Rony Brauman & Michèle Beck
Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).
Infirmière
Michèle Beck a commencé à travailler avec MSF à partir de 2006. Elle a effectué plusieurs missions sur le terrain au Niger, au Tchad, en Jordanie, en Syrie, en Libye, en Côte d'Ivoire ainsi qu'en Haïti. En 2014, elle était responsable de l'équipe médicale MSF à Gaza.
INTRODUCTION
La question de la qualité du travail à Médecins Sans Frontières s’est posée dès le début de l’existence de MSF. Cela va de soi puisque, d’une part le problème de l’évolution de la qualité des pratiques fait partie de l’activité professionnelle ordinaire ; d’autre part, la pratique de Médecins Sans Frontières – même à l’époque où elle était encore très tâtonnante, très limitée, quantitativement – se déroulait sur des terrains lointains dans un environnement particulier qui exigeait donc une adaptation du travail médical. Ce travail était très léger, vu la faiblesse des moyens, mais la préoccupation de l’améliorer, de le faire évoluer, donc d’en faire un sujet de réflexion, était déjà présente. D’ailleurs, on le voit avec la publication, par les fondateurs de Médecins Sans Frontières, d’un premier livre collectif en 1976 - livre extrêmement théorique dans lequel on est renseigné sur l’état de l’art en réanimation, on apprend à gérer une population déplacée, à poser des drains thoraciques ou à organiser une campagne de vaccination, sans aucun lien avec la réalité du travail de terrain de l’époque. Reste que cette publication signalait déjà la nécessité de réfléchir sur la qualité et sur les pratiques.
Avec la génération suivante de MSF et le développement du travail dans les camps de réfugiés à partir de la fin des années 1970 et tout au long des années 1980, cette préoccupation s’est renforcée et concrétisée, dans un contexte où la question de la professionnalisation et de la structuration de Médecins Sans Frontières, jusqu’alors litigieuse, a été tranchée. Dès 1982, un embryon du département médical a été mis en place. Je dis « embryon», parce qu’il s’agissait d’une seule personne à l’époque, mais à partir de qui le département médical (que l’on appelait « tech-med», pour techniques médicales) s’est développé. Sa fonction était de répondre aux questions venant du terrain : quel antigène utiliser pour une campagne de vaccination ? Quel type de médicament, quel diagnostic ? Il s’agissait de questions très pratiques. L’activité de MSF, notamment dans les camps de réfugiés et les terrains de conflits, s’étendait de la médecine curative à diverses pratiques préventives, en passant par la chirurgie et la nutrition. Il fallait donc compléter les connaissances de chacun en fournissant un recours possible au siège. C’est à ce travail de documentation, d’appui technique, qu’était destiné ce département médical qui n’a fait que croître avec le temps.
Puis sont venues, à partir de 1986, la création d’Epicentre et la mise en place de guidelines. Le guide clinique et thérapeutique, le fameux « guide vert », était le premier d’une série qui n’a cessé à la fois de s’élargir et d’être retravaillé pour être mis à jour. Notre préoccupation, là, était d’une part d’assurer une certaine continuité des soins pour le bénéfice du patient, puisque les rotations d’équipe et les habitudes individuelles des soignants entrainaient des ruptures récurrentes dans les méthodes et les pratiques de soins ; d’autre part, de simplifier le travail de soutien du siège, en mettant à disposition du terrain une quantité déterminée de matériel, de médicaments, de tout ce qui constitue le plateau technique et les ressources indispensables pour le travail médical. Il était essentiel d’homogénéiser, de standardiser, faute de quoi on laissait se développer des pratiques disparates et il devenait impossible de répondre aux demandes, toujours très particulières, de chacun des volontaires sur le terrain.
C’est ainsi que des listes de matériels et de médicaments essentiels ont été peu à peu constituées. Quant à la création d’Epicentre, elle traduisait une volonté d’évaluer quantitativement une situation initiale, l’impact de l’action sur la situation, autrement dit le profil sanitaire de début de mission et sa transformation au fil des mois, essentiellement là encore dans les camps de réfugiés. Rappelons-nous que la pratique clinique n’était pas bien considérée à l’époque. MSF était souvent décrit, dans les milieux de la santé internationale, comme une bande de cow-boys inconscients, pas antipathiques mais amateurs, qui distribuaient des médicaments et contribuaient à entretenir de mauvaises habitudes autant qu’à répandre des résistances aux antibiotiques et à d’autres médicaments. Epicentre était notre manière de démontrer notre sérieux à ceux qui le mettaient en cause, pour qui seule comptait la santé publique. MSF avait le culot de parler de «medical care », alors que l’expression en cours dans les milieux de l’aide était « health care » et il y avait derrière cette petite bataille sémantique un conflit sérieux de représentations. De ce point de vue, MSF ancré dans les camps de réfugiés avait néanmoins une pratique qui permettait de justifier le travail médical curatif, mais dans une ambiance peu porteuse. Il ne faut ni exagérer ni sous-estimer l’hostilité au travail médical, du fait qu’aujourd’hui il est largement accepté comme nécessaire et allant de soi. Cela n’était pas le cas dans les années 1970 et 1980.
Dans ce contexte, la première difficulté que j’ai personnellement constatée était liée à la mise en œuvre d’un travail de recueil de données et d’application des standards qui commençaient à s’uniformiser dans un camp de réfugiés, en l’occurrence au Malawi. Premier paradoxe : alors que l’équipe MSF mettait en forme les données épidémiologiques, une épidémie de rougeole était en train de flamber dans le camp à l’insu de tous, du fait du temps passé à entrer et traiter les données. Si je l’ai vu, ce n’est pas parce que j’étais meilleur que les autres, mais parce que j’étais en visite, que je passais ma journée dans le camp et que j’avais l’occasion de discuter avec le personnel local. Au quatrième dispensaire que j’ai visité, en entendant les infirmiers malawites mentionner des cas de rougeole dans chacun d’entre eux, j’ai compris qu’il y avait une épidémie de rougeole dans le camp. Cela a suscité beaucoup d’interrogations dans l’équipe, l’une des premières à devoir passer beaucoup de temps devant un écran d’ordinateur pour entrer des données.
Par ailleurs, toujours au Malawi, des foyers de choléra étaient apparus dans des quartiers du camp où il y avait des latrines et des robinets mis en place par MSF, alors qu’aucun cas n’était signalé dans la zone du camp où aucune installation watsan n’avait été possible en raison de la nature du sol. Cette situation inattendue amenait à s’interroger sur les résultats à attendre de la watsan. Bref, les premières questions arrivent assez tôt, dans un contexte où l’augmentation de la taille des missions et des budgets de MSF conduit à s’intéresser de plus en plus à des indicateurs quantitatifs et à un chiffrage de l’activité.
En dépit de quelques effets indésirables dont nous commençons alors à prendre conscience, l’encadrement des pratiques, unanimement considéré comme nécessaire, se développe. Il s’accélère même considérablement avec, au tournant des années 1990, l’augmentation de taille nationale et internationale de MSF et l’apparition concomitante de nouveaux moyens de communication. Le téléphone satellite, l’internet, le mail, induisent eux-mêmes – c’est en tout cas de cette époque-là que je les date – des règles de validation des pratiques, c’est-à-dire une sorte de micro-management médical qui n’a cessé de se développer. C’est au cours des années 1990, me semble-t-il, que le mot « validation» a commencé à avoir cette présence envahissante qui fait sourire beaucoup de gens un peu partout, mais que l’on utilise à tout propos.
Sur le plan de l’organisation du travail médical, on voit s’accumuler des couches de contrôle : conseil, encadrement médical, avec le medref, le comed, le CP, le médecin deské, Département médical… il est difficile de comprendre qui est responsable in fine sur le plan médical. Cette division du travail médical est prolongée par une division organisationnelle des spécialités : construction, watsan, RH, finances, admin’, appro’, etc. Bref, on constitue des silos dont les membres sont tous animés de la volonté de développer la qualité à l’intérieur de leur propre zone de travail. L’idée sous-jacente est que la qualité d’ensemble résulte de la somme des qualités partielles, ce qui est sans doute intuitivement acceptable, mais qui ne résiste pas à l’épreuve de l’examen.
Tout cela contribue à améliorer la qualité d’ensemble du travail, au prix d’un alourdissement des processus de décision qui peut ruiner parfois les efforts d’amélioration. C’est dans cette dualité qu’il faut considérer la question de la qualité. J’ajoute, au sujet de la tentation du contrôle permanent - le fameux «micromanagement» - que je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui plus de défiance vis-à-vis du terrain ou de volonté d’emprise sur les missions qu’il n’y en avait au début, dans les années 1970-80. La différence principale est que les moyens de contrôle n’existaient pas à cette époque, alors que depuis les années 1990, tout le monde est à portée de clic et de téléphone.
Chacun, à tous les niveaux de MSF, est fier du travail accompli et jamais relâché au cours des années, tout le monde se reconnaît dans cet effort en faveur de la qualité, qui est l’une des signatures de l’action de Médecins Sans Frontières. Il y a des échecs, qu’il faut analyser, mais aussi des réussites dont on est fier, et une dynamique d’ensemble qu’il faut évidemment préserver. C’est pourquoi la question du dosage et de l’écart entre ce qui est de l’ordre du standard et ce qui relève de la mise en œuvre reste irrésolue. L’alourdissement des procédures, leur opacité parfois, leur décalage avec les attentes de terrain, tout cela constitue un sujet de discussion, d’interrogation, de critiques permanent.
C’est la raison qui nous a amenés à engager ce travail sur la qualité avec cette journée. Il ne s’agit pas ici de produire un ensemble de nouvelles recettes qui ne feraient que prolonger les problèmes que nous cherchons au contraire à alléger. Il s’agit de réfléchir collectivement sur ce qu’est notre rapport aux bonnes pratiques en vigueur, à l’écart entre normes et usages. Devons-nous faire porter l’effort sur les process, sur les résultats observables ? Qui doit les apprécier, selon quels critères? Y a-t-il d’ailleurs une grille d’évaluation globale ou plusieurs grilles possibles ? Je pense par exemple au point de vue du patient par rapport à un point de vue populationnel, aux éventuelles tensions entre clinique individuelle et santé publique.
Ce sont toutes ces questions que nous allons soit aborder frontalement soit effleurer obliquement, mais que nous allons tenter de problématiser au cours de cette journée organisée par Michèle, à qui je passe maintenant la parole pour présenter et animer cette journée.
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