Rony Brauman : Ebola «Parfois, le traitement symptomatique a été négligé, voire oublié»
Rony Brauman
Cet entretien a paru dans le quotidien Libération, le 4 février 2014.
Rony Brauman, de Médecins sans frontières, analyse les critiques internes à l’ONG, évoquant «une forme de non-assistance à personne en danger de mort» dans son approche d’Ebola.
L’action de Médecins sans frontières dans la lutte contre Ebola a été saluée partout dans le monde. Mais elle fait l’objet, en interne, d’une remise en cause virulente. Une lettre ouverte, cosignée par de hauts responsables, et que Libération s’est procurée, assure ainsi que l’ONG aurait «collectivement échoué à démontrer que la survie de chaque patient était une bataille qu’il fallait mener». Elle aurait «institutionnalisé une forme de non-assistance à personne en danger de mort». Une «sérieuse entaille aux codes moraux de l’éthique médicale» sur laquelle revient, pour Libération, Rony Brauman, ex-président – et toujours membre – de MSF, ainsi qu’enseignant à Sciences-Po.
Pourquoi une telle remise en cause interne à MSF ?
Cette opération a été lourde et très éprouvante. Il a fallu improviser face au débordement de patients atteints par Ebola, mettre en place des procédures de sécurité, de soins et de confinement qui sont forcément discutables. C’était inévitable, compte tenu du caractère nouveau de cette épidémie et des dangers qu’elle faisait courir au personnel soignant. Mais, dans ce climat passionnel, les remises en cause sont douloureuses et les signataires protestent contre la crispation de certains face à toute critique.
Les mots sont forts, voire violents…
On s’enflamme rapidement à MSF ! Mais cette lettre traduit à la fois la fierté d’avoir eu un tel déploiement de volontaires et la frustration de médecins d’avoir vu mourir des patients qu’ils estimaient pouvoir aider. Au-delà de certains termes employés, excessifs car l’intention de tous était de venir au secours d’une population meurtrie, il y a un dilemme. Quel type de triage face à l’afflux des patients ? Qui cherche-t-on à traiter en premier : l’épidémie ou les malades de l’épidémie ? Autrement dit, cherche-t-on à faire de la médecine populationnelle, de la santé publique, ou de la médecine individuelle, de la santé «personnelle». Les deux ne s’opposent pas toujours. Mais fixer une priorité, c’est reléguer l’autre à l’arrière-plan.
Quelles problématiques vous ont déchiré ?
Les traitements compassionnels, c’est-à-dire l’administration de médicaments dont l’efficacité n’est pas clairement prouvée, de même que la mise en place de soins intensifs, qui n’était pas possible partout mais aurait dû être plus large. Le favipiravir, antiviral fabriqué par les Japonais, était disponible dès la fin août mais nous ne l’avons pas employé, ce qui soulève des questions éthiques et provoque de rudes engueulades.
Certains vous reprochent d’avoir plus géré des centres de tri que des centres de santé dans lesquels il manquait parfois jusque des médicaments contre la douleur…
Le traitement symptomatique a été manifestement négligé, voire oublié dans certains endroits. D’où les protestations internes.
Peut-on comparer le choc Ebola avec la confusion qui a frappé les ONG avant l’introduction d’antirétroviraux contre le sida dans les années 90 ? Et y aura-t-il un avant et un après Ebola ?
Ebola est devenu une affaire internationale lorsque sont apparus des risques de déstabilisation, voire d’effondrement des Etats locaux. Ce fut aussi le cas en 2 000 pour le sida, qui posait ce type de problèmes de manière globale. Il me semble qu’Ebola est à la sécurité sanitaire ce que Fukushima est à la sécurité nucléaire. Il y a un «après-Fukushima» mais je ne sais pas de quoi il est fait. L’Organisation mondiale de la santé a commencé son autocritique, c’est salutaire, mais la réponse ne saurait se résumer à des brigades internationales. Le renforcement de systèmes nationaux de soins est la première réponse, mais c’est à plus long terme.
A l’arrivée, il y a aura eu plus de patients d’autres maladies ou d’accidents qui sont morts faute d’accès à des soins que de victimes d’Ebola ?
C’est la caractéristique primordiale d’Ebola. Des épidémies de paludisme ont fait beaucoup plus de morts en beaucoup moins de temps sans entraîner les mêmes conséquences. Ebola a créé la panique, provoqué l’effondrement du système de santé en raison de la surmortalité du personnel soignant, qui a aggravé les effets de l’épidémie elle-même. Au-delà d’Ebola, il est certain que les épidémies virales sont promises à un brillant avenir en raison du changement climatique, de l’exode rural et de l’accroissement démographique. Il faut donc multiplier les recherches, aussi bien en virologie que dans les sciences sociales en tirant les leçons d’Ebola. Je pense à la faillite et au démantèlement des structures de soins, à l’impact des plans d’ajustement structurels du Fonds monétaire international, mais aussi à l’inertie des pouvoirs locaux, qui ont tardé à réagir.
Le double standard dans les traitements, où seul le personnel soignant peut bénéficier de centres sophistiqués, avec des unités individuelles, y compris désormais dans les pays frappés par Ebola, pose-t-il un problème éthique ?
Oui, mais c’est défendable. L’éthique utilitariste invite à tenter de soigner en priorité ceux qui doivent soigner les autres. Des priorités peuvent donc être accordées à des professions vu leur exposition et leur rôle pour la collectivité. Mais on doit aussi tenter d’étendre le bénéfice de ce privilège à tous les patients. Notons que si les soignants qui ont été rapatriés dans les pays développés s’en sont quasi tous sortis, c’est grâce à la prise en charge précoce, l’antibiothérapie, l’utilisation d’antirétroviraux, voire des traitements expérimentaux. Et c’est aussi dû au fait qu’ils étaient pour la plupart jeunes et en forme.
MSF n’est-il pas victime d’une «OMS-isation», d’une lourdeur bureaucratique proportionnelle à sa taille de plus en plus importante ?
MSF France, contrairement aux sections belge, suisse ou espagnole, n’a pas piloté de centre opérationnel. MSF me fait parfois penser à Gulliver empêtré, même si sa réactivité et ses capacités de déploiement sont citées en exemple (ce qui n’est pas le cas de l’OMS). Pour MSF France, c’est une autre histoire. D’un commun accord, on a évité de multiplier les centres de décision et une section a eu la responsabilité des opérations. La section française a soutenu, avec des moyens financiers et du personnel, les centres de traitement Ebola.
Comment MSF explique-t-il la baisse de la propagation du virus ?
On ne peut faire que des hypothèses. Le recul est confirmé, les centres de traitements sont quasi vides, mais on ne peut crier victoire car des foyers résiduels peuvent flamber au printemps. En tout cas, il est probable que les changements de comportement ont joué, je pense à la «no touch policy», ou à la modification des rites funéraires. Il est aussi possible que des porteurs sains aient acquis une immunité et permis de contenir l’épidémie, comme pour le choléra. Des enquêtes sont en cours pour éclaircir ce point. Quant à l’impact de l’intervention de la France, des Etats-Unis et du Royaume-Uni, il est très limité, car ils sont intervenus tardivement, quand la décrue était entamée.
Recueilli par Christian Losson
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Rony Brauman : Ebola «Parfois, le traitement symptomatique a été négligé, voire oublié» », 4 février 2015, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/rony-brauman-ebola-parfois-le-traitement-symptomatique-ete-neglige
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