Judith Soussan
Diplômée de Relations internationales (Institut d'Etudes Politiques de Paris), de Logistique humanitaire (Bioforce-Développement) et d'Anthropologie (Université Paris-I), Judith Soussan a rejoint MSF en 1999. Elle y a effectué des missions de terrain (Sri Lanka, Ethiopie, Soudan, Territoires palestiniens) avant de travailler, au siège, sur la question de la protection des populations. Après une échappée loin de MSF pendant laquelle elle pratique le reportage radiophonique et collabore à un projet sur les questions d'immigration, elle retrouve le Crash en 2015. Elle a récemment contribué à l'ouvrage "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (chapitre "Qabassin, Syrie. Une mission MSF en terre de Djihad" - CNRS Editions, 2016).
II - L’ÈRE DE L’INTERPELLATION MSF DÉFENSEUR DES POPULATIONS EN DANGER, ENTRE DÉNONCIATION ET IMPUISSANCE
La césure classiquement citée qu’est la fin de la guerre froide constitue de fait un tournant pour MSF dans la mesure où cet événement ouvre l’ère de la « communauté internationale », de la généralisation du discours de la démocratie et des droits de l’homme, mais aussi de l’émergence de l’humanitaire comme champ, avec l’ouverture d’un grand nombre de nouveaux terrains auparavant inaccessibles, où MSF peut devenir acteur dans la guerre et non plus à sa marge. Autant de changements de l’environnement de référence qui obligent MSF à des repositionnements, des ajustements, des démarquages ; son discours sur sa responsabilité s’y reconfigure d’abord – en se brouillant – en une critique du rôle de la communauté internationale face aux violences. C’est ensuite dans la confrontation avec une suite de crises particulièrement aiguës, de la Bosnie aux Grands Lacs, que MSF retrouve son rôle dans la guerre, au plus près, cette fois, des violences. Parce que ces événements sont demeurés comme des moments-clés dans l’histoire de MSF, parce qu’ils sont sans cesse mobilisés dans l’explication de ce que nous sommes aujourd’hui, parce qu’ils sont restés en mémoire sous des formes souvent simplifiées (ou des formules), nous nous arrêterons longuement sur chacune de ces crises où l’ensemble des enjeux liés à la protection sont successivement posés.
« LES ETATS RÉINVESTISSENT LE CHAMP HUMANITAIRE »: CONSTITUTION ET DÉFENSE DU CHAMP
Si le discours des droits de l’homme a pris son essor dans les relations internationales dès les années 1970 comme moyen de pression des Occidentaux sur le camp soviétique, la nouvelle donne d’après-guerre froide est l’investissement par les Etats du « champ humanitaire » avec le développement d’un humanitaire gouvernemental. De façon significative, le mot de « champ » fait son apparition dans les documents de MSF quelques semaines seulement après la chute du Mur, au moment même où une intrusion commence à être ressentie – l’existence du champ étant en quelque sorte produite par cette intrusion : « il s’agit d’un problème général. C’est la rançon de l’impact droits de l’homme de l’action humanitaire. Les Etats réinvestissent le champ humanitaire»On voit ici comment droits de l’homme et droit humanitaire sont encore utilisés de façon mêlée. Par la suite, le «champ » se structure avecla prolifération d’ONG humanitaires distinctes des ONG de droits de l’homme (elles aussi en grand essor), l’attribution de financements, l’organisation d’opérations, mais aussi la création d’organes gouvernementaux, de coordination, etc.; « nous devons retrouver notre identité » (débat lors du CA de décembre 1989). C’est le début de la perception d’une « confusion » dont on ne sait pas bien encore si elle n’est que « passagère » (RM 1989-90). Avant que la crise du Kurdistan ne vienne en quelque sorte répondre à cette question en 1991, MSF va s’employer à interpeller cette nouvelle « communauté internationale » incarnée par une ONU ayant retrouvé sa capacité à agir.
Pendant cette période, MSF prend des positionnements en continuité avec le rôle d’alerte et d’obstacle qu’elle se donnait dans un monde où ses appels n’avaient que peu de portée. Ainsi de «l’opération Cambodge », qu’elle décide de lancer «pour dénoncer la captation de l’aide internationale sur les camps de la frontière khméro-thaïlandaise, la représentation khmère à l’ONU et demander la création d’un camp neutre ». L’ aversion pour les Khmers rouges, incarnation de l’horreur totalitaire, et la peur de nouvelles violences sont à l’origine de cette initiative perçue comme utopique à l’instar des appels à la communauté internationale pendant les années 1980 : «on demande aux Nations unies la création d’un camp neutre, en sachant que c’est une idée utopique. Ni les Thaïlandais ni les factions khmères ne le toléreront mais c’est un bon combat à mener » (CA décembre 1989). Un mois plus tôt, quelques jours avant la chute du mur de Berlin, une autre position «utopiste » était évoquée: « la constitution d’un corps international appelé ‘casques blancs’, dont la mission serait de créer des couloirs d’accès aux zones sinistrées et des périmètres protégés, permettant l’arrivée sur place des équipes de secours et des marchandises » (RM 1989). Cette «utopie» ne fait en somme qu’énoncer la possibilité que l’ONU puisse mettre en œuvre concrètement les dispositions prévues dans les conventions de Genève en vue de la protection des civils, en particulier le libre passage des secours ou la création de zones protégées. Les années qui suivent font de cette utopie une réalité dont la complexité ne tarde pas à assaillir MSF. Alors que le rôle de MSF dans la guerre est réaffirmé comme constitutif de son ‘identité’, et la guerre comme son terrain de légitimité par excellence« La question de la poursuite des missions de guerre a été posée – c’était nécessaire – et la réponse a été positive, chacun considérant qu’il s’agit là d’un trait constitutif et fondamental de MSF »(RM 1989-90), ce champ devient le lieu d’une cohabitation, d’une confrontation avec les actes et les discours des nouveaux acteurs l’ayant investi.
Les crises majeures des années 1991 à 1993, à savoir le Kurdistan, la Somalie, et l’ex-Yougoslavie, théâtres d’interventions militaires mobilisant l’argument humanitaire avec des objectifs variés, vont chacune à leur manière susciter le repositionnement de MSF sur le terrain de la critique de ces interventions comme masque ou comme démission du politique – une critique du politique qui se fait à chaque fois dans les termes de la « protection ».
Au Kurdistan et en Somalie, il semble que l’utilisation de l’argument de la protection par MSF relève d’abord d’un enjeu de défense du champ, une façon de décrédibiliser les interventions en pointant publiquement la duplicité, la partialité des Etats qui les mettent en œuvre. Ainsi, dans son analyse rétrospective du « droit d’ingérence» célébré au Kurdistan, MSF avance qu’il « serait faux en théorie et imprudent en pratique d’imaginer que la mobilisation de la communauté internationale en faveur des Kurdes puisse déboucher sur un mécanisme international visant à protéger les populations dans leur propre pays» et que l’intervention n’est qu’une opération « somme toute traditionnelle» visant à éviter une déstabilisation régionale en cantonnant les Kurdes à l’intérieur des frontières de l’IrakMSF, Populations en danger, Editions Pluriel, 1992, p.84.. Ce faisant, MSF conteste la motivation humanitaire du droit d’ingérence. Elle opère un déplacement de la sphère des secours – massifs – vers celle de la «protection» – absente, et objet de ses interpellations dans le présent de la criseAu début du mois d’avril 1991, MSF formule des demandes de mesures de protection : « la création dans les zones frontalières de Turquie et d’Iran de zones de sécurité pour un asile provisoire»; face au plan d’installation de nouveaux sites présenté par les Etats-Unis, elle demande que la communauté internationale s’engage «pour que ces personnes soient à l’abri de représailles et puissent retourner chez elles» (RA 1990-91). Fin avril, à propos des opérations déployées, il est noté : «le problème n’est pas celui de l’assistance mais celui de la protection à apporter à des gens qui sont menacés» (CA avril 91).. L’intervention américano-onusienne en Somalie va encore davantage faire l’objet de critiques sur le terrain de la protection, ou plutôt du paradoxe de la protection des secours comme mise en danger de la population, notamment après la répression violente d’émeutes par des casques bleus au printemps 1993. « Quelle logique a présidé au fait que des soldats venus à l’origine pour aider les Somaliens en fassent maintenant des victimes ?» (CA juin 1993), se demandet-on en interne. A l’externe, le réquisitoire est sans appel et souligne que « pour la première fois, en Somalie, on a tué sous la bannière de l’humanitaire»R. Brauman, Le crime humanitaire, Paris, Arléa, 1993 (également disponible sur le site www.msf.fr. ; la citation se trouve p.13 du document pdf). Que des civils soient tués au nom de l’humanitaire est un retournement aberrant, inacceptable : « on a vu sous l’étendard de la solidarité, des droits de l’homme, de l’aide humanitaire, des hélicoptères de combat attaquer des manifestations (…) Les forces de maintien de la paix, les forces militaro-humanitaires sont-elles, oui ou non, tenues de respecter les principes du droit humanitaire ?» (RM 1993-94). Cette mention des « principes du droit humanitaire» est l’une des premières occurrences de la notion juridique de «protection des civils». De façon significative, elle intervient précisément à propos d’une intervention conduite par des Occidentaux; c’est souvent dans de telles configurations qu’elle sera mobilisée par la suite.
En somme, ces deux moments de défense du champ de l’humanitaire impartial par MSF se déploient en une critique de l’humanitaire-secours oublieux de l’exigence de la protection (comprise ici comme souci de la sécurité des gens, de leur vulnérabilité) et en une requalification des forces « militaro-humanitaires » comme belligérants (tenus de respecter le DIH). Ce faisant, ils suscitent de fait une (ré) affirmation de la référence juridique de la « protection des civils », du droit humanitaire, au moment où la confusion règne et où la clarification s’impose: « faut-il faire des distinctions entre ce qui est de l’ordre de l’humanitaire, de l’intérêt général, de l’utilité sociale, de la défense des droits de l’homme ? Je crois que c’est nécessaire (…) dans un souci de cohérence, de clarification minimum ». Contrairement aux Etats qui défendent des intérêts particuliers, « la base de notre démarche, c’est l’éthique » (RM 1990-91).
« MSF DEMANDE AUX GOUVERNEMENTS DE PRENDRE LEURS RESPONSABILITÉS »
Si cet enjeu de défense du champ identifié à propos du Kurdistan et de la Somalie n’est pas absent dans la critique de « l’humanitaire-alibi » déployé par la communauté internationale en Bosnie, il n’est pourtant pas moteur ; il s’agit avant tout de dénoncer la démission du politique. Confrontée à une guerre de « purification ethnique » sur le sol européen, MSF va mettre en œuvre des actions de secours auprès des déplacés et des internés civils bosniaques. De nombreux questionnements retardent d’abord cette décision d’intervention, notamment la répugnance à être le « service après-vente de la purification ethnique » en distribuant des secours en aval des déplacements (choix pourtant préférable à une assistance sur les lieux de violence en amont), ou encore à être partie prenante de l’internement de civils en travaillant dans les camps où pour commencer ils n’auraient jamais dû se trouver – en somme, la difficulté classique à intervenir en aval de violences que d’autres auraient pu empêcher. Mais c’est encore la captation de l’humanitaire par les Etats qui suscite les plus grandes réticences à s’engager«Tout au long de l’année, nous avons tergiversé sur notre engagement en Bosnie» du fait du «malaise que nous éprouvions devant l’utilisation de l’humanitaire» (RM 1992-93).. Une fois la présence établie (et assumée : MSF remplit son rôle, ce sont les Etats qui ne le font pas), ces deux séries de réticences se muent en indignation. D’où des interpellations répétées des autorités politiques et des dénonciations multiples de l’utilisation de l’« humanitaire-alibi », qui se posent comme les deux facettes d’une même responsabilité de MSF face à la situation faite aux Musulmans de Bosnie.
Le discours externe de MSF est ouvertement un appel à la protection comme appel aux politiques : plusieurs communiqués de MSF « demande[nt] aux gouvernements de prendre leurs responsabilités » (CA octobre 1992) ; un rapport établi à partir de témoignages de déportés est publié fin 1992 : il dénonce la « purification ethnique » et avance à son propos la notion de « crime contre l’humanité ». Des articles publiés dans des revues permettent d’aller plus loin en fustigeant « l’inaction », le « manque de volonté », « l’impuissance » qui caractérisent la politique de la communauté internationaleVoir Populations en danger 1993, op.cit., p 129-132., ou en requalifiant la « force ‘dite de protection’ » : « si les mots avaient un sens, la ‘force de protection des Nations unies’ devrait être rebaptisée ‘force d’observation de la purification ethnique’ »R. Brauman, « Un général au balcon », Le Monde, 3 avril 1993. – où l’« humanitaire-spectacle » deviendrait la nouvelle façon de laisser faire les crimes à l’ère de la communauté internationale. Lors des débats internes, c’est l’hypocrisie de cette politique de l’humanitaire-alibi et l’absurde auquel elle mène qui font l’objet des plus vives critiques : la situation des civils internés ne pouvant être libérés faute de pays d’accueil est « inacceptable et absurde » (CA octobre 1992), « l’humanitaire d’Etat ne fait que travestir l’épuration ethnique et se substitue à une prise de responsabilité politique » et l’absence de MSF-F en Bosnie est à lire comme une « critique de l’aide humanitaire à des populations en danger de mort » (débat au CA de janvier 1993). Cette perception d’un non-sens, d’un caractère dérisoire de l’action nous semble ici à mettre en lien avec l’intentionnalité perçue du processus violentIl nous semble que du fait de cette perception, le sentiment d’intolérable y est beaucoup plus intense que dans des crises pourtant plus meurtrières. L’usage généralisé de l’expression de « purification ethnique » n’est probablement pas étranger à cette perception. Ainsi que le montre A. Krieg-Planque, la mise en avant et le ‘succès’ mêmes de l’expression sont à mettre en lien avec la charge d’intentionnalité qu’elle porte en elle. Voir A. Krieg-Planque, « L’intentionnalité de l’action mise en discours », in Crises extrêmes, op.cit., p.88-102.. De façon significative, le mot de « limites » fait son apparition dans plusieurs débats, soit que l’on affirme que l’humanitaire a « atteint ses limites », perdu son sens, n’étant pas une vraie réponse à ce que demande la situation, soit pour souligner à l’inverse – ce que fait R. Brauman alors président – que cette question de l’humanitaire « confronté à ses limites » n’est pas spécifique à la Bosnie (CA août, décembre 1992). Par la suite, le maniement de la notion de limite (à se donner, à accepter, à repousser) ne cessera d’irriguer la réflexion des dirigeants MSF sur le cadre et le sens de l’action.
Ainsi, quelques années après la chute du Mur et peu avant 1994 et le génocide au Rwanda, le discours de MSF sur le rôle de la communauté internationale face aux violences adopte déjà le ton de la désillusion, ou du moins du scepticisme : « ces interventions paradoxales qui se donnent des moyens militaires pour atteindre des objectifs humanitaires n’annoncent pas l’avènement d’un nouvel ordre mondial où la communauté internationale se mobiliserait pour mettre fin aux exactions et secourir les victimes… »« Le temps n’est plus où l’intervention en faveur des Kurdes était célébrée comme la promesse que les exactions (…) ne seraient plus tolérées… ». Ce discours critique s’appuie sur le constat que par ailleurs, la plupart des pays où intervient MSF demeurent « abandonnés à des conflits meurtriers et leurs populations sont victimes d’exactions massives dans l’indifférence générale »Populations en danger 1993, op.cit., p 29, 35 et 36.. Le rôle de témoin assurant présence et regard dans les conflits est donc loin d’avoir disparu – il s’est démultiplié avec l’investissement de terrains de plus en plus nombreux, du Soudan à l’Afghanistan et du Libéria à l’Angola. Le « maintien du cadre d’intervention et des priorités, c’est-à-dire l’accent mis sur les crises et les urgences » (RM 1992-93) situe MSF plus que jamais au cœur des enjeux d’accès de l’aide et de « témoignage » face aux violences : à côté du « point fort de l’année » que constituent « les témoignages de dénonciation » (sur la Bosnie par exemple), la « campagne contre les exactions » au Soudan ou encore le « témoignage à huis-clos » sur les Royingas en Birmanie sont quelques uns des exemples de ce rôle de sensibilisation que continue de se donner MSF face à des violences le plus souvent négligées.
La singulière alliance entre critique de l’indifférence et critique de l’intervention serait probablement lue aujourd’hui comme une incohérence, où le scepticisme n’empêcherait pas la croyance en la possibilité d’une action ‘pure’ de la part de la communauté internationale. On peut cependant y voir une même logique, celle d’une interaction tendue avec les instances politiques – les Etats, l’ONU – comme tentative d’influer sur leur agenda : tentative d’y inscrire des crises ignorées, ou d’infléchir des politiques dans le sens d’une plus grande prise en compte de la situation de certaines populations, celles que MSF identifie comme « en danger ». En somme, une sorte de « politique non gouvernementale »Référence à la revue Vacarme n°34, hiver 2006, intitulée Politique non gouvernementale. Sur cette notion, voir en particulier l’article de M. Feher, « Les gouvernés en politique », p 1-3, et l’entretien avec Rony Brauman, « L’école des dilemmes », où est notamment évoquée la position de MSF au moment de la Bosnie. que l’on a aussi à l’époque assumée comme « diplomatie » humanitaire (RM 1993-94).
De 1994 à 1997 s’ouvre une période marquée par des crises d’une gravité exceptionnelle (le génocide au Rwanda et la traque des réfugiés rwandais au Zaïre en particulier), par des événements demeurés dans la mémoire de beaucoup et souvent présentés comme « traumatismes » (Kibeho, Srebrenica), expériences au sortir desquelles la définition par MSF de sa responsabilité face aux violences est durablement imprégnée des notions d’impuissance et d’illusion-désillusion.
L’APPEL À INTERVENTION
« Il est habituel de dire que MSF n’a pas été créée pour arrêter les guerres mais pour en atténuer les souffrances. Au Rwanda, devant le génocide, nous nous sommes sentis une responsabilité pour tenter d’infléchir le cours du sort » (P. Biberson, RM 1994-95). C’est ainsi que le président de MSF explique l’appel à une intervention armée formulé en juin 1994 et connu sous son titre : « on n’arrête pas un génocide avec des médecins ». Ce geste « pour le moins inhabituel en provenance d’une organisation humanitaire » (RM 1994-95) et demeuré comme un moment-clé de l’histoire institutionnelle de MSF, procède de la bascule opérée en interne par la situation de génocide. Il faut cependant noter que la qualification de cette situation est (relativement) tardive et que la bascule n’est pas immédiate. Dans les jours qui suivent le 6 avril, face à ce qui apparaît alors à MSF comme des massacres généralisés, c’est le choix de la présence qui est fait ; après une courte évacuation, une équipe chirurgicale s’installe dans l’hôpital de Kigali sous égide CICR (et y restera jusqu’à la fin) : « on a décidé de rester : pour les malades, pour le staff rwandais que l’on ne peut abandonner et laisser massacrer, et parce qu’on ne peut pas laisser le pays sans présence étrangère » (CA mai 1994). Plusieurs éléments se conjuguent qui suscitent la décision du passage à « l’offensive médiatique » : la continuation et l’ampleur des massacres, leur caractère systématique et organisé, mais surtout le fait qu’ils n’épargnent le personnel MSF dans aucune des missions évacuées par les différentes sections ; le silence de la France, et la quasi-absence de la communauté internationale (l’ONU n’a maintenu qu’un nombre très réduit de casques bleus). L’enjeu principal de ces interventions dans les media est de re-politiser une situation alors fréquemment décrite comme une « crise humanitaire »La qualification de génocide n’est pas centrale à ce moment. Si le terme est prononcé (par le journaliste) lors de l’interview télévisée de J.-H. Bradol le 16 mai, il n’est en revanche mentionné ni dans la lettre ouverte au Président de la république, ni dans l’interview de J.-H. Bradol dans Libération le 18 mai. Pour une revue du traitement médiatique du génocide au Rwanda, voir J. Siméant, « Qu’a-t-on vu quand ‘on ne voyait rien’ ? », in Crises extrêmes, op.cit., p. 36-56.. MSF appelle la communauté internationale et en particulier la France à « prendre ses responsabilités politiques et imposer sans délai l’arrêt des massacres, la protection des populations civiles et la poursuite des criminels de guerre » (lettre ouverte au Président de la république, Le Monde, 18 mai 1994). Début juin, la qualification de « génocide » est entérinée en interne, sur la base d’un document qui conclut qu’« il n’est pas possible de fonctionner sur le mode ‘business as usual’ »Cité in L. Binet, Génocide des rwandais tutsis 1994, Crash/MSF, coll. « Prises de parole publiques », 2004, p. 43.. La décision d’appeler à une intervention internationale l’emporte quelques jours plus tard. L’appel proprement dit, freiné « dans un premier temps par la crainte de mettre en danger l’équipe MSF sur place et de désigner l’hôpital » a finalement lieu le 18 juin (CA juin 1994).
On voit donc comment différents régimes de responsabilité sont mobilisés tour à tour, à mesure qu’évoluent la situation et les perceptions qui l’entourent. Maintenir une présence, ne pas mettre en danger l’hôpital, dénoncer la démission des Etats face à des violences massives nous sont des registres connus ; une hiérarchie des responsabilités s’y exprime, allant de celle qui lie de façon serrée MSF à son « staff », puis à ses patients, jusqu’à celle plus générale d’appeler publiquement à la « protection des populations ». C’est l’appel explicite à une intervention armée qui est une première. Le caractère exceptionnel, l’idée d’un ‘saut qualitatif’ sont dans tous les esprits : face à cette « rupture symbolique fondamentale », il faut faire ressortir dans les media l’ « urgence absolue de faire le nécessaire pour que cela cesse » (R. Brauman, CA juin 1994). « Tous pensent qu’il n’y avait pas d’alternative à l’intervention armée pour faire cesser les massacres » (CA juin 1994). La décision de le faire savoir publiquement procède de la logique déjà évoquée plus haut : re-politiser la façon de parler d’une crise, en finir avec l’« humanitaire-alibi » comme réponse des Etats à une politique d’élimination.
Si la situation de génocide est bien reconnue comme une rupture symbolique, la rupture institutionnelle qu’est l’appel aux armes n’en procède donc pas exclusivement : elle est aussi à lire comme une réaction au traitement humanitaire de la situation par la communauté internationale – traitement qui se présente comme le masque cynique d’une inaction voulue, ainsi que MSF en avait déjà fait l’expérience en Bosnie. Pour le dire autrement, il nous semble qu’au Rwanda, comme en Bosnie, c’est une autre figure de la complicité qui est en jeu, celle que constituerait l’acceptation du travestissement de situations politiques en « crises humanitaires », à traiter comme telles. Le refus d’être complice (« auxiliaire », dirait-on aujourd’hui), se manifeste alors dans l’urgence des requalifications. Dans un monde désormais ouvert où ce n’est plus seulement par le huis-clos, mais parfois par le « bruit », que se fait la « censure moderne » (RM 1992-93), cet impératif de faire voir la nature politique des violences compose en quelque sorte une synthèse des deux refus de complicité fondateurs – complicité par le « silence » des années 1970-80, par la manipulation de l’humanitaire depuis l’Ethiopie.
BONNES ET MAUVAISES VICTIMES
Dans les immenses camps de réfugiés hutus qui se forment aux marges du Rwanda dès avant la fin du génocide, la problématique du mélange entre leaders génocidaires et personnes innocentes est d’emblée vue comme centrale : dès le mois de juin 1994, la crainte d’une « prise de contrôle, par les leaders, du camp et de l’aide internationale » est exprimée (CA juin 1994). Le malaise lié à l’intervention dans ces camps est patent. Celle-ci en effet questionne le cœur même du cadre juridique qu’est la protection, comme reconnaissance d’une vulnérabilité particulière, renvoyant à des catégories de personnes innocentes, victimes – de ‘bonnes victimes’ en quelque sorteLa logique qui anime la convention de 1951 sur les droits des réfugiés repose explicitement sur la vulnérabilité mais aussi la ‘qualité politique’ du réfugié : s’il a droit à une protection c’est en tant que personne ayant fui une persécution ; et les textes prévoient explicitement qu’une personne ayant commis des actes criminels ne peut se voir attribuer le statut.. Or, dans les faits, le HCR a répondu à l’afflux massif de ce million de personnes en leur attribuant collectivement le statut de réfugiés. Dès lors, un bras de fer s’instaure avec l’agence onusienne, MSF demandant des mesures précises permettant que soit effectuée la distinction entre ‘vrais’ et faux réfugiés (c’est-à-dire que soient exclus les leaders) puis multipliant dénonciations et interpellations. Si cet enjeu est éclipsé en juillet par l’urgence opérationnelle extrême liée au choléra, la priorité étant de sauver des vies, en revanche « au fur et à mesure que la situation s’améliorait, ressurgissait l’abomination qui était à l’origine des camps » (RM 1994-95). Le constat est fait d’une situation « inacceptable » où l’administration tenue par les leaders du génocide se renforce sur le dos de l’aide. C’est sans doute en inscrivant ce constat dans le cadre d’interprétation puissant que constituent le précédent éthiopien et la référence aux Khmers rouges que MSF-F peut trancher le malaise moral ressenti depuis le début : la décision de retrait est prise fin 1994. Rétrospectivement, la situation est ainsi résumée : « l’aide se retournait contre les réfugiés en renforçant leurs bourreaux » (RM 1994-95). Il nous semble qu’il y a ici un usage rhétorique du paradigme de l’Ethiopie visant à rendre évidente une décision dont on peut penser qu’elle n’a pas été facile à prendre, et qu’elle l’aurait été d’autant moins si les autres sections n’avaient choisi, de leur côté, de rester pour continuer d’assister les réfugiés (elles se retireront finalement fin 1995). La différence de poids accordée à l’épisode éthiopien dans les différentes sections (en particulier son caractère fondateur pour MSF-F), peut être convoquée ici pour lire une divergence de positionnement appelée à se creuser lors des crises suivantes – où MSF-France adopte une posture d’analyse et de caractérisation politiques, dont le retrait constitue l’horizon possible, et la dénonciation une conséquence fréquente, tandis qu’elle perçoit MSF-Hollande par exemple comme privilégiant «la conception très anglo-saxonne du secours individuel à la victime » (CA novembre 1994).
« ON NE SE FAIT PLUS TROP D’ILLUSIONS…»
Peu avant de se retirer des camps en demandant à la communauté internationale de s’engager en faveur du retour qu’elle considère comme la seule solution pour les réfugiés (CA novembre 1994), MSF-F a pris conscience de la violence qui sévit au RwandaLe HCR a cessé ses rapatriements vers le Rwanda dès septembre. A l’époque, sa décision est interprétée comme un signe de plus qu’il a « perdu sa neutralité », puisqu’il est complaisant envers les génocidaires, dénonçant seulement les exactions du FPR (CA septembre 1994). Ce n’est qu’un mois plus tard qu’a lieu une discussion où est abordée la difficulté pour MSF à penser et parler des exactions au Rwanda, parce qu’on est « piégé par la logique du génocide » (CA octobre 1994). même. Exactions et disparitions se multiplient dans un contexte d’après-génocide miné par la question de la justice. En avril 1995, le gouvernement rwandais décide la fermeture des derniers camps de déplacés. Dans le camp de Kibeho, où sont présents une équipe MSF et des troupes de l’ONU, un massacre de plusieurs milliers de réfugiés a lieu. Les équipes, « qui ont tenté l’impossible pour venir en aide aux réfugiés et limiter le massacre, ont témoigné de ce qu’elles avaient vu et vécu pendant ces journées infernales » (RM 1994-95). Quelques mois plus tard, l’enclave de Srebrenica tombe aux mains des Serbes ; l’équipe est témoin du tri opéré entre ceux qui seront emmenés pour être exécutés, et les autres : « on peut dire : il y a eu nettoyage ethnique ; les promesses n’ont pas été tenues » (CA juillet 1995).
Ces deux événements uniques, ciblés, sont à chaque fois déjà consommés : il n’y a plus rien à faire d’autre que de réfléchir à une possible communication, pour faire savoir a posteriori, empêcher qu’ils deviennent des affaires classées (c’est ce qui sera fait pour chacun d’eux). Ce qui rend ces deux moments particulièrement saillants dans la mémoire institutionnelle, c’est la présence physique des équipes sur les lieux, où elles deviennent des « témoins impuissants ». Rétrospectivement, c’est comme illusion des uns et fausses promesses des autres qu’ils sont décrits : « on ne se fait plus trop d’illusions sur notre présence dissuasive aujourd’hui, on parle davantage de solidarité et de témoignage » (J.-H. BradolNous précisons parfois les noms, parce qu’il nous semble utile d’indiquer comment, à l’intérieur du discours institutionnel, les personnes et leurs expériences propres impriment leur marque., CA juin 1995) ; « à Srebrenica, ce sont les populations qui ont été trahies par la fiction que représentait le concept de zone de sécurité » (RM 1995-96). Cette fiction était-elle pour autant une illusion de MSF (qui y aurait cru) ? Le discours institutionnel ne l’indique nullement. En 1993, dans Populations en danger, on peut lire à propos de l’enclave : « le message adressé par les assiégeants à la population est clair : la protection de ces ‘zones de sécurité’ est un trompe-l’œil, la situation réelle des habitants est celle de condamnés en sursis, que les organisations humanitaires aident à survivre dans leur prison »MSF, Populations en danger 1993, op.cit., p. 135.. La présence de MSF n’est pas remise en cause du fait qu’elle aurait contribué à la construction de ce trompe-l’œil : « à Srebrenica, l’aide apportée par MSF n’était pas un gadget dans la panoplie humanitaire qui habillait cette guerre » (RM 1995-96). Nous verrons plus loin comment le discours à distance réaménage cette histoire sous l’angle de l’illusion.
Après les camps, après Srebrenica et Kibeho, MSF entame un repli pour regarder son action, sa responsabilité, en re-préciser les balises. Le rapport de MSF à sa propre puissance (impuissance ou toute-puissance), à la lucidité sur ses capacités, en est le soubassement :
« L’action humanitaire, si belle et indispensable soit-elle, n’est pas en mesure, contrairement à l’idée que peut en avoir le public, d’apporter des solutions aux crises qu’elle aborde (…) L’humanitaire devenant le lieu d’assouvissement d’une ‘citoyenneté sans frontière’ qui finit par se confondre et supplanter l’objet initial – le secours – doit nous faire réfléchir (…) Choisir la défense des ‘causes’ humanitaires c’est s’éloigner des personnes en danger et c’est risquer non seulement l’instrumentalisation de la victime mais sa déshumanisation et au bout du compte la mise au second plan des secours (…) » (RM 1995-96).
Dans cette affirmation de la primauté des secours sur l’incantation politique, par la priorité donnée à la proximité avec les personnes sur l’abstraction d’une cause collective, c’est le début d’un déplacement du centre de gravité de MSF que l’on voit poindre. Ce déplacement est en corrélation avec un retour sur la posture critique de MSF face au politique, une posture de virginité dont les facilités sont pointées :
« L’appel systématique au politique, sa diabolisation paradoxale et le constat qu’en 25 ans MSF a donné trois ministres en France (…) me laisse perplexe (…). Acceptons que l’humanitaire marche dans la sphère du politique, mais pour mieux nous en démarquer » « Ne tombons pas dans le syndicalisme humanitaire qui renvoie sans cesse les politiques à leurs responsabilités, en ayant soin de mettre la barre bien haut afin de nous préserver toujours l’espace de gueuler notre dépit jusqu’à la fin des temps… »(ibid.)
Cette ‘critique de la critique’ est l’occasion d’une relativisation du témoignage comme la marque de fabrique MSF, dont l’usage serait consubstantiel à l’action :
« Beaucoup plus que le ‘témoignage en action’, c’est la démolition du mythe de la neutralité comme principe fondateur de l’humanitaire moderne qui a été inventée voilà 25 ans et non sa version communicante, le témoignage, qui est aujourd’hui dans toutes les bouches et jusque dans nos principes d’action. MSF informe des situations dans lesquelles il agit, premièrement parce que c’est notre seule façon de faire soutenir notre action (…) MSF alerte des manipulations et dénonce, lorsqu’il en est le témoin, les violations des conventions de Genève et autres déclarations dont tous les Etats ou presque sont signataires, pas pour se dédouaner ni pour geindre de son impuissance mais pour les rappeler à leurs obligations respectives. Ne nous enfermons pas dans des mots qui empêchent de penser et que nous répétons à l’envi comme : ‘le témoignage fait partie de la mission de MSF’ (…) » (ibid.)
La réitération du caractère non-systématique du témoignage, l’ancrage dans le droit humanitaire (par opposition aux références utilisées les années précédentes), la primauté des secours, autant d’éléments qui annoncent les orientations à venir. En ce sens, il est certain que ce que nous avons appelé l’ère de l’interpellation porte déjà en elle le questionnement de l’interpellation.
FACE À LA «LOGIQUE D’EXTERMINATION »: L’IMPUISSANCE ENCORE
Les questionnements sont démultipliés lors de la crise connue sous le nom de «traque des réfugiés rwandais» dans l’est du Zaïre en 1996-97, qui porte en elle l’ensemble des enjeux de responsabilité face à la violence que MSF a pu expérimenter jusqu’alors (voir étude de cas).
Cette crise d’une gravité exceptionnelle est pour MSF une longue expérience de l’impuissance – et une violente expérience du déchirement inter-sections. Elle intervient à l’issue du pourrissement de la situation des camps de réfugiés rwandais (ceux-là même que MSF avait quittés) lorsque les forces militaires rwandaises et la rébellion menée par Kabila progressent dans l’est du Zaïre et attaquent les camps l’un après l’autre. La difficulté d’accéder aux réfugiés court tout au long de la crise, et donne lieu au début de celle-ci au deuxième appel à intervention armée de l’histoire de l’organisation, où est demandé l’envoi d’une force «pour protéger les réfugiés et garantir l’accès à l’aide» (novembre 1996). Cette intervention n’aura jamais lieu, les puissances politiques opposées à cet engagement utilisant le retour au Rwanda d’une partie des réfugiés pour affirmer que le chapitre est clos. Mais des centaines de milliers d’autres ne sont pas rentrés. L’histoire est alors celle d’une longue série de tentatives d’accéder aux réfugiés qui, lorsqu’elles réussissent, sont au bout du compte marquées par l’échec: soit parce que les efforts pour atteindre ceux d’entre eux cachés dans la forêt se retournent contre eux, en devenant des moyens pour la rébellion et l’armée rwandaise de les localiser et les exécuter; soit parce que les camps qui se créent de facto lorsque des réfugiés se regroupent, et où des équipes MSF tentent de les «retaper», sont finalement eux aussi attaqués. Dans tous les cas, l’aide devient appât – non plus appât pour déplacer comme en Ethiopie, mais pour tuer. Dans ces conditions, le même souci de sauver le plus de gens possibles va donner lieu à de violents désaccords entre sections autour de l’arbitrage entre présence médicale et dénonciation des violences. Pour MSF-F, il y a urgence à agir, à faire cet ‘autre chose que du soin’, et l’association va transgresser tous les « veto sécurité» sur la communication publique posés par les autres sections. Cette urgence nous semble procéder d’une double transgression, celle que constitue l’humanitaire-appât, celle de la logique d’élimination: «comment peut-on être convaincu que tout est fait pour liquider les réfugiés et y opposer un ‘silent advocacy’ ?» s’insurge-t-on au CA à propos de la stratégie adoptée par MSF-Hollande. Contre cette stratégie de diplomatie silencieuse, MSF-F affirme collectivement que «la finalité prioritaire de l’action des MSF, qui est une logique de défense des populations en danger, doit guider notre action» (CA avril 1997). Cette phrase de combat, émise dans le cadre de la dissension inter-sections sur la politique de «témoignage», résume bien la façon dont MSF-F conçoit sa responsabilité face aux violences dans le contexte extrême de la traque des réfugiés et au-delà : il n’y a pas d’un côté le soin et de l’autre le témoignage, d’un côté l’assistance et de l’autre la protection. Il y a une «logique de défense des populations en danger», qui, loin de les opposer, irrigue tant le soin que la prise de parole:
« Comme vous le savez, nous avons dénoncé cette situation pour tenter de mettre fin à l’abattage et attirer l’attention sur le nombre des manquants. Une fois encore, la tension entre les sièges de MSF a fait le lit d’une absurde bataille (…). L’absence de la section française en tant que telle sur place et notre attitude en faveur d’une dénonciation franche, les risques évoqués par les équipes présentes ont extrémisé le débat sur le mode ‘parler et partir versus rester au prix du silence’. Se taire dans de telles conditions est inacceptable car c’est nier les massacres et s’en faire les complices. Partir dans ces conditions, c’est condamner ceux qui peuvent être sauvés, c’est sans doute tout aussi insupportable. Comment des choses aussi simples, archi-rabachées, peuvent-elles être remises en question au moment précis où MSF peut faire preuve de discernement ? » (RM 1996-97)
La virulence et la clarté de cette démonstration ne doivent pas occulter le sentiment très pessimiste qui prévaut à l’issue de cette crise. Elle a représenté une nouvelle situation-limite, où la perte de sens n’est pas loinOn peut penser que l’interpellation et la dénonciation ont servi d’exutoire face à cette perte de sens. Le ciblage du HCR en particulier, sur la fin de la crise, a probablement joué ce rôle : MSF n’a cessé de l’attaquer pour la médiocrité de ses choix, y compris quand il était devenu patent que toutes les solutions étaient désastreuses, c’est-à-dire au moment où rester et être rapatrié apportaient des chances également infimes de survie, et où le HCR avait décidé d'accéder au souhait des réfugiés, quitte à mourir, de mourir chez eux.. Tous les enjeux possibles autour d’une responsabilité face à des violences ont été présents : l’utilisation de l’argument et de l’action humanitaires par les Etats pour masquer la nature politique de ces crises et les responsabilités liées, d’où l’enjeu central pour MSF de faire voir et faire savoir ; le retournement de la présence en appât ou son impuissance à atténuer des violences ; le dépassement dans ‘l’appel aux armes’ des limites qu’on s’est fixées à soi-même, suivi de la relativisation de la capacité agissante de la parole ; la précarité de la distinction fondatrice entre combattant et non-combattant, la difficulté à la défendre face aux acteurs politiques ; le désarroi de l’humanitaire face à des politiques jusqu’au-boutistes où les personnes protégées (civils, réfugiés) sont visées en tant que telles, et non plus ‘victimes collatérales’ de combats ou de stratégies de puissance. A ce titre, le constat de « guerres totales qui ne font pas la différence entre combattants et populations non combattantes », énoncé quelque temps plus tôt par le président (RM 1994-95), s’est confirmé, et explique que cette période voie apparaître chez MSF la figure du « civil »Ce recours (quasi-nul auparavant) va aller croissant jusqu’à aujourd’hui. Voir en annexe les occurrences du mot «civil» ou «population civile»..
Au terme des ces trois années, où MSF a vécu « la confrontation systématique, répétitive et durable de l’action humanitaire avec une logique particulièrement singulière : la logique d’extermination », le ton est celui du doute, mais aussi de l’affirmation de la nécessité de faire :
« Humaniser l’inhumain, est-ce possible ou faut-il y renoncer à priori ? » « Dans ce contexte, nous avons essayé de faire de notre mieux, de faire le moins de mal possible. Nous nous sommes abstenus, nous nous sommes retirés, nous avons dénoncé, nous avons été menacés pour cela, nous nous sommes fâchés avec la terre entière, le HCR, les autres sections, nous nous sommes fait virer, menacer de mort, nous y sommes restés, nous y sommes revenus, nous avons été à nouveau chassés… »(RM 1996-97)
MSF n’a pu déployer que des mauvaises solutions, des « solutions du moindre pire »Expression de Ph. Mesnard citée par R. Brauman dans « L’école des dilemmes », article cité, p. 12.. Qu’il y ait de la désillusion, qu’une certaine confiance ait été perdue au terme de ces expériences, cela est certain. Ce sentiment de désillusion indique-t-il pour autant l’existence d’illusions préalables ? A-t-on cru pouvoir protéger physiquement les habitants de Srebrenica ou les réfugiés du Zaïre ? A-t-on vraiment eu foi en l’existence d’une nouvelle ère, celle de la communauté internationale ? Certes non. Mais l’on a cru bon de tenter d’influer, de peser sur elle. Les années 1990-1997 sont indéniablement celles au cours desquelles l’idée d’une capacité à modifier le cours des choses, à avoir l’impact souhaité, est progressivement relativisée, contribuant à l’adoption d’une posture plus réservée.
Pour autant, il faut le noter, ces années n’invalident pas la valeur accordée à la présence – une valeur alliant solidarité, statut de témoin, et action médicale, que l’on retrouve exprimée à de nombreuses reprises :
Irak : « 33 personnes actuellement (…) c’est une présence médicale et politique » (CA août 1991). Ex-Yougoslavie : « ces actions présentent un grand intérêt en termes de présence et de solidarité » « la présence à Karlovac permet d’avoir un regard sur la situation » (CA juin 1993). Rwanda : « on ne peut laisser le pays sans présence étrangère » (CA mai 1994). Burundi : « en 1994, les équipes avaient augmenté jusqu’à 24-25 personnes (…) L’utilité ne doit pas être définie en termes techniques, il n’y a pas d’urgence médicale mais il y a une population en danger (…) Il faut néanmoins mesurer la fausse sécurité que l’on pourrait donner aux gens » (CA juin 1995). Réfugiés afghans en Iran : « on peut penser que quand il y a une présence c’est mieux. On verra par exemple si cela vaut la peine de passer des informations au HCR » (CA novembre 1995). Grands Lacs : « seule une présence terre à terre, prolongée, souple, mais politiquement avisée, permettra de continuer à faire valoir le sort des populations » (CA décembre 1996). Burundi : « on n’envisage pas de tout fermer, parce que notre présence de médecins et aussi de témoins est indispensable » (CA février 1997).
« NE PAS ÊTRE LES MÉDECINS DOCILES D’UN CENTRE DE DÉTENTION »: DILEMMES FAMILIERS
Avant de clore ce que nous avons appelé l’ère de l’interpellation, il convient de mentionner pour mémoire que MSF s’est aussi trouvée confrontée pendant ces années, à côté des logiques de violence extrême, à la logique de politiques oppressives dans le cadre de régimes autoritaires. Ainsi, au Mozambique en 1991 où, au fur et à mesure qu’elle récupère des territoires, l’armée en regroupe les populations dans des camps où la mortalité est très importante et qui sont utilisés pour appâter les agences d’aide internationale : « l’aide est indispensable étant donné la famine qui règne, mais cette aide participe à faire tourner la machine infernale conduisant des milliers de gens à la famine et à la mort ». Après débat, il est décidé de « continuer une aide de toute façon indispensable. Mais, dans le même temps, de dénoncer cette situation, en particulier d’exiger la libre circulation des personnes, la liberté de résidence, la possibilité de conduire des évaluations… » (CA mars 1991). Au Rwanda, après le génocide, MSF décide de dénoncer la situation catastrophique dans les prisons, ce qui contribuera à son expulsion : « pour ne pas se trouver en tant qu’organisation humanitaire au service de la répression et de la discrimination, pour ne pas être les médecins dociles d’un centre de détention où les conditions de vie seules étaient responsables en l’espace de neuf mois de la mort d’un prisonnier sur huit, MSF a simplement fait son travail » (RM 1995-96). En Corée, le débat entre ceux qui considèrent que « MSF va traiter avec des preneurs d’otages » et ceux qui pensent que « derrière ce régime il y a des populations » (CA mai 1996) est d’abord tranché dans le sens de tenter une action ; au cours de celle-ci, le constat qu’il est impossible de savoir si l’aide est utile à la population, et qu’en revanche il est certain qu’elle renforce le régime, mène à la décision que « MSF reste et parle » (CA avril 1998). Dans ces différentes situations, le dilemme naît d’un double écueil : le cautionnement au régime, et la complicité active avec des politiques criminelles. C’est à chaque fois la deuxième question (celle du retournement de l’aide contre les populations, soit le paradigme éthiopien) qui permet de formuler et trancher le dilemme. Dit autrement, la répugnance à cautionner un régime ou une politique ne suffit pas, à elle seule, à invalider l’idée d’une responsabilité d’être présent auprès des populations (confirmant cette valeur encore accordée à la présence que nous évoquions plus haut). La responsabilité réside alors du côté de l’analyse de la situation, du questionnement du rôle qu’y joue l’aide : «A Médecins sans frontières, nous nous portons au devant de situations qui réclament de comprendre – donc d’ouvrir les yeux et les oreilles – et ensuite de dire ce que l’on a vu et compris. Si nous ne le faisons pas, c’est de simple voyeurisme à complicité de meurtre que nous sommes coupables selon les circonstances » (RM 1997-98). Voyeurisme du témoin passif, complicité active de l’humanitaire instrumentalisé, comme les deux interdits d’une responsabilité d’acteur et de témoin.
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