Le triage
Jean-Hervé Bradol & Elba Rahmouni
Dans des circonstances exceptionnelles où la demande de soins déborde l’offre, comment décider par qui commencer ? Le triage est imposé par une demande exceptionnelle qui conduit à l'emploi d'une procédure particulière afin d’établir les priorités. Entretien de Jean-Hervé Bradol réalisé par Elba Rahmouni à partir de l’article « En situation de catastrophe : s’orienter, trier et agir » paru dans l’ouvrage La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie sous la direction de Céline Lefève, Guillaume Lachenal et Vinh-Kim Nguyen.
1° En quoi consiste la procédure de triage ?
La procédure de triage telle que formulée par l'Organisation mondiale de la santé est la suivante : « Les dits patients doivent être répartis en fonction de la gravité de leurs blessures, et les traitements à leur appliquer doivent être décidés selon les ressources disponibles et les chances de survie. Le principe de sélection sur lequel reposent les décisions à prendre en la matière est celui de l’allocation des ressources pour le plus grand bénéfice sanitaire du plus grand nombre. » En théorie, le triage fait la démonstration mathématique de sa supériorité sur la forme habituelle d’organisation par l’obtention d’une meilleure adaptation quantitative de l’offre à la demande de soins que traduit un nombre de morts moins élevés.
Pour le personnel soignant la procédure de triage est une injonction de passer d’une éthique à une autre. La première, celle de l'ordinaire, est présentée comme centrée sur l'intérêt individuel du blessé ou du malade. Lors d'une situation extraordinaire, en raison d'une demande dépassant l'offre d'une manière beaucoup plus forte que d’habitude, le risque perçu est celui de gaspiller les maigres ressources disponibles et un temps précieux en accordant trop d’attention aux cas ayant un trop bon ou, à l’inverse, un trop mauvais pronostic. L’approche éthique alors recommandée est dite utilitariste. L’objectif devient « le plus grand bien pour le plus grand nombre » quitte à sacrifier quelques individus à l’intérêt général.
La tension entre les intérêts individuels et l’intérêt collectif est déjà présente en dehors de contextes d’exception dans la routine de l’administration des soins. Mais les événements considérés socialement comme des catastrophes donnent une inhabituelle visibilité à des discriminations dans l’accès au soin d’ordinaire mieux acceptées car noyées dans la banalité du quotidien.
2° D’où vient cette procédure et quelle est son évolution ?
La généralisation de l’usage du triage comme la clarification de ses objectifs datent de la première guerre mondiale : trier les blessés pour renvoyer au plus vite dans leur régiment ceux dont l’état de santé le permet et trier pour mieux ordonner les soins dans l'espoir d’éviter le plus grand nombre possible de décès et de déficits fonctionnels sévères parmi ceux qui demeurent à la charge du service de santé. Depuis la première guerre mondiale, les usages du triage se sont diversifiés et étendus.
Le triage est aujourd’hui le plus souvent employé en dehors de son contexte de naissance : les guerres dites de position comme la première guerre mondiale. Il a trouvé une place dans la réponse aux cataclysmes naturels, aux épidémies et aux famines et dans la gestion de situations de rareté des ressources plus banales, comme lors de la sélection des patients en salle d'attente d’un service d’urgence ou la sélection des patients pour l’admission en service de soins intensifs.
3° A qui s’applique la procédure de triage ?
Dans l’intention d’être efficace à l’échelle collective et d’être équitable avec les individus, le triage est censé s’appliquer à tous selon les mêmes critères médicaux et sanitaires uniquement. Cependant, l’idée de considérer comme a priori égaux les individus lors de la procédure de triage et de ne les distinguer les uns des autres que selon un tout petit nombre de critères médicaux définis possède des limites médicales. Par exemple, les conséquences d’un traumatisme thoracique sont différentes selon qu’il survient chez un patient auparavant sain ou chez un patient atteint d’insuffisance respiratoire chronique.
Au-delà des limites médicales, d’autres critères rentrent en ligne de compte. La règle d’une équitable répartition des soins entre individus souffre d’exceptions légitimes. Par exemple, il faut reconnaître que ne pas privilégier l’accès aux soins de certains dirigeants de la société amplifierait la catastrophe et les troubles sociaux qui l’accompagnent.
Plus préoccupant, quand les circonstances s’y prêtent, les secours peuvent être aussi détournés au profit d’intérêts partisans, par exemple ceux d’éventuels belligérants ou ceux d’une clientèle politique. Des intérêts économiques particuliers peuvent également prévaloir, ceux de profiteurs de guerre dans un contexte de conflit armé ou plus généralement ceux d’escrocs, à l’extérieur comme à l’intérieur des organismes d’aide, pour qui une catastrophe constitue surtout l’opportunité de faire de bonnes affaires.
Des phénomènes beaucoup plus communs sont également à l’œuvre. Par exemple, en France, malgré l’existence de critères médicaux précis, la demande d’admission en unité de soins intensifs a moins de chances d’être satisfaite si elle est formulée au téléphone et non à l’occasion d’un contact physique direct, de même si elle survient durant certaines plages horaires journalières. La sélection des patients relève en réalité souvent des motifs ordinaires de discrimination en usage dans la société qui sont puisés dans un registre à la fois classique et renouvelable à l’infini : la langue, le style de vie…
4° Comment s’applique-t-elle ?
Dans l'idéal de la médecine de catastrophe, après celui d’un traitement équitable des individus, le deuxième postulat avancé est celui de l’existence d’un petit nombre de causes à l’origine d’un nombre inhabituel de cas du même type qui différent par leur gravité. L’espoir que l’offre de soins puisse être rapidement ajustée à la demande repose sur le fait que le petit nombre de mécanismes rendra possible une simplification des prises en charge favorisant un déploiement rapide et massif des secours. Le retour d'un équilibre entre demande et offre de soins s'obtient au prix de la réduction de la diversité des tableaux cliniques à un petit nombre de catégories en fonction de la gravité, deux à cinq le plus souvent selon les différents systèmes de triage.
Pourtant, dans la réalité l’idée du petit nombre de causes montre des limites. Par exemple, deux patients atteints d’une blessure par balle dans la même partie du corps, peuvent présenter des paramètres identiques au moment précis du tri, selon les quelques critères retenus pour décider en une minute de l’orientation du patient, alors qu’en réalité leurs pronostics sont très différents. Ils sont fonction des différents organes touchés par le projectile lors de son trajet à l’intérieur du corps. Un réel examen clinique permettrait de les distinguer mais le temps manque pour l’effectuer selon les modalités habituelles.
Les protocoles de réponse aux catastrophes derrière leur apparente rationalité reposent en bonne partie sur des raisonnements déduits de connaissances physiologiques et sur des savoir-faire cliniques acquis par la pratique. Quand, en dépit de la précarité des circonstances, des études scientifiques sont réalisées, leurs résultats exposent les limites pratiques des procédures de triage. Si les ressources disponibles sont encore relativement importantes, le professionnel en charge du tri aura tendance à vouloir éviter de léser l’individu devant lui à un moment donné. La tentation est alors d’accorder trop souvent la priorité à des cas dont la prise en charge pourrait être différée selon une application rigoureuse des critères. Si, à l’inverse, les ressources sont très réduites, la volonté de protéger les intérêts de la collectivité prend l’ascendant. Le risque devient alors d’écarter des patients qui auraient pu être sauvés s’ils avaient été jugés prioritaires.
Le rationnement des soins au profit de certains et au détriment d'autres est souvent présenté dans la littérature comme étant à la source de dilemmes éthiques importants. L’exemple le plus souvent exposé concerne le choix, lors des afflux massif de blessés ou de malades, de ne pas tenter de modifier le pronostic vital de ceux jugés trop gravement atteints. Leur prise en charge est réduite à un traitement palliatif afin que la fin de leur vie soit la moins douloureuse possible. En réalité, le pronostic vital des agonisants déjà mauvais en temps normal devient effroyable lors d’une catastrophe en raison de la précarité des conditions de vie et de soin. Lors de la prise en charge médicale de ce type de patients, l’angoisse du soignant relève plus de la difficulté à accepter sa propre impuissance face à l’ampleur de la catastrophe que du cruel exercice d’un pouvoir de vie et de mort lors du triage.
5° Comment faire accepter cette procédure ?
L’explication donnée par les soignants pour justifier les choix du triage est formulée en des termes qui soulignent que tout le monde sera traité non de la même façon mais d'une façon qui conduise à diminuer au mieux le nombre de décès à l’échelle de la population. Penser recevable une telle justification par un individu en détresse repose sur l’hypothèse qu'il prendra son mal en patience pour le bien du plus grand nombre. L'expérience montre que l'invocation de l'intérêt collectif ne peut toujours suffire à calmer des personnes en situation précaire et leurs proches. Un usage, au mieux dissuasif, de la force est souvent inévitable, par exemple afin d’empêcher que la pharmacie ou l'entrepôt de nourriture ne soient pillés par une foule en colère privée des biens essentiels à sa survie.
En ce sens, la réussite d’une urgence est surtout celle d’une mobilisation sociale et politique exceptionnelle capable de produire un consensus en matière de répartition de l’aide et des soins de façon à prévenir des troubles sociaux et politiques trop importants. Ainsi le triage se révèle pour ce qu’il est avant tout : l’étape essentielle d’une opération de rationnement et de maintien de l’ordre. Compris comme l'affirmation d'une nouvelle norme sociale de répartition de ressources devenues plus rares, le triage trouve alors son sens et son utilité.
Chaque opération porte la marque d'une ou d’un petit nombre de personnalités qui ont régulé la distribution des secours et des soins. Ce rôle est rempli au mieux quand elles gardent à l’esprit que le triage n’est pas seulement une technique mais également le passage, pour le meilleur et pour le pire, d’une norme de justice distributive à une autre. La nouvelle norme n’est pas là pour être suivie aveuglément mais pour servir de balise à la création d'une politique des secours à chaque fois originale afin de répondre au mieux à une situation d’exception et aux besoins toujours singuliers de ses victimes.
Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, Elba Rahmouni, « Le triage », 6 avril 2020, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/le-triage
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