Judith Soussan
Diplômée de Relations internationales (Institut d'Etudes Politiques de Paris), de Logistique humanitaire (Bioforce-Développement) et d'Anthropologie (Université Paris-I), Judith Soussan a rejoint MSF en 1999. Elle y a effectué des missions de terrain (Sri Lanka, Ethiopie, Soudan, Territoires palestiniens) avant de travailler, au siège, sur la question de la protection des populations. Après une échappée loin de MSF pendant laquelle elle pratique le reportage radiophonique et collabore à un projet sur les questions d'immigration, elle retrouve le Crash en 2015. Elle a récemment contribué à l'ouvrage "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (chapitre "Qabassin, Syrie. Une mission MSF en terre de Djihad" - CNRS Editions, 2016).
ANNEXE N°3 / ÉTUDE DE CAS PRISE EN CHARGE DES «VICTIMES DE VIOLENCES » AU NORD KIVU, RDC, 2003 - MI-2007
La présente étude de cas porte sur l’action de MSF au Nord Kivu (République Démocratique du Congo) aujourd’hui, en remontant quelques années en arrière jusqu’à 2003.
Le choix de ce cas d’étude est motivé par la prégnance pour MSF au Nord Kivu de la problématique de la violence, et en particulier celle des violences sexuelles qui intéresse notre sujet à plusieurs égards : d’abord, elle situe la violence au cœur du projet opérationnel ; ensuite, elle nous semblait introduire la question d’une individualisation de la victime ; enfin, sa prise en charge donne lieu à une pratique, la certification, qui est (à notre connaissance) la seule utilisation légitime, non contestée, du mot « protection » à MSF aujourd’hui. On verra que ces diverses motivations se retrouvent inégalement dans ce document.
Contrairement aux deux autres études, celle-ci n’est pas organisée selon une structure chronologique. L’impossibilité à faire émerger des problématiques spécifiques à des moments précis, la chronicité des enjeux décrits, faisaient largement pencher en faveur d’une présentation thématique. Cependant, il va de soi que nous tenterons de souligner, à l’intérieur de chaque thème, les évolutions dans le temps chaque fois qu’elles apparaissent.
Comme pour les autres études, la définition retenue demeure délibérément ouverte, axée sur les pratiques (actes autres que le soin proprement dit, prises de parole) développées en lien avec la violence. Face à la violence, aux violences dont sont victimes les populations, face à des «victimes de violence sexuelle » (VVS), face à des « victimes directes » ou « indirectes » de la violence, que fait MSF, que dit MSF, quelle responsabilité les personnes au siège et sur le terrain se donnentelles et jusqu’où, comment MSF se positionne-t-elle au regard des initiatives internationales en vue de « protéger les civils », etc.Précisions en vue de la lecture : Les « guillemets » entourent des citations ; les ‘guillemets’ sont utilisés par moi. Jargon MSF : sitrep : situation report, rapport hebdomadaire ou mensuel – CA : conseil d’administration – RM : rapport moral – RA : rapport d’activités – RT : responsable terrain – CdM, coordo : chef de mission (ou coordinateur)– RP : responsable de programmes (desk) – ARP : adjoint responsable de programmes – MSF-CH : MSF Suisse – MSF-H : MSF- Hollande
– HAD : Humanitarian Affairs Department (MSF-H) – VVS : victimes de violences sexuelles – IST : infections sexuellement transmissibles – CNT/S : centre de nutrition thérapeutique/supplémentaire – SSP : soins de santé primaires – HRW : Human Rights Watch – DPKO : département des opérations de maintien de la paix de l’ONU
Abréviations sur la RDC : NK : Nord Kivu – KY : Kayna – RU : Rutshuru – KB : Kanyabayonga – FARDC : Forces armées de RDC – MONUC : Mission des nations unies au Congo – MM : Mai Mai – FDLR : front démocratique de libération du Rwanda – RCD : rassemblement congolais pour la démocratie – UPDF : Ugandan people defence force – MLC : mouvement pour la libération du Congo – ADF : Allied democratic forces (Ouganda) – NALU : National army of Liberation of Uganda – BI : brigades intégrées ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES - MSF / NORD KIVU
La guerre reprend en 1998 en République démocratique du Congo (RDC) après la scission entre Kabila et le Rwanda et l’Ouganda, deux pays qui l’avaient aidé à prendre le pouvoir fin 1996. L’UPDF, une rébellion soutenue par ceux-ci, progresse dans l’est du pays, puis ce sont le MLC, le RCD, puis le RCD-Goma qui apparaissent également. Des affrontements ont lieu en 1999 et les Nations unies autorisent le déploiement d’une force pour le respect des accords de Lusaka. La Monuc, mission des Nations unies en RDC, voit le jour fin 1999. Sous chapitre 7, elle a pour mandat la surveillance de l’application du cessez-le-feu, le désarmement des milices, la facilitation de l’acheminement de l’aide humanitaire et le respect des droits de l’homme. Elle peut « prendre les mesures nécessaires, dans les zones de déploiement de ses bataillons d’infanterie et, pour autant qu’elle estime agir dans les limites de ses capacités, pour protéger le personnel, les installations et le matériel de l’ONU ainsi que ceux de la CMM [commission militaire mixte] (…) assurer la sécurité et la liberté de circulation de son personnel, et protéger les civils se trouvant sous la menace imminente de violences physiques ».
En 2000, MSF rapporte l’existence de 200 000 déplacés dus au conflit ; les civils sont l’objet de violences multiples de la part des différents groupes rebelles. En janvier 2001, six membres du CICR sont tués et toutes les agences se retirent. Dans un contexte d’extrême tension et de volatilité, et de violences répétées sur les populations, des avancées politiques interviennent cependant en 2002 : signature d’un accord de paix avec le Rwanda en juillet 2002, avec l’Ouganda en septembre ; et d’un « comprehensive peace deal » en décembre, qui lance un processus de transition devant mener à des élections, et prévoyant le « brassage » des différents groupes rebelles dans le cadre du programme « DDRRR » (démobilisation, désarmement, rapatriement, réintégration, réinsertion), soutenu par la Monuc.
Après deux missions exploratoires demeurées sans suite pour des raisons de sécurité, MSF-F (déjà présente au Katanga) arrive finalement au Nord Kivu en décembre 2002, avec l’ouverture de la mission Béni à la suite d’une nouvelle vague de violences ayant causé des déplacements de population.
Début 2003, la tension monte non loin de Beni, dans la zone de Bunia (Ituri), entre les différents groupes rebelles, qui attisent les oppositions entre communautés (Hema, Lendu, en particulier). Courant avril, l’inquiétude croît à MSF et la question de rendre public un rapport sur la situation des civils est posée.
Du 9 au 12 mai ont lieu dans la zone de Bunia des combats d’une extrême violence; différentes ONG (Oxfam, Merlin, Human rights watch) demandent le déploiement d’une force rapide pour la protection des civils. De son côté, MSF rencontre des officiels du département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (DPKO) ainsi que des membres du Conseil de sécurité pour les ‘briefer’ sur la situation et les informer que « if they don’t act now, they will be left to count the bodies ». L’envoi d’une force multinationale intérimaire d’urgence chargée de « stabiliser les conditions de sécurité» dans la ville de Bunia est décidé le 30 mai par le Conseil de sécurité : c’est l’opération Artémis, qui commence avec un premier déploiement en juin. MSF sort le 25 juillet 2003 un rapport intitulé Promesses non tenues - un semblant de protection et une assistance inadéquate, qui souligne « l’incapacité de la présence armée internationale à assurer pleinement la sécurité des populations civiles ».
Fin 2003, en plus de la mission Béni axée en priorité sur les populations déplacées, MSF ouvre Kayna, un projet de prise en charge de la malnutrition.
En 2004, les turbulences liées aux luttes de pouvoir entre les différents groupes se poursuivent. Elles donnent lieu à une litanie de fuites et de retours : en février 2004, des milliers de personnes fuient Kayna vers Kaynabayonga ; en juin 2004, la ville de Bukavu est prise ; en juillet 2004, des milliers de personnes fuient Rutshuru ; en octobre 2004, toute la population de Kaynabayonga fuit la ville ; en décembre 2004, les tensions sont encore plus fortes dans cette même zone entre l’armée régulière, les FARDC, et le RCD-G soutenu par le Rwanda. Par ailleurs, en dehors de ces pics, le seuil de violences demeure très élevé, et MSF se dirige de plus en plus vers la prise en charge des victimes directes de violence, en particulier de violence sexuelle (prise en charge commencée en juin 2004 à Beni).
Début 2005, l’instabilité dans la zone de Kayna donne lieu à une situation inédite : la population, excédée de l’absence de sécurité et de la présence d’ONG qui ne l’améliorent en rien, décide de « rejeter l’aide ». Elle refuse les distributions et entrave l’action des humanitaires. Bien que relativement épargnée par ces réactions de rejet, MSF cherchera à comprendre les raisons d’un tel refus. Mi-2005, l’ouverture d’un troisième projet est proposée afin d’être présents dans le Rutshuru, zone où les violences sont permanentes et généralisées ; ce projet est ouvert en août 2005. Un nouveau pic de violence se produit fin 2005 avec une opération conjointe entre la Monuc et les FARDC visant à chasser l’un des groupes rebelles, les ADF, de la zone de Beni. Cette opération annoncée, aux conséquences de laquelle les intervenants humanitaires sont priés de se préparer, se poursuivra jusqu’à février 2006 et donne lieu à un déplacement de population significatif.
Début 2006, MSF intervient en urgence auprès de ces déplacés (Linzo). D’autres urgences apparaissent à la même période dans le Rutshuru (combats FARDC/insurgés, janvier), dans la zone de Kayna-Kaynabayonga (combats et déplacements de population, février). Mais c’est encore l’insécurité au quotidien qui semble avoir le plus d’impact sur la majorité de la population.
En juillet 2006, les élections maintes fois reportées ont finalement lieu, sans explosion de violence. En septembre 2006, est discutée l’ouverture d’un projet à Nyanzale, une zone très instable et longtemps difficile d’accès, d’où proviennent de nombreuses victimes de violence sexuelles prises en charge à Rutshuru. Le projet est ouvert en octobre. Dès novembre, des combats se produisent dans la zone Rutshuru-Nyanzale. En l’absence de conséquences majeures des combats sur lesquelles elle puisse avoir un impact, MSF intervient en urgence sur un pic de paludisme concomitant.
En 2007, les problématiques du Nord-Kivu se maintiennent à l’identique pour MSF. Certes, l’engagement militaire de la Monuc est plus net ; le « brassage » de troupes, source de nombreux refus, est supplanté par le « mixage », qui lui-même échoue à la fin de l’été. Mais au final, les affrontements entre groupes continuent, les violences contre les populations également. MSF poursuit son travail de prise en charge des conséquences de ces violences sur les civils.
1 - CADRE GENERAL: LA PLACE DE LA VIOLENCE DANS LE PROJET DE MSF EN RDC
Nous nous situons ici en amont de la protection si celle-ci est comprise comme un ensemble concret d’actes, de pratiques et de prises de paroles. Pour autant, il nous a paru essentiel, avant de nous intéresser à ceux-ci, d’envisager le cadre général dans lequel s’inscrit l’action de MSF au Nord Kivu. En effet, si la protection n’apparaît jamais comme un objectif de l’intervention dans cette région, du moins la violence est-elle posée, de façon de plus en plus prégnante au fil des années, comme le fondement même de la pertinence de l’action. Ainsi, avant d’envisager de ‘faire quelque chose’ en réponse à des violences, encore faut-il se mettre en situation d’en constater les conséquences, d’accéder à ses victimes les plus immédiates – une volonté explicite de se rapprocher de la violence qui est précisément à l’œuvre dans le cas du Nord Kivu.
LA FORMULATION DES OBJECTIFS DU PROJET DE 2003 À 2007
La violence est-elle pour MSF un contexte légitime d’action, un phénomène à aborder de front, à empêcher, ou dont il faudrait atténuer les conséquences ? Voici ce que nous allons tenter de préciser. Nous nous référerons en particulier aux formulations utilisées dans les «fiches projet », documents établis en fin d’année décrivant les objectifs, activités et budget pour l’année à venir. Si ces documents peuvent souffrir de déterminations extérieures (la nécessité de standardiser des appellations en vue de typologies par exemple), ils représentent cependant une référence, comme documents de mise à plat et de cadrage.
Dans la fiche projet 2003 pour l’Ituri / Nord Kivu, établie fin 2002, le contexte est décrit comme « guerre civile / conflit international ». « Le conflit est le plus meurtrier que la région ait connu », note le document. La qualification de guerre est validée d’emblée par l’existence de combats, d’exactions, et l’occupation étrangère. L’intervention de MSF à Beni est décrite comme l’« assistance d’urgence à des déplacés » : l’objectif prioritaire est d’offrir un accès aux soins (avec un accent sur la rougeole, la nutrition, le paludisme).
Un an plus tard, fin 2003, le contexte d’intervention est : « déplacés de guerre, épidémies » (fiche projet 2004). L’objectif du projet Beni est d’« offrir la continuité des soins médicaux aux populations et vulnérables de la région de Beni » (soins de santé primaires, surveillance épidémiologique, accès à l’eau, cliniques mobiles pour le retour des déplacés…). L’ouverture d’un projet à Kayna est projetée ; l’objectif en sera de « réduire la malnutrition au sein de la population de Kayna » (création de CNT, appui à des CNS).
Fin 2004, il est question de « conflit armé» marqué « par de nombreuses violences, malgré la transition» (fiche projet 2005); l’objectif général pour Béni est la « prise en charge médicale d’une partie de la population déplacée de l’Ituri», celui de Kayna la « prise en charge médicale et nutritionnelle d’une partie de la population victime de violence dans le Nord Kivu» (VVS et IST; préparation à la prise en charge de blessés; évaluation pour la prise en charge d’autres urgences; malnutrition sévère; stratégie avancée dans des zones instables à travers les dépistages de malnutrition). On notera la présence d’une section « communication», où «la violence» est l’un des deux sujets qui «pourraient faire l’objet de prise de parole de notre part».
Puis, fin 2005, le contexte d’intervention est décrit comme « guerre et violence sur les populations, épidémies, déplacés » (fiche projet 2006). Beni est en voie d’être fermé et devient une base arrière logistique. Le projet Kayna, dont le contenu a évolué vers des « activités de soins secondaires médicales et chirurgicales dans l’hôpital de Kayna », a pour objectif en 2006 « la prise en charge des urgences médicales et chirurgicales des populations affectées par les violences » (malades et blessés dans l’hôpital ; prise en charge des enfants malnutris ; prise en charge des victimes de violences sexuelles et IST à Kayna et Kaynabayonga ; surveillance épidémiologique ; etc). Un nouveau projet, Rutshuru, a été ouvert dans l’année écoulée. Son objectif général pour 2006 est rigoureusement identique à celui de Kayna, ses objectifs spécifiques similaires (prise en charge des blessés et malades dans l’hôpital de Rutshuru ; transferts ; soins de santé primaires dans un petit centre de santé proche de Rutshuru ; VVS ; réponse aux urgences).
Enfin, dans la fiche projet 2007, le contexte-pays est qualifié d’« instabilité interne ». Le projet de Beni (à propos duquel il est précisé « raison d’intervention : victimes directes / indirectes de conflit ») a été fermé en 2006. Le projet Kayna, dont les « raisons d’intervention » sont identiques, doit être discuté à mi-année en vue d’une probable fermeture. Rutshuru (« raisons d’intervention » identiques également) conserve le même objectif général que l’année précédente, « assurer la prise en charge des urgences médicales et chirurgicales des populations affectées par les violences ». Un nouveau projet, Nyanzale, a vu le jour fin 2006 : « raison d’intervention : victimes directes de conflit (violences sexuelles à Nyanzale et région de Bwito) », avec pour objectif de « permettre une prise en charge efficace et de qualité des urgences médicales des populations affectées par les violences» (VVS, malnutrition, pics de paludisme, réponse aux urgences).
L’ÉMERGENCE DE LA VIOLENCE AU CENTRE DU PROJET MSF AU NORD KIVU
Si la revue des objectifs est à la fois fastidieuse et nécessairement caricaturale, elle a cependant l’intérêt de faire émerger les moments d’une lente inflexion des formulations de l’intervention de MSF au Nord Kivu.
Ainsi jusqu’à fin 2003, le contexte général est celui du conflit, et en son sein l’action de MSF est assez conventionnelle, au sens où elle cible ceux que l’humanitaire a traditionnellement assistés dans son histoire: les déplacés ou réfugiés. Il s’agit de prendre en charge les conséquences sanitaires du conflit comme cause de vulnérabilité, en fournissant une assistance médicale aux plus touchés. D’où une activité médicale axée sur les soins de santé primaire, la vaccination, la nutrition, l’intervention en urgence. La volonté opérationnelle de se rapprocher des zones marquées par des violences est cependant déjà présente: «après des années de vraies difficultés et d’échecs, l’ouverture et la stabilisation de missions sur les lieux de violences sont devenues réalités. Pour ces deux dernières années, entre le Katanga et l’est de la RDC, le travail s’est beaucoup amélioré» (synthèse du point RDC, CA du 26 septembre 2003).
Fin 2004, le mot « violences » apparaît dans la description du contexte et dans la formulation de l’objectif de Kayna (les VVS et les blessés figurent au premier plan des objectifs spécifiques, devant la malnutrition). Cette nouveauté est confirmée par la suite, fin 2005 et 2006, avec la prégnance des références aux « violences sur les populations », aux personnes « affectées par », « victimes directes / indirectes », tandis que « guerre » est remplacé par « instabilité interne » dans le « contexte d’intervention » fin 2006En somme, on note une sorte de déplacement de centre de gravité, du conflit (comme contexte) vers la violence (comme contexte général et comme phénomène précis, atteinte physique à une personne). Un constat qui ne doit pas dissimuler l’élasticité des termes : «victime directe de conflit » et « de violence » apparaissent souvent comme interchangeables ; ainsi, victime directe de conflit pourra alternativement signifier «déplacé » (c’est-à-dire affecté directement par les conséquences des combats) ou blessé (c’est-à-dire victime directe de violence)… Dans cette étude, on entendra par victime directe (de conflit, violence) toute personne atteinte physiquement, et par indirecte les déplacés, malnutris, etc..
C’est vers les « victimes directes » que se porte en particulier l’attention de MSF, au prix d’un effort opérationnel remarquable. Parler de violence(s), c’est donc, au-delà du contexte général conflictuel, pointer une atteinte physique concrète, à l’encontre d’une personne précise – blessés, victimes de violence sexuelle. L’essor de la chirurgie et la généralisation de la prise en charge des victimes de violences sexuelles, la mise au premier plan de ces activités, devant celles précédemment déployées (nutrition, eau, soins de santé primaire), sont la manifestation concrète de ce changement ; il faut ne pas passer à côté de ces victimes longtemps demeurées hors d’atteinte. Concernant les victimes de violence sexuelle, la stratégie pertinente est celle qui doit, de façon pro-active, leur permettre de venir malgré les obstacles des dangers, du manque d’argent, de la stigmatisation. En ce sens, tout un ensemble de conditions favorables à la venue des victimes de violence sexuelle est assuré, et fait l’objet de constantes discussions et améliorations : campagnes de sensibilisation nombreuses, confidentialité, amélioration du protocole de prise en charge prophylactique et médicale, paiement du coût du transport… Quant aux blessés, le positionnement juste est celui qui permettra de ne pas les « rater », en particulier les blessés civils. Ainsi peut-on lire dans les différents sitreps : « possible affrontement au sud de KB, en principe nous serons bien situés s’il y a des blessés » (sitrep août 2005) ; lors des événements de novembre 2006, il est noté : « l’équipe de Kayna a réussi à aller à Nyanzale ; ils ont raté un blessé à Kabati sur le chemin du retour. Il va falloir y retourner demain ». MSF insiste pour prendre en charge ellemême à l’hôpital de Rutshuru les quelques blessés civils présents dans l’hôpital militaire, et envisage une « intervention chirurgicale sur le site de Kitchenga où se trouvent 66 blessés de guerre (mais seulement 1 civil) », avant de remarquer qu’une limite à cette approche est le « risque de faire une intervention qui ne touche finalement que les belligérants (pour l’instant il n’y a que des belligérants blessés, mais rien ne dit qu’il n’y aura pas des civils si le conflit reprend) ». Dans les « phrases du mois » de novembre 2006 : « on espérait avoir des blessés et malheureusement on n’a eu que 9 blessés militaires… » (sitrep événements NY, novembre 2006).
Notons que ce déplacement est en cohérence avec l’évolution plus globale du projet MSF voulue par ses dirigeants : ainsi le rapport moral 2003-2004 (mai 2004) fait-il apparaître pour la première fois une rubrique « Prise en charge médicale des personnes victimes de violences » avec comme narratif : « C’est un peu maladroit comme formulation. J’entends par là les blessés de guerre, les personnes sévèrement traumatisées sur le plan psychique, les femmes victimes de viols au cours des campagnes militaires » (rapport moral du président, mai 2004). L’ouverture en direction de ces « victimes directes de la violence » n’est pas pour autant une éviction des ‘victimes classiques’. Déplacés, malades, personnes touchées par des épidémies demeurent dans le champ d’intervention de MSF – avec, il est vrai, un ciblage accru sur ce qui peut faire une différence en termes de mortalité : accent sur les urgences, sur les épidémies de maladies létales, engagement dans les soins secondaires, retrait relatif des soins de santé primaires. De fait, « on a voulu recentrer l’action de MSF sur la production de secours en situation de crise »(entretien J.-H. Bradol, juillet 2006).
AU CŒUR DE LA VIOLENCE, DANS LE CONFLIT
MSF se trouve donc en 2007 avec un projet d’assistance médicale qui prend acte d’une réalité où coexistent différents types de logiques violentes : d’une part, les pics du conflit (affrontements entre groupes rebelles et Monuc ou FARDC, ou rebelles entre eux) sont des moments saillants où s’intensifient les violences contre les populations des zones disputées – pillages, viols, attaques – en lien avec les combats qui font généralement peu de blessés civils. D’autre part, en dehors de ces moments saillants, sévit au quotidien une « violence sur les populations » qui est chronique, et dont le seuil reste remarquablement élevé. C’est d’ailleurs cette dernière qui domine à la lecture des rapports du terrain : une litanie d’exactions, une violence très peu ‘politique’, plutôt liée à un faisceau de conditions favorables – prolifération des armes, logique de survie, prédation, absence de solde des militaires, banalisation de la violence, etc. –, qui dépossède les gens du peu qu’ils ont ; mais surtout, une violence permanente, quotidienne, répétée, généralisée
Pour donner un aperçu plus détaillé de la chronicité de la violence (c’est moi qui souligne) : «pillages de plus en plus fréquents » (sitrep général septembre 2004), « pillage systématique de toute habitation » (Kayna janvier 2005) « pendant que les gens sont aux champs les ANC en profitent pour voler dans les maisons vides. Le soir [ils] pillent les champs, volent le bétail ou ce qu’il en reste. Et toujours les viols qui continuent » (sitrep général mars 2005), « pillages des champs constant à Miriki, malgré la présence des FARDC, ils les laissent piller et conseillent à la population de laisser faire » (sitrep général avril 05) « le viol et de graves violations à l’encontre des civils se poursuivent sans relâche » (RA 2004-2005) « toujours la même histoire, les militaires rackettent la population la nuit » (sitrep KY juin 2005) « les militaires se paient sur la bête et les populations civiles continuent d’en payer le prix avec déplacements, pillages, viols et meurtres » (sitrep général juillet 2005). « Toujours autant de banditisme sur les axes du Lubéro » (sitrep septembre 2005) « KB est sujette à des pillages assortis parfois d’enlèvement, de meurtre ou de viol, et ce sur une base quotidienne » (point NK semaine 36, sept 2006) « dans le Bwisha, les violences contre les pop civiles continuent » (sitrep général sept 2006). Et sur la généralisation de la violence : « les agressions se produisent partout (champ, maison, sur la route ou en brousse) » (point NK semaine 37, septembre 06). Agressions qui sont le fait de tous les acteurs : « tout le monde sait et dit que ce sont les militaires responsables de ces exactions » « la population se plaint depuis l’arrivée de MM de pillages et de viols » (sitrep sept 2004) ; visite d’un centre de santé où le pasteur « confirme que presque toutes nos femmes et les filles ont appartenu un jour au NALU » (sitrep Beni semaine 17, avril 2006).
C’est bien le fait d’être au plus près des zones à la fois d’instabilité (c’est-à-dire de potentiels affrontements) et de violence chronique élevée (violences sexuelles, prédation) qui fonde la légitimité des projets MSF au Nord Kivu. Puisque la violence sévit en permanence, qu’il n’y a pas de camps-sanctuaires où pourrait régner une relative sécurité, la question d’être « au cœur », « au plus près » est centrale : « Se positionner à KY/KB c’est pour être au plus près de la violence » ; « on s’est positionnés en ayant une volonté de se concentrer sur ça parce qu’on veut être dans l’enjeu humanitaire généré par ces violences contre les civils » (RP desk RDC, semaine environnement, juin 2006) ; le Nord Kivu nécessite une « réactivité, se repositionner toujours sur les zones de violence » (RP desk, présentation au CA, 30 mars 2007) ; « au Nord Kivu on a réussi à se placer au cœur du conflit » « on s’inscrit au cœur des violences dans le Rutshuru » ; à Kayna « [après une demande de précision] au cœur du conflit n’est peut-être effectivement pas le bon terme. Au cœur des violences, ça c’est clair » (entretien ex-coordo Nord Kivu). « Elle est là notre activité, être positionné au bon endroit, là où il y a des pics » (entretien ARP desk RDC).
C’est dans la conduite et la mise en œuvre mêmes des opérations que se traduit cette volonté d’être au plus près de la violence, donc de ses victimes. Déjà en 2003, une telle volonté – d’être au plus près des besoins des gens cette fois – était décelable : « la stratégie adoptée en début de programme est de suivre les déplacements de population en assurant une prise en charge médicale urgente aux déplacés fuyant les combats et les exactions, d’où les différentes ouvertures / fermetures de centres de santé sur l’axe Béni-Mambasa entre décembre et mars 2003» (fiche projet 2004, décembre 2003). « Etre au plus près » commande donc d’être dans un souci permanent de réactivité ; de fait, celui-ci est sans cesse réaffirmé et il fonde des opérations mouvantes, où les interventions courtes, en urgence, se succèdent nombreuses, en phase avec les différents développements de la situation sur le terrain.
C’est selon cette même logique que l’année 2006 voit la fermeture de Béni et l’ouverture de Nyanzale. Non que Beni soit soudain devenu une zone pacifiée. Mais le départ progressif des déplacés, l’évolution du profil des victimes de violences sexuelles (une proportion majoritaire, et croissante, de personnes agressées plusieurs mois auparavant, et non des cas récents), alliée à la disposition des autorités à en endosser la prise en charge au moins partiellement, indiquent que là n’est plus le « cœur » des troubles, l’endroit où être : « ce qui justifie [de fermer] c’est qu’il n’y a plus à Béni le type de violence qu’il y a dans le Rutshuru »« à Beni le shift [virage] s’est fait sur les violences domestiques, les proportions se sont inversées » (entretien ex-coordo Nord Kivu). Par ailleurs, courant 2006, MSF constate qu’elle prend en charge de plus en plus de femmes violées par des hommes en armes, en provenance de Nyanzale, une zone considérée comme extrêmement volatile et longtemps demeurée inaccessible. Le nombre des victimes, le profil des agresseurs, la volatilité de la zone, autant d’éléments qui convainquent MSF de tenter de se positionner sur cette zone plutôt que de recevoir les patientes chaque semaine à l’hôpital de Rutshuru.
La réactivité que maintient MSF au Nord Kivu est, par définition, une attitude qui se propose de suivre, réagir en aval des événements. Suivre les déplacements des populations fuyant en masse leurs villages, mais aussi répondre aux conséquences des violences sur ces populations : dans les deux cas, comme nous l’avons déjà vu, c’est bien de réponse médicale, d’opérationnalité qu’il s’agit. A aucun moment il n’est question pour MSF de jouer un rôle protecteur. Du reste, la population ne s’y trompe pas, qui n’attend pas MSF pour prendre ses propres décisions, avec la fuite comme option dominante, en préventif ou sur le moment même, ainsi que le décrivent tous les rapports (la seule vue de la voiture MSF fait s’évaporer dans la forêt les gens installés au bord de la route, avant qu’ils ne reconnaissent le logo et réapparaissent – entretien RT Rusthuru). Il n’est pas non plus question d’être une sentinelle des droits de l’homme au Nord Kivu.
Et pourtant, il semble qu’un ‘noyau’ dur, difficilement exprimable, soit présent dans la volonté d’être au cœur des violences, là où les populations sont les plus touchées. Absent des sitreps probablement parce que difficile à mettre en mots, cet ‘au-delà du médical’, ce sens à ‘être auprès de’, se dit néanmoins dans tous les entretiens effectués. « Au-delà de la prise en charge médicale, l’enjeu, donc la pertinence, c’est de révéler cette violence » (RP desk, semaine environnement, juin 2006) ; il faudrait « aller plus loin sur les violences », aller plus loin que le médical (discussion, mai 2007) ; si les gens ne pensent pas qu’on les protège, « il y a quand même cette notion-là, qui est un peu plus difficile à toucher, à qualifier », « une mise en confiance, une ré-assurance », « les gens te disent que ‘du fait de la présence de MSF on arrive à se faire entendre un peu plus par les autorités’, ils revendiquent la sécurité auprès de la Monuc, des autorités, des BI, j’ai l’impression qu’ils se sentent plus en confiance du fait de la présence de MSF – comme un appui inconscient », « il y a vraiment un lien de confiance qui va s’installer entre MSF et les populations civiles » (entretien ex-coordo Nord Kivu).
En ce sens, l’absence de référence à la notion de protection comme objectif nous semble cependant coexister avec un positionnement sur le terrain même des enjeux de protection des civils au sens du DIH, à travers la confrontation concrète avec des personnes que ce droit qualifie de « protégées », des blessés, victimes de violence physique directe.
2 - ACTES, PRATIQUES, AUTOUR DE / FACE A LA VIOLENCE
Le cadre général dans lequel s’inscrit le projet MSF au Nord Kivu, positionnement au plus près de la violence et prépondérance de l’opérationnel / médical, a donc été posé. Que se passe-t-il alors concrètement dans ce contexte ? Quelles pratiques sont-elles déployées, quels actes mis en œuvre, face aux menaces de violences, dangers, violences constatées, auxquels les équipes sont confrontées ? Y a-t-il une place pour des pratiques qui, à côté du soin, auraient à voir avec un souci d’atténuation, d’évitement, d’empêchement de ces violences ? Si oui, sont-elles simplement tolérées, bornées, ou encouragées ? Où les limites sont-elles alors placées et par qui ? Telles sont les questions qui ont fondé une distinction entre des actes relevant d’un prolongement du soin ; des pratiques déployées en lien avec des situations étrangères au soin, ensuite ; et enfin, différentes modalités de prise de parole, ce qui sera l’objet de la troisième partie.
LE SOUCI DE LA SÉCURITÉ DANS LA SPHÈRE DU SOIN
Dans le contexte nord-kivutien de généralisation des violences, dans le cadre MSF de prise en charge médicale des victimes de violences, émergent de nombreuses situations où les équipes sont directement confrontées à la question du danger qui pèse sur les personnes. Il nous est apparu que par extension, MSF s’est mis à considérer comme relevant de sa responsabilité certains moments autour de celui du soin. Le souci de la sécurité dans le soin, de la non-exposition autour du soin, donne lieu à une série d’actes qui, au fil de la maturation du projet, sont systématisés en procédures. La problématique des victimes de violences sexuelles en fournira la majorité des exemples.
La sécurité dans l’acte même du soin est un premier élément donnant lieu à réflexion, puis systématisation ; pour les « VVS » elle s’articule autour des questions spécifiques de la confidentialité et du certificat.
La confidentialité se trouve au cœur des discussions concernant les victimes de violence sexuelle. Elle est étroitement liée à l’enjeu de ne pas mettre en danger la patiente : dans ce contexte d’une violence subie, il s’agit de ne pas divulguer une information qui ferait peser, outre les risques de la stigmatisation et du rejet par le mari (que peut également comporter une maladie), celui de représailles de l’agresseur
C’est pourquoi la confidentialité est, à juste titre, le plus souvent associée à l’idée de l’accès pour les victimes : la perception d’un danger découragerait d’emblée la patiente de consulter.
. A partir de 2005, quand le projet prend de l’ampleur, on trouve dans les rapports des éléments clairs visant à préserver cette confidentialité : « la section Protection de la Monuc nous a sollicités afin que nous leur transmettions des infos nominales sur les VVS afin de mettre à jour une base de données (…) aucune transmission de données nominales ne sera faite. Respect de la confidentialité qui est une des conditions essentielles dans ce type d’activité (…) tous les documents sont remis à la patiente, si elle le désire … » (sitrep général avril 2005). On notera au passage le paradoxe qui veut que ce soit précisément au nom de la « protection » que la Monuc demande ces données, ce qui, pour MSF, est précisément contraire à la sécurité des patient(e)s. On peut également remarquer que dans ce cadre intervient une individualisation du rapport à la victime ; c’est elle qui décide, c’est elle qu’il faut avant tout ne pas exposer, avant de penser à compiler des données qui permettraient de dénoncer une situation globale. En 2006, à Rutshuru, alors que MSF met en place une consultation dans l’hôpital, c’est la question primordiale du lieu adéquat qui est discutée : il faut trouver une solution « qui ne nuise pas aux victimes »; « il semble que la meilleure solution de mener cette activité pour le bien des patients à Rutshuru reste l’association avec les IST sur un centre de santé » (sitrep Rutshuru semaine 6, février 2006). « Mise en place de l’offre de soins (2) : sécurité des victimes : confidentialité (…) » (diapositive de la présentation « Bilan VVS » à la réunion des opérations, 20 juin 2006). Loin d’être donnée dès l’ouverture des différents projets, la confidentialité est une bataille récente et de tous les instants : avant que ne soient systématisés le souci de confidentialité, d’une part, les supports organisationnels pour l’assurer le mieux possible, d’autre part, il est certain que de nombreux non-respects de confidentialité ont eu lieu. Probablement les efforts d’accès des équipes (encouragés par l’injonction du siège à prendre en charge ces victimes longtemps ignorées) ont-ils pu devenir les pires ennemis de la confidentialité (la demande adressée à des chefs traditionnels de procéder au recensement des femmes violées n’étant qu’un exemple possible de ces maladresses). Aujourd’hui, la sensibilité à cette question, encouragée de façon pro-active, fait son chemin. Loin de l’annuler cependant, elle ne fait que souligner plus encore l’irréductible tension entre les deux exigences de l’accès et de la confidentialité.
Le certificat établi à l’issue d’une consultation d’une victime de violence sexuelle présente des enjeux similaires. Mis en avant aujourd’hui comme une part intégrante de la responsabilité médicale, le certificat a toutefois été longtemps absent de la prise en charge des victimes de violences. Il n’a été systématisé que récemment et à la suite d’efforts constants et répétés de la part de quelques personnes En particulier ceux de F. Saulnier, directrice juridique, pour clarifier et adapter un document qui puisse être en cohérence avec les situations concrètes de terrain. On peut trouver trace des difficultés à systématiser l’établissement de ce document dans les discussions au cours des réunions ou formations « violence », où cette question est toujours amplement discutée et où la demande des personnes de terrain est patente.. Il est aujourd’hui établi systématiquement et proposé à la victime. Ainsi que nous l’évoquions en introduction, la certification est couramment assimilée à une pratique « de protection » et représente même l’une des seules, sinon la seule occurrence aujourd’hui légitime du mot à MSF. Ainsi le certificat apparaît-il sous la rubrique intitulée «protection » de la présentation du projet Nord Kivu faite au CA du 30 mars 2007. Dans ce même CA, à une question sur ce que fait MSF en termes de lobbying, la responsable du programme évoque la diffusion de rapports (cf infra) et ajoute : « la protection va jusqu’à la délivrance de certificat médical pour toute personne qui le demande – là on touche un peu à nos limites en termes de protection ». De même, plusieurs personnes à qui la présente étude avait été mentionnée réagirent en disant qu’on « ne fait pas de protection », puis corrigèrent en remarquant qu’effectivement, on « fait des certificats ». La connotation juridique du terme est génératrice d’une confusion sans cesse renouvelée, entre protection juridique et protection au sens des pratiques visant à atténuer ou empêcher des violences. Le paradoxe de cette assimilation du certificat à une « pratique de protection » (qui est le paradoxe de toute pratique homologuée a priori comme telle) est que ce document peut se révéler à l’origine d’une mise en danger de la personne à qui il est délivré, du fait des informations extrêmement sensibles qu’il contient. De fait, c’est bien ce risque qui est en permanence mis en avant par les équipes et le desk : à la question de celui-ci de savoir si le certificat est proposé systématiquement, le terrain répond « oui c’est proposé systématiquement mais les femmes ne le veulent pas, nous ne pouvons l’imposer » (mail desk-coordination janvier 2006). En effet, « avoir ce document en main met la femme en insécurité : ‘je vais être en danger / me faire re-violer / être exclue par mon mari’ », ce qui peut expliquer que seules 17 % des femmes décident de prendre le document (RP desk RDC, « Bilan VVS », réunion des opérations, 20 juin 2006). C’est pourquoi des orientations précises sont données aux équipes dans la gestion de ce matériau sensible : « MSF ne transmettra le certificat [aux autorités judiciaires ou policières] qu’à la demande de victime »; « MSF ne transmettra pas les certificats ni les noms des victimes aux représentants d’organisations de défense des droits de l’homme nationales ou internationales » mais pourra les diriger vers ces associations (rapport de visite, directrice juridique, août 2006).
La sécurité dans le soin relève également de la protection de l’espace qu’est l’hôpital. C’est même en général le premier point mentionné lorsque l’on aborde la question de la protection. Faire respecter cet espace contre toute tentative de manipulation, d’instrumentalisation, d’intrusion, se présente comme une évidence aux équipes. Ainsi lorsque les FARDC entrent dans un centre de santé pour y demander des médicaments : « ce n’est pas la quantité mais plus le principe qui me dérange, donc je dois en causer deux mots au commandant de la 5ème [brigade intégrée] » (sitrep Rutshuru semaine 44, oct. 2005) ; ou lorsque la Monuc entre dans un centre de santé pour en faire sortir un patient, blessé FDLR : « réaction immédiate de notre part vis-à-vis des autorités de l’hôpital et de la représentante de la DDRRR pour signifier notre désaccord total ». Le chef de la Monuc, rencontré, « comprenait parfaitement la position de MSF de trouver cela inacceptable quant à la protection de notre espace de travail » (point situation 30 août 2006). « On s’est battus pour que ni les mecs de la 9ème [BI] ni ceux de la Monuc ne puissent entrer dans l’hôpital pour interroger les [blessés] FDLR. On a viré les mecs de la 9ème de l’hôpital, qui [traînaient] là, qui terrorisaient les gens » confirme la RT (entretien RT Rutshuru) ; ou encore lorsque des insurgés s’infiltrent dans l’hôpital de Rutshuru pour savoir si des personnes s’y cachent : « il faut que je pose tout ça à plat avec Vincker [le directeur de l’hôpital] (…) préserver cet espace de travail neutre ! ». Cet exemple est intéressant dans la mesure où l’incident intervient alors que l’hôpital sert de refuge à des personnes fuyant les affrontements : « Rutshuru est complètement vide avec environ 1000 personnes réfugiées dans l’hôpital » (point NK RU 22 janvier 2006) tandis que l’équipe expatriée a évacué. Ce ne sont donc pas des patients, mais il apparaît évident à l’équipe qui les découvre dans l’hôpital lors de son retour à Rutshuru qu’il n’est pas question de les mettre dehors ; il s’agit d’une mise à l’abri malgré soi, défendue vivement lors des tentatives d’intrusion par les insurgés, au nom de l’immunité de l’espace de soin.
De façon similaire, on constate une préoccupation de non-exposition des centres de santé soutenus par MSF, dans un contexte fait de pillages nombreux n’épargnant pas ces structures. Ainsi peuton piocher, au gré des rapports, des éléments en lien avec le danger que peut constituer une distribution au regard des pillages : « pillage à Kihito… du coup on n’est pas allés sur le centre de santé de Niakahanga (en bordure de Kihito) pour ne pas attirer de problèmes sur cet endroit. Si les bandits savaient que la voiture MSF est passée, alors risque de nouveaux pillages le soir même ». Puis, à l’évocation de l’approvisionnement d’un autre centre de santé dans ce même rapport, le desk note en marge « OK - attention aux pillages » (sitrep Rutshuru semaine 8, 2006). Ceci dit, la majorité des informations sur les pillages sont rapportées de façon brute, sans commentaire, au sein de la litanie d’exactions qui constitue le ‘décor’ de l’action, n’influant pas sur sa conduite.
Enfin, la non-exposition du personnel MSF est perçue comme une part intégrante de la responsabilité au regard des violences. Elle se traduit par des mesures adaptées en fonction de l’analyse des dangers, en particulier sur le personnel national congolais. Pillages ciblés : « on accélère le processus en cours de paiement par virement bancaire » après la « visite » systématique des maisons du personnel MSF au lendemain de la paie (sitrep octobre 2006). Dangers de la route : « on s’est rendu compte, en recueillant les témoignages de nos patients, que lors des pillages, ceux qui n’avaient rien étaient presque systématiquement blessés ou tués » : d’où la mise en place d’« enveloppes » pour les chauffeurs (sitrep septembre 2006). Mais aussi dangers liés à la certification et aux suites judiciaires : ils sont discutés de façon extensive, la prise de risques étant tantôt perçue comme particulièrement importante, tantôt décrite comme un argument servant à masquer la peur de s’engager résolument sur la question des violences (cf la discussion faisant suite au « bilan VVS Nord Kivu » lors de la réunion des opérations du 20 juin 2006). Ces positions contradictoires fondent ensemble la posture de réduction des risques élaborée ; des recommandations précises sont formulées, où il est prévu que les médecins ne comparaissent pas et que le rôle de MSF se limite à l’authentification des certificats : « MSF cherche à limiter les obligations liées aux activités de certification médico-légale pour les médecins MSF. L’objectif est d’éviter d’exposer les médecins au contact avec les agresseurs et les autorités policières et judiciaires, dans un souci de sécurité et de préserver l’indépendance d’MSF vis-à-vis de ces structures de pouvoirs. » (rapport directrice juridique, août 2006).
En même temps que la prise en charge médicale s’affine, se constitue donc une série de pratiques destinées à réduire l’exposition des patient(e)s et du personnel au moment du soin, sur le lieu du soin : nous voyons là se dessiner une responsabilité face à notre propre action d’abord, dans l’exigence d’une action « de qualité » avant toute chose, c’est-à-dire avant d’aller porter notre regard ailleurs. Cette responsabilité sur notre propre action est-elle alors extensible et jusqu’où ? Y a-t-il place pour une responsabilité portant sur des situations de violence où l’action de MSF n’est pas directement en jeu? Comment de telles situations de violences connues de MSF mais indépendantes de son action médicale sont-elles gérées ?
AU-DELÀ DU SOIN, FACE AUX VIOLENCES : ÉLARGISSEMENT DE LA ‘SPHÈRE DU SOIN’, DÉPLACEMENT DES LIMITES
Les questions posées ci-dessus nous entraînent sur le terrain des limites : dans un environnement tel que celui du Nord Kivu, où, en sus des combats, sont perpétrées des exactions généralisées et quotidiennes sur la population, la violence n’est-elle qu’un contexte de l’action ? Il convient de se demander à quelles conditions, dans quelles situations la responsabilité de MSF se trouve mise en jeu, hors d’une ‘sphère du soin’ (dont on pourra discuter les contours); et si responsabilité il y a, est-elle circonscrite de façon nette et comment ?
Poser la question des limites de l’action, c’est interroger nos pratiques dans plusieurs directions: celle de la limite intérieure, la responsabilité minimale, à laquelle on ne peut se soustraire sous peine de perdre son humanité ou de condamner le sens de l’action – une limite ‘morale’ en quelque sorte. Celle de la limite extérieure, au-delà de laquelle nous sortons de notre rôle, cédant à ce que certains nomment une «tentation droits-de-l’hommiste», une «dérive protectionniste» – une limite institutionnelle établie dans un souci de cohérence de notre «mission sociale». Ces deux limites sont sans cesse retravaillées, déplacées, à travers la mise en débat de l’action concrète. Entre elles, dans l’espace qui les sépare, se dessine le champ ‘qui est le nôtre’ où, à côté des pratiques normales, légitimes, systématiques (qu’il serait donc inacceptable de ne pas avoir), se trouve toute une série de pratiques au statut plus mouvant – certaines sont encouragées, d’autres simplement tolérées; certaines sont nouvellement entrées dans le champ, ou en voie de systématisation, d’autres au contraire en voie d’expulsion au-delà la limite extérieure du ‘rôle MSF’.
Concrètement, nous parlons ici de pratiques mises en œuvre face à des violences dont MSF a connaissance, ou est témoin, ou que MSF anticipe ou craint, et ce, hors de cette sphère du soin qu’elle considère comme son champ de responsabilité incontournable.
Nous nous intéresserons d’abord au traitement par MSF des risques encourus par les victimes sur les routes, en aval du moment du soin. Dès le début de la mise en place de l’offre de soins pour les victimes de violences sexuelles, l’idée de transports gratuits (payés par MSF) fait partie du dispositif, pensé en priorité pour faciliter, encourager la venue de patientes. Les dangers liés à la présence d’hommes en armes aux abords des routes font partie du décor, donc de ce sur quoi MSF ne peut avoir de prise ; leur particulière acuité après le coucher du soleil n’est pas envisagée différemment. Ainsi, présents comme contexte, ces risques sont absents du champ de préoccupation de MSF. Cette absence n’apparaît par contraste qu’après coup : « ça nous est arrivé, MSF a fait des erreurs, en remettant des gens sur la route le soir. On s’est dit après coup qu’on s’était bien plantés. Ça s’est produit, et puis le RT demandait où était une patiente, on disait ‘on l’a renvoyée hier soir’, et il a réagi, on s’est dit ‘merde’… ». Cette prise de conscience donne alors lieu à des décisions concrètes, bientôt systématisées en une stratégie de réduction des risques qui identifie des espaces de danger accru à éviter, sans prétendre atteindre une sécurité parfaite. L’institutionnalisation semble intervenir courant 2005, avec la mise en place de procédures :
« Sur Béni par exemple on recevait beaucoup de femmes envoyées par des ONG de la zone de Ruwenzori, on recevait souvent 4-5, 10 femmes dans la journée, on leur payait le transport, puis l’hôtel, elles étaient vues, on re-payait l’hôtel, puis le surlendemain on s’assurait qu’elles retournent dans des transports relativement sûrs. C’était prévu, c’était intégré dans le fonctionnement, dans le budget ; c’est toujours des cas qui se présentent, puis on y réfléchit au fur et à mesure, puis on essaie de systématiser un peu plus… – Mais on se pose la question, alors qu’auparavant on ne se la posait pas ? – Oui. » (entretien ex-coordo Nord Kivu, sur la période début 2005-début 2006)
Un an après, en 2006, sur le projet Rutshuru qui a bénéficié des leçons apprises sur les autres missions, l’idée que l’on est concerné par les dangers de la route semble devenue une évidence : « on ne laissait jamais sortir quelqu’un à la tombée de la nuit »; « tout ce qui se passe avant et après l’hôpital est une mise en danger aussi ; physiquement puisque sur Rutshuru les violences s’exerçaient sur les routes » (entretien RT Rutshuru, portant sur la période de l’été 2006). Ainsi, le souci de sécurité dans le soin porte désormais également sur les moments de déplacement qui l’entourent – une extension de la sphère du soin comme sphère de responsabilité de MSF.
On peut avoir un autre aperçu de la façon dont une problématique ‘entre dans le champ’ avec l’enjeu des récidives de viols, ou des risques de récidive. Cette question est absente des sitreps, que ce soit comme problème ou comme information, jusqu’à l’année 2006. Dans les rapports de terrain jusqu’à début 2006, la rubrique « VVS» est la plupart du temps traitée de façon très succincte, à travers les chiffres de «nouveaux cas» (toute personne se présentant pour viol étant un nouveau cas) et leur provenance, et les chiffres de cas revenant pour suiviOn est bien conscient que le rapport mensuel ou le sitrep hebdomadaire ne sont pas l’unique voix du terrain, que beau-coup de discussions se produisent précisément en marge de tels documents, et qu’il serait hasardeux de tirer des conclusions sur la base unique de ceux-ci. Ceci étant dit, les tendances que l’on peut y déceler nous informent sur ce qui est mis en avant ou tu, ce qui est l’objet d’attention de la part du desk, sur le type d’informations considéré comme pertinentes à faire figurer dans la photographie de l’action qu’est le rapport. De fait, début 2006, à la suite de la visite du consultant sur les violences sexuelles, on observe un infléchissement de la façon de parler de celles-ci: moins d’abréviations, davantage de narratif, des données moins désincarnées. C’est souvent l’augmentation du nombre de cas provenant d’une zone qui est soulignée, en tant que «baromètre pour déterminer les zones de troubles» (sitrep général février 2006). Mais ni le profil des agresseurs ni celui de la victime ne font l’objet d’un traitement spécifique. Des cas de récidive ou de viol par personne connue sont mentionnés, sans donner lieu à des commentaires particuliers de la part du terrain: en juin 2006, on peut lire dans la rubrique «VVS»: «à noter, un cas pour lequel il s’agit du 4ème épisode, et un cas de 2ème épisode», sans commentaire particulier. Le desk note dans la marge: « récidive ? protection ?» (sitrep Kayna semaine 21, juin 2006). Ailleurs, on peut lire: «ce mois-ci, 3 cas d’agresseurs connus de la victime, dont un cas où l’agresseur est le beau-frère de la victime et un autre cas où il s’agit d’un voisin» (sitrep juillet 2006). Le seul commentaire concerne l’action entreprise par les victimes: « aucune plainte n’a été déposée». Probablement, des situations particulièrement aiguës viennent parfois à la connaissance de MSF et sont alors traitées au cas par cas, sans que cela apparaisse dans les documents, ainsi que l’évoque l’ex-coordo Nord Kivu:
« [Est-ce qu’on s’est posé la question de savoir, à propos par exemple du viol par personne connue, si une femme va pouvoir rentrer chez elle, etc ?] – C’est arrivé, oui. C’est vraiment du cas par cas. C’est parce que des cas se sont présentés [qu’on s’est posé la question], par exemple des parents qui nous disent ‘on sait que c’est l’oncle, ça va se reproduire’. Soit on a offert d’installer les gens à Goma, ou de leur payer le transport s’ils ont de la famille ailleurs, on leur dit qu’ils ont un certificat médical s’ils veulent porter plainte… ça ne va pas tellement plus loin que ça » (entretien ex-coordo Nord Kivu).
Courant 2006, ce problème émerge de plus en plus comme un enjeu. La RT nouvellement arrivée à Rutshuru l’a ressenti ainsi à l’été 2006 :
« On a voulu mettre en place un suivi – qui sortait ? qui revenait ? – et on s’est rendu compte qu’il y avait des femmes qui revenaient pour des (…) ‘deuxième viol’. Et là on s’est dit ‘Waw’. Je pense que c’était la première fois que ça se posait, sachant que le poste de RT Rutshuru a été beaucoup occupé par la capitale : tu fais tourner la boutique, il y a un déficit de suivi. Je me suis dit ‘bon’, tu repenses au texte de Brauman sur ‘médecin tortionnaire…’, tu te dis ‘qu’est-ce que je fais ? » (entretien).
Intervenant peu après, la visite de la directrice juridique de MSF semble constituer un tournant sur le traitement de la question. Son rapport de visite pose la persistance du danger comme une préoccupation légitime de MSF :
« S’agissant d’une attaque, on pourra espérer que la victime n’est plus en danger à titre individuel. Par contre dans d’autres situations la victime a été identifiée comme une personne isolée et vulnérable et reste peut-être de ce fait sous la menace permanente de récidive de la part de l’agresseur. Il est important de chercher à identifier ces éléments structurels de vulnérabilité pour tenter d’y remédier avec la victime et d’autres partenaires. Le risque étant la récidive et de recevoir une même victime plusieurs fois pour le même crime commis par le même agresseur » (rapport de visite, août 2006).
Ainsi décrite comme un phénomène lié à une série de conditions de vulnérabilité, dont certaines sont structurelles, la récurrence de violences est abstraite de la fatalité qui l’entourait. L’idée de n’intervenir que sur ses conséquences perd de son caractère d’évidence, parce qu’elle apparaît comme un ‘échec à protéger’. En ce sens, on est invité à tenter d’identifier des espaces de possibles où intervenir, en commençant par aller à la recherche d’informations plus précises.
De nouvelles questions sont incluses dans le questionnaire du dossier médical : « la victime a-telle un endroit sûr où rester / a-t-elle quelqu’un pour l’aider ? ». « Ce que MSF cherche à savoir c’est si la victime reste en danger après son agression et s’il y a un risque particulier à la renvoyer chez elle ». Le rapport passe en revue les éléments favorisant la vulnérabilité individuelle et collective, et les réponses possibles de MSF : « Concernant les cas individuels, MSF pourra garder la victime à l’hôpital le temps de comprendre la situation et de trouver une solution adaptée (éloignement de la victime, changement de résidence, prise de contact avec d’autres membres de la famille…)» ; concernant les cas collectifs, il recommande, après identification des « schémas de violence collective », de sensibiliser différents groupes impliqués (victimes ou auteurs de violences). A partir de cette période, les récidives / agressions par personne connue font l’objet d’un traitement particulier. On voit ainsi apparaître des statistiques sur le profil des agresseurs, sur les récidivesAinsi : « demande aux terrains de collecter, à partir de maintenant, les données suivantes : récidives de VVS sur des femmes déjà traitées par MSF ; (…) » (point Nord Kivu semaine 37, sept 2006). Rubrique VVS : «recueil de témoignages de violences et de récidives » « meeting avec Unicef, UNFPA, (…) nous avons abordé le problème des récidives et de la protection en général » (sitrep septembre 2006). «39 cas de récidives ce mois-ci » (sitrep octobre 2006). On remarquera que la protection est ici entendue dans son sens le plus concret, le plus individuel (protection de personnes précises identifiées comme étant en danger). Concernant les agresseurs connus, l’information est récoltée mais ne donne pas lieu à un questionnement systématique sur la probable persistance du danger (discussion RP, ARP desk RDC).. On peut également noter que dans les premiers mois de 2007, la mention spécifique de viols sur enfants fait son apparition : « 35% de civils, 2 cas de récidives, 2 cas de petites filles ayant nécessité des soins chir[urgicaux] » « toujours une proportion en augmentation de civils inconnus ou connus, le plus souvent responsables des viols chez les très jeunes filles » (sitrep médical mars 2007). De fait, l’attention portée sur les mineures a également crû à la suite du passage de la directrice juridique : selon le desk, celle-ci a eu le mérite de faire émerger, au sein de la violence généralisée qui constitue la ‘norme’ pour les équipes en RDC, des formes de violences qu’il nous faut refuser de considérer comme ‘acceptables’. En somme, elle a posé une limite, celle du viol sur enfants, qu’on « ne peut laisser passer » (discussion RP desk).
S’il y a récolte de données nouvelles, plus ciblées, plus détaillées, les rapports ne contiennent cependant pas d’indications d’actions concrètes par les équipes MSF. Il n’y a pas d’institutionnalisation au sens où des procédures seraient mises en place afin de traiter différentes situations. Mais toute action entreprise en vue de mettre à l’abri une personne précise qui en exprimerait le besoin ou qui s’inquiéterait de la persistance d’un danger est encouragée, soutenue par le desk : « tant qu’on peut faire quelque chose, on ne va sûrement pas se l’interdire ». Pour les cas individuels, il s’agit d’une gestion « au cas par cas, informelle » qui peut consister à soutenir financièrement la réinstallation d’une personne ailleurs, à la référer à une organisation. L’attention particulière accordée à la problématique des viols sur enfants se traduit aujourd’hui surtout par des efforts pour les rendre visibles en interne ; il a par exemple été décidé que le médecin devrait systématiquement être présent dans la consultation et que ces cas apparaîtraient séparément dans les rapports. Pour les cas non liés à une vulnérabilité spécifique, circonstancielle ou structurelle, les équipes tentent malgré tout des éclairages : « On a essayé de comprendre où les viols se passaient le plus fréquemment, puisque Rutshuru est sur 4 grands axes routiers, moi je travaillais vraiment avec ça pour voir s’il n’y avait pas des corrélations » (entretien RT Rutshuru).
En somme, les limites entre ‘ce qu’on fait’ et ce qui excéderait notre champ de légitimité (ou simplement notre champ d’action) ont été déplacées, nous conduisant à inclure dans ce champ de nouvelles pratiques liées à la récurrence de violences ou à la persistance de danger sur une personne, sans pour autant les rendre systématiques. Ces pratiques sont très probablement appelées à changer à mesure que le recueil de données sur ces nouvelles catégories affectera la façon dont se constitue, sur le terrain et au siège, une photographie de la situation.
En ce sens, les développements ci-dessus l’auront largement montré, le recueil d’information est au fondement même de la volonté de ne pas exposer ou de mettre à l’abri, puis de sa traduction en actes. Sans savoir, sans comprendre, aucune situation de danger ou d’exposition à un danger ne peut être prévenue ou gérée. Une volonté de savoir qui est sans cesse retravaillée, ouvrant de nouveaux espaces d’inquiétude.
3 - VIOLENCE, PROTECTION: MEANDRES D’UN POSITIONNEMENT
A côté des pratiques concrètes de mise à l’abri ou d’évitement de l’exposition, il nous faut considérer à présent les différentes modalités de prise de parole en lien avec les violences. Pourquoi parler, de quoi parler ? Il semble que la généralisation et la chronicité des violences, la fragmentation des acteurs, leur absence de visées politiques majeures, atténuent aujourd’hui l’idée d’une pertinence à se positionner publiquement sur les violences au Nord Kivu. Or, il n’en a pas toujours été ainsi ; en atteste la prise de position publique sur l’Ituri en 2003 – qu’elle ait été d’emblée contestée ne doit pas interdire de la considérer comme un moment qui nous parle de MSF.
Alors, changement de contexte, changement de culture ? sans prétendre trancher la question, nous tenterons de l’éclairer grâce à la comparaison entre différents moments de positionnement sur les violences.
ARTÉMIS 2003, UNE PRISE DE POSITION PUBLIQUE CONTESTÉE
Présente à Beni depuis fin 2002, MSF-F se trouve positionnée à proximité de la zone extrêmement instable qu’est l’Ituri début 2003. Par ailleurs, MSF-Suisse est présente à Bunia, qui en est le chef-lieu.
Alors que les troupes ougandaises qui occupaient la zone prévoient de se retirer le 24 avril 2003, l’inquiétude s’accroît à MSF quant à la possibilité que les groupes rebelles procèdent à des massacres dans la population sur des critères ethniques. Un briefing paper daté du 22 avril est établi en amont de démarches de MSF auprès du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU à New York, démarches qui ont pour objectif d’appeler à une augmentation des moyens de l’ONU en vue de la «protection ». Evoquant dans ce document une «radicalisation de la violence » qui confine à la « logique génocidaire », MSF exprime sa préoccupation et « s’inquiète des mesures concrètes prévues pour garantir la protection des populations civiles pendant et après le départ des troupes ougandaises ». Le document se réfère aux « graves échecs » des missions de protection des populations dans des situations du passé (comme le génocide au Rwanda) et indique implicitement que la situation présente leur est comparable : un moment de négociation d’accord de paix qui peut dégénérer en épisode de violence extrême. Il conclut : « pour éviter que les populations ne paient de leur vie le prix d’une ambiguïté fatale de la mission de l’ONU, MSF demande aux Etats impliqués dans le processus de paix que des garanties concrètes soient données quant aux moyens humains et matériels déployés par l’ONU pour assurer efficacement la protection des populations civiles… » (briefing paper, 22 avril 2003). Une réunion inter-sections a lieu le lendemain ; les participants y discutent de l’opportunité de rendre public un rapport sur la situation des civils en RDC. Parmi les arguments pouvant justifier une telle initiative, on peut lire : « appuyer une demande claire de renforcement et de clarification du mandat de la Monuc quant à la protection des populations civiles ».
Début mai, des combats intenses ont lieu à Bunia. Du 9 au 12 mai, ils se généralisent contre les civils ; des « centaines » de personnes sont tuées, dans un contexte de violence extrême, où sont mobilisées des rhétoriques et des motivations ethnicistes. Plusieurs ONG procèdent tour à tour à des appels : le 12 mai, Oxfam appelle les Nations unies à « protéger la population ». Les 8 et 21 mai, Human Rights Watch (HRW) réitère ses demandes de déploiement d’une force rapide en Ituri : « seule une intervention d’urgence peut mettre fin à ces massacres continus ». Le 22 mai, Merlin soutient la réponse coordonnée en Ituri. Le 30 mai, Oxfam demande le déploiement immédiat d’une force de réaction rapide. Le 6 juin, HRW adresse une lettre au Conseil de sécurité de l’ONU demandant une intervention rapide pour la protection des civils et la cessation de l’impunité, ainsi qu’un renforcement du mandat. Du côté de MSF, un briefing a lieu auprès de membres du State Department et du Conseil de sécurité, où l’idée d’une imminence, du risque du ‘trop tard’ est mise dans la balance : « to brief them on the situation and remind them that if they don’t act now, they will be left to count the bodies (remember Rwanda / Arusha tribunal and Srebrenica) » (Char-gée de communication MSF-F, update téléconférence, 15 mai 2003).
Finalement, l’envoi d’une force intérimaire pilotée par l’Union européenne est décidé par le Conseil de sécurité ; le déploiement des forces françaises qui la composent commence début juin. Cette force, dénommée Artémis, a pour mandat de sécuriser la ville de Bunia jusqu’à septembre.
Un décalage apparaît alors entre sections, et au sein d’elles, entre différentes conceptions du positionnement public de MSF – face aux media d’abord, puis au cours de l’élaboration d’un rapport sur la situation des civils en Ituri, début juillet.
L’idée d’un rapport émane de MSF-F qui, du fait de sa présence à Beni, porte secours à des personnes ayant fui Bunia. Toutes les sections sont cependant impliquées. Une collecte de témoignages est effectuée auprès de ces déplacés sortant de la forêt ; tous décrivent une situation de violences extrêmes, délibérées, voire systématisées, ce qui suscite le sentiment chez beaucoup d’une urgence à alerter – où nécessité de transmettre la parole et volonté de prévenir de nouvelles violences sont probablement entremêléesRecueil effectué par la chargée de comm’ MSF-F. On notera qu’ici, comme constaté ailleurs, la volonté de prendre position publiquement va de pair avec une relative distance d’avec le ‘cœur de l’action’ (Bunia). C’est MSF-F, non MSF-CH, qui a l’initiative première.
Le premier draft du rapport, qui procède de ce sentiment d’urgence, laisse une grande part à la description des violences subies, et affirme clairement le besoin de davantage de protection, donc d’augmentation des moyens de la force internationale : les tentatives de résolution du conflit dans le cadre de l’ONU « doivent prévoir une capacité réelle de protection des populations menacées» car « les conflits récents au cours desquels des forces d’interposition de l’ONU ont été déployées nous enseignent qu’elles ne sont nullement une garantie de sécurité pour les populations, si elles ne sont pas au service d’une politique soucieuse de sécurité » ; la communauté des Etats «doit se préoccuper de protéger en urgence les personnes les plus menacées ». Pour finir, le rapport qualifie la présence internationale de « cosmétique », puisqu’elle n’a pas permis «d’empêcher les massacres et atrocités »: la Monuc a démontré « son incapacité à garantir une quelconque protection pour les civils » et la force intérimaire a un mandat inadéquat. La dernière partie souligne que «les initiatives internationales, qu’elles visent à une résolution politique de la crise ou à la mise en application d’accords de paix, doivent avoir pour absolue priorité la protection des populations » (draft, juillet 2003).
Les échanges autour de ce draft, qui est relu par toutes les sections, font apparaître des attentes divergentes envers le futur rapport. A peu près tous s’accordent sur l’objectif qu’est l’obtention de « plus de protection », mais le contenu précis du message à faire passer varie. Pour MSF-H, c’est sur l’idée d’un renforcement de la protection et son application concrète (le mandat de la force internationale) qu’il faut insister, plutôt que sur un constat négatif donnant l’impression qu’aucune action ne peut réussir« The international community should do its utmost to guarantee protection of the civilians mostly threatened by violence »; « last paragraph on page 3 might give the impression that nothing is enough not can be done (sic) while we should stress [that] something needs to be done!! » « one immediate issue (…) is what the new mandate of Monuc will look like » (une membre du HAD, MSF-H, 1 juillet 2003).. A MSF-F, les auteurs du draft, après avoir rappelé qu’à côté de la protection, l’augmentation de l’assistance est également un objectif à court terme, insistent en particulier sur la pertinence pour MSF de rappeler à la communauté internationale le décalage entre discours et réalitéLe desk MSF-F prône de ne pas faire de prescriptions précises, tablant sur la pression que l’opinion publique ne manquera pas d’exercer, mais « in the meantime we go straight to some implicated political bodies to recall them that we will be on their back every time they will pretend to act for the protection and assistance, and they won’t, or won’t do enough » (mail desk RDC, 2 juillet). D’autres personnes impliquées au siège « doute[nt] de la pertinence de publier un rapport sur l’Ituri sans positionnement sur le mandat de la force de protection » à ce stade, alors que la médiatisation est déjà réelle (mail adjoint responsable juridique, 12 juillet).. D’autres enfin, à MSF-F et ailleurs, critiquent l’aspect « droitsde-l’homme » du rapport, que rien ne distinguerait d’un « rapport HRW ».
Au final, le rapport est remanié dans le sens d’un point de vue beaucoup plus affirmé sur l’intervention internationale, et innervé de bout en bout par l’idée de l’illusion, des fausses promesses. Le titre du rapport final, Ituri, promesses non tenues ? un semblant de protection et une assistance inadéquate (25 juillet) est à cet égard parlantLes modifications des autres titres le sont également : la partie 1, initialement intitulée «la guerre et la terreur, avant le mois de mai », devient « une force internationale intérimaire en renfort : promesses non tenues ? ». La partie 2, «la guerre dans Bunia : une vague de violence qui submerge toute la population» devient « la guerre au temps de la Monuc », etc.. Le mot de « protection » apparaît en négatif, pour pointer le manque ou l’insuffisance : « MSF souhaite souligner l’incapacité des récents déploiements militaires à protéger réellement les populations civiles en Ituri… » « la Monuc (…) n’a pas eu les moyens d’empêcher les massacres… ». La seule mention ‘positive’ de la protection est formulée au passé : « En avril, MSF avait d’ailleurs demandé au DPKO de l’ONU de prendre des mesures concrètes pour garantir la protection des populations civiles… ». Une façon de souligner encore l’absence de détermination politique, voire le cynisme d’Etats qui sont au courant mais n’ont rien fait pour agir à temps. La demande formulée est donc, non d’augmenter la protection, mais de s’abstenir de tromper les populations : « témoin de ces douloureuses expériences [Rwanda et Bosnie], MSF demande instamment à la communauté internationale de ne pas donner une fois de plus de dangereuse illusion de protection à la population civile d’Ituri. Quelles que soient ses décisions à venir sur la forme et le mandat du dispositif international en Ituri, MSF appelle le conseil de sécurité à respecter pleinement ses promesses… ». Le CP paraissant le même jour dénonce « l’absence de protection » et « l’absence de volonté politique de la communauté internationale ».
Le rapport fait assez vite l’objet de critiques en interne concernant son insistance sur la défaillance de l’ONU au dépens d’une description plus nuancée de la réalité. Fin août 2003, de retour de RDC où il a constaté les réactions au rapport (dont il a suivi l’élaboration), un membre du CA souligne : « il faut noter très clairement (ce que, à mon avis, le rapport MSF du 25 juillet n’a pas fait assez nettement) que la présence de la force internationale intérimaire a réellement fait cesser les exactions des milices en armes pendant la journée dans Bunia » (compte-rendu du CA, 29 août 2003). Les tensions générées par le rapport sur le terrain, les vives réactions de la part du ministère de la Défense français, ont pu contribuer au désaveu dont il fait l’objet après coup. Aujourd’hui, l’impact et l’intérêt du rapport sont contestés, du fait même qu’il n’a pas fait l’unanimité lors de sa sortiePourtant, l’élaboration de ce rapport, si elle a pu être sinueuse, n’a pas été clandestine (le fait que le rapport soit sorti en pleines vacances d’été est souvent mentionné pour le suggérer). Certes, il semble que le desk a été laissé seul avec pour tâche de finaliser le rapport à partir des critiques sur l’orientation trop «droits de l’homme» du draft; ceci ne signifie cependant pas que les personnes impliquées aient été tenues à l’écart des dernières versions (discussion chargée de comm’). On peut également penser que le rapport a souffert d’une absence de légitimité liée à l’absence d’une personne d’autorité pour le porter.. L’épisode nous paraît néanmoins intéressant à de nombreux égards pour éclairer la suite. Il nous semble en particulier que ce rapport se situe au terme d’un infléchissement dans la façon de prendre position publiquement, dont il constitue en quelque sorte le pivot :
- sur l’appréciation des interventions armées au nom de la protection – d’une part, il s’inscrit dans la lignée de prises de position publiques pour la « défense de populations en danger » de la fin des années 90 (faites dans le sentiment d’urgence impérieuse face à l’imminence de tueries), tout en en amendant le contenu : il ne s’agit plus d’appeler à une intervention en vue de la protection (comme en 1996 au Zaïre), mais de pointer le spectre de l’illusion de protection. Ce faisant, le lien avec les promesses non tenues du passé est tissé – on a vu la prégnance des références à la Bosnie comme au Rwanda. La dénonciation de fausses promesses demeure en substance un appel à respecter celles-ci. D’autre part, le rapport signe la fin de cette lignée : après lui, on ne verra plus, nous semble-t-il, de référence à la protection comme objectif, comme idée souhaitable, ni d’‘appels aux armes’. En effet, d’une critique de l’illusion de protection donnée aux populations par une communauté internationale peu déterminée à agir, on est passé à la critique d’une illusion de MSF face à la notion de protection, dont il faut s’affranchir
Voir le rapport moral 2003-2004, cité dans le corps de l’étude (Partie 3, section « MSF et la responsabilité de protéger ») : « nous avons vu resurgir, dans nos discussions sur les conflits, des appels à la protection internationale qui m’ont semblé peu réalistes. (…) Nous ne devons pas nous faire les propagandistes de telles illusions ».
. Ce déplacement, qui n’est pas totalement nouveau, est ici comme définitivement entériné. En somme, en simplifiant à l’extrême, on se situerait ici au terme de différents moments de prise de distance d’avec la notion de protection : remise en cause de l’idée que MSF aurait un rôle ou une capacité à protéger (Srebrenica, Kibeho); ensuite, critique des échecs de la communauté internationale, appels à protéger réellement (Zaïre 1996); puis, appels à tenir ses promesses et critique des illusions entretenues (Ituri); enfin, critique de l’illusion chez MSF que des interventions armées puissent ‘apporter’ la protection (comprise comme un état presque parfait, stable, statique, de sécurité généralisée), qui achève de frapper la notion du sceau du doute (après 2003). Ce mouvement donne lieu à la complexité observée aujourd’hui dans les positionnements – internes et externes – sur les interventions internationales : reconnaissance en interne des aspects positifs que peuvent avoir certaines interventions, critique de fond sur l’idée même d’une guerre au nom de la protection, idée d’une illégitimité à se prononcer en général, concurrencée par l’idée inverse que l’on n’appelle pas aux armes mais que l’on peut se prononcer contre une intervention, etc.
- sur le champ de légitimité et le contenu de la communication publique de MSF – le rapport se situe dans le contexte du resserrement, depuis 2001, de la communication sur son « objectif premier » qui est d’« obtenir (…) des secours plus efficaces » (RM 2001-02). Articulé autour de l’idée de qualité, ce resserrement implique un accent mis sur la responsabilité propre de MSF face à son action, et la disqualification relative du renvoi des autres acteurs à leurs responsabilités, où MSF distribuerait « les bons et les mauvais points ». En ce sens, le rapport ‘va trop loin’, et l’on peut émettre l’hypothèse que son manque de nuance nourrit l’idée d’une faible légitimité à se positionner sur ce terrain de la critique de l’action des autres. Par ailleurs, le rapport intervient également à un moment charnière concernant le contenu et les méthodes de la communication MSF, avec la remise en question du recueil de témoignages. En l’occurrence, ce recueil est au cœur des débats pendant l’élaboration du rapportLors de sa réponse aux critiques du draft, l’adjoint note que la question est de savoir si l’on veut ou pas publier quelque chose à partir du travail de recueil de témoignages effectué par la chargée de comm’, pour appuyer les demandes et réserves sur l’intervention internationale (mail responsable juridique, 12 juillet 2003). Discussion chargée de comm’ également. Pour celle-ci, en s’interdisant de recourir à cette méthode qualitative de recueil d’information, non seulement on affaiblit la possibilité d’indignation (que les histoires concrètes de gens suscitent naturellement) mais encore on s’interdit l’accès à certains éléments de compréhension.. Par la suite, il est de fait largement moins pratiqué, laissant la place à un recueil de données, donc une communication, beaucoup plus axés sur l’épidémiologie.
VIOLENCES, OPÉRATIONNALITÉ, PAROLE
Après le coup de projecteur sur 2003, il convient de porter le regard sur les positionnements de MSF à propos des violences et/ou de la protection dans les années qui ont suivi ; de fait, ils ont été beaucoup moins nombreux – que le rapport sur l’Ituri ait joué un rôle inhibant est une hypothèse probable, mais qui demeure insuffisante à rendre compte de la totalité des évolutions. Y a-t-il aujourd’hui une place pour une mention des violences dans les prises de paroles, et si oui dans lesquelles, sous quelle forme ?
Premier constat émanant de la revue des prises de position de MSF depuis 2003 : relativement à d’autres pays, le positionnement de MSF sur la RDC (et sur les violences qui y sévissent) aujourd’hui n’inclut pas de prises de position publiques fortes (rapport, communiqué de presse). Aucun rapport n’a été produit depuis 2003 sur la RDCCertes, le rapport Ituri, la violence continue est publié en août 2005 : mais il émane de MSF-CH, faisant suite à la cessation de ses activités à Bunia. Ce rapport vise à «décrire la situation des populations en Ituri et les difficultés à leur apporter une assistance humanitaire ». Y figurent une description détaillée des violences (« directes », « indirectes ») et une mention de la protection.. La « communication » (ou le « témoignage » ou « l’advocacy ») est globalement absente comme enjeu dans les sitreps ou échanges desk-terrain ; elle est également absente comme rubrique des fiches projet depuis 2005 – année qui voit se développer un autre type de communication publique s’appuyant sur une temporalité différente (production d’un film, exposition de photographies sur les violences au Katanga, comme zone oubliée au sein d’un conflit lui-même oublié ; invitation d’A. Vallaeys à visiter un projet en vue de son livre, etc.). En 2006, des media ont visité le Nord Kivu (CNN, BBC, TF1, …), en revanche la pertinence d’une « communication MSF » n’est pas apparue, dans un contexte de médiatisation importante autour des élections. Une communication publique sur la base de données précises, chiffrées, argumentées, décrivant ce que MSF fait et constate sur ses terrains, était envisagée pour le second semestre 2007 sous la forme d’un rapport (discussion RP desk, mars 2007), mais n’a pas vu le jour. De même, de 2003 à 2006, le nombre de communiqués de presse chute de façon drastique, en cohérence avec les évolutions plus globales évoquées cidessus et le souci d’élaguer une communication devenue très abondanteSoit, à partir du site Internet MSF: 7 communiqués en 2003 dont 2 sont repris de MSF-CH et purement informatifs (MSF «envoie un cargo»…); 2 communiqués en 2004, sur des problématiques humanitaires consistantes (Katanga, déplacés de Kanyabayonga, inquiétudes de MSF sur leur sort); 4 communiqués en 2005, tous repris de MSF-CH (sur l’enlèvement de deux expatriés ou la situation dans les camps d’Ituri), 2 communiqués en 2006, également de MSF-CH. Exception ou changement notable d’orientation, à l’automne 2007 toutefois, un CP émanant de MSF-F est diffusé, au retour d’une évacuation de l’équipe (l’une des nombreuses en 2007) après d’importants combats dans la zone de Nyanzale. Nous y reviendrons..
De façon générale, la finalité d’un positionnement public plus étoffé n’apparaît pas nettement : « j’essaie de voir quel serait l’intérêt de faire une communication plus générale du genre du rapport MSF-H au Darfour… là, on a accès aux populations, on a de bonnes relations avec les autorités, on a des relais locaux avec les Maï-Maï, les FDLR, on n’a pas eu d’incident majeur de sécurité… » (entretien ARP desk RDC). Une explication avancée par plusieurs personnes, du terrain ou du siègeSur les relations aux autorités : MSF a accès au plus haut niveau des autorités politiques et militaires, au niveau local (ce qui est loin d’être le cas dans d’autres pays) d’où un rapport différent à la communication extérieure (discussion ex-CdM RDC). Sur l’absence d’enjeux aigus (problème d’accès, de sécurité, etc) où communiquer aurait une valeur ajoutée: un CP, « pour quoi faire ? » quelle valeur ajoutée par rapport à un communiqué de l’AFP? il y a là une conception ‘utilitariste’ de la communication (discussion ex-ARP desk RDC).. A chaque fois, ils voient mal quelle serait la plus-value d’une communication publique, tandis qu’ils imaginent aisément ses possibles effets négatifs : « en même temps, quand on souhaite faire de la comm’, c’est qu’on souhaite obtenir quelque chose, un meilleur espace de travail… là ça ne va rien produire du tout, ça risque même d’avoir l’effet inverse – moins de femmes violées vont venir nous voir, on risque d’avoir moins accès à certains axes (…) il n’y a pas de plus en termes d’opérations, on ne va pas plus alléger la souffrance des populations, je ne pense pas qu’on va avoir un impact sur la diminution du nombre de violences ; je pense qu’on se ferait des illusions si on croyait ça » (entretien ex-coordo Nord Kivu). Par ailleurs, la difficulté de communiquer publiquement sur des violences commises par des acteurs qui sont ceux-là mêmes avec qui nous négocions l’accès à des zones et des garanties de sécurité sur les routes est soulignée ; « en tant qu’acteur médical et humanitaire, on diffuse nos rapports mais on ne va pas cibler de groupe » (RP desk, discussion, présentation au CA 30 mars 2007).
Le cadre de référence qui apparaît ici associe la prise de position publique à la nécessité de faire valoir des enjeux liés directement à la délivrance des secours (entraves, absence d’espace, insécurité). L’absence d’espace de travail à négocier ou à forcer, associée à une sécurité de tous les instants à assurer, sont ici les éléments mis en avant pour expliquer la préférence pour l’information sur les violences à l’échelle locale et dans l’interaction de terrain (par opposition à l’alerte ou la dénonciation, à l’échelle publique, internationale).
Dans ce contexte, le contenu des discussions tenues sur le terrain avec les différents protagonistes est axé avant tout sur les éléments permettant que soit respectée l’action de MSF : présentations et explications répétées du travail effectué par MSF, de la neutralité et de l’impartialité, etc. Ceci étant dit, cet espace de ‘discussion’ avec les auteurs de violence peut être le lieu d’une interpellation générale, ne serait-ce qu’au moment de la diffusion du rapport d’activités. MSF procède en effet depuis plusieurs années à une mise à disposition régulière et documentée des résultats chiffrés de son activité de soin, à travers des rapports d’activité trimestriels que toutes les personnes interrogées citent comme le principal document de communication sur les violences. Diffusés largement dans le paysAux autorités, à l’armée, à la Monuc, aux différents groupes armés, au CICR, … En tout 220 copies tirées chaque trimestre en 2004, dans leur extrême majorité destinées aux acteurs congolais (discussion ex-chef de mission RDC)., ces rapports « parlent d’eux-mêmes »:
« Notre manière de communiquer, implicite, c’est déjà de donner tous nos rapports d’activité. Tu vois le nombre de blessés, de VVS, ça parle, quand même » (entretien ARP desk RDC). « MSF a fait sauter un tabou par rapport au viol, on a fait savoir qu’il y en avait beaucoup beaucoup » (excoordo Nord Kivu) ; « on a participé au fait que le viol soit aujourd’hui en débat « (Responsable des urgences, réunion des opérations, 20 juin 2006). [A la question de savoir s’il y a une place pour l’interpellation d’un groupe spécifiquement] : « Oui, quand on ramène nos rapports d’activité, et qu’on dit ‘on a traité 2000 femmes violées sur votre zone, 80% le sont par des hommes en armes, vous ne pouvez pas dire que vous n’y participez pas’. Mais ça ne va pas tellement plus loin que ça » (entretien ex-coordo Nord Kivu).
Une interpellation qui n’apparaît jamais dans les sitreps, mais perce dans la discussion avec les personnes du terrain. Il s’agit d’exprimer des tendances, de citer des statistiques, parfois de souligner la contradiction entre le discours des groupes armés et la réalité constatée sur le terrain; voire de désigner des lieux dangereux, sans trop d’illusions sur l’impact, mais en espérant ainsi en quelque sorte faire comprendre que l’on n’est pas dupe, que l’on est présent et que l’on voit :
« J’allais voir les mecs de Nkunda, qui changeaient tout le temps, pour : 1) sécuriser l’ambulance… je disais ‘il ne faut pas attaquer l’ambulance, il ne faut pas violer les femmes’
- tu disais des choses comme ça ?
- oui, je disais des choses comme ça (…) Je ne pouvais pas me lancer dans un discours moraliste, et en même temps quelles ficelles vais-je tirer pour leur faire comprendre qu’ils n’ont pas le droit de faire ça ?! Donc quand ils disaient ‘non, nous on contrôle tout, on protège les villages, on est là pour protéger…’ je prenais mes chiffres, c’était ma seule réalité, sur laquelle j’étais capable de camper ferme sur mes positions, même si je ne me sentais pas vraiment dans une posture de supériorité, loin de là… c’est pour ça que j’ai autant travaillé sur la documentation » « moi les viols j’en ai parlé très souvent avec Mayanga (…) il n’en a rien à secouer mais tu le mentionnes ». [Sur la dangerosité de certains axes] : « je refaisais la route et j’allais voir tous les postes de commandement [de la 9ème BI] : me faire connaître, être joignable, faire savoir que ça n’était pas normal qu’ils ne fassent pas leur travail. Qu’on n’était pas des rigolos enfermés dans leur hôpital » (entretien RT Rutshuru).
Il s’agit donc d’une interpellation générale ; les équipes ne dénoncent pas des événements précis qui ne seraient pas directement en lien avec l’action de MSFLa seule fois où nous trouvons mention d’une telle pratique dans un sitrep, celle-ci considérée comme non pertinente : « pillages assortis de viol (qui devient systématique) ont été très importants (…) Des contacts ont eu lieu avec plusieurs autorités pour dénoncer ces faits », rapporte le coordinateur ; le desk réagit dans la marge : « ???? quelles autorités ? dire quoi ? quel message ? » (sitrep général août 2006).. L’expression d’une désapprobation sur des faits précis n’est envisagée que lorsque c’est MSF – ses biens, son personnel, ses structures – qui est l’objet d’une violation ou de violences ; ainsi après le pillage des membres du personnel congolais au lendemain de la paie, ou de la voiture MSF, ou quand des hommes en armes pénètrent dans les structures médicales, le coordinateur va-t-il se plaindre directement aux chefs des groupes armés impliqués (voir supra).
Opérationnalité exigeante, réactive, et par ailleurs non délibérément entravée par les acteurs locaux ; prise en charge médicale des victimes des violences ; nécessité d’assurer la sécurité au quotidien ; diffusion régulière de faits chiffrés au niveau local : autant d’éléments qui convergent pour suggérer que l’enjeu d’une parole publique est inexistant au Nord Kivu aujourd’hui.
Ainsi, par exemple, à la question de savoir si les MSF éprouvent des frustrations relatives au ‘témoignage’, il m’est répondu que « non, c’est la frustration de ne pas pouvoir rester alors qu’on a un boulot monstre [lors d’évacuations liées à la situation sécuritaire, en général courtes] (…) quand les gens reviennent [en France], ils sont emballés, ils te disent c’est génial, on est au cœur du truc (…) il y a quand même cette satisfaction de pouvoir agir sur le traitement des violences, de soulager un peu les souffrances de cette population » (entretien ex-coordo Nord Kivu). Les entretiens menés semblent indiquer que la capacité à être opérationnel affaiblit en retour le désir, l’impulsion ou le besoin de prendre la parole. Ceci fait écho à l’hypothèse – avancée lors des autres études de cas – que la propension à vouloir prendre position publiquement sur des violences à un moment précis est à comprendre en lien avec le sentiment d’impuissance opérationnelle (entraves à l’accès ; déséquilibre devenu intenable entre impuissance à empêcher des morts et capacité à sauver des vies ; ou entre impuissance à empêcher des violences et capacité à atténuer des souffrances, …).
Toutefois, nombreux sont ceux qui – au-delà de l’existence ou pas d’enjeux liés à la délivrance des secours, au-delà de la question de la plus-value de la parole publique – déplorent de façon générale le silence de MSF sur la situation au Nord-Kivu. Plusieurs personnes ayant mentionné l’absence d’impact positif de la communication (cf supra) ont en même temps spontanément exprimé une sorte de regret que MSF ne parle pas davantage des violences au Nord Kivu. Ainsi, au moment même où il récusait l’existence d’une frustration liée à cette communication, le coordinateur Nord Kivu disait également : « je pense qu’on aurait pu le faire beaucoup plus [communiquer publiquement], sur les VVS on pourrait le faire plus ». On trouve également dans l’un de ses sitreps l’une des très rares occurrences de cet enjeu : « beaucoup de passage de media lately [récemment] au Congo et c’est tant mieux, il faut continuer à parler de ces populations oubliées subissant des violences quotidiennes » (sitrep juillet 2005). Au desk également, en 2005, la question de communiquer davantage se posait « en permanence », et un malaise était ressenti à l’idée de ne le faire que localement (discussion ex-ARP desk RDC, ex-chef de mission). Le CP publié à l’automne 2007 relève du même malaise ; c’est le sentiment d’avoir trop longtemps gardé le silence qui est avancé par le RP comme motivation à prendre la parole, à la suite d’une évacuation de Nyanzale comme il y en avait eu de nombreuses depuis l’ouverture du projet. Certains, pour qui il était grand temps qu’enfin « on parle » de la situation en RDC, se réjouirent ; d’autres ne virent pas l’intérêt d’un CP ne visant selon eux aucune amélioration concrète ni ne délivrant de message différent de ceux des autres agences.
Ces complexités ont été exprimées de façon saillante par un ex-chef de mission RDC lorsqu’il a questionné rétrospectivement le positionnement de MSF face à l’opération musclée de la Monuc en décembre 2005En décembre 2005, les FARDC annoncent leur intention d’éradiquer un groupe rebelle, les ADF, de la zone de Béni. La Monuc se positionne en soutien des FARDC et demande à l’avance à Ocha d’organiser la prise en charge des conséquences humanitaires que cette opération pourrait avoir… Ocha réunit les ONG afin d’établir un «contingency plan »; MSF demeure en marge de ces coordinations. Quand effectivement des déplacés affluent, MSF reporte la fermeture du projet Beni pour prendre en charge 25 000 d’entre eux à Linzo.
, opérant par-là même un retour critique sur ses propres décisions. En débriefing, il a ainsi déploré que face aux conséquences de cette opération militaire, « on » ne se soit « pas posé d’autre question que celle de soigner »Notes personnelles sur le débriefing, 2006. : « n’aurait-on pas pu dire quelque chose, notifier que c’est contraire au DIH, que les conséquences sur la population civile [sont] extrêmement lourdes ? Ne serait-ce que se plaindre à la Monuc ? ». Plus précise que le regret général exprimé par d’autres, sa critique porte sur un fonctionnement collectif qui, à force d’être tout entier axé sur l’opérationnel, sur l’exigence de réactivité extrême dans la prise en charge des urgences, nous amène à négliger l’analyse politique des situations. C’est le constat d’une sorte de routine, celle des turbulences quotidiennes et de la réactivité qui leur est liée : « on ne s’est pas demandé ce qu’on pouvait faire »; « on sait d’emblée qu’il va y avoir des dégâts importants, et on met en route la machine humanitaire ». Certes, localement, le coordinateur s’est exprimé dans les « forum avec Monuc, Ocha, etc, en disant qu’ils étaient gonflés de déplacer des gens pour faire des combats, que c’étaient des populations déjà déplacées » mais il n’y a pas eu de discussion avec Kinshasa, « on n’en a fait pas une communication active » (entretien ex-coordo Nord Kivu) ni avant, ni après l’opérationOn peut ici penser à nouveau à l’impact à distance du rapport sur l’Ituri.. L’ex-chef de mission souligne que l’épisode de décembre 2005 n’est pour lui qu’un exemple ; ce qui y est pointé comme inquiétant n’est pas tant l’absence de communication publique que celle de la posture qui la rend possible : « on ne parle pas politiquement en RDC, on n’a pas de réflexes politiques au Congo (…). Sur la durée de ma mission ce genre de question [dénoncer publiquement une situation] ne s’est pas posé »; « il faut se forcer à avoir une analyse plus poussée ; ensuite on communique ou pas ».
Ce questionnement est notable en ceci qu’il marque une sorte de rupture avec des pratiques constituées en normes non pensées, non discutées. De façon assez similaire, certains mettent en garde contre le risque que la pratique de la certification devienne le lieu d’une relative satisfaction, désamorçant alors l’émergence d’autres questions et notamment celle de la prise de parole. Cette tension entre deux modes d’action qui sont aussi deux acceptions communes du terme « protection » (juridique individuel / prise de parole) s’exprime lors de la discussion des limites de l’action. Ainsi en réunion des opérations, à la question « jusqu’où aller ? » (jusqu’où aller face à des groupes armés identifiés, y a-t-il un « lobbying » à faire, jusqu’où aller sur la protection ?), la RP répond qu’au quotidien « on s’en tient à la certification ». De son côté, la directrice juridique souligne qu’« aller plus loin ça n’est évidemment pas au niveau juridique. Ce serait terrible que le certificat devienne le cul-de-sac des responsabilités de MSF. Si on voit qu’on a une épidémie de violence, j’espère qu’on ne se dit pas qu’on va les aider à porter plainte, mais plutôt qu’on a une responsabilité de prise de parole publique, ou autre chose ! attention à ne pas techniciser la question !! »Discussion suite à la présentation RDC, réunion des opérations, 20 juin 2006 (notes personnelles).
Ce passage en revue des positionnements de MSF sur les violences au Nord Kivu nous a ainsi révélé une évolution dans le sens d’une moindre publicité et d’une moindre tonalité politique, concomitante – et peut-être indissociable – du renforcement de l’ancrage opérationnel autour de la prise en charge des violences. Une évolution qui nous renseigne sur la façon dont certains cadrages ont été opérés concernant le rôle ‘légitime’ de MSF, mais aussi sur le caractère irréductible des tensions qui traversent l’action – entre le souci pour l’individu et celui pour les enjeux collectifs, entre impulsion (de décrire, de parler) et réserve (décrire pour dire quoi ?). Ni les cadrages, ni la pertinence unanimement reconnue de cette action ne peuvent intégralement venir à bout de ces tensions, lieu d’une nécessaire réflexion.
En somme, c’est une certaine idée des limites qui apparaît à travers l’étude des opérations et des positionnements relatifs à la protection au Nord Kivu, un projet considéré parmi ‘les plus MSF’ que l’institution porte aujourd’hui. Limites extérieures circonscrites nettement, entre un champ MSF où la violence est devenue centrale – avec un effort majeur pour atteindre et prendre en charge ses victimes –, et ce qui excéderait ce champ – des prises de positions publiques sur la protection des populations, les violences en général, aux actions destinées à protéger des gens sans lien avec le soin. Seuil interne de la responsabilité sur les secours délivrés, et l’exigence de non-exposition qu’elle porte. Et, au croisement de ces deux axes de responsabilité, l’espace des négociations sur le sens des mots, sur l’extension des champs, sans cesse retravaillé dans la tentative de nourrir en continu le sens de l’action « au-delà du soin ».
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