Plumpy’Nut : à qui profite le matraquage des mères ?
Michel-Olivier Lacharité
Ce texte a été publié le 26 décembre 2022 sur le Souk, le site associatif de Médecins sans frontières.
Vieille rengaine des programmes nutritionnels, les discours faisant des mères d’enfants malnutris des fraudeuses sans foi ni loi ressurgissent au Burkina Faso comme au Nigéria, organisés et relayés par les acteurs de l’aide et les médias. Ces accusations escamotent les réflexions sur le contrôle des ressources et la qualité des programmes de prise en charge de la malnutrition et sur la précarité extrême dans laquelle sont plongées des familles, comme c’est le cas au nord-ouest du Nigéria à Katsina où nous menons actuellement le plus large programme nutritionnel de l’histoire de MSF.
A Katsina, le plus grand nombre d’enfants malnutris jamais pris en charge par MSF
Revenons sur le contexte. En 2022, MSF a admis plus de 107 000 enfants dans son programme ouvert en 2021 et installé dans trois LGA (Local Government Area) de l’Etat de Katsina au Nigéria (Jibia, Mashi et la ville de Katsina). Que peut-on dire de ces 107 000 enfants ? Ce sont surtout les plus jeunes (moins de vingt-quatre mois) qui sont touchés (environ 58 %). Plus de 87 000 étaient malnutris aigus sévères, c’est-à-dire qu’ils avaient atteint un degré d’émaciation important qui menaçait leur vie, et plus de 13 000 ont été hospitalisés dans l’un des deux hôpitaux de Katsina soutenus par MSF. La prise en charge d’un tel volume repose sur les compétences d’une vaste équipe médicale, sur un traitement en ambulatoire pour lequel nous avons amélioré en continu le flux de patient dans les centres de santé et sur les aliments thérapeutiques prêts à l’emploi (ATPE : Plumpy’Nut ou équivalent) permettant cette prise en charge en ambulatoire.
Tandis que dans la majorité des pays où intervient MSF ces intrants sont généralement fournis par le Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF), dans ce projet MSF a acheté la quasi-totalité des aliments thérapeutiques nécessaires. Ils sont produits au Nigéria et conditionnés en sachets de 92 grammes. Un enfant a besoin d’environ une centaine de sachets, consommés pendant un mois et demi, pour guérir de son état de malnutrition. Sur l’année, nous avons acheté et distribué à Katsina plus de 10 millions de sachets.
Avant tout, ce nombre d’admissions historique pour notre organisation représente une catastrophe sanitaire qui reflète une situation dramatique de pauvreté, de manque d’accès à la nourriture et aux soins, dans un contexte d’insécurité grandissante pour beaucoup de Nigérians.
« Les mères, ces voleuses ! »
Des rumeurs constantes présentent un grand nombre de mères comme des truandes, faisant de nos activités un business de revente de Plumpy’Nut. Elles affament leurs enfants, elles les louent, elles font des doubles ou triples admissions ; pour certaines, c’est quasiment un travail à temps plein.
Sur quoi se fondent ces accusations ? Sur les marchés, on ne trouve pas de quantités importantes d’aliments thérapeutiques prêts à l’emploi. Les quelques plateaux trouvés sur les étals ne sont rien en comparaison des 61 conteneurs de 40 pieds distribués dans le programme cette année. Si l’on trouve des cartons sur les sites de revente, ils sont le résultat de détournements de personnes travaillant dans le système de santé, agents d’ONG, d’agences de l’Onu ou du ministère car les mères n’ont pas accès à ces cartons. C’est probablement là que se situent les plus grosses fuites, lorsqu’elles existent, comme cela a pu être identifié dans des pays tels que le Tchad.
Les indicateurs suivent une courbe normale, avec des résultats moins bons au niveau du nombre d’abandons et de non-répondants durant la période de soudure agricole, et meilleurs hors période de soudure. Les enfants malnutris aigus sévères admis dans le programme pèsent en moyenne 6.18 kg à l'admission et observent une prise de poids moyenne de 4.66 g/kg/jour. Donc, avec une durée moyenne de séjour de 53 jours, ces enfants admis en 2022 ont pris 1,53 kg. Ce gain de poids, conforme aux normes de qualité, atteste que les aliments thérapeutiques sont bien consommés par eux.
Ces rumeurs de hordes de mères indignes détournant les aliments thérapeutiques destinés à soigner leur enfant ne s’appuient en fait sur aucune tendance tangible et observée à Katsina, si ce n’est la force des stéréotypes qui font des pauvres et des nécessiteux, dans tous les pays où l’aide sociale existe, des fraudeurs coupables de leur propre sort. On retrouve l’idée fréquemment mobilisée de la mauvaise mère, responsable de la malnutrition de son enfant et insouciante de son état de santé, qu’elle sacrifie pour quelques sachets.
MSF prend à cœur la prévention contre la mauvaise utilisation de ses ressources
Nous appliquons à Katsina notre politique de contrôle des ressources qui vise principalement à vérifier si tous les articles achetés sont livrés dans nos entrepôts et que les sorties d’entrepôts correspondent au volume d’activités enregistré. C'est à ce niveau que les volumes de détournement pourraient être importants car une livraison égarée ou une perte de dizaines de cartons représentent des ressources importantes qui ne profitent pas aux patients et à la population. Le nombre de sites, la durée du traitement, les nombreux protocoles empêchent d’avoir un système d’alerte rapide et précis en cas d’écart de consommation. Toutefois, ce travail d’analyse qui repose sur le suivi de l’activité médicale, des achats et de la comptabilité et sur l’inventaire physique mensuel de tous les entrepôts et des stocks intermédiaires nous rassure car la moyenne de consommation de 117 sachets par enfant sorti du programme correspond au protocole de traitement.
Nous travaillons également avec les leaders communautaires et les familles afin d’expliquer l’impact sur le traitement des enfants de la revente ou du partage de la nourriture thérapeutique au sein de la famille. Aussi, chaque visite de suivi au centre de santé est accompagnée d’une formation et d’une sensibilisation sur la supplémentation alimentaire, l’alimentation d’un enfant malade et le rôle des aliments thérapeutiques, l’allaitement maternel ainsi que l’alimentation des mères, la supplémentation en vitamine A, la vaccination et les risques épidémiques de la rougeole notamment. Du henné et un bracelet sont utilisés afin d’identifier chaque enfant entrant dans le programme. Le suivi anthropométrique d’une visite à l’autre nous permet d’identifier ceux qui auraient des courbes de croissance suspectes, qui perdraient subitement quelques centimètres – preuve que l’enfant ne serait pas celui auquel est associé le bracelet et le dossier médical. L’ensemble de ce travail soutenu nous amène à croire que les doubles enregistrements sont très limités.
Afin d’évaluer avec tous les moyens disponibles les risques de double enregistrement, une étude de faisabilité est en cours pour recourir à un enregistrement biométrique utilisant l’empreinte digitale ou celle du pied de l’enfant. Il reste à démontrer que l’utilisation des données biométriques personnelles est justifiée dans ce contexte et que les dépenses associées ne seraient pas mieux investies ailleurs ; sans doute qu’une évaluation ad hoc permettrait de confirmer ou infirmer ce risque.
L’arbre qui cache la forêt
Le 15 décembre 2022, une « Taskforce on the Misuse of RUTF in Katsina State » a été réactivée par les autorités de la santé. HumAngle – un média humanitaire nigérian – alerte sur la contrebande de Plumpy’Nut dans plusieurs publications et colporte des récits farfelus : « “He has developed ulcer in his mouth,” Abubakar, a nurse at a Primary Health Centre (PHC) in Gwange area of Maiduguri told HumAngle of a boy who had been fed the RUTF without a prescription. »
Depuis le début de notre intervention à Katsina, nos équipes ont toujours été vigilantes sur le contrôle des ressources et en particulier des aliments thérapeutiques, comme décrit ci-dessus. C’est un sujet important, et il faut donc regarder au bon endroit et ne pas s’aveugler avec des stéréotypes éculés sur les « mauvaises mères ». Il est essentiel de suivre l’acheminement des cartons dans le système de l’aide, en pistant les numéros de lot si des cartons sont trouvés hors du circuit prévu, et de veiller à la qualité des programmes en vérifiant qu’ils intègrent sensibilisation et engagement communautaire.
Si nous n’identifions pas de détournement à grande échelle organisé par les mères d’enfants malnutris à Katsina, il est vrai que certaines mères revendent des sachets : le plus souvent le nombre de sachet vendu correspond au prix du transport. Elles sont pauvres, parfois déplacées, et doivent faire de longues distances pour venir régulièrement au centre de santé. On peut comprendre qu’en situation de survie, des sachets de Plumpy’Nut deviennent une ressource. En réserver le plus grand nombre à l’enfant mais rembourser le transport avec quelques sachets faute d’argent semble une pratique logique.
Ainsi, si l’ampleur de la revente observée devenait hors de contrôle il faudrait interroger la pertinence du programme. MSF préconisant une approche centrée sur les besoins des patients, découvrir que la majorité des mères revendent les produits thérapeutiques qu’on leur fournit voudrait dire qu’il est peut-être nécessaire de cesser cette activité au profit d’autres services attendus et correspondant mieux aux besoins.
La meilleure manière de prévenir les potentiels doubles enregistrements et les quelques reventes de sachets par les mères, dans ce contexte d’extrême pauvreté où la survie est un enjeu pour plusieurs membres de la famille, serait d’allier à la prise en charge nutritionnelle une distribution de cash (ou de développer une meilleure couverture sociale) et de vivres pour que les mères en grande détresse puissent avoir les moyens à la fois de donner l’ensemble de la ration thérapeutique à l’enfant souffrant de malnutrition aiguë et de subvenir aux besoins de l’ensemble du foyer.
On se trompe de priorité si l’on colporte des rumeurs infondées et si l’on criminalise les mères d’enfants malnutris.
Pour citer ce contenu :
Michel-Olivier Lacharité, « Plumpy’Nut : à qui profite le matraquage des mères ? », 30 décembre 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/plumpynut-qui-profite-le-matraquage-des-meres
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