Mieux vaut mourir de faim dans un pays en guerre
Jean-Hervé Bradol
Depuis plusieurs mois, les informations au sujet des disettes et des famines qui touchent de larges segments de la population d'Afrique orientale alimentent les appels aux dons des principaux organismes d'aide, publics comme privés. La faiblesse des précipitations, et dans le cas particulier de la Somalie les récents soubresauts d'une guerre civile vieille de vingt ans, expliqueraient qu'une situation déjà mauvaise soit subitement devenue catastrophique. Ces dernières années, l'effondrement du pouvoir d'achat de nombreuses familles, dû en grande partie à l'envolée du prix des denrées alimentaires, a créé un contexte propice à transformer tout déséquilibre conjoncturel, par exemple climatique ou sécuritaire, en véritable catastrophe pouvant s'étaler sur une année, voire davantage. Dans cette perspective, la situation du Centre et du Sud de la Somalie représenterait la forme extrême d'un phénomène plus large : dans toute la région, des millions de personnes ne détiennent pas un pouvoir d'achat suffisant pour s'approvisionner sur des marchés pourtant achalandés. Car en dépit de la guerre, les marchés fonctionnent aussi en Somalie, où l'on meurt de faim à proximité d'entrepôts remplis de nourriture au prix inabordable.
Les médias diffusent en boucle, jusqu'à l'écœurement, les images et les récits du calvaire enduré par les habitants du Centre et du Sud de la Somalie. Si les enquêtes épidémiologiques confirment la gravité de la situation, ces enfants somaliens apparaissent cependant difficiles à secourir. L'opposition armée ne souhaite pas qu'une opération de distribution d'aide alimentaire conduite sur son territoire par des organismes étrangers puisse être utilisée pour l'affaiblir. Rappelons que la sécurité des convois d'aide alimentaire avait été le principal argument utilisé en 1992 pour justifier une intervention militaire internationale. Aujourd'hui, les troupes internationales engagées dans les opérations militaires contre l'opposition armée sont déjà impliquées dans la distribution de nourriture et réclament un renfort de plusieurs milliers d'hommes. L'aide alimentaire est au cœur d'enjeux politiques et militaires et son déploiement massif en urgence signifierait une nette et rapide évolution des rapports de force. En réalité, les conditions politiques et militaires ne sont pas aujourd'hui réunies pour mener à bien les opérations que les organismes d'aide proposent aux donateurs de financer.
La prise en charge de la malnutrition juvénile dans les pays voisins, où à la différence de la Somalie, les opérations de secours ne sont pas entravées par un conflit armé, soulève également des questions embarrassantes. Certains pays comme l'Ethiopie ont un nombre d'habitants dix fois plus élevé que la Somalie. Au cours des années 2000, selon l'Unicef, la proportion d'enfants présentant un déficit pondéral, modéré comme sévère, est identique dans les deux pays. En nombre absolu, les enfants dénutris sont donc dix fois plus nombreux en Éthiopie.
Qui meurt de faim ? Les enfants en bas âge. Qu'est ce qui permet à court terme d'éviter leur décès ? Un supplément alimentaire à base de poudre de lait, de sucre et d'huile. Pourquoi n'est-il pas administré aux enfants dénutris avant qu'ils n'atteignent un état critique ? Pour deux raisons. La première est une norme professionnelle qui oppose la prévention (promotion de l'allaitement maternel et de certaines habitudes alimentaires, micronutriments ajoutés dans des denrées alimentaires de base) au traitement de la dénutrition (distribution à l'enfant d'un complément alimentaire adapté à la récupération nutritionnelle). La deuxième réside tout simplement dans une impossibilité économique : les compléments alimentaires adaptés à la récupération nutritionnelle d'un enfant dénutri dont nous parlons coûtent aujourd'hui entre deux et trois euros le kilo. A ce prix ni les familles, ni les institutions de santé publique n'ont le budget pour traiter les millions de nourrissons qui présentent chaque année dans les consultations médicales une rupture de leur croissance staturo-pondérale. C'est la raison pour laquelle, alors que le diagnostic de dénutrition est posé en consultation, le nourrisson repart chez lui le plus souvent sans traitement. Les recommandations internationales et nationales imposent en effet d'attendre les stades les plus avancés de la dégradation de l'état de l'enfant - le marasme sévère ou de le Kwashiorkor -, pour lui donner un complément alimentaire adapté.
Quelques exceptions existent. Les situations de guerre ou de catastrophe naturelle justifient ainsi la distribution d'aliments aux familles sans contrepartie financière. Dans ce cas, le traitement du nourrisson est autorisé avant qu'il n'ait atteint l'état le plus sévère de dénutrition. Hors de ces situations d'urgence humanitaire, l'enfant se verra le plus souvent refuser une aide alimentaire. A la différence de l'enfant somalien et à moins d'être arrivé au stade ultime de la dénutrition, l'enfant éthiopien se retrouve ainsi privé d'assistance tant qu'il n'a pas atteint le stade ultime de la dénutrition bien qu'aucun conflit n'empêche les organismes d'aide de l'atteindre.
Soulignons qu'il y a deux siècles, l'ensemble des régions du monde était confronté au même fléau. La situation s'est améliorée dans quatre pays sur cinq qui ont trouvé le moyen de mettre à disposition des familles des aliments répondant d'une manière spécifique aux besoins de l'organisme en croissance rapide d'un enfant en bas âge. Aujourd'hui, dans la trentaine de pays où persistent en permanence des poches de dénutrition juvénile associées à un nombre élevé de décès, la situation ne peut que persister. Ni les institutions de santé publique ni les familles n'arrivent à financer la récupération nutritionnelle des nourrissons en dehors du traitement de quelques cas de marasme sévère. Après trente ans d'efforts, on constate que ni les mesures de prévention ni les efforts de développement économique des pays concernés ne peuvent à eux seuls pallier l'absence sur le marché de compléments alimentaires adaptés à l'état nutritionnel des nourrissons à un prix abordable.
Depuis les années 1970, aucune action de santé publique transnationale n'a pu se développer aux conditions du marché : qu'il s'agisse de la promotion de la vaccination, de la contraception, de l'utilisation à l'échelle nationale d'une liste de médicaments essentiels ou encore des trithérapies contre le sida. Seul l'établissement de prix différenciés qui tiennent compte du niveau de revenu des pays concernés a permis la création de filières économiques spécifiques à la santé publique transnationale. Pour leur mise en place, les opérateurs économiques privés ont concédé quelques entorses à l'application d'un prix unique mondial, tandis que les États acceptaient de financer une action devenue ainsi moins coûteuse. Si un mouvement comparable ne se produit pas dans le domaine de l'alimentation du nourrisson, nous sommes condamnés à regarder disparaître chaque année des enfants sous la pression du couple dénutrition-infection. L'exacerbation actuelle de phénomènes climatiques et économiques en relation avec la malnutrition devrait achever de convaincre qu'il est grand temps d'agir pour accroître la disponibilité et l'administration précoce des compléments alimentaires pour faire face à la plus meurtrière des formes de malnutrition : la dénutrition du nourrisson. C'est au financement de projets de santé publique de cette nature que l'argent collecté par l'éventuelle instauration d'une taxe Tobin pourrait servir.
Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, « Mieux vaut mourir de faim dans un pays en guerre », 12 septembre 2011, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/mieux-vaut-mourir-de-faim-dans-un-pays-en-guerre
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