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Point de vue

Bourdieu, l’humanitaire et l’intérêt au désintéressement

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Sauf erreur de notre part, Pierre Bourdieu n'a pas conduit d'enquête sur les activités et les organisations humanitaires.

Cependant il emploie le terme humanitaire comme adjectif dans son cours Sur l'État du 5 décembre 1991. Il vient d'évoquer la catégorie sociale des savants, qui, pour leur activité dans le champ scientifique, se donnent «des règles de désintéressement, d'objectivité, de neutralité, etc.» Bourdieu caractérise cette attitude comme une forme d'«intérêt au désintéressement». Il enchaîne aussitôt sur un autre exemple et c'est alors qu'il fait intervenir la qualification humanitaire: «du point de vue d'un chercheur qui cherche toujours une raison [...] les actions les plus désintéressées, les actions humanitaires, toutes ces choses qu'on célèbre, sont toujours justiciables de la question: quel intérêt a-t-il à faire ça? Pourquoi le fait-il? [...] Quel bien tire-t-il du fait de faire le bien?» (p. 539-540).

Dans au moins un autre cas, Bourdieu adopte le terme humanitaire. Il s'agit d'un texte publié en 1994 introduisant un numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales intitulé Le commerce des corps: «[...] le corps, identifié à la personne, est exclu de la circulation marchande» ; ainsi «la norme tacite, et parfois explicite, veut que l'on fasse don de son sang, par un acte de générosité humanitaire».

Ces références, l'une aux actions humanitaires, l'autre à la générosité, paraissent présenter deux points de vue bien distincts, elles incitent à poser la question suivante: que signifie, pour Bourdieu, avoir intérêt?

Dans l'introduction au Commerce des corps (1994), le don de sang symbolise la «générosité humanitaire», il nous apparaît comme un acte gratuit, effectué sans attente d'un retour, sans intention d'obtenir en échange un contre-don, sans calcul intéressé. De manière semble-t-il différente, dans le premier exemple, Bourdieu appelle à désillusionner les actions humanitaires: le désintéressement doit être interrogé, les intérêts sous-jacents doivent être décrits. Il est nécessaire ici de rappeler une précision régulièrement faite par Bourdieu: «Quand je dis "intérêt", ce n'est pas l'intérêt matériel direct; il s'agit d'intérêts beaucoup plus compliqués...» (p. 430 et 556); même si, dans l'acte désintéressé, aucun profit n'est recherché comme tel, il en résulte des gratifications. Ainsi, les conduites d'assistance, les missions humanitaires de secours (en particulier médicales) bénéficient-elles d'une reconnaissance, et ceci «aux deux sens du terme, au sens de gratitude et de reconnaissance de légitimité» (p. 431); ces missions, ces conduites assurent à ceux qui les accomplissent, aux individus et aux organisations, des gratifications symboliques. J'en veux pour exemple la prise de position adoptée par MSF en janvier 2005, à la suite du tsunami qui advint le 26 décembre 2004 en Asie du Sud. On se souvient que, une semaine après la catastrophe, MSF décida de suspendre la collecte de dons, estimant que, au delà de la somme déjà recueillie, elle ne pouvait garantir qu'elle serait capable de tenir ses engagements de bonne utilisation des dons (J.-H. Bradol, président MSF France, Le Monde, 06.01.2005). Cette prise de position publique suscita d'abord une très forte polémique partie d'autres organisations de secours, notamment ACF, mais, rapidement, les raisons de refuser des dons trouvèrent des soutiens, provoquèrent «une reconnaissance de légitimité», suscitèrent l'estime. Cette séquence, ici schématiquement résumée, illustre ce que Bourdieu dénomme «l'intérêt au désintéressement».

Difficile de restituer, en respectant la dimension d'un post, ce que pourrait être, si l'on suit Bourdieu, une application de la méthode sociologique aux actions et organisations humanitaires. C'est pourquoi j'ai préféré présenter une manière concrète de procéder, un exemple d'attitude sociologique. Encore faut-il rappeler que l'effort pour désillusionner exige de longues enquêtes, des mises en forme de données chiffrées, d'observations, d'entretiens, puis des rédactions, des descriptions extrêmement attentives à ne pas se laisser contanimer par des intentions normatives, des intérêts de médiatisation, des discours moralisateurs en tout genre. Pour rendre plus claire l'utilité de Pierre Bourdieu dans le champ des activités humanitaires, l'intérêt de le lire, il faudrait reprendre quelques interrogations et démarches caractéristiques de ses recherches puis les appliquer à des «cela va de soi» auxquels sont confrontés les membres d'organisations humanitaires dans le cours de leurs interventions. Cela reste à faire.

A suivre.

Références

Sauf deux exceptions signalées dans le post, les références à Bourdieu proviennent du livre Sur l'État. Cours au Collège de France 1989-1992 (Raisons d'agir, janvier 2012).

 

Pour citer ce contenu :
Marc Le Pape, « Bourdieu, l’humanitaire et l’intérêt au désintéressement », 8 mars 2012, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/bourdieu-lhumanitaire-et-linteret-au-desinteressement

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Commentaires

Hello Marc,

Un grand merci à toi pour ce post, qui m’a stimulé comme rarement. Ci-dessous quelques notes en prolongement et complément de ton texte.

Sur le sujet que tu abordes, je me permets de signaler les deux premiers cours de Bourdieu au Collège de France sur l'Anthropologie Economique (Cours au Collège de France, 1992 - 1993, chez Raisons d’Agir/Seuil aussi), ainsi que Raisons Pratiques (Seuil 1994) dont le ch. 5 s’intitule « Un acte désintéressé est-il possible » ? et le ch. 6 porte sur l’économie symbolique. Je ne me concentre ici que sur son cours au Collège de France.

Le projet est, entre autres, de "dégager des fondements cohérents de la conduite économique" (p. 11), notamment par la remise en cause du présupposé de "l'acteur rationnel" alors au cœur des théories de microéconomie. Ses deux premiers cours portent sur la question du don et prolongent les points que tu évoques.

Dans le premier, il contraste trois points de vue, celui de Mauss qui pose la coexistence d'un don et d'un contre don, celui de Derrida, qui porte notamment sur la double reconnaissance que tu évoques, et celui de Lévi Strauss sur le côté structurant de l'échange (don et contre-don) décrit par Mauss mais qui échappe à l'expérience vécue (les acteurs de l'échange n'ont pas conscience de la transaction). 

Dans son deuxième cours, il revient sur ces approches pour proposer la sienne, qui organise le cours entier et repose sur les concepts de capital symbolique, profit symbolique et intérêt symbolique. Tous ces points abondent et prolongent les questions que tu poses et je le mentionne parce que dans la poursuite de ces réflexions, j’ai trouvé plus pratique de tamiser Bourdieu au filtre de "don" et "générosité" que celui d'humanitaire qui est effectivement très maigre chez lui - en tout cas dans les index. Si la notion de "capital symbolique" revient assez souvent dans l'œuvre de Bourdieu (La Noblesse d'Etat vent en tête, par exemple), en revanche les notions de profit et d'intérêt symboliques me sont plus étrangères.

Dans le cas concret des dons de 2005 en rapport avec le Tsunami, ce sont deux points qui me paraissent fertiles. Dans mes souvenirs des échanges entre JHB et Rufin – j’étais alors chez ACF, le double enjeu du champ de l’action humanitaire (action médicale ou action au spectre plus large, incluant notamment la sécurité alimentaire ou ce qu’on appellerait maintenant la sécurité économique), d’une part et de l’élargissement géographique de l’action (depuis un regard confiné aux pays affectés par le Tsunami à un regard élargi et presque universel), d’autre part, n'allait pas de soi dans un cas comme dans l’autre.

Dans les deux cas, on relève la combinaison apparemment contradictoire d’un rétrécissement et d’un élargissement de focale. Une analogie me semble possible avec les débats plus récents autour de la famine au Yémen (ou non) auxquels le CRASH a contribué. Schématiquement, la caractérisation d’une famine est-elle subordonnée à une surmortalité ou à un processus ? Les intérêts matériels sont relativement clairs dans ces deux situations, les intérêts symboliques me semblent avoir été moins défrichés.

Comme tu le dis, la place manque pour aborder tous ces points rigoureusement et je t’épargne les autres idées que ton travail a fait naître. Merci encore,

Rodge

 

 

 

 

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