Aide humanitaire : effet pervers de la lutte contre les effets pervers
Fabrice Weissman
Fabrice Weissman réagit à la décision du Programme Alimentaire Mondial des Nations-Unies de distinguer déplacés et migrants économiques pour enrayer l'afflux de nouveaux arrivants dans les camps du Darfour.
Les camps du Darfour n’en finissent pas d’accueillir de nouveaux déplacés. Au 1er juillet 2008, le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU estimait à 2,7 millions la population totale des camps, contre 1,8 million en 2005. Alors que le taux d’urbanisation du Darfour ne dépassait pas 15% il y a 15 ans, les des deux tiers de la population vivent aujourd’hui dans les villes ou dans les camps qui les entourent.
Cette urbanisation brutale se serait vraisemblablement accompagnée d’une catastrophe sanitaire de grande ampleur sans l’intervention des agences de secours de l’ONU, du CICR et des ONG humanitaires à partir de 2004. En 2007 et 2008 cependant, une remontée significative des taux de malnutrition infantile a été enregistrée dans de nombreux camps. L’une des raisons de cette détérioration est le refus du système de l’aide d’assister l’ensemble des nouveaux déplacés. Depuis 2007, le Programme alimentaire mondial distingue parmi les personnes qui continuent d’arriver dans les camps, les « déplacés » fuyant la guerre, des « migrants économiques » fuyant la misère. Désormais, seuls les « déplacés » ont droit à l’aide alimentaire.
Ce rationnement est justifié au nom de la lutte contre les effets pervers de l’aide. Comme beaucoup d’humanitaires, les responsables du PAM sont persuadés que l’afflux continuel de déplacés s’explique autant, sinon plus, par l’abondance de l’aide à l’intérieur des camps que par la guerre à l’extérieur. Les nouveaux arrivants comprendraient une part significative de familles épargnées par le conflit mais préférant (par paresse ?) s’entasser à la périphérie des villes pour bénéficier d’une assistance gratuite. Le système humanitaire rendrait ainsi dépendantes des familles qui ne l’étaient pas, tout en accélérant un exode rural censé s’inscrire dans une campagne de « purification ethnique ».
Or, sauf à considérer que la misère est sans rapport avec la guerre, il est impossible de distinguer entre déplacés et migrants économiques. Et si l’aide humanitaire contribue à rendre les centres urbains plus attractifs, c’est avant tout au regard d’une situation misérable en zone rurale qui n’a cessé de se dégrader avec le conflit. Avant d’être attirés vers les villes et l’aide humanitaire, les villageois sont chassés des campagnes par la misère et l’insécurité, indissociablement mêlées. Trier entre « migrants économiques » et « déplacés » ne peut conduire qu’à priver arbitrairement de secours des personnes ayant abandonné leur terre.
Il ne va pas de soi de considérer l’aide humanitaire comme une entreprise d’ingénierie sociale chargée de rétablir les sociétés dans l’état où elles étaient avant la crise. L’histoire récente des conflits mozambicain, angolais, libérien et sierra-léonais, nous enseigne qu’à la différence des réfugiés la grande majorité des déplacés ne retournent pas « chez eux » à la fin des hostilités. La guerre n’est pas seulement une succession de crimes effroyables. C’est aussi un puissant accélérateur de transformation sociale que les humanitaires sont parfois tenus d’accompagner.
Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « Aide humanitaire : effet pervers de la lutte contre les effets pervers », 1 octobre 2008, URL : https://msf-crash.org/fr/camps-refugies-deplaces/aide-humanitaire-effet-pervers-de-la-lutte-contre-les-effets-pervers
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