Jean-Hervé Jézéquel & Camille Perreand
Directeur adjoint pour l'Afrique de l'Ouest, International Crisis Group
Jean-Hervé Jézéquel a d'abord travaillé en tant que consultant pour Crisis Group en Guinée en 2003, avant de devenir analyste senior pour la région du Sahel en mars 2013. Il a également travaillé pour Médecins Sans Frontières en tant que coordinateur terrain au Libéria et chercheur.
Diplômé de l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), Camille Perreand a été chercheur au Crash dans le cadre d'un stage.
Chapitre I MSF au Katanga (2000-2008)
Camille Perreand, Paris, MSF-Crash
A l’origine, cette étude portait sur le passage à une situation de post-conflit au Katanga ; il s’agissait de décrire comment les sections MSF négocient cette transition de la guerre à l’après-guerre. Encore faut-il déterminer la ligne de partage qui permet de distinguer un contexte de post-conflit. Cela ne va pas de soi au Nord Katanga entre 2000 et 2006 ; il s’agit alors plutôt d’une situation de niguerre ni-paix, où les groupes armés ont commis des exactions massives contre les civils, provoquant d’importants déplacements de population et un appauvrissement collectif. Notre étude ne porte donc pas sur une sortie de conflit proprement dite mais sur une situation instable, difficile à classer dans les catégories dominantes de description comme celles de conflit/post-conflit, d’aprèsguerre, de transition. En prenant appui sur des archives MSF, des entretiens et discussions avec les acteurs MSF, des lectures de travaux universitaires, je tente de restituer les difficultés rencontrées et les réponses apportées par MSF (MSF Belgique et MSF France) au Katanga, de 2000 à 2008.
1. RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO : LES ENJEUX D’UNE TRANSITION
Cette première partie porte sur la situation de la RDC entre 1998 et 2008. Il s’agit de présenter quelques traits caractéristiques de la période : passage du conflit armé à la « transition », suites du conflit pendant la transition, politiques successives des Nations Unies et des bailleurs de fonds, organisation et état du système de santé congolais, coopérations internationales dans le domaine de la santé, alertes épidémiologiques et mesures de la surmortalité liée au conflit ainsi qu’aux exactions des groupes armés. Ces éléments d’information rappellent que la RDC a été un enjeu de gouvernance internationale durant la guerre puis la « transition » qui débute en 2002. Nombre d’études ont été produites sur la gouvernance internationale en RDC, mais également sur les groupes armés et mouvements rebelles, sur le champ politique congolais, sur le processus électoral, sur la poursuite de conflits aux Kivus et en Province Orientale, sur le pillage des ressources naturelles, etc. Il n’est pas ici question d’un conflit méconnu, bien au contraire. Les éléments d’information que nous présentons proviennent de ces études, ils n’en sont qu’une restitution très partielle.
1.1. BREF RÉCIT D’UNE TRANSITION
En 1996, à l’Est du Zaïre, les « rebelles » de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) et le Rwanda lancent la guerre dite de libération. Cette guerre aboutit à la chute du régime mobutiste en mai 1997 et la prise du pouvoir par Laurent Désiré Kabila, chef de l’AFDL, et ses alliés rwandais.
En 1998, L. D. Kabila met en cause l’alliance et l’ingérence rwandaise : la guerre éclate, le 2 août. Un mouvement rebelle est créé à l’initiative d’ex-militaires des Forces armées zaïroises et de combattants congolais tutsis rwandophones. Il est soutenu par le Rwanda et l’Ouganda dont les armées interviennent. En quelques jours, ces forces prennent le contrôle des principales villes de l’Est. Forte de ces succès, la rébellion crée le Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) en août 1998. Kinshasa s’allie avec le Zimbabwe et l’Angola : l’engagement militaire de ces deux pays assure une stabilisation du front.
L’accord conclu à Lusaka sous le parrainage des Nations Unies et de l’Organisation de l’Unité africaine en juillet-août 1999 a pour principal objectif la tenue progressive d’un dialogue inter-congolais destiné à la définition d’un nouvel ordre politique et institutionnel. Selon les termes de l’accord, le retrait des troupes étrangères était renvoyé à une étape ultérieure qui succéderait à la mise en place de nouvelles institutions et au déploiement d’une force de paix internationale. Cependant, Laurent Désiré Kabila tente de substituer aux termes de l’accord un débat national entre pairs. Perçue dans un premier temps par la communauté internationale comme l’obstacle majeur à la pacification de la région, la RDC tire parti sur le plan diplomatique des combats entre les armées, jusqu’alors alliées, de l’Ouganda et du Rwanda, en août 1999 puis mai-juin 2000, pour le contrôle de Kisangani. Le Conseil de sécurité « exige » le retrait de la RDC des forces de l’Ouganda et du Rwanda (résolution 1304, 16 juin 2000). Il demande la création d’un groupe d’experts chargé d’enquêter sur l’ « exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la RDC » : ce groupe, formé en juin 2000, publie un premier rapport en avril 2001, qui met notamment en évidence le « pillage » pratiqué à l’est de la RDC par des réseaux ougandais et rwandais, réseaux militaires, politiques et commerciaux.
Laurent Désiré Kabila est assassiné le 16 janvier 2001. Il est aussitôt remplacé par son fils Joseph Kabila dans des circonstances qui demeurent obscures. Celuici révise la feuille de route initiale de sortie de la crise en conditionnant la poursuite des engagements congolais à un retrait accéléré des troupes étrangèresG. de Villers, République démocratique du Congo. De la guerre aux élections. L’ascension de Joseph Kabila et la naissance de la Troisième République (janvier 2001-août 2008), Musée royal de l’Afrique centrale (Africa Tervuren), L’Harmattan, 2009, p.38-41..
Les acteurs internationaux s’engagent alors à mettre un terme à « l’agitation non résolue », à ce que certains acteurs de la Communauté internationale décrivent comme «la première guerre mondiale africaine».Propos de Madeleine Albright lors des remarques de bienvenue tenues à la session du Conseil de Sécurité des Nations Unies portant sur la RDC, New York, 24 janvier 2000, cf. T. Trefon, Réformes au Congo : attentes et désillusions, L’Harmattan, 2009, p.19.Le principe de créer une mission des Nations Unies, approuvé par le Conseil de Sécurité dés novembre 1999 (résolution 1279), est confirmé en réponse à la relance du dialogue. Après que Joseph Kabila ait donné son accord au plan de déploiement de la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique Congo (MONUC), ce plan est mis en œuvre à partir de mars 2001. À terme, l’objectif de cette Mission est d’obtenir le « retrait total et définitif de toutes les forces étrangères se trouvant sur le territoire de la RDC » (Conseil de sécurité, résolution 1341, 22 février 2001).
Les participants du dialogue intercongolais signent le 17 décembre 2002 à Pretoria un « accord global et inclusif » sur la transition. Cet accord définit le dispositif institutionnel pour la période de transition, il adopte notamment une formule de partage du pouvoir dite « 1 + 4 » : le chef de l’Etat doit composer avec quatre vice-présidents. L’accord prévoit « l’organisation d’élections libres et transparentes ». Celles-ci mettent fin à la période de transition le 6 décembre 2006, avec l’investiture de Joseph Kabila qui, au second tour des élections présidentielles, a obtenu 58% des voix contre 42% à Jean-Pierre Bemba. La population électorale était de 25,4 millions de personnes, la participation au scrutin a été de 65,4% au second tour (29 octobre 2006).
1.2. LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE EN RDC
1.2.1. SOUVERAINETÉ CONTRÔLÉE ET RÉGIME DE SEMI-TUTELLE
Créée en novembre 1999 sous la forme initiale d’une mission d’observation, puis dotée d’un mandat de maintien de la paix, la Mission de l’Organisation des Nations Unies en RD Congo (MONUC) déploie des troupes à partir de mars 2001 ; elle intervient dans un pays qui connaît à la fois une situation de guerre interne et régionale. Après le début du retrait officiel des troupes rwandaises et ougandaises en 2002, les efforts de stabilisation se concentrent sur l’est du territoire national (en particulier Kivus, Ituri, Maniema, ville de Kisangani) et sur la mise en place d’un nouvel ordre politique et socio-économique. À mesure que la transition progresse, la MONUC voit ses prérogatives renforcées. Les conditions du recours à la force, les règles d’engagement des contingents sont redéfinies tandis que la mission connaît une forte extension de son rôle dans les domaines tels que la réorganisation de l’armée et de la police, les affaires politiques, l’organisation des élections, le soutien aux actions humanitaires. En octobre 2004 (résolution 1565 du Conseil de sécurité), son mandat évolue, la MONUC prend le caractère d’une mission intégrée : sous la conduite du Représentant spécial du secrétaire général, l’ensemble de ses actions sont coordonnées avec celles des organisations spécialisées des Nations Unies (PNUD, HCR, UNICEF, OCHA…). Ainsi le système des Nations Unies contribue à instaurer en RDC « un régime de semi-tutelle, de souveraineté limitée et contrôlée »G. de Villers, République démocratique du Congo. De la guerre aux élections, 2009, p. 227..
Participe également du régime de semi-tutelle le Comité international d’accompagnement de la transition (CIAT), présidé par le Représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies et composé d’ambassadeurs, de représentants de la MONUC, de l’Union européenne et de l’Union africaine. Dans l’accord « global et inclusif » (Pretoria, décembre 2002), le CIAT est défini comme l’un des organes de la transition, il « arbitrera et tranchera tout désaccord pouvant surgir entre les parties » signataires à Pretoria. Ce pouvoir positionne le comité au cœur du dispositif politique de la transition.
1.2.2. « REMETTRE L’ETAT AU PREMIER PLAN »
Cette expression reprise par Théodore Trefon se retrouve également dans les documents du gouvernement congolais tels que le Programme minimum de partenariat pour la transition et la relance en RDC, 17 mai 2004.Depuis l’avant-dernière décennie de l’ère mobutiste, les observateurs rivalisent de qualifications négatives pour caractériser le fonctionnement de l’Etat congolais. Théodore Trefon s’élève contre ces points de vue : selon lui, ils traduisent l’incompréhension d’une « trajectoire étatique » postcoloniale qui ne concorde pas avec le modèle occidental d’État de droit.T. Trefon, Parcours administratifs dans un Etat en faillite. Récits populaires de Lubumbashi (RDC), Africa Tervuren, L’Harmattan (coll. Cahiers africains), 2007.En effet, les rapports et ouvrages de la littérature institutionnelle se résument le plus souvent à mettre en évidence un lien de causalité entre l’émergence du conflit et l’effondrement de l’EtatK. Ballentine et H. Nitzschke, Profiting from Peace : Managing the Resource Dimension of Civil War, Boulder, Lynne Rienner, 2005. ou bien remontent aux dernières décennies de la période mobutiste pour décrire une trajectoire où ils reconnaissent les caractéristiques des Etats fragiles, la guerre jouant le rôle d’un « accélérateur ».Union européenne, Stratégie de coopération 9° FED 2003-2007, 2003, p.10.Cette perception en termes de « chaos », d’ « émiettement », de « banqueroute », de « faillite » ne rend pas compte du fait que l’Etat congolais a démontré une remarquable faculté de résilience. En effet, les années de conflits internes, de guerre internationale et d’occupation étrangère d’une partie du territoire n’ont jamais remis en cause l’existence d’un Etat légitime et unifiéT. Raeymaekers et K. Vlassenroot, « Reshaping Congolese Statehood in the midst of Crisis and Transition », in U. Engel et P. Nugent (ed.), Respacing Africa, Boston, Leiden, Brill, 2009, p. 137..
Selon Timothy Raeymaekers et Koen Vlassenroot,T. Raeymaekers et K. Vlassenroot, op. cit. la stratégie du pouvoir politique partagé (political power-sharing)Cette stratégie a notamment présidé à la recherche d’un « accord global inclusif » rassemblant l’ensemble des acteurs de la société politique congolaise. a permis l’émergence d’un modèle d’Etat singulier : ainsi, pendant la période de transition, l’Etat semble avoir définitivement perdu son rôle de Leviathan au profit d’alliances et de systèmes de régulation entre les acteurs économiques, les parties au conflit, les autorités locales, les agences publiques. Mais cet apparent déplacement de la souveraineté de l’Etat vers des espaces privés n’est pas un processus linéaire. En effet, l’émergence de ces nouveaux territoires d’économie et de politique parallèles dans lequel l’Etat n’est qu’un acteur parmi d’autres contribua à fragiliser le processus de paix. Pourtant, ces espaces gouvernables permirent de maintenir dans un contexte de « ni guerre ni paix » une place pour la négociation entre l’Etat et la multiplicité des acteurs. Ils contribuèrent surtout à maintenir le sentiment d’appartenance à un Etat-Nation dans un environnement de clientélisme généraliséLes auteurs évoquent en guise d’exemple la « structure de gouvernance coercitive » qui émerge pendant la période de transition dans le territoire de Walikale au Nord-Kivu, avec l’instauration d’un système de règles politiques et économiques institutionnalisées dans le domaine de l’exploitation des ressources. Dans cet espace de gouvernance spécifique, l’armée, l’administration territoriale, les acteurs économiques exploitèrent les minerais à leurs propres fins et générèrent un système de gouvernance complexe par une redistribution de ressources basée sur un système de taxation institutionnalisé..
L’ambition internationale par rapport à la RDC consiste à l’extraire d’un piège pour certains,Le terme de piège correspond à la notion de conflict trap préconisée par Paul Collier, chercheur à la Banque mondiale, spécialiste de l’étude des dispositifs appliqués aux sorties de conflit. L’aide doit mettre l’accent sur les causes réelles du conflit pour éviter une rechute dans la guerre. d’ « un cercle vicieux » maintenant le pays dans un état de conflit et de pauvreté chronique pour d’autres. Le changement politique et la perspective que ce dernier puisse amorcer une séquence de sortie de crise sont considérés comme une « fenêtre d’opportunité »La notion de « fenêtre d’opportunité » est utilisée dans de nombreux rapports d’organisations internationales travaillant en RDC. à saisir : c’est pourquoi l’action internationale a alors fait de la tenue des élections « libres et transparentes » sa principale priorité politique, avec le maintien de la paix et le retrait des forces étrangères.
1.3. LE SYSTÈME DE SANTÉ CONGOLAIS : AUX FRONTIÈRES DE LA GUERRE ET DE LA PAIX
1.3.1. LE SYSTÈME DE SANTÉ CONGOLAIS
À partir des années 1960, un effort de planification et de structuration du système sanitaire voit le jour au Zaïre. Il s’inspire notamment des expériences de médecine communautaire menées dans les districts de Bwamanda (Equateur), Kisantu (Bas-Congo) ou Kasango (Maniema) et des réflexions portées par des réseaux confessionnels (protestants et catholiques) sous le patronage du Ministère de la santé publique.
Ces multiples influences ont contribué à l’organisation du système sanitaire en unités territoriales décentralisées associant les acteurs privés et la population au fonctionnement du dispositif : les zones de santé.
Depuis la fin des années 1980, la stratégie sanitaire est définie par le ministère de la santé publique. Sa mise en œuvre est assurée dans chaque zone par le médecin chef de zone et son bureau administratif. En dépit d’une forte autonomie de gestion, les responsables de zone répondent hiérarchiquement à un double niveau de contrôle et d’inspection : le médecin inspecteur de district et le médecin inspecteur provincial.
Les zones sont composées principalement de centres de santé dirigés par des professionnels paramédicaux qui assurent le premier échelon de prise en charge par une activité de consultation et de délivrance de soins primaires. Lorsqu’une hospitalisation s’avère nécessaire, les patients sont pris en charge par des centres de santé référents, dotés de lits et de moyens élargis en ressources humaines et en matériels. En cas de complications ou de prises en charge spécifiques, les patients sont référencés à l’hôpital de la zone de santé qui est censé proposer une offre de soins élargie.
La présence d’acteurs de santé au niveau des centres de soins, des zones, des districts et des provinces a évité que l’état de guerre (1996-1997, 1998-2002) et les situations de conflits internes au-delà de 2002 (notamment au Katanga) ne provoquent un effondrement généralisé. Du reste, l’appauvrissement du service public de santé est lié à un désengagement de l’Etat bien antérieur à la période 1996-2002. Par ailleurs, la zone de santé a sans doute contribué à préserver le fonctionnement du système à minima en facilitant les interventions extérieures dans un contexte de financement très décentralisé. Cet échelon est aujourd’hui au cœur de la stratégie sanitaire du gouvernement et des bailleurs de fonds.
En effet, les acteurs de la transition ont décidé et engagé une politique de reconstruction du système de santé : celle-ci s’appuie sur l’adoption par le gouvernement congolais d’une stratégie nationale de renforcement du système de santé en 2005, elle-même soutenue dans sa mise en œuvre par des programmes d’appui financier des principaux bailleurs. L’investissement porte en priorité sur les zones de santé de plus de 100 000 habitants considérées « à forte potentialité » et présentant des infrastructures suffisamment fonctionnelles. La politique de la « tache d’huile » consiste à soutenir, dans ces zones, les centres de santé initialement opérationnels pour en faire des centres de référence.
Cette stratégie nationale définit comme priorité la reconstruction du système de santé, au risque de ne pas agir dans l’immédiat sur les indicateurs sanitaires. L’extension de la couverture est privilégiée et une part importante des financements est consacrée à la mise en place d’un système de coordination aux niveaux central et provincial. La concordance avec les indicateurs des Objectifs du Millénaire pour le Développement n’est pas retenue comme prioritaire dans les premières années.
En sus de la réhabilitation des structures et du soutien à leur fonctionnement, les acteurs de l’aide s’engagent à délivrer un « paquet » minimum d’activités au niveau des centres de santé (PMA) et un paquet complémentaire d’activités pour l’hôpital (PCA). Les PMA sont composés d’activités curatives de petite chirurgie, de consultation, de prise en charge syndromique des IST, d’activités préventives comme la consultation pré et post-natale ou la vaccination, enfin de programmes de sensibilisation à l’hygiène. La logique du paquet doit permettre à terme de supprimer les approches verticales consistant à financer la prise en charge de pathologies (Tuberculose, VIH…). Le soutien des bailleurs allège à la marge (environ 15%) la contribution financière du patient à ses soins. L’Union européenne cherche à établir un forfait de prestation selon le revenu moyen de la population bénéficiaire.
Les bailleurs de fonds impliqués dans la stratégie gouvernementale agissent à l’échelle provinciale dans le domaine sanitaire. Les ONG partenaires et éligibles à la mise en œuvre des projets ont la responsabilité de l’exécution de la stratégie à l’échelle de la zone de santé.
À titre d’exemple, le Katanga fait l’objet de plusieurs soutiens : la Banque mondiale, par ses programmes PARSS (Projet d’appui à la réhabilitation du secteur de la santé) et PMURR (Programme multisectoriel d’urgence, de réhabilitation et de reconstruction), garantit un appui jusqu’en 2011. Les ONG en charge du PARSS contractualisent avec la Banque et s’engagent à délivrer le « paquet minimum de services de santé » dans les districts et zones retenus, à soutenir les interventions en matière de lutte contre le paludisme, à renforcer les capacités de suivi et de gestion à tous les niveaux du système de santé. La province du Katanga était également prioritaire pour USAID jusqu’en 2009. Dans la mise en œuvre de son programme AXxes (Integrated Health Services Project), le bailleur contractualise avec des ONG partenaires et leur demande d’implanter à l’échelle d’une zone les composantes déjà sélectionnées dans le projet de la Banque mondiale.
1.3.2. SANTÉ ET COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
Avant même la reprise de la coopération par la Communauté internationale en 2002, la santé a été un axe essentiel des politiques internationales dans les années 1990. Quand la politique d’aide à l’Etat mobutiste a cessé, la Commission européenne a fait du domaine sanitaire son vecteur principal de coopération décentralisée durant la période 1992-2002. Un programme d’appui transitoire (PATS 1 et PATS 2) d’un montant de 54 millions d’euros avait pour vocation de soutenir financièrement et en approvisionnement des zones de santé.Ce programme d’appui a toutefois connu des interruptions répétées liées à la guerre et des réorientations en terme de couverture géographique. Cf. Commission européenne, Stratégie de coopération 9°FED, 2003-2007. Le retour des bailleurs de fonds dans le pays s’est accompagné d’investissements importants : la Banque mondiale intervient en 2002, dans son Programme multisectoriel d’urgence, de réhabilitation et de reconstruction (PMURR),Le Programme multisectoriel d’urgence, de réhabilitation et de reconstruction (PMURR), iinitié par la Banque mondiale en 2002, portait sur de nombreux secteurs. Ses principaux objectifs concernaient la réhabilitation des infrastructures (74%), le soutien aux services sociaux (23%) et l’appui au « développement communautaire ». La recherche de la couverture sanitaire, la reconstruction d’infrastructures, l’appui à des sous-projets pour « renforcer les capacités locales des communautés » sont les ambitions affichées de ce dispositif. Ce programme s’est conclu en mars 2010 après avoir financé l’équivalent de 700 millions d’euros de projets pour une cible initiale d’1,7 milliards d’euros. Dans le domaine sanitaire, le PARSS et le PMURR concentraient principalement leurs efforts sur la réorganisation et la réhabilitation administrative et logistique des zones de santé et des niveaux intermédiaires de décision (administrations provinciales). par une contribution de 44 millions de dollars. Ce premier engagement est complété, en 2005, par un Projet d’appui à la réhabilitation du secteur de santé (PARSS) d’un montant de 150 millions de dollars. Ce secteur est également l’un des trois domaines dits « de concentration » des fonds de développement de la Commission européenne qui couvrent la période de transition et l’après 2006Les domaines de concentration constituent les priorités retenues pour le programme de « réhabilitation, reconstruction et développement » de la Commission européenne..
La littérature sur l’ingénierie post-conflit explicite les objectifs politiques des investissements dans le secteur sanitaire : ceux-ci concordent avec la volonté des bailleurs d’articuler les réponses d’urgence à celles du développement. Le passage de la crise à la reconstruction offre également la garantie de rendre les bénéfices de l’intervention visibles à court terme par le financement de Quick Impact Projects (QIP). L’investissement dans le secteur sanitaire aurait pour effet et donc pour intérêt de renforcer l’autonomie de l’Etat à moyen terme et d’étendre à court terme sa légitimité auprès des populations par la délivrance de services immédiatement accessibles. Enfin, la santé est appréhendée dans les représentations des bailleurs comme un bien public neutre qui participe d’un effort de pacification entre les communautés parties au conflit : ainsi, selon un représentant d’ECHO en RDC, si les programmes n’ont pas permis d’améliorer les indicateurs sanitaires de la population pendant la guerre, ils ont permis d’accéder à des zones de conflit et de contribuer à leur pacification par la relance d’une organisation collectiveConférence d’un représentant d’ECHO en RDC pendant la période de transition, lors du colloque organisé par Médecins du Monde en 2006 sur la reconstruction du système de santé en RDC..
Les justifications techniques proposées par la littérature post-conflit évoquent régulièrement les enjeux qui conduisent les acteurs internationaux à investir dans le domaine de la santé. Au-delà du passage de la guerre à la paix ou de la réduction des risques sécuritaires, ce qui se joue est bien, selon Béatrice Pouligny, la redéfinition d’un contrat social. L’investissement dans des programmes sociaux est une manière de résoudre les contradictions des politiques de State Building contemporaines. Dans le même temps qu’ils contribuent à l’importation d’ « un modèle d’Etat clé en main », les responsables de l’ONU tentent, par des politiques spécifiques (en particulier l’organisation des élections), de façonner une légitimité populaire, de « susciter une forme d’adhésion renouvelée au vivre-ensemble »R. Caplan, B. Pouligny, « Histoire et contradictions du state building », Critique internationale, 28, juilletseptembre 2005.
1.3.3. LA « CRISE HUMANITAIRE » : MORTALITÉ ET CONFLIT
A la fin des années 1990, face au manque de données chiffrées et à la difficulté de circonscrire l’amplitude de la « crise humanitaire », plusieurs organisations ont mené des enquêtes de mortalité rétrospectives dans différentes provinces de la RDC. L’ONG International Rescue Committee, présente au Sud-Kivu pour des interventions de santé publique depuis 1996, a engagé des enquêtes épidémiologiques en 2000 sur cinq sites : Kisangani (Province Orientale), Moba (Katanga) et trois sites au Sud-Kivu. Prenant appui sur ces sondages et assumant qu’ils sont représentatifs des cinq provinces de l’Est du Congo (Sud et Nord-Kivu, Maniema, Katanga, Province Orientale), IRC estime que la mortalité causée par la situation de conflit dans ces provinces peut être évaluée à 1,7 million de personnes, au cours des 22 mois précédant l’enquête (Mortality in Eastern DRC. Results from Five Mortality Surveys, IRC, mai 2000).
IRC décide, en 2004, d’engager une quatrième enquête de mortalité rétrospective avec l’objectif d’extrapoler à la population de la RDC les données recueillies, sur l’ensemble du territoire, auprès de 19 500 foyers (Mortality in the DRC : Results from a Nationwide Survey. Conducted April-July 2004, IRC). IRC conclut à un taux de mortalité brut lié au conflit (pour la période août 1998-2004) égal à 2,1 pour 1000, soit 3,9 millions de décès. Cependant l’enquête établit que la plupart des décès ne sont pas la conséquence directe d’actes de violence : ces derniers représentent moins de 2% des décès. Enfin, une cinquième investigation d’IRC, conduite de mai à juillet 2007 dans les 11 provinces de la RDC, établit que « la crise humanitaire » continue après la fin officielle de la guerre en 2002 : IRC estime la mortalité liée aux conflits, entre 2002 et 2007, à 2,1 millions de décès. Au total, selon IRC, entre août 1998 et 2007, 5, 4 millions de décès sont dus aux situations provoquées par la guerre et ses suites puis par les conflits internes (Mortality in the Democratic Republic of Congo. An ongoing Crisis, IRC, 2007).
Les conclusions de ses enquêtes épidémiologiques ont conduit IRC à qualifier la situation en RDC de « crise la plus meurtrière depuis la seconde guerre mondiale ».B. Coghlan, R. J. Brennan et al., « Mortality in the Democratic Republic of Congo : a nationwide survey », The Lancet, 367 (9504), 7January 2006. Ce constat justifie les choix opérationnels de l’organisation : IRC réoriente ses programmes d’urgence vers des projets de soutien au système sanitaire et de reconstruction. Prenant appui sur l’estimation selon laquelle 98% des décès liés au conflit sont dus aux destructions et pillages par les groupes armés, aux déplacements forcés, au délabrement des conditions de vie, elle s’engage dés 2004 dans une stratégie de soutien aux soins de santé primaires.Communication de Loïc Aubry, spécialiste de santé publique à IRC, colloque MDM sur la reconstruction du système de santé en RDC, juin 2006. Simultanément, IRC appelle à une protection étendue des populations par la Mission des Nations Unies (MONUC).
MSF Belgique a conduit, en 2001 et 2005, des enquêtes rétrospectives dont les résultats sont comparables à ceux produits par IRC : elles mettent en évidence des taux de surmortalité très élevés dans les zones de conflit (MSF, Accès aux soins et violences au Congo (RDC). Résultats de cinq enquêtes épidémiologiques, Bruxelles, décembre 2001). Aussi, à la suite de ces observations, la section belge se recentre sur les zones de la ligne de front et transforme la nature de sa mission : de programmes majoritairement destinés à appuyer le système de santé, elle bascule vers des projets d’urgence centrés sur la population affectée par le conflit. Cependant, pour MSF Belgique, l’extrapolation des résultats d’enquête à l’ensemble du pays est impossible ; en outre, la guerre n’est pas le seul facteur explicatif de l’état du système sanitaire, de la surmortalité et des difficultés d’accès aux soins : ainsi, dans des provinces éloignées des zones de guerre, en 2005, les taux de mortalité restent très élevés. Le rapport publié par MSF Belgique en 2005 compare les taux de mortalité des zones de santé étudiées en 2001 et ceux des zones de santé affectées par le conflit dans lesquelles l’organisation intervient : les taux de mortalité ont sensiblement augmenté d’1,1 en 2001 à 1,8 dans le cas de Kilwa (Katanga) et fortement augmenté dans les zones de santé éloignées du conflit - c’est le cas d’Inongo qui passe d’un taux de 0,4 en 2001 à un taux de 2,2 en 2005MSF, Accès aux soins, mortalité et violences en RDC. Résultats de cinq enquêtes épidémiologiques : Kilwa, Inongo, Basankusu, Lubutu, Bunkeya. De mars à mai 2005, Bruxelles, octobre 2005, p. 21..
Les enquêtes d’IRC ont suscité des plaidoyers optimistes sur le rôle potentiel de l’épidémiologie dans la prévention des conflits. Un article publié par The Lancet (2006) en témoigne : « les enquêtes de mortalité rétrospectives mettent à disposition des éléments qui doivent conduire à des initiatives en faveur de la paix quand les conflits menacent d’éclater […] et que nul ne peut prétendre désormais ignorer (la situation) ».E. Depoortere, F. Checchi, « Pre-emptive war epidemiology: lessons from the Democratic Republic of Congo », The Lancet, 367 (9504), 7 January 2006. Il reste néanmoins que la méthodologie des enquêtes IRC et le calcul de la surmortalité font l’objet de controverses. Les critiquesCf. HNTS (Health and Nutrition Tracking Service), Re-examining mortality from the conflict in the Democratic Republic of Congo, 1998-2006, WHO, 2009. contestent la hardiesse des extrapolations assumées par les épidémiologistes d’IRC dès 2001, relèvent la fragilité des données concernant les circonstances des décès et le nombre de morts par foyer, soulignent aussi la difficulté d’évaluer la surmortalité due au conflit lui-même en l’absence de données démographiques crédibles sur la population décrite. Nul doute cependant que la communication publique internationale prenant appui sur les chiffres de surmortalité d’IRC a eu de réels effets d’alarmes et d’alerte.
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Cette première partie a porté sur l’histoire, les initiatives et les dispositifs à l‘échelle de la RDC. Il sera par la suite question d’actions localisées conduites au Katanga. A cette échelle locale, on constatera que, dans nombre de sites où MSF intervient, les politiques d’appui au système de santé ont peu d’incidence. Cependant certaines caractéristiques générales se retrouvent dans les situations particulières katangaises : le délabrement des hôpitaux et centres de santé, l’appauvrissement de la population, l’ampleur des exactions, leur poursuite après 2002. Autre point à souligner : une convergence entre les analyses sur la gouvernance spécifique à la RDC telle que la présentent Timothy Raeymaekers et Koen Vlassenroot,Cf. T. Raeymaekers et K. Vlassenroot, «Reshaping Congolese Statehood in the midst of Crisis and Transition», in U. Engel et P. Nugent (ed.), Respacing Africa, Brill, Leiden, Boston, 2009. Voir aussi K. Vlassenroot, «Négocier et contester l’ordre public dans l’Est de la République démocratique du Congo», Politique africaine, 111, octobre 2008, p. 44-67. et la gouvernance locale avec laquelle traitent les missions MSF. A ce niveau local, y compris dans les bourgs les plus reculés du Nord Katanga, il y a des acteurs publics (administrateurs, policiers, agents du renseignement intérieur, militaires), il y des acteurs du système santé privé et public : même dans les zones les plus isolées géographiquement, l’action d’urgence n’est pas confrontée à un désert institutionnel, en réalité il y a une multiplicité de pouvoirs avec lesquels il faut traiter pour pouvoir s’orienter et agir. On le verra dans la description des opérations conduites par MSF au Nord-Katanga.
2. LES MISSIONS MSF AU KATANGA. POURQUOI RESTER ? COMMENT PARTIR ?
2.1. POURQUOI LE KATANGA ?
2.1.1. MSF FRANCE : JUSTIFIER SA PRÉSENCE AU KATANGA
Durant les années 2001-2002, MSF France tente de se rapprocher des zones de violence au Nord-Katanga. Ce choix vise à faire concorder les actions et la ligne directrice de MSF : priorité de l’assistance médicale aux populations vivant dans des situations critiques dues à des conflits. « Avant d’entrer au Katanga nous menions des projets par défaut car nous ne parvenions pas à accéder aux provinces affectées par le conflit et pour lesquelles nos modes opératoires étaient les plus adaptés ».Entretien avec un ancien responsable de programme pour la RDC, Paris, janvier 2010. Plus que tout autre situation, l’état de guerre légitime les modes opératoires de l’organisation. Et quand, en juillet 2007, MSF estime que la violence des groupes armés est sous contrôle, décision sera prise de fermer la mission katangaise.
Dans les cas de MSF comme de la communauté internationale, les notions de guerre et d’après-guerre, quoique floues, demeurent des catégories essentielles car elles justifient l’ouverture d’un « espace d’exception », légitiment les actions internationales de secours et permettent de circonscrire ces dernières dans un espace/temps limité.
Cependant, comme nous allons le voir, la décision d’entrer au Katanga et de s’y maintenir est le fruit de bricolages et de compromis qui n’ont pas seulement trait au conflit. Pendant tout le temps de la mission, le contexte du Katanga place l’organisation au croisement d’enjeux pour partie liés au conflit, pour partie à la longue histoire du régime mobutiste et à ses effets sur le système de santé : cette mission contraint l’association à négocier son espace de travail aux frontières de l’urgence, de la reconstruction et de la santé publique.
2.1.2. LA QUÊTE DE LA LIGNE DE FRONT
La référence au conflit est centrale dans le processus de décision, elle explique le programme qu’MSF s’est fixé pour intervenir au Katanga en 2001. Les documents institutionnels l’attestent. Plans d’activité et plans annuels justifient la présence de MSF par « la dichotomie entre la politique de pacification et de transition et la persistance des violences extrêmes dans l’Est ».MSF-F, Plan annuel 2004, p.152. Le plan annuel 2005 met également en évidence « les violences qui se poursuivent dans les Kivus et le Nord Katanga ».MSF-F, Plan annuel 2005, p.119. Dés sa première année d’engagement, MSF construit un dispositif à double finalité : d’une part, la prise en charge des malades et déplacés affectés par les violences, d’autre part, la réponse aux épidémies.
L’engagement au Katanga marque pour MSF France son retour dans les zones de violence en RDC – MSF était intervenue en 1996-1997 au Zaïre, lors de la traque des réfugiés rwandais.Cf. Laurence Binet, Traque et massacres des réfugiés rwandais au Zaïre-Congo 1996-1997, Paris, MSF, 2004. Cette décision est également perçue a posteriori comme l’expression d’une adhésion renouvelée au « mandat » originel de MSF : priorité aux secours médicaux à proximité des conflits. En effet, l’expérience congolaise témoigne des antagonismes qui traversent alors l’association à propos de la politique opérationnelle : les uns recourent à l’image du désert sanitaire pour faire de l’accès au soin la problématique centrale du contexte congolais quand les autres désapprouvent toute stratégie consistant à intervenir sur des projets qui n’auraient pas de lien direct avec le conflit. Pour MSF France, le choix d’agir dans le Nord-Katanga tient aussi à la volonté opérationnelle d’en finir avec les difficultés rencontrées lors de la mise en oeuvre d’un projet d’appui au système sanitaire, à l’hôpital de Bandundu.
MSF-F et l’hôpital de Bandundu
Au début de l’année 2000, MSF est présente au Bas Congo dans un programme de prise en charge des réfugiés angolais à Kimpese (ouvert en 1998) et d’un programme d’accueil des déplacés congolais à Sicotra près de Kinshasa. Les exigences en matière d’accès aux soins sur l’ensemble du territoire et les difficultés d’accès aux zones de conflits conduisent MSF à s’engager dans un programme de moyen-terme. Décision est prise en août 2000 d’appuyer la zone de santé de Bandundu en investissant l’hôpital général de référence et en assistant trois centres de santé. L’ouverture par MSF d’un programme dans une région stable est l’expression d’une ambition nouvelle: intervenir sur les pathologies structurelles (paludisme, infections respiratoires, diarrhées) et tisser des relations avec les acteurs du système sanitaire. MSF songe un temps à faire de ce programme le levier d’une campagne contre le recouvrement des coûtsIsabelle Mouniaman-Nara, MSF à Bandundu, janvier 2000-juillet 2002, Rapport interne, MSF (13/10/2002)..
Dès les premiers mois, l’intervention est mise à rude épreuve. La négociation sur le recouvrement des coûts ne parvient pas à aboutir. Les offres salariales de MSF sont rejetées, les rapports avec les responsables de la structure hospitalière s’enveniment. La revue du programme mentionne comme difficulté notable l’incapacité de MSF de « proposer un projet d’intervention et un positionnement pertinents, la méconnaissance du système de santé et de son fonctionnement, la mauvaise gestion des protocoles d’accord et des rémunérations ». Faute de résolution des divergences, la direction parisienne des opérations renonce à ce programme en 2002.
L’échec de Bandundu confirme pour beaucoup leur conviction que ce type de programme « ce n’est pas du MSF ». Par contraste, le Katanga répond aux attentes en suscitant des modes opératoires classiques de réponse aux urgences.
Les premières missions exploratoires au Nord-Katanga, en 2001, décrivent une situation éloignée des préoccupations initiales. La ligne de front est stabilisée : il s’agit alors plutôt d’une ligne de démarcation entre la zone administrée par Kinshasa et celle qui, à l’Est, reste sous contrôle du RCD-Goma (ce parti dispose d’une force armée soutenue par le Rwanda).« Depuis l’accord de cessez-le-feu de Lusaka à la mi-1999 jusqu’à la fin 2002, les fronts entre les forces gouvernementales et la rébellion de Goma sont en gros stabilisés. […], au total, sur toute la période qui suit l’accord de Lusaka, les affrontements militaires entre les principaux protagonistes sont rares », G. de Villers, De la guerre aux élections, op. cit., p.132. Le RCD-Goma continue de contrôler une grande partie du Nord-Katanga après la fin 2002. Des poches de déplacés persistent mais le contexte s’apparente plus à une crise chronique qu’à une situation générale de conflit. Les premiers rapports MSF évoquent une situation de « post-conflit »,Missions exploratoires MSF-F, Zones de Santé de Malemba Nkulu et de Kitenge, District Administratif Haut Lomami, Province du Katanga, août 2001. de « crise oubliée » où les véritables causes de mortalité sont de nature endémique. La troisième mission se retrouve d’ailleurs contrainte de suspendre son exploration pour appuyer un dispositif de réponse aux épidémies. La volonté d’intervenir est également motivée par l’état du système sanitaire public au Nord-Katanga et sa mise à l’écart relative des dispositifs internationaux d’aide. Ainsi, dans les rapports, la thématique de la crise oubliée apparaît bien plus mobilisatrice que celle du conflit pour argumenter en faveur d’une ouverture de programme.A propos des zones de Kitenge et de Malemba, le rapport conclut de la manière suivante dans les prescriptions opérationnelles : « Deux contextes d’extrême précarité tant au niveau socio-économique que sanitaire. Nous sommes dans les deux cas dans du « post-conflit » ou « post-urgence chronique » où les populations civiles se sont déplacées massivement et où les structures sanitaires sont à plat. Sur le plan humanitaire, espaces oubliés/sans acteurs pour tout Kitenge et sur la sous-zone Maï-Maï de Malemba tenant aussi compte du fait que ACF n’assume pas au niveau médical dans la sous-zone FAC et qu’aucun autre acteur ne veut faire du médical sur Malemba », août 2001, p.6. Cependant la donne change avec l’intensification des affrontements entre les Forces armées congolaises (FARDC) et les milices qui n’ont pas désarmé à l’issue du conflit avec les forces du RCD-Goma et du Rwanda : « Au Nord-Katanga, le phénomène Mayi-Mayi est issu de la création, à l’instigation du gouvernement de Kinshasa, de Forces d’autodéfense populaire en vue de faire obstacle à la poussée du RCD et des troupes rwandaises. Le mouvement mayi-mayi du Nord-Katanga […] demeurera, après la fin de la guerre de 1998, l’un des principaux fauteurs de troubles et d’insécurité dans le pays ».G. de Villers, op. cit., p. 193.
2.1.3. MSF BELGIQUE : HISTORIQUE ET DILEMMES D’INTERVENTION EN RDC
Ce paragraphe s’appuie sur le policy paper de MSF-Belgique rédigé en 2006 sur ses activités en RDC.
L’arrivée en 1985 de plus de 35000 réfugiés angolais dans l’ouest de la province du Katanga (ex-Shaba) est à l’origine de l’installation de MSF Belgique au Zaïre (République Démocratique du Congo). Au projet initial lancé face à une situation d’urgence, avec la prise en charge de réfugiés angolais, ont succédé aussitôt, en 1986, des projets « long terme » d’appui structurel a plus de 20 zones de santé, la création d’une ONG locale, Horizon Santé (1994),Ce projet sera remis à Fometro en 2001, MSF reste membre du Conseil d’administration.pour assurer la pérennité de ce projet ainsi que des projets verticaux pour lutter contre le sida (1993) et la trypanosomiase (1996).
Conjointement à la dégradation des indicateurs sanitaires, les situations d’urgence se multiplient. En 1994, c’est la fuite d’un million de réfugiés rwandais au Kivu, l’exode des Kasaïens persécutés au Shaba (c’était alors la dénomination de l’actuelle province du Katanga) puis en 1995 c’est une épidémie de fièvre Ebola à Kikwit (Bandundu), pour ne citer que les plus grosses opérations. Ces urgences conduisent à la création, en 1995, d’un pool d’intervention pour les urgences (Pool d’Urgence Congo – PUC) basé d’abord à Kinshasa et qui se développe par la suite à Lubumbashi, Mbandaka et Kisangani (antennes régionales) couvrant ainsi une grande partie du territoire congolais. D’autres urgences sont traitées : violences contre les réfugiés rwandais en fuite à l’intérieur de la RDC en 1996-1997, épidémies de choléra, situations de guerre (Kinshasa, Kisangani, Mbandaka, Katanga).
La section belge chemine entre l’ambition de répondre aux lacunes structurelles du système de santé comme aux conséquences des urgences liées aux événements politiques et sociaux. Elle part d’un constat : « Au Congo il y a deux crises : la crise de violence qui se superpose sur une autre crise liée à la structure sanitaire du pays ».Entretien avec un responsable de l’Analysis and Advocacy Unit, MSF-B, janvier 2010. Comme l’écrit Françoise Wuillaume : « MSF (Belgique) au Congo s’est confronté à une éternelle question existentielle : face à l’immensité du pays et de ses besoins, comment assurer la meilleure accessibilité aux projets? ».Discussion sur les interventions de MSF dans les Zones de Santé du Congo Démocratique - Rapport de visite, 08-28 juillet 2002, p. 5.
A partir de la fin des années 1980, la section belge s’interroge sur la pertinence de ses programmes d’urgence en faveur des populations déplacées. Ses actions ponctuelles n’ont aucune influence sur des taux de mortalité qui demeurent très élevés. Partant du constat d’un déficit structurel du système, la section se rapproche du ministère de la Santé et apporte son appui à des districts sanitaires enclavés en investissant les hôpitaux de référence et certains centres de santé de proximité : cette première forme de coopération se traduit par des actions de distribution de médicaments, des activités d’hospitalisation et de consultation prises en charge par une équipe mixte d’internationaux MSF et de fonctionnaires du ministère.Cette approche est dans un premier temps qualifiée de stratégie de tache d’huile.
Le retrait des bailleurs de fonds du pays au début des années 90 et la suspension de l’aide internationale accélèrent ce rapprochement : MSF Belgique formalise cette stratégie sous le concept de « district opérationnel » et élargit son périmètre d’intervention à de nombreuses provinces. Cet élargissement s’accompagne d’une « désintensification » des programmes et d’une activité de soutien indirect aux districts : les équipes internationales se désengagent des soins et se limitent à des activités de supervision. La coopération s’étend à tous les niveaux : soutien indirect au fonctionnement des centres de santé et des hôpitaux, appui administratif aux bureaux de zones et de districts, formation des personnels. Au Katanga, MSF Belgique s’engage à soutenir les zones de Kilwa, Pweto, Kasenga et trois zones urbaines dans les faubourgs de la capitale provinciale, Lubumbashi.
Les évolutions institutionnelles et de contexte vont peu à peu tempérer l’approche par district : la reprise de la guerre en 1998 conduit MSF à répondre à de nouvelles urgences et diversifier ses programmes. Le ministère de la Santé resserre progressivement son contrôle sur les districts gérés par MSF en reprenant l’autorité sur les nominations du personnel médical. En outre, le processus de la Mancha (2005) à l’échelle du mouvement MSF enjoint les sections à se concentrer sur l’activité curative et une approche médicale centrée sur la prise en charge du patient.
La volonté plus prononcée d’ « agir sur les taux de mortalité » de manière immédiate prend appui sur les enquêtes de mortalité que mène la section belge à partir de 1999 : les taux de mortalité sont plus élevés en zone de conflit et les bénéfices de l’approche par district sont difficiles à mettre en évidence. A partir de 2005, MSF Belgique commence à substituer à sa stratégie initiale des actions d’urgence dans les territoires affectés par les violences des groupes armés. Les programmes de soutien aux districts ferment progressivement.
2.2. L’URGENCE MALGRÉ TOUT : PERTINENCE ET LIMITES DE L’ACTION MSF FRANCE AU KATANGA
2.2.1. CHRONOLOGIE DES OPÉRATIONS MSF FRANCE AU KATANGA
Chronologie
L’année 2000 est marquée par une volonté d’accéder à la province du Katanga et de se rapprocher des lignes de front à l’Est du Congo. Suite à la demande du Commissariat Général de la Réinsertion (CGR) à Kinshasa, l’organe officiel pour les déplacés de guerre en RDC, et suite aux contacts avec d’autres organisations internationales opérationnelles dans la région, Médecins Sans Frontières-France décide d’effectuer une mission exploratoire au Nord Katanga. Une première tentative de mission exploratoire fin décembre 2000 n’aboutit pas, l’ANR (Agence nationale de renseignements) ayant annulé toutes les autorisations de séjour au Katanga pour les étrangers pendant la période des fêtes. Une deuxième tentative à la mijanvier 2001 est interrompue suite à l’assassinat du président Kabila, le 16 janvier.
La troisième mission exploratoire est menée par une médecin et un logisticien de MSF-F entre le 19 mai et le 9 juin 2001. Suite aux contacts pris avec le CGR et des organisations internationales à Kinshasa (MSF B, ACF USA, CICR, UNOCHA), MSF décide une ouverture de mission immédiate dans la Zone de Santé de Kabalo, alors qu’une épidémie de choléra affecte la zone (Aire de Santé de Mulimi ). La mission exploratoire connaît ainsi une fin prématurée, l’ensemble des localités n’ayant pu être évaluée. Entre janvier et juin 2001, une série de six rapports et missions contribuent à déterminer le positionnement de MSF-F.
Malgré l’exposition plus importante de la zone de santé de Malemba N’Kulu aux exactions Maï Maï, la zone de Kitenge, elle aussi en butte aux violences des milices, est privilégiée. L’ouverture du programme est souhaitée avant la saison des pluies de novembre. Mais la multiplication des pics épidémiques dans la zone de Malemba contraint MSF-F à effectuer des allers-retours entre les deux zones de santé, faute de décider l’engagement de moyens supplémentaires. Le développement des activités sur Kitenge prend du retard. L’intervention ne devient opérationnelle qu’à compter de janvier 2002. Les opérations de MSF-F vont se prolonger jusqu’en 2007 en se déplaçant du nord vers le sud de la province suivant l’évolution des violences.
2002-2005
ZDS de Malemba N’Kulu : MSF-F se concentre sur la prise en charge des déplacés fuyant les combats entre FARDC (Forces armées de la RDC) et Maï Maï, cherchant à échapper aux exactions commises par les uns et les autres : il s’agit de la mise en œuvre d’activités de consultation externe. Le volet épidémique constitue l’activité principale : au total, 6000 cas de choléra sont pris en charge par les quatre centres de traitement du choléra. La rougeole fait également l’objet d’une intervention importante : 6373 cas sont traités, 53 976 enfants sont vaccinés.
ZDS de Kitenge : MSF-F concentre son activité sur un appui structurel au centre de santé référent d’Annuarite dans l’aggomération de Kitenge, ainsi qu’aux centres de santé des villages de Kaloko et Kiléo. Les consultations externes représentent l’activité majeure (120 000 consultations en trois ans et demi). Rougeole, malnutrition, fièvre typhoïde, tuberculose constituent des prises en charge moins importantes.
2003-2007
ZDS de Mukanga : à la suite de combats entre Maï Maï et FARDCForces armées de la République Démocratique du Congo. MSF-F propose un appui structurel aux centres de santé de Mukubu, Mukanga, Kyolo et Kasenga : au total, 110 000 consultations sont prises en charge. 2000 enfants malnutris sont traités. 1992 familles bénéficient des distributions de « Non-Food Items ».
2004-2007
ZDS d’Ankoro : en 2002, les combats entre forces armées de la RDC et Maï Mai dans l’agglomération d’Ankoro conduisent MSFF à intervenir. L’opération débute dans les derniers mois de l’année : la mise sur pied d’une clinique mobile permet de prendre en charge les déplacés. Les blessés sont référencés à l’hôpital d’Ankoro. Face à une épidémie de rougeole, une vaccination de 24761 enfants est organisée. 1562 cas infectés sont pris en charge.
A partir de 2004, la réflexion sur la mise en place d’un projet de soins secondaires, visant à référencer les blessés et les complications importantes pour l’ensemble des projets, aboutit à la reprise en gestion de l’hôpital d’Ankoro : ce dernier est entièrement réhabilité. Les activités des services médicaux et du bloc opératoire sont relancées. Les pathologies spécifiques sont progressivement prises en charge (TB, VIH, fistules vésico-vaginales, malnutrition). Les épidémies de fièvre typhoïde à Kitanda (237 cas) puis de choléra (déc. 2005-mars 2006: 166 cas) font également l’objet d’une réponse.
2006
Aire de santé de Nyonga, Lac Upemba : les opérations effectuées par les forces armées congolaises pour neutraliser les groupes armés entraînent d’importants déplacements de population. Après réhabilitation de plusieurs centres de santé, MSF-F prend en charge 20 937 consultations, 582 hospitalisations et 160 accouchements. Les références obstétricales ont lieu sur Kikondja, les cas chirurgicaux sur Ankoro. 473 familles bénéficient de distribution de NFI. Les activités épidémiques sont également très importantes et s’expliquent par la forte endémicité du vibrion sur le parcours du fleuve.
De janvier à octobre 2006, le desk urgences prend en charge une réponse à un pic épidémique de choléra dans la zone de Kikondja. A la suite de cas de rougeole détectés dans la région de Nyonga (Butumba, Mukanga), une prise en charge est organisée pour contenir l’extension de l’épidémie et réduire sa létalité.Sur les urgences au Katanga en 2006, cf. Fabrice Resongles, Revue critique des urgences 2006, Paris, MSF, p.43-46.
2007
ZDS de Kabondo Dianda : MSF-F intervient pour répondre à un pic épidémique de rougeole (909 cas traités) et vacciner 73641 enfants. MSF-F prend également en charge une épidémie de choléra : 636 cas sont traités.
MSF-F se désengage du Katanga au cours du premier semestre de l’année 2007.
2008
Début 2008, MSF-F appuie la section belge lors d’une épidémie de choléra à Likassi au sud du Katanga.
En juin 2008, MSF-F intervient dans le district du Tanganyika au nord-est du Katanga à la demande de MSF-B et du Pool Urgence Congo pour piloter une campagne de vaccination de masse dans plusieurs zones de santé. MSF-F limite sa campagne à une zone. Elle débute avec deux mois de retard (septembre 2008).Pour des informations complémentaires sur cette réponse, cf. Delphine Chedorge, Revue critique des urgences 2007-2008, Paris, MSF, juin 2009, p.40.
Les différentes missions exploratoires recommandent la mise en œuvre d’un dispositif de réponse aux urgences. Leurs constats ne concordent que partiellement avec les représentations qui président à l’envoi de ces missions, mais les flambées épidémiques de choléra, la grande précarité des personnes déplacées sont autant de raisons d’intervenir dans une province où l’aide internationale a peu d’incidence par rapport aux Kivus et à la province orientale, au moins durant les années 2001-2006 et ceci de façon encore plus marquée dans le Nord-Katanga. Le contexte katangais mérite notre attention car il permet d’apprécier l’écart entre la réalité et la typologie des situations appliquée par la plupart des agences internationales. Nous retenons trois éléments qui, tantôt se conjuguant tantôt s’opposant, dessinent au fil des années la singularité et la complexité de l’environnement de travail des équipes MSF France. Le conflit interne, larvé dans les premiers mois, s’envenime dès 2001 : il oppose les FARDC aux diverses milices armées locales. Outre les éclats sporadiques d’extrême violence, les équipes constatent un état de santé de la population très précaire, lié aux défaillances du système sanitaire, en voie de dégradation depuis les années mobutistes. Enfin, la géographie du site va générer des difficultés logistiques qui sont encore dans toutes les mémoiresL’ampleur et les difficultés du travail logistique nécessités par les missions au Nord-Katanga ont été soulignés par l’ensemble des personnes interrogées. et ont fait la réputation de la mission.
Les irruptions imprévues de pillage et d’exaction contre les civils, la difficulté d’accès aux populations affectées, la demande de soins « structurels » par les populations prises en charge sont des réalités que doivent être intégrées dans l’image du contexte : celui-ci ne peut être simplement défini comme un espace d’exception, une zone de conflit où la légitimité de MSF France à intervenir ne serait pas discutable. En réalité, MSF France ne va cesser de négocier avec son environnement comme avec elle-même pour préserver un espace d’intervention aux frontières de l’urgence, du développement et de la santé publique.
2.2.2. LE KATANGA : UN ESPACE AUX FRONTIÈRES DE L’EXCEPTIONNEL ET DE L’ORDINAIRE
Les organisations d’urgence considèrent généralement l’après-guerre comme le moment de se retirer. Ce choix, souvent difficile, intervient lorsque la définition traditionnelle de l’espace d’exception ne s’applique plus : les déplacements de population diminuent, les violences s’apaisent, l’Etat recouvre ses prérogatives. Les besoins et le contexte évoluent. Les organisations de secours, qui se réclament du droit international humanitaire pour déployer des opérations en période de conflit, considèrent alors qu’elles n’ont plus les légitimités opérationnelle et juridique suffisantes pour intervenir. Toutefois, comme le souligne Rony Brauman, « la ligne de partage entre situation ordinaire et situation d’exception n’est pas aisée à tracer. La fin d’un conflit ne signifie pas la fin des conséquences de ce conflit [•••] ».R. Brauman, La médecine humanitaire, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2009, p.107.
L’expérience katangaise montre le caractère problématique de la notion d’exception, matrice des modes opératoires comme de la légitimité à intervenir de MSF. Avant que les MSF France n’entrent au Katanga, la guerre se déroulait au nord de la province mais le conflit entre la RDC d’une part, le Rwanda et ses aliiés du RCD-Goma d’autre part est relativement stabilisé en 2002. A partir de 2001, interviennent des poussées régulières d’exactions contre les civils : elles ont pour auteurs les milices et les FARDC. Cependant elles n’ont pas été généralisées à l’ensemble du Nord-Katanga et ne paraissaient pas coordonnées à l’échelle de cette partie de la province. Les mouvements de population induits par les agressions et les actions armées n’ont pas donné lieu à l’installation de camps importants de déplacés ni à la formation de structures sociales particulières : « les déplacés accueillis par les villages voisins se sont souvent mêlés avec le reste de la population ».Entretien avec un ancien responsable médical des missions au Katanga. Le rapport médical de 2003 évoque également cette difficulté : « le statut de déplacé et de précaire est, dans cette zone comme ailleurs dans le Nord-Katanga, assez largement partagé, une part importante de la population étant déplacée depuis plus ou moins longtemps », MSF-F, Rapport médical d’activités 2003, p.13.
En outre, la guerre n’a pas détruit l’organisation sanitaire et administrative du territoire, celle-ci est structurellement affaiblie par la raréfaction des ressources budgétaires depuis la deuxième moitié de l’ère mobutiste. Ses faibles moyens ne sont pas la conséquence d’un état d’exception lié au conflit mais bien une donnée historique. Au cours du conflit, l’Etat ne disparaît pas. Ses structures persistent dans des formes de gouvernance localisées, contraignantes et coercitives. Comme le souligne un responsable de la mission MSF-F : « Nous ne nous sommes jamais posés la question de faire sans les structures sanitaires de la province tant la bureaucratie était incontournable ».Entretien avec un responsable MSF, Paris, janvier 2010. Paradoxe d’une autorité qui assure une continuité administrative en déconnexion partielle de l’administration centrale, et sans moyens effectifs pour assurer un réel service public de santé : « Cette situation n’est pas propre au Katanga. Elle peut être généralisée à l’ensemble du Congo mais ne se retrouve pas d’une manière si aiguë dans d’autres pays où on est présent. Partout où tu iras au Congo, tu trouveras des centres de santé ouverts, avec des professionnels de la fonction publique et une organisation encore debout mais pas un médicament à l’intérieur ».Entretien avec une responsable MSF, Paris, décembre 2009.
Ainsi, en 2002, la situation de violences est bien réelle, pourtant elle ne correspond pas à l’espace d’exception escompté. Face aux violences sporadiques et localisées, face aussi à l’état désastreux du système sanitaire, MSF France met donc progressivement en œuvre des logiques d’action ajustées aux situations concrètes et négocie un espace aux frontières de l’exceptionnel et de l’ordinaire. Première concession à l’exception, MSF France considère les autorités sanitaires comme un partenaire privilégié et incontournable, elle inscrit autant que possible l’ensemble de ses programmes au sein de la carte sanitaire. Cette politique, qui n’a pas fait l’objet de débats particuliers à l’époque, est d’autant plus surprenante que l’Etat congolais est partie au conflit par l’intermédiaire de ses forces armées qui sont responsables d’importantes exactions commises à l’encontre de la population civile au Katanga.
En réalité, la relation de MSF France aux autorités sanitaires est loin d’être univoque. Elle oscille entre la volonté de s’affranchir partiellement des contraintes bureau-cratiques pour délivrer un secours optimal et la nécessité de s’ajuster avec l’appareil administratif qui continue de structurer les actions sanitaires dans les espaces où travaille MSF France. « Au fond, je crois que nous ne nous imaginions pas concevoir un dispositif en marge des structures du ministère de la santé. ».Entretien avec un ancien responsable MSF pour la RDC, janvier 2010.
L’ambiguïté de cette relation conduit MSF France à négocier pour protéger ses objectifs et son espace de travail : celui-ci, constamment questionné, réajusté, est préservé au prix d’écarts, de concessions qui heurtent parfois les représentations qu’MSF France se fait d’une mission en zone de conflit. Ainsi, la construction d’un espace autonome pour répondre aux urgences ponctuelles, à l’exceptionnel, passe par des négociations et parfois des concessions au fonctionnement du cadre ordinaire. Plusieurs éléments récurrents en témoignent :
La politique consistant à proposer des soins intégralement gratuits dans les zones de conflit est mise à rude épreuve : l’association finit par concéder dans certaines zones comme à Kitenge,A Kitenge, le centre de santé où intervient MSF appartient au Bureau des œuvres diocésaines, institution religieuse qui s’oppose fermement à la gratuité des soins. Les négociations sur le recouvrement des coûts et les rétributions du personnel de ce centre ont pris plusieurs mois et entravé les activités dans la zone de santé. Entretien avec un ancien médecin de la mission, Paris, janvier 2010. Mukubu ou Ankoro, le maintien d’un système de recouvrement des coûts qui limite l’accès aux soins.Les études d’une responsable terrain à Ankoro, construites à partir d’une enquête par questionnaires conduite auprès de la population, montrent que la disparition de monnaie fiduciaire ne permettait pas aux ménages même dotés de ressources matérielles d’accéder au système de soin. Le rapport annuel médical de 2003 témoigne d’une remontée de l’activité dans le centre de santé de Kitenge, une fois le recouvrement des coûts abandonné. L’association parvient à revenir sur ce système à Kitenge et Ankoro à la suite de longues négociations.
Les pratiques de secours doivent également cohabiter avec les exigences en matière de santé publique et les protocoles des autorités sanitaires : la vaccination est un thème qui reflète les points de tension entre agendas. A plusieurs reprises, MSF-F décide de mettre en place une politique systématique de vaccination des populations déplacées conformément aux protocoles sanitaires de l’association.Dans le guide MSF de réponse aux urgences sanitaires et à la santé des réfugiés, la vaccination de la rougeole est prescrite comme la deuxième priorité d’intervention qui suit immédiatement l’état des lieux des besoins. Cette vaccination peut être sélective (prise en charge du statut préalable de la personne) ou non-sélective (pas de prise en charge du statut). Si les autorités sanitaires interviennent dans la stratégie vaccinale, MSF recommande toutefois la vaccination non-sélective (cf. Médecins Sans Frontières, Refugee Health, an approach to emergency situations, 2008, p. 59). Mais cette politique heurte de front la stratégie des autorités sanitaires de la province. Elles reprochent à MSF-F de s’inscrire en marge de la carte sanitaire en limitant la vaccination aux poches de déplacés. Rehaussant ainsi les seuils de vaccination de manière ponctuelle et dans des aires limitées, les équipes MSFF se voient reprocher de désorganiser les dispositifs nationaux. En fait, se joue le risque, dans les zones où les seuils seraient plus élevés, de ne pas bénéficier des financements de l’OMS affectés à la mise en oeuvre des programmes élargis de vaccination (PEV).Cette question a été soulevée à plusieurs reprises par les acteurs MSF dans les entretiens (Paris, 2009, 2010). Cette question est d’autant plus critique que les déplacés se distinguent difficilement des populations résidentes. Pour préserver son espace de travail, MSF France doit à plusieurs reprises ajuster sa conduite aux choix et directives des autorités sanitaires. Ainsi, MSF France obtient-elle l’autorisation de vacciner, sous condition d’élargir sa politique vaccinale à l’ensemble des antigènes recommandés par les protocoles nationaux. Lors d’une autre urgence, elle se voit contrainte d’élargir sa campagne à des zones non affectées par les groupes armés pour bénéficier de l’autorisation de vacciner.Entretien avec des responsables médicaux et non-médicaux en charge de la RDC, Paris, janvier 2010.
Les enjeux liés à la carte sanitaire font également l’objet de négociations. MSF France prend appui sur les ressources humaines et les structures du système en place, mais elle l’investit selon les objectifs qu’elle a définis et qu’elle poursuit. Ces derniers entrent parfois en contradiction avec l’exigence de couverture sanitaire des autorités. En effet, il arrive que l’intervention ponctuelle de MSF France se fasse parfois aux dépens du système de référencement établi et son soutien à certains centres plutôt que d’autres conduit à modifier l’organisation de la carte. Mais cette stratégie est préservée au prix d’appuis ponctuels aux structures désavantagées par l’activité de MSF France ; l’association recourt à des dédommagements de diverses natures : soutien aux politiques vaccinales nationales, construction de bâtiments pour les structures désavantagées.Entretien avec un ancien membre du Conseil d’administration (Paris) : en 2002, MSF intervient dans un centre de santé géré par le Bureau central des œuvres diocésaines à Kitenge. Pour dédommager le secteur public désavantagé par ce choix, l’association, peu avant de quitter Kitenge, finance la construction de bâtiments dans la perspective de la création d’un centre de santé public de référence. Ces négociations échouent parfois à affranchir réellement MSF France des contraintes du découpage administratif et sanitaire de la province : la mise en place d’un dispositif de référence parallèle au dispositif ordinaire pour la prise en charge des complications médicales, n’est pas approuvée par les responsables quand ils estiment qu’elle se fait au détriment de leurs zones sanitaires.
ANKORO
L’intervention d’MSF à Ankoro est presque aussi ancienne que les débuts de la mission dans la province. En décembre 2002, MSF décide d’appuyer pendant deux mois l’hôpital de référence et un certain nombre de structures sanitaires dans les villages périphériques.
En 2003, la direction d’MSF décide de reprendre en gestion l’hôpital d’Ankoro pour traiter les cas graves et les blessés. Cet investissement est justifié par la localisation « idéale » de l’hôpital, « à équidistance des deux zones les plus touchées par les violences et accessible de la zone RCD ».MSF fiche projets, 2003, p. 5. Une partie du Nord-Katanga est sous contrôle de l’administration gérée par le RCD-Goma, l’autre, où travaille MSF-F, dépend du gouvernement de Kinshasa. L’agglomération d’Ankoro est située au bord du fleuve qui constitue la ligne de démarcation, l’hôpital est donc accessible aux habitants des deux zones. L’objectif est ambitieux : l’hôpital est intégralement réhabilité (électricité, toiture, approvisionnement en eau, équipement des services…), MSF participe à la gestion administrative, forme le personnel et instaure une forfaitisation des soins. Ce projet a une double finalité : assurer une prise en charge de proximité pour la population d’Ankoro et servir de référence pour les urgences médico-chirurgicales des zones de santé voisines.
A la fermeture du programme en 2007, le bilan est mitigé. L’hôpital a relancé des soins primaires de qualité, accessibles, mais l’ambition d’en faire une structure de référence en soins secondaires n’a pu être réalisée de manière systématique. Les difficultés logistiques, les réserves des autorités administratives font obstacle aux référencements.
Dans un contexte de ni guerre, ni paix, mais de violences chroniques contre les civils, le projet d’Ankoro traduit un choix opérationnel, une volonté institutionnelle de développer les soins secondaires et de renforcer leur qualité, dans un contexte où il n’était pas courant, ni facile de le faire.
Le projet mis en œuvre à l’hôpital d’Ankoro est un exemple révélateur où l’on constate la difficulté qu’a MSF pour se mettre en accord avec la multiplicité des autorités, autorités locales à la fois administratives et médicales par lesquelles l’association doit se faire accepter – il ne s’agit pas de négociations ponctuelles, mais d’un dialogue qui doit être entretenu, vivifié en permanence. Conçu pour être la structure de référence en soins secondaires de l’ensemble des zones voisines d’Ankoro, l’hôpital ne parvient pas réellement à répondre à sa mission en raison des difficultés logistiques d’accès, des craintes formulées par les patients qui redoutent l’épreuve du transfert par des pistes à peine entretenues, en raison enfin du peu d’enthousiasme de médecins chefs de zone à référencer des patients en dehors de leurs territoires d’administration. En effet, la présence de MSF France demeure une ressource financière et symbolique à capter. Son action modifie les équilibres politiques et sociaux et génère des rivalités administratives qui rejaillissent sur les actions de l’association.Entretien avec des responsables MSF anciennement en charge de la RDC, Paris, janvier 2010.
2.2.3. L’URGENCE MALGRÉ TOUT ?
Il est généralement difficile de fixer la ligne de partage entre situations exceptionnelles et situations ordinaires, et c’est le cas pour la situation nord-katangaise. De fait, MSF gère conjointement l’exceptionnel et d’ordinaire, les urgences liées aux actions armées, aux destructions, aux exactions et les insuffisances devenues chroniques du système sanitaire. Pour les équipes terrain, cette situation génère des difficultés de deux ordres :
La reprise en main de structures et l’appel d’air suscité par l’engagement de MSFF dans le système sanitaire entraînent une augmentation rapide de l’activité des centres de santé où MSF France prend en charge sans distinction les populations déplacées et les résidents. L’incidence élevée de pathologies infectieuses implique de traiter les comorbidités qui leur sont associées et d’élargir le champ de la prise en charge médicale. Le traitement de la tuberculose est un exemple des difficultés rencontrées : les acteurs médicaux sur le terrain souhaitent y répondre à mesure que les cas augmentent. Mais la nature de la prise en charge, le risque important de résistance en cas de non-adhésion au traitement, conduisent certains responsables à suivre les recommandations de l’OMS et les protocoles nationaux en refusant d’élargir le champ d’intervention. La tuberculose, qui ne fait alors pas partie du registre d’intervention de l’urgence pour MSF France, suscite des oppositions entre praticiens, ce qui n’a pas empêché une prise en charge à Kitenge et dans d’autres projets, comme à Ankoro.
Dans le domaine opérationnel, la réponse aux urgences implique le montage d’un dispositif complexe. Ces dernières survenant lors d’attaques de villages prolongées par des exactions permanentes et cela dans des zones enclavées, les MSF France doivent déployer des moyens logistiques mobiles considérables. Simultanément, la faiblesse du système sanitaire justifie des investissements importants dans les structures de référence qu’MSF France prend en gestion. Ce dispositif binaire, coûteux, provoque des interrogations à l’intérieur de l’association sur le sens de son action et les objectifs qu’elle poursuit. La quête des urgences qui « nécessite des moyens considérables se résume trop souvent à intervenir auprès de poches de population réduites, parfois plusieurs jours après la fin de la crise ».Entretien avec un ancien responsable terrain, Paris, janvier 2010 : au cours de l’année 2004, MSF-F tente de venir en aide à des populations déplacées dans la zone de santé d’Ankoro. Les obstacles logistiques sont tellement importants que MSF-F n’y accède qu’une fois la situation stabilisée. La distribution de NFI programmée à cette occasion perd tout son sens. Pour certains acteurs de terrain, ces situations sont frustrantes : « On accompagne la population, on la soutient pendant la période de crise jusqu’au moment où elle peut plus ou moins se reconstituer pour reprendre la même vie de merde qu’avant le déplacement. Pour moi, c’est un peu, vous êtes dans la merde, mais quand la merde vous dépasse la tête, on va vous aider à respirer. Quand vous arrivez à sortir la tête on part, mais… vous restez dans la merde ! Voilà les urgences chroniques et la situation au Katanga ! ».Correspondance interne MSF entre responsables, MSF, 2005. Ces prises en charge ponctuelles contrastent avec l’importante activité menée dans les centres de santé. Ces derniers répondent à une demande de soins croissante, pourtant cette mission de soins de proximité cristallise les antagonismes. Secondaire pour les uns, « urgence chronique »Rapport médical 2003. pour les autres, elle n’est estimée légitime qu’en raison de la persistance de situations de violence et donc d’urgences. C’est l’urgence qui explique les ouvertures et les arrêts du soutien médical aux centres de santé. Cependant, cette notion, l’urgence, n’est pas d’un maniement simple, différentes interprétations et différents usages en sont possibles et en conséquence elle permet de justifier plusieurs choix opérationnels – comment arbitrer entre ceux-ci face à une situation où les violences armées éclatent soudainement, se diffusent, puis se cristallisent sur un territoire sans toucher directement les zones voisines mais en provoquant des déplacements de population vers celles-ci, par exemple vers les agglomérations d’Ankoro, Kitenge, Malemba N’kulu. Puis il y a de nouvelles zones de violence, de nouvelles urgences, et le même processus se répète auquel il faut chaque fois trouver des réponses.
Ce caractère instable de la ligne de partage entre situations exceptionnelles et situations ordinaires complique les prises de décision, notamment lorsqu’il s’agit de fermer les programmes. Les projets de retrait sont plusieurs fois différés en raison des reprises ponctuelles d’hostilités et des réserves exprimées par les équipes terrain. Ainsi la perspective de fermeture du Centre de Kitenge en 2004 estelle vivement contestée : pour les équipes du site, la progression de l’activité depuis 2003, l’état de santé précaire des populations et l’accord obtenu sur la gratuité des soins après de longues négociations justifient la poursuite du travail médical et l’opposition au point de vue des responsables opérationnels à Paris. « L’annonce de la fermeture du centre de Kitenge n’a pas été bien prise par les équipes terrain. Ils nous reprochaient d’être en décalage avec la réalité, d’avoir une conception des urgences très théorique qu’ils ne partageaient pas. Pour eux les urgences persistaient à Kitenge. Ils me traitèrent d’assassin ».Entretien avec un responsable médical de l’époque, Paris, janvier 2010. Pour le siège, la priorité consiste alors à concentrer les opérations sur les zones où la population était directement affectée par les attaques des groupes armés et des militaires.
2.2.4. LA GESTION DE L’ORDINAIRE ET DE L’EXCEPTIONNEL PAR MSF BELGIQUE : L’EXEMPLE DU PROJET DE MITWABA
A partir de 2005, le recentrage des activités de MSF Belgique sur les zones de conflit donne lieu à l’ouverture de programmes de réponse aux urgences. Suite à l’intensification des violences dans la zone de santé de Mitwaba (Nord-Katanga) en 2004, MSF Belgique décide d’ouvrir un programme de prise en charge des populations déplacées, retournées et hôtes. Le projet consiste à « atteindre les groupes isolés grâce à une capacité de couverture mobile et de référence significative » en recourant à « l’action intégrée si nécessaire ».MSF-Belgique, Document de projet de Mitwaba, novembre 2006. Tirant les leçons des limites de son approche par district dans les premières années du conflit, la section belge s’inquiète de voir ses programmes se prolonger et répondre progressivement aux besoins sanitaires ordinaires.
Dans cette perspective, elle tente de circonscrire des objectifs d’intervention mesurables par une série d’indicateurs. Cette attention particulière portée sur les critères d’entrée et de sortie du programme s’explique « par le fait que la situation sanitaire dans le pays est généralement mauvaise et qu’il est dès lors difficile de faire la différence entre la problématique “structurelle” à l’origine d’indicateurs de santé préoccupants et une situation exceptionnelle qui accroît la vulnérabilité d’une population donnée ».MSF-Belgique, Document de projet de Mitwaba, novembre 2006. Pour justifier sa décision de retrait, MSF-B s’en remet donc à des outils d’évaluation portant sur l’évolution du contexte.
Le dispositif consiste à « analyser la persistance des conséquences du déplacement pour les bénéficiaires ». Il opère également des distinctions entre les populations : la population hôte est soutenue tant qu’elle souffre des conséquences de la présence des déplacés ; l’aide à la population retournée est poursuivie « tant qu’elle n’a pas repris son autonomie c’est-à-dire tant qu’elle reste dépendante des distributions du PAM ».
Le projet de MSF Belgique est officiellement de fournir une assistance médicale et sanitaire aux déplacés de guerre et à la population locale des zones de santé de Mitwaba à partir « d’un minimum de capacité chirurgicale et obstétrique ».Entretien avec un ancien responsable de desk, Bruxelles, janvier 2010.
MSF Belgique s’attache alors à sortir de sa logique d’action précédente : « Nous nous efforcions de nous extraire de la carte sanitaire pour ne répondre strictement qu’à une logique de besoin. Mais les habitudes professionnelles sont difficiles à faire évoluer. La relation historique que MSF-B entretient avec les autorités congolaises n’arrange pas les choses ».Entretien avec un ancien responsable de desk, Bruxelles, janvier 2010.
Les inquiétudes de MSF Belgique s’expliquent tant par le contexte katangais que par l’histoire de la section en RDC. Ainsi, à côté de l’ambition des textes, persiste une pratique opérationnelle qui rend les objectifs du projet de Mitwaba plus hybrides : il est difficile pour les équipes de limiter leurs actions aux populations ciblées, la section continue de s’interroger sur la notion d’accès aux soins. Ce sont là des attitudes et des habitudes qui floutent les objectifs du programme.
Le projet de désengagement de Mitwaba est marqué par ce conflit d’orientation. Face à une situation de grande précarité et de grande vulnérabilité de la population, la stratégie de désengagement s’en remet aux indicateurs de contexte pour justifier le départ : « suite aux désarmements des rebelles et à la stabilisation dans la zone, ainsi qu’à l’absence de distribution de nourriture PAM pendant juin et juillet, les populations de déplacés ont commencé à retourner dans leurs villages et sont en forte baisse ».Dr Gbané, proposition de désengagement du projet de Mitwaba, MSF-Belgique.
Par ailleurs, le projet de désengagement donne lieu à une passation de plusieurs centres aux autorités de la zone de santé : l’identification des ressources humaines nécessaires au fonctionnement de la zone, la titularisation du staff MSF et la construction d’un bâtiment de maternité sont à l’agenda de la stratégie de sortie.Dr Gbané, proposition de désengagement du projet de Mitwaba, MSF-Belgique.
L’ ambivalence historique du positionnement de MSF Belgique en RDC conduit l’association à rechercher la synthèse opérationnelle optimale. Depuis son implantation dans l’ex-Zaïre et à la suite des enquêtes de mortalité, la section belge est en quête d’un modèle de soins de santé et recherche quelle stratégie opérationnelle aurait un impact notable sur les conditions sanitaires de la population.
En quête d’un nouveau modèle sanitaire, MSF Belgique a fait le choix en 2007 d’investir dans un hôpital de référence au sein d’une zone dite de post-conflit, mais où les taux de mortalité sont élevés, où la population fait face à un déficit d’offre de soins, auxquels beaucoup n’ont pas accès - ils ne peuvent rembourser les coûts.
En équipant l’hôpital d’un plateau technique mettant à disposition une variété de services de base, MSF a comme objectif de réduire rapidement les taux de mortalité et de morbidité pour, dans un second temps, créer un système de soins primaires et de référencement efficace, enfin pour construire un modèle de financement viable afin d’envisager le transfert aux autorités congolaises. Aux frontières de deux stratégies différentes voire opposées, l’hôpital de Lubutu est défini comme un projet expérimental, qu’il serait possible de généraliser en cas de réussite : un modèle d’intervention spécifique pour les situations de post-conflit. MSF-Belgique, document de projet Lubutu, p.1, 2, 3, 2009.
2.3. CONSTRUIRE LE DÉPART
Fermer une mission n’est jamais chose facile. Elle l’est d’autant moins lorsque les crises durent et que les lignes de partage entre situations ordinaires et exceptionnelles sont régulièrement discutées, réévaluées, retracées.
Ce flou et cette crainte d’être piégée par des situations où l’assistance ne concorderait plus avec les raisons d’agir propres à MSF conduisent les responsables à scruter les évolutions de l’environnement pour déterminer si ces dernières justifient ou non, de leur point de vue, la poursuite des opérations. Dans le cas du Katanga, la notion de conflit a été le marqueur essentiel. Elle explique l’entrée dans cette province, elle fait droit à l’ouverture d’un espace de travail « humanitaire » que l’association ajuste au fil des représentations qu’elle se fait de son contexte d’intervention.
Cependant, le suivi des missions katangaises met en question l’idée que des conflits aient seuls motivé les retraits ou le maintien des missions. L’espace de travail de MSF France n’est jamais allé de soi, il est le fruit d’une négociation constante entre de multiples paramètres, parmi lesquelles les variations d’intensité et la mobilité des violences ne s’imposent pas toujours comme le paramètre décisif.
Dans la décision de retrait interviennent différents facteurs et intérêts institutionnels. Voici la justification que donne MSF France pour quitter la province en juillet 2007 : « Le contexte présentant des signes de stabilisation et un déclin notoire de la violence, nous décidons de nous repositionner à partir de 2006 : soit on change les objectifs de travail, soit on transfère les opérations et on soutient les équipes dans les zones où la violence est encore très élevée. Nous avons tranché. La présence d’autres sections de MSF au Katanga, les contraintes budgétaires et opérationnelles plaidaient pour que nous renforcions et élargissions les programmes que nous avions dans les Kivus ».Entretien avec un responsable des opérations MSF-F, Paris, décembre 2009.
Le départ du Katanga est souvent perçu par les acteurs de l’association comme la conséquence immédiate de la normalisation progressive du contexte katangais. Il reste que d’autres paramètres interviennent dans l’arbitrage : la présence de plusieurs sections MSF au Katanga, l’influence de la situation budgétaire de l’institution, les contraintes logistiques et opérationnelles des missions congolaises. La décision de retrait est moins le fruit d’un événement précis que le résultat d’un processus de maturation. Les interrogations, formulées dans les rapports, témoignent progressivement de préoccupations sur la légitimité des programmes katangais.
L’emploi de certains termes plutôt que d’autres dans les documents internes de l’association, permet de déceler la montée en puissance de l’option retrait par rapport à d’autres perspectives.
La notion de «post-conflit» que l’on trouve dans les premiers rapports des missions exploratoiresMSF, Synthèse des rapports des missions exploratoires. disparaît à mesure que MSF France décide d’intervenir au Katanga, par la prise en charge des urgences sanitaires liées aux violences des groupes armés.Voir les différents plans annuels. Les entretiens révèlent une réalité moins univoque : en fonction des moments et des lieux, les qualifications du contexte varient. Le terme de post-conflit revient à l’oral à plusieurs reprises pour qualifier l’environnement des équipes. En revanche, les textes institutionnels l’évoquent de manière détournée : la fiche pays de 2006 considère les territoires d’Ankoro ou de Mukubu comme des « zones de violence »MSF, fiche pays RDC 2006, p.2. nécessitant une prise en charge de la population ; auparavant ils étaient jugés de « terrains de conflit ». A partir de 2007, la présence de MSF France dans ces deux zones de santé est motivée par la nécessité de prendre en charge « les victimes indirectes du conflit ».MSF, fiche pays RDC, 2007, p.3. A mesure que la décision de retrait fait son chemin dans les débats internes, le terme de post-conflit réapparaît dans les textes : dans la fiche projets 2007 de Mukubu, les équipes s’interrogent pour savoir si « elles ne se sont pas trop figées sur un axe opérationnel d’assistance aux victimes de conflits dans un contexte de post-conflit ».MSF, document interne, objectifs Mukubu 2007, p.4. Cette fois, la présence de MSF France est expliquée par la « fragilité de l’équilibre sanitaire des populations en situation de retour » et la « situation naissante de post-conflit » qui « offre une période de réconciliation incertaine ».MSF, document interne, objectifs Mukubu 2007, p.5.
***
Les notions de « conflit » et de « post-conflit » ont-elles véritablement servi d’instruments de compréhension des contextes katangais ? En fait, elles ont eu le rôle de qualifications politiques, de labels justifiant les décisions opérationnelles : attribuer à une situation le label « conflit » légitime l’engagement et la poursuite de l’assistance médicale, mais, dès lors que cette qualification devient incertaine, les opérations conduites commencent à être mises en cause et leur interruption envisagée ou décidée par le centre opérationnel, ce qui donne lieu à des épisodes de tensions entre ce dernier et les acteurs de terrain. Dans le cas du Nord-Katanga, il y eut à plusieurs reprises des moments de divergences portant sur les actions et les usages des ressources MSF. Nous avons restitué quelquesuns de ces moments où s’opposent deux logiques d’action, une logique de mandat et une logique des besoins. Cette opposition devient manifeste, par exemple lorsque les acteurs de terrain jugent inadéquates les décisions de retrait prises par le centre opérationnel, car les besoins exigent selon eux la poursuite de l’aide médicale. Il se placent alors en opposition à une logique de mandat ; celle-ci se réfère à une échelle de valeurs, explicite dans le discours institutionnel : il s’agit de valoriser en priorité « l’assistance médicale aux populations vivant dans des situations critiques dues à des conflits » ; c’est dans ce type de situations que l’action est la plus légitime, la moins contestable. Plus la situation s’éloigne de ce type, plus les actions engagées deviennent discutables pour les partisans de la logique du mandat, et c’est alors qu’interviennent régulièrement des divergences entre les deux logiques. Cependant notre enquête montre aussi que cette opposition entre logiques n’aboutit pas nécessairement à des décisions tranchées, elle est parfois compatible avec un maintien simultané d’opérations d’urgence en réponse aux violences de groupes armés, et d’opérations de soutien à des hôpitaux et centres de santé, soutiens prolongés au delà des pics de violences contre les civils. Il y a bien, pour tous, différences entre les situations de post-conflit et celles de conflit, mais la détermination de la ligne de partage est fluctuante, à moins d’en proposer (et imposer ?) une définition stable, ce qui a été régulièrement la source de divergences internes durant la période 2001-2006 au Nord-Katanga.
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