Indépendance et sécurité
Xavier Crombé
Lorsqu'on évoque le dilemme éventuel entre indépendance et sécurité, c'est bien entendu l'expérience très concrète des équipes humanitaires sur le terrain qui est présent à l'esprit et notamment le danger physique auquel elles font face en situation, c'est à dire dans le cadre de leur action de secours.
Je pense qu'il est clair pour tous que MSF est une organisation indépendante et jalouse de son indépendance. Néanmoins, ce qui vaut dans un débat public sur un agenda politique international, tel que celui de l'intégration et de la cohérence, mérite d'être interrogé si nous voulons y voir plus clair sur la nature des dilemmes auxquels nous faisons face sur le terrain.
L'indépendance ne va pas de soi
Nous ne sommes pas indépendants simplement parce que nous disons que nous le sommes. Faire ce constat, c'est d'abord répondre à une exigence de lucidité. S'il est à l'évidence souhaitable de nous montrer aussi clairs et transparents que possible dans nos intentions vis-à-vis de nos interlocuteurs de terrain, il n'est pas toujours très réaliste de vouloir être perçus pour ce que nous sommes ou, peut-être plus justement, pour ce que nous pensons être. Que l'on songe aux discussions que nous pouvons couramment avoir dans nos propres sociétés à propos de MSF, que ce soit auprès de nos familles, dans le cadre de présentations faites à un parterre d'étudiants ou même envers certains de nos donateurs, et je prendrai ici l'exemple de la France : il n'est pas rare que nos interlocuteurs se montrent surpris que nous ne soyons pas majoritairement ou même en partie financés par le gouvernement français et ne comprennent d'ailleurs pas toujours pourquoi nous avons pour principe de refuser ce financement. Si cette incompréhension à l'égard de ce qui nous semble être une condition nécessaire de notre indépendance est si fréquente dans les pays occidentaux, on peut bien imaginer que notre attitude n'est pas plus évidente dans des sociétés où l'humanitaire ne bénéficie pas de la même couverture médiatique et où la notion d'organisation NON gouvernementale est pour le moins abstraite.
De plus, lorsque nous abordons les habitants d'un pays en crise pour mener une action de secours, c'est en terme de "populations", de "victimes" ou de "bénéficiaires" plus ou moins "vulnérables" que nous les envisageons tout d'abord. Autant de catégories, ou de représentations, qui font bien peu justice à la complexité des rapports sociaux et des appartenances identitaires multiples (familiales, claniques, religieuses, locales, régionales…) par lesquels les habitants de ce pays se définissent eux-mêmes. En retour, il ne va donc nullement de soi qu'ils nous perçoivent d'emblée comme des secouristes indépendants. Qu'ils croient d'ailleurs ou non à notre indépendance, celle-ci n'est pas nécessairement ce qui compte à leurs yeux pour déterminer leur attitude envers nous. Nous ne devons, par ailleurs, pas oublier, que ces perceptions locales sont aussi façonnées par l'histoire souvent longue que les pays dans lesquels nous intervenons ont dans leurs rapports avec l'Occident au sens large. Bon nombre de ces pays sont d'anciennes colonies. Pour les habitants de ces pays décolonisés, au Congo par exemple, les organisations humanitaires peuvent sans doute raviver le souvenir des missionnaires qui précédaient ou accompagnaient les puissances colonisatrices. Il ne s'agit nullement pour moi ici de faire des ONG les agents complices d'un nouvel impérialisme colonial. Si je propose cette analogie, c'est que les missionnaires n'ont historiquement pas tous été cela. Beaucoup d'entre eux se concevaient comme indépendants ou du moins autonomes des pouvoirs coloniaux et sont devenus, souvent malgré eux, dans certaines situations, les instruments de leurs conquêtes ou du maintien de leur domination. Les dilemmes auxquels ils ont été confrontés ne sont donc pas si éloignés des nôtres.
Quoi qu'il en soit, le poids des expériences passées, les références, les représentations propres aux sociétés où nous menons notre action devraient nous encourager à la prudence dans nos attentes sur la façon dont nous voulons être perçus. D'autant plus que ces perceptions locales prennent en compte l'ensemble des intervenants extérieurs qui, parfois à notre corps défendant, se déploient en même temps que nous et sur les mêmes zones. Or, est-il possible d'afficher, aux yeux des populations locales, de leurs dirigeants et des belligérants, notre indépendance vis-à-vis de l'ensemble de ces acteurs ?
Les interventions internationales qualifiées d'humanitaires impliquent aujourd'hui des acteurs multiples, de plus en plus nombreux, et si l'on entend souvent les expressions de "communauté internationale", "communauté humanitaire" ou "communauté de l'aide", elles s'appliquent à des ensembles très hétérogènes. Les forces internationales sont composées de contingents nationaux aux cultures institutionnelles très différentes, notamment dans leur façon de concevoir l'usage de la force comme dans leurs relations avec les populations civiles. En ce qui concerne les ONG, selon qu'elles sont d'inspirations religieuses (évangélistes, islamiques…) ou laïques, selon leurs références culturelles ou idéologiques, la nature de leurs activités, ce qui les sépare est souvent bien plus important que ce qui les réunit.
Cette multiplicité d'acteurs doit d'ailleurs nous amener à questionner le constat qui sous-tend la problématique de ce panel, constat selon lequel l'accès des ONG serait de plus en plus précaire, voire compromis. Il n'y a de fait jamais eu autant d'ONG, sur autant de terrains, que depuis une dizaine d'années. Que l'Irak, comme certaines régions d'Afghanistan, paraissent à beaucoup d'entre nous hors d'atteinte ne doit pas occulter la réalité de la croissance exponentielle que connaît le secteur de l'aide sous toutes ses formes. A cet égard, il me semble utile de rappeler que la nostalgie que beaucoup expriment pour l'Age d'or de l'humanitaire dans l'Afghanistan des années 80 gomme un peu trop facilement le fait que les ONG étaient très peu nombreuses à cette époque – mais c'est peut-être précisément là que réside la nostalgie – et que le déploiement de l'aide s'est fait bien davantage dans les camps de réfugiés que sur le théâtre du conflit. Si l'on ramène le nombre d'incidents à la population expatriée présente sur le territoire afghan aujourd'hui, l'insécurité actuelle n'est sans doute pas proportionnellement beaucoup plus grande qu'elle l'était à l'époque pour nos prédécesseurs qui ont fait, eux aussi, l'objet d'emprisonnement, d'enlèvements et d'assassinats.
Revenons à l'indépendance : parmi ces multiples acteurs, de qui importe-t-il de nous distancier ? De qui devons-nous faire reconnaître – et par qui ? – que nous sommes indépendants ? Pour une ONG comme MSF, la proximité d'ONG prosélytes, notamment chrétiennes dans un contexte où la religion dominante est l'Islam, peut nous paraître tout aussi compromettante que celle d'armées occidentales. Ensuite, face à des combattants, tels que les "néo-Talibans" actuellement aux prises avec les forces de la Coalition et celles du gouvernement de Kaboul, nous devons prendre en compte l'intérêt politique que ces acteurs ont ou non à reconnaître notre indépendance. Le discours sur la défense de la pureté de l'Islam qui est le leur, allié à des pratiques d'intimidation, pour rallier la population locale à leur cause s'accommode mal d'une distinction entre les "bons" et les "mauvais" étrangers. Il n'est d'ailleurs ici non plus pas inutile de revenir sur l'expérience des ONG occidentales dans l'Afghanistan sous occupation soviétique. Si certains partis de la résistance afghane nous acceptaient et nous escortaient à cette époque, ce n'est sûrement pas en reconnaissance de notre indépendance mais dans l'attente d'un soutien à leur cause, non seulement à travers notre action de secours et de témoignage, mais surtout en voyant en nous les vecteurs d'un possible soutien des puissances occidentales contre l'ennemi soviétique. D'autres groupes, en revanche, tel le Jamiat-i-Islami, étaient très hostiles à notre égard, nous considérant comme des organisations hérétiques pas si éloignés de cet envahisseur qu'ils entendaient chasser de la terre d'Islam. Dans l'hostilité que nous vouent les Talibans aujourd'hui, il ne faut d'ailleurs pas minimiser la part du souvenir qu'ils ont d'ONG notamment françaises étroitement associées – on dirait aujourd'hui "embedded" – au parti des Panshiri, si influents dans le gouvernement actuel.
Ce rappel doit nous conduire à une troisième interrogation sur la notion d'indépendance, telle que nous cherchons à la faire valoir sur le terrain. L'action des ONG humanitaires ne se situe pas en effet dans le vide. Pour accéder aux populations civiles que nous entendons assister, il nous faut négocier avec un certain nombre d'acteurs, qui incluent les armées occidentales, comme des groupes armés "rebelles", des factions, des gouvernements ou des autorités locales plus ou moins légitimes. Nous devons donc reconnaître de manière pragmatique que nous sommes de fait dépendants de ces interactions pour mener à bien notre action. C'est pourquoi, plutôt que de parler d'indépendance pour décrire notre position dans les rapports de force et de domination qui caractérisent nos terrains d'intervention, il me semble plus réaliste de parler d'une tentative constante d'équilibrer nos dépendances. Rechercher cet équilibre, c'est s'efforcer d'éviter que les compromis que nous sommes amenés à faire avec les différents acteurs politiques et militaires d'un contexte donné ne nous piègent pas, autrement dit ne nous imposent ni le choix des populations à assister ni la nature des activités de secours à entreprendre.
La recherche de l'indépendance comme condition des secours
Ces remarques sur les modalités concrètes de l'exercice de l'indépendance que suppose l'action de terrain comme sur le peu de contrôle que nous avons sur la façon dont nous sommes perçus ne plaident nullement pour l'abandon de ce principe. De manière très pragmatique, la recherche de l'indépendance reste la condition du sens et de la qualité de notre action.
Tout d'abord, être indépendant, pour nous-mêmes, c'est se mettre en position d'assumer pleinement la responsabilité des actions que nous entreprenons et ne pas reprocher à d'autres que nous nos échecs ou nos insuffisances éventuelles. Cette responsabilité que nous avons vis-à- vis des populations auxquelles nous portons secours implique, en premier lieu, que notre action ne se retourne pas contre leurs bénéficiaires, que l'aide que nous apportons ne soit pas utilisée à d'autres fins qui la videraient de son sens. La première des indépendances est donc celle que nous nous donnons dans l'évaluation de nos actions et de leurs effets. C'est d'une indépendance critique qu'il s'agit, tant vis-à-vis de l'environnement politique dans lequel nous sommes que vis à vis de nos propres pratiques.
Ensuite, dans le cadre spécifique des opérations de maintien ou d'imposition de la paix, défendre notre indépendance revient à rappeler cette évidence trop souvent occultée que ramener la paix est un processus politique et bien souvent un processus violent. Imposer la paix, lorsque cet objectif implique le déploiement de forces militaires, revient dans bien des cas à faire la guerre pour imposer un ordre. Cet ordre peut être synonyme d'une plus grande stabilité et d'une plus grande protection pour les populations civiles, cela n'en fait pas pour autant, par principe, un Bien absolu dont la recherche doit être l'affaire de tous. Une paix n'est pas nécessairement une paix juste et elle peut donner lieu à de nouvelles formes de domination, comme elle peut n'être qu'une période transitoire avant la reprise du conflit. Il est ici encore utile de rappeler que si une guerre éclate, notamment une guerre civile – qui est le cadre désormais le plus fréquent dans lequel nous agissons – c'est que les tensions dans les rapports politiques ou sociaux d'une société ne parviennent pas à se résoudre pacifiquement. La capacité d'une intervention extérieure à mettre en place un ordre socio-politique et un système de gouvernement acceptable par tous, notamment par ceux qui ont contesté par les armes l'ordre antérieur, est sujette à caution. Le retour à la paix est un processus long, incertain et la position de l'humanitaire défendu par MSF est de se tenir à l'écart de cette hypothèque de la paix.
Quelle paix est une paix juste, il ne nous appartient pas d'en juger et nous n'avons pas non plus à juger de la légitimité ou non des décisions politiques prises pour obtenir le retour à la paix, y compris par le recours à la force militaire. En revanche, ces objectifs politiques peuvent aller à l'encontre d'une attribution impartiale des secours aux populations et c'est pour cela que la logique propre à l'humanitaire et la logique politique du rétablissement de la paix peuvent, en certaines situations, être contradictoires entre elles. Au Liberia, au début des années 90, la force régionale africaine, l'ECOMOG, qui avait reçu mandat des Nations Unies pour maintenir la paix dans ce pays avait toutefois très vite réinterprété son mandat dans le sens d'une opposition armée au NPFL, les forces rebelles dirigées par Charles Taylor. Pour l'ECOMOG, soutenu en cela par le Représentant Spécial du Secrétaire général des Nations Unies, imposer la paix impliquait d'affaiblir par tous les moyens l'armée de Taylor et par conséquent d'interdire l'accès des ONG humanitaires aux zones qu'elle contrôlait. La population civile qui avait le malheur de se retrouver du mauvais côté de la ligne de front se voyait donc privée d'aide au nom de la recherche de la paix.
Ce rappel historique m'amène à revenir brièvement sur le thème de la coordination. L'agenda de la coordination se présente, de manière apparemment dépolitisée, comme répondant à l'enjeu de l'efficacité de l'action internationale. Il est cependant, et encore une fois au nom de la paix, un agenda politique dont l'enjeu est aussi le leadership de cette action internationale, autrement dit quelle institution coordonnera les autres. Que les Nations Unies entendent ramener de la discipline entre leurs différentes composantes, on peut le comprendre. Que les organisations humanitaires non-gouvernementales se laissent coordonner, autrement dit se prêtent à une coordination qui est de fait une entreprise de subordination, voilà ce à quoi nous nous opposons, a fortiori au nom d'objectifs politiques qui ne sont pas les nôtres et par rapport auxquels il nous semblent nécessaire de maintenir une distance critique.
Il est d'ailleurs intéressant de noter que c'est au nom de l'établissement de la paix et de la démocratie que l'ONU, comme la plupart de ses Etats membres, appellent à une coordination qui reflèterait une nécessaire communauté de vues et d'objectifs pour tous les acteurs. Or, le principe même de la démocratie suppose l'équilibre des pouvoirs, l'institution de contre-pouvoirs et la liberté d'expression. De même, le terme florissant de "communauté", que j'ai abordé précédemment et qui s'applique de fait aussi bien aux acteurs internationaux qu'aux populations locales – lesquelles devant être assistées selon une approche "communautaire" qui ne semble pas prêter à discussion – tend lui aussi à disqualifier ou évacuer toute divergence de vues, toute pluralité d'intérêts qui sont pourtant l'apanage de toute vie en société.
L'alternative entre indépendance et sécurité, la recherche de l'une supposant nécessairement de renoncer à l'autre, me semble relever de la même logique implicite d'une subordination nécessaire au nom du Bien commun. En annonçant la création des Provincial Reconstruction Teams aux ONG occidentales à Kaboul en novembre 2003, l'armée américaine ne proposait-elle pas initialement de coordonner l'aide à la reconstruction tout en assurant la sécurité des équipes humanitaires?
Indépendance contre sécurité : une fausse alternative
L'alternative entre indépendance et sécurité n'est jamais aussi tranchée que les partisans de l'intégration ne cherchent à le faire accroire et est, au-delà, bien souvent trompeuse. Cheryl Benard, directrice de recherche à la RAND Corporation et proche de l'administration Bush, avait enjoint MSF, à la suite de l'assassinat de ses cinq membres dans la province de Badghis et de son retrait d'Afghanistan, de se montrer réaliste face aux nouvelles réalités géopolitiques, où l'indépendance de l'humanitaire n'avait plus sa place. Dans l'article qu'elle avait publié dans le Wall Street Journal, elle déclarait que MSF devrait demander plus de militaires internationaux pour l'Afghanistan et rechercher une plus grande coopération avec eux, à moins de se résoudre à abandonner toute aide humanitaire, non seulement en Afghanistan, mais bientôt dans la plupart des conflits du 21ème siècle. A suivre le décompte des morts parmi l'armée américaine et d'autres forces militaires internationales en Irak, comme dans le Sud de l'Afghanistan, on peut légitimement s'interroger sur l'efficacité de la protection que nous procurerait notre incorporation dans les convois de la Coalition.
De plus, la plus grande sécurité obtenue aujourd'hui en se dotant d'une protection armée se paye souvent chèrement par une insécurité accrue à court ou moyen terme. Dans les premières années de la guerre civile en Somalie, le recours progressif de toutes les ONG à des gardes armés issus des différentes factions rivales de Mogadiscio nous a rapidement placé au cœur d'affrontements violents, quand nos incidents de sécurité n'étaient pas provoqués par nos propres gardes armés qui cherchaient ainsi à négocier leurs tarifs à la hausse.
Au-delà, cependant, du degré de sécurité que nous pouvons espérer obtenir d'un rapprochement avec des forces armées, la question de la protection de l'aide ne peut être posée sans s'interroger sur le degré de protection dont bénéficie ou non, en retour, les bénéficiaires supposés de l'action humanitaire. A ce titre, l'expérience de la guerre en Bosnie devrait rester gravée dans la mémoire des humanitaires comme il l'est sans doute pour bon nombre de Casques Bleus qui ont été envoyés sur ce terrain au début des années 90. Investi d'un mandat qui leur donnait la responsabilité de protéger l'aide humanitaire mais ne les autorisait pas à faire usage de leurs armes pour protéger les populations civiles, ils se sont retrouvés dans la position intenable et traumatisante de simples témoins des violences et des massacres contre une population désarmée. Une majorité de Bosniaques conservent d'ailleurs une forte rancœur contre les humanitaires comme les Casques Bleus, qu'ils voient comme les complices, par négligence ou par intérêt, des crimes commis contre eux par l'armée serbe.
Enfin, être "présents", et se doter de moyens de sécurité pour le rester, ne signifie nullement qu'on soit efficace. A Kaboul, Kandahar, comme en Irak, bien des ONG ne sont plus présentes que dans l'espace confiné de leurs bureaux transformés en bunker, déléguant à d'autres qu'eux le soin d'apporter une aide, qui peut avoir ses mérites, mais dont ils ne peuvent plus guère évaluer ni l'impact ni les effets pervers éventuels. Les situations de grande insécurité pour les humanitaires, suscitée notamment par des attaques ciblées, ne sont d'ailleurs pas nécessairement des situations où l'aide représente une réponse nécessaire à une urgence vitale. Le départ d'MSF du Kurdistan irakien en 1993 (suite à l'assassinat d'un membre d'Handicap International) et celui de l'Afghanistan en 2004 ont eu certes pour première raison le danger pesant sur les équipes humanitaires. Ils sont néanmoins intervenus hors de toute urgence médicale, à un moment où nous nous montrions de plus en plus ambivalents envers un processus de reconstruction qui attendait des ONG de gérer le fonctionnement du nouveau système de santé publique du pays. Dans ces conditions, c'est de politique de santé et de développement des infrastructures médicales qu’il est question et non plus d'aide humanitaire.
Si ce n'est pas une règle générale, on peut néanmoins constater que dans certains cas, une situation d'urgence humanitaire (épidémie, catastrophe naturelle, famine) peut être l'occasion de renégocier avec succès un accès auparavant impossible. Ce fut le cas d'Aceh après le Tsunami, comme du Cachemire après le séisme d'octobre 2005. A l'inverse, il est rare – et ce n'est pas nouveau – que les phases d'engagement des conflits, les périodes d'offensives (qu'il s'agisse de bombardements ou de mouvements de troupes au sol) laissent des espaces à l'action humanitaire. MSF en a fait l'expérience encore récemment, pendant les premiers mois de reprise du conflit au Sri Lanka, à partir de l'été 2006. Ce n'est que lorsque le conflit se stabilise, que les rapports de force évoluent, que la négociation de l'accès redevient possible et que l'aide humanitaire peut se déployer dans des conditions acceptables.
Choisir entre indépendance et sécurité peut ainsi revenir à arbitrer entre un principe et une présence en oubliant que l'un et l'autre n'ont pas de sens si notre action sur le terrain n'en a pas. C'est d'abord la qualité et l'efficacité des soins et de l'aide que nous délivrons, leur adéquation avec les besoins concrets et immédiats d'une population qui assureront, plus certainement que toute déclaration sur notre indépendance, la légitimité de notre action sur le terrain. Quant aux moyens de notre sécurité, ils se retourneront contre nous ou nous serons amèrement reprochés s'ils privilégient le maintien de notre présence sur l'amélioration très concrète des conditions de survie de ceux que nous affirmons vouloir assister. A l'exigence de lucidité sur laquelle j'ai introduit cette intervention, il faut, pour conclure, ajouter celle de l'humilité : il est des limites à ce que peut l'action humanitaire que ni notre indépendance, ni un renforcement de notre sécurité ne nous permettront de dépasser.
Pour citer ce contenu :
Xavier Crombé, « Indépendance et sécurité », 5 décembre 2006, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/independance-et-securite
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