Avril 1994. Kigali. Stérilisation. Madeleine Boyer (infirmière anesthésiste).
Point de vue

Génocide, les sens d’un mot

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Comment qualifier les atrocités commises par le pouvoir de Khartoum dans le Darfour ? Dix ans après le grand massacre des Rwandais tutsis, la réponse semble aller d’elle-même. Purification ethnique, génocide, le lexique de la lutte des races s’impose d’autant plus facilement que l’inaction coupable de la communauté internationale face au génocide de 1994 est à juste titre rappelée en cette année de Xème anniversaire. Le souvenir de cette indifférence criminelle explique en partie la force avec laquelle la lecture ethnique de ce conflit s’est imposée comme une évidence. Mais ce sentiment de culpabilité ne fait que conforter l’imaginaire colonial européen qui, avec ses ethnies ou ses tribus, domine encore largement les esprits lorsqu’il s’agit de l’Afrique. Et c’est bien cet imaginaire que mobilise le stéréotype « cavaliers arabes massacrant les paysans africains », alors qu’en l’occurrence tous sont des noirs, arabophones et musulmans. Le politique, avec ce qu’il suppose de conflits sur les formes du pouvoir, l’accès à la décision, le partage des richesses, les rapports centre-périphérie n’y a pas vraiment acquis droit de citéCf. a contrario « Soudan, histoire d’une guerre sans fin », Alternatives Internationales n°15 et « Le conflit du Darfour n’est pas racial », Marc Lavergne.

La force des représentations issues de l’ethnographie impériale, pas plus que la crainte de laisser à son cours un nouveau génocide, ne rendent cependant entièrement compte de ce problème de qualification. Rappelons à ce stade que, loin d’être une discussion byzantine, celle-ci pèse lourdement sur la nature des réactions internationales et c’est notamment ce statut qui est moralement problématique. Tout se passe comme si une stratégie de terreur faite de massacres, d’expulsions, de destructions de villages et de récoltes, n’était réellement grave que si elle pouvait être rapportée à notre propre représentation du mal absolu, autrement dit le génocide hitlérien. Comme en bien d’autres domaines, cette lecture européocentriste n’a d’autre effet que d’escamoter la complexité du réel au profit de schémas qui lui sont étrangers. Ou plutôt si, elle en a un autre, celui de nous rendre progressivement insensibles à tout ce qui ne serait pas de l’ordre du crime majuscule et qui serait dès lors renvoyé dans la catégorie des faits-divers internationaux. En pratique, si l’on veut bien se souvenir que la paix et la démocratie ne sont pas des produits injectables, les impératifs du moment sont clairs : continuer d’exercer des pressions sur le gouvernement soudanais (condamnation politique, gel des avoirs à l’étranger, jugement des criminels…) pour obtenir le désarmement des miliciens, augmenter l’aide d’urgence et déployer d’importants moyens logistiques, encore scandaleusement insuffisants à l’heure où ces lignes sont écrites. Une intervention armée internationale serait, dans ce contexte, une catastrophe dans la catastrophe. Elle ruinerait la possibilité d’améliorer les secours sans offrir la moindre alternative politique permettant de sortir de la crise et c’est notamment pourquoi il importe d’échapper à cette logique du tout ou rien contenue dans la qualification de génocide.

Reste que, sur un plan juridique, la jurisprudence Srebrenica rend tenable cette accusation. Si ce massacre perpétré en 1995 fut un « acte de génocide », comme l’a affirmé récemment le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, il doit en aller de même pour le Darfour. Mais c’est la mollesse de la notion, et non la force du droit, qui s’illustre ici. De la Birmanie à la Tchétchénie et du Libéria à l’Angola, combien de tueries et de violences politiques pourraient être qualifiées de « génocides » ? Quasiment toutes, depuis cette interprétation plus que contestable faite par le TPI. La justice n’a rien à gagner à ce maximalisme, et il faut souhaiter que la Cour pénale internationale sache y résister dans l’avenir. On l’aidera, en faisant du jugement politique autre chose qu’une condamnation morale et/ou un verdict juridique.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Génocide, les sens d’un mot », 1 septembre 2004, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/genocide-les-sens-dun-mot

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