Sri Lanka : Massacre des 17 employés d’ACF en 2006. Réclamer la justice ou faire éclater la vérité ?
Claire Magone
Le 4 août 2006, 17 Sri-Lankais travaillant pour Action contre la faim et portant tous le tee-shirt de l'association étaient exécutés dans l'enceinte même des locaux de l'ONG, au moment où la ville de Muttur, sous contrôle des rebelles tamouls depuis le 1er août, était reprise par les forces gouvernementales.
Comme tous les ans depuis six ans, Action contre la Faim commémorera demain l'assassinat de ses 17 employés sur le parvis des droits de l'homme au Trocadéro. Comme tous les ans depuis six ans, ACF réclamera justice, et demandera que le plus grand massacre jamais perpétré contre les membres d'une ONG ne reste pas impuni. Comme tous les ans depuis six ans, il y a peu d'espoir que cette requête aboutisse.Quelques faits d'abord. Dès la fin du mois d'août 2006, la mission scandinave d'observation du cessez-le-feu au Sri Lanka (SLMM), par la voix du Norvégien qui la dirige, déclare que l'implication des forces de sécurité sri-lankaises dans le massacre ne fait aucun doute. D'après les informations qu'elle a collectées malgré les tentatives d'obstruction des autorités, la ville était aux mains de l'armée au matin du 4 août, et les témoignages recueillis pointent tous les forces gouvernementales. Cette accusation directe, « irresponsable et scandaleuse » aux yeux du ministre sri-lankais des Affaires étrangères, reste toutefois sans suite: le chef de la SLMM est sur le départ, et la mission ne fait pas d'autre déclaration publique.
La « University teachers for human rights » (UTHR, organisation sri-lankaise de défense des droits de l'homme créée en 1988) mène une enquête et établit, dans un rapport très détaillé publié en 2008 - « Unfinished Business of the Five Students and ACF Cases- A Time to call the Bluff » - que le massacre a été commis par deux agents de police et un paramilitaire, encadrés par des forces spéciales de la Marine.
De son côté, ACF prend acte de ces conclusions, mais ne se prononce pas sur la culpabilité des assassins présumés. En revanche, l'ONG exige inlassablement que justice soit faite et suit de près, dès 2006, trois procédures judiciaires lancées par le Sri Lanka dont les travaux ne sont ni rendus publics ni même transmis à l'association. En 2009, la presse nationale se fait néanmoins l'écho des résultats d'une Commission d'enquête présidentielle, qui disculpe les forces armées gouvernementales et pointe du doigt ACF, coupable d'après elle de graves négligences dans la gestion de la sécurité de son personnel: le jour du massacre, les responsables de l'association avaient cru mettre le personnel à l'abri en lui enjoignant de rester dans le campement, tandis que la communauté tamoule de la ville cherchait à se regrouper dans un endroit sûr.
ACF a documenté minutieusement les négligences, obstructions, conflits d'intérêts et dissimulations qui ont jalonné les procédures ouvertes au Sri Lanka, et qui ont notamment manipulé jusqu'à les rendre illisibles trois éléments essentiels de l'enquête. Tout d'abord, le contexte du massacre: l'heure du crime bien sûr, mais aussi la date à laquelle les forces gouvernementales ont repris la ville, et donc le contrôle de l'usage de la violence. Ces informations n'ont tout simplement jamais été établies par les enquêteurs sri-lankais. Ensuite, des éléments balistiques : après avoir déclaré qu'une des balles retrouvées dans le corps d'une des victimes provenait d'un fusil M16, caractéristique des forces spéciales sri-lankaises vues lors des combats à Muttur, le médecin légiste s'est rétracté, et la chaîne de transmission des preuves balistiques a été tordue jusqu'au discrédit. Enfin, les témoins n'ont bénéficié d'aucune protection, loin s'en faut : dans son rapport de 2008, l'UTHR mentionne que trois témoins ont été tués, que l'un a disparu tandis que d'autres ont fait l'objet de mesures d'intimidation, et ont été contraints au silence ou à l'exil - information cohérente avec des sources diplomatiques, d'après le contenu d'un câble Wikileaks datant de la même année dans lequel l'ambassadeur américain Robert O. Blake fait une synthèse des éléments du dossier Muttur.
ACF a d'abord espéré que la fin de la guerre faciliterait l'établissement de la vérité, mais force est de constater que la propagande ne s'est pas arrêtée avec la défaite des Tamouls en mai 2009. Rappelons que le gouvernement sri-lankais entretient une version triomphaliste de son combat contre les rebelles qu'il décrit comme la « plus vaste opération de sauvetage humanitaire au monde », version encouragée par de nombreux commentateurs militaires étrangers qui ont salué la victoire du gouvernement comme celle d'une armée démocratique contre un mouvement terroriste « Sri Lanka : MSF dans la guerre totale », Fabrice Weissman, in « Agir à tout prix ? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF », C. Magone, M. Neuman, F. Weissman (dir) ed. La Découverte, 2011.
Aujourd'hui, ACF mise sur la « communauté internationale », qui a récemment haussé le ton: le 22 mars dernier, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a en effet adopté par une courte majorité une résolution proposée par les Etats-Unis demandant au gouvernement sri-lankais de prendre des mesures crédibles destinées à lutter contre l'impunité des violations des droits de l'homme pendant la guerre. Cette résolution tranche avec celle adoptée en 2009, qui non seulement ne mentionnait que les violations des droits de l'homme dont les Tigres s'étaient rendu coupables, mais rappelait également le nécessaire respect de la souveraineté du Sri Lanka.
Un petit pas en avant donc, qui encourage ACF à poursuivre dans la voie légaliste : elle a soumis le dossier Muttur au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, qui va se pencher en novembre sur le cas du Sri Lanka, lors d'une procédure appelée Examen Périodique Universel du respect des droits de l'homme auxquels tous les Etats membres des Nations unies sont soumis depuis 2006.
On ne peut que souhaiter qu'un tel mécanisme lève le voile sur ce massacre. Mais même si le Conseil des droits de l'homme allait jusqu'à recommander la tenue d'une enquête internationale, celle-ci serait menée avec l'assentiment et la coopération des autorités sri-lankaises, et pourrait difficilement établir des preuves que les procédures précédentes - y compris quand elles impliquaient des experts étrangers qui ont préféré jeter l'éponge La Commission présidentielle d'enquête lancée en 2006 était supervisée par un « groupe international indépendant composé d'éminentes personnalités » (IIGEP) dont les membres incluaient entre autres Bernard Kouchner et l'ancien rapporteur spécial des Nations unies Nigel Rodley. Ce groupe s'est retiré de la commission fin 2007 en déplorant le manque de transparence de cette dernière. - ont fait disparaître.
D'enquêtes inabouties en déclarations d'intention, le Sri Lanka a jusqu'à présent réussi à sauver la face. Pour faire éclater la vérité, faudra-t-il qu'ACF change de stratégie, cesse de réclamer la justice qu'elle n'obtiendra jamais pour livrer publiquement son intime conviction à propos du massacre du 4 août 2006 ?
Pour citer ce contenu :
Claire Magone, « Sri Lanka : Massacre des 17 employés d’ACF en 2006. Réclamer la justice ou faire éclater la vérité ? », 6 août 2012, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/droits-et-justice/sri-lanka-massacre-des-17-employes-dacf-en-2006-reclamer-la-justice-ou-faire
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