance face à un problème aussi vaste, conduisant à la paralysie plutôt qu'à l'action.
Si le nombre de réfugiés, de demandeurs d'asile et de personnes fuyant à l'intérieur de leur propre pays est supérieur à la population de la Colombie, du Royaume-Uni ou du Kenya, alors comment pourrait-on s'attendre à ce que la Colombie, le Royaume-Uni ou le Kenya les prennent tous ? Parfois, le rejet est plus vif que cela, quand on présente « des millions de réfugiés frappant à la porte » comme une menace : il y a alors un grand risque que parler de « l'ampleur sans précédent » du déplacement actuel alimente un discours politique anti-immigrés plus général.
Il y a aussi un problème plus fondamental, que l'on retrouve souvent dans les statistiques sur les réfugiés et les déplacements.
Parler de l'ampleur sans précédent des déplacements actuels réduit la complexité de nombreux déplacements différents, aux causes multiples et variées, à une seule et même « crise » d'une ampleur incroyable. Cela rendra vraisemblablement l’opinion publique, ou le personnel politique, moins capables de comprendre et de contextualiser des déplacements spécifiques, et moins capables d'imaginer des solutions à plus petite échelle mais plus pratiques. Et il réduit des millions de vies individuelles différentes à ce seul grand nombre, 70,8 millions.
C'est un problème, parce que l’on ne peut pas ressentir de la sympathie pour une statistique.
En faisant abstraction des individus, souligner le « nombre record » de personnes déplacées risque de diminuer, et non d'augmenter, la sympathie et le soutien du public.
Les personnes déplacées dans le monde méritent mieux que cela.
Traduit par Loan Torondel.
Le blog de Benjamin Thomas White singularthings.wordpress.com pour aller plus loin.
Pour citer ce contenu :
Benjamin Thomas White, « Parler d'un nombre « sans précédent » de réfugiés est faux - et dangereux », 26 novembre 2019, URL : https://msf-crash.org/fr/camps-refugies-deplaces/parler-dun-nombre-sans-precedent-de-refugies-est-faux-et-dangereux
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