Doctors carry a patient infected by ebola
Chapitre
Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Michèle
Beck

Infirmière

Michèle Beck a commencé à travailler avec MSF à partir de 2006. Elle a effectué plusieurs missions sur le terrain au Niger, au Tchad, en Jordanie, en Syrie, en Libye, en Côte d'Ivoire ainsi qu'en Haïti. En 2014, elle était responsable de l'équipe médicale MSF à Gaza.

Date de publication

II. L’état des pratiques et des savoirs sur la démarche qualité dans d’autres domaines d’activité

 

A. PRENDRE SOIN DE LA QUALITÉ :
POUR UNE ARTICULATION ENTRE LE RÉGLÉ ET LE GÉRÉ

Par le biais de ses recherches, Adélaïde NASCIMENTO s’est intéressée au domaine de la sécurité des patients, dont la qualité fait partie.

Adélaïde NASCIMENTO - Maître de conférences en ergonomie au CNAM
La présentation, dont le Power Point est en annexe, est intitulée Prendre soin de la qualité. « Prendre soin » dans le sens où la qualité se soigne, se discute et se débat. Il y a différents critères de qualité en fonction des personnes, différents entre le haut de la hiérarchie et ceux qui sont sur le terrain, et différents selon les contextes et les pays.

1. COMMENT ARTICULER LA QUALITÉ RÉGLÉE ET LA QUALITÉ GÉRÉE

Mon intervention aujourd’hui va être justement de discuter de cette articulation, entre ce qu’on appelle « la qualité réglée », ou tout ce qui vient du prescrit, des règles, des normalisations, et la qualité que l’on appelle « gérée », qui est plutôt dans l’action, aujourd’hui, maintenant, avec tel patient, dans tel pays, etc.

Cette articulation est à l’agenda de la recherche en sécurité du patient, mais pas uniquement. Elle concerne aussi la fiabilité humaine et organisationnelle, comme on l’appelle dans notre jargon. Au-delà de l’humain, elle touche à tout ce qui concerne les situations de travail, que ce soit dans l’industrie ou dans les services, car c’est la confrontation entre deux mondes.

Ce sont deux mondes différents qui pourraient être appelés le monde du froid et le monde du chaud. Le monde du froid est celui où on va essayer de compiler des connaissances générales par des retours d’expérience. Ces connaissances partent des phénomènes généraux, qui servent à gérer le quotidien, à encadrer les pratiques, ainsi à éviter des dérives qui iraient dans un sens non souhaitable. Toute cette partie que l’on va appeler « qualité réglée » est fondamentale et importante. Je pense qu’au regard des discussions de tout à l’heure, personne ne le contestera.

Puis on peut se poser les questions suivantes : dans la pratique, quels usages sont faits de la qualité réglée ? Est-ce opérant pour les usagers dans des terrains particuliers ? Et quelle articulation peut-on avoir avec un autre type de qualité que l’on va plutôt appeler qualité en action ou qualité gérée ?

Justement, cette qualité va appartenir au monde chaud. Elle est celle qui est arbitrée, fondée sur le savoir-faire des personnes. C’est elle qui englobe les compétences des personnes en action, qui ont des savoir-faire, une expérience, une histoire de vie, et qui vont agir en prenant en compte ces aspects.

C’est une réflexion qui est déjà avancée dans des organisations telles que les hôpitaux, qu’on se place au niveau de l’unité de soins, d’un hôpital ou d’une clinique. Elle devient plus complexe quand on prend les réalités de vos terrains d’intervention dans différents pays, avec différentes spécialités, etc.

Aujourd’hui la recherche de qualité passe par les standards de qualité, et envahit tous les domaines de la société : des politiques publiques et des entreprises, surtout dans les contextes industriels de production de masse, mais pas seulement. C’est d’ailleurs dans ces derniers que les standards sont apparus après la Seconde Guerre Mondiale.

La démarche qualité comprend une phase de préparation, puis de réalisation, ainsi que des contrôles en vue d’améliorer cette qualité. Ce sont les cercles de qualité. Cela a débuté dans l’industrie, mais ne se limite plus à l’industrie. Partout où il y a des situations à risques, la logique de démarche qualité a été implémentée, et la médecine n’a pas été épargnée par ces objectifs. Elle est arrivée dans les hôpitaux via les accréditations et les certifications.

Ces démarches visent la définition de normes de métiers, qu’elles soient internationales ou locales. Elles ont pour objectif de produire un prescrit des manières de faire admissibles par les personnes qui sont en train de les construire et de les concevoir. Toutes les manières de faire ont leur logique propre.

Des problèmes se créent quand il y a des interactions entre les unes et les autres. Par exemple, si une recommandation de l’OMS va à l’encontre des normes sociales, c’est à dire la déontologie que je pense devoir suivre en tant que professionnel et en tant que sujet, cela peut être source de problèmes. On constate souvent ce type d’interférences dans les différentes situations liées au travail.

Le rêve de tout organisateur, de tout prescripteur, est que le travailleur suive les consignes prescrites. C’est-à-dire que le prescripteur a intérêt à ce que les personnes suivent toutes les règles, guidelines et prescriptions qu’il a conçus. Or c’est une position un peu naïve, car elle se base sur l’idée de stabilité à la fois des contextes, mais aussi des modèles d’actions pour lesquels ces prescriptions ont été conçues. On fait abstraction de l’évolution possible du contexte, de la variabilité des personnes et, par conséquent, du fait que ces prescriptions ne sont pas applicables partout et en permanence. Les personnes changent, car elles peuvent être fatiguées ou désabusées, elles peuvent avoir des problèmes personnels qui vont influencer la façon dont elles réalisent leur travail.

Ce qui nous amène à l’ergonomie et à un postulat fort de ce domaine, qui est l’existence d’un écart irréductible entre le travail prescrit et le travail réel. C’està-dire un écart entre ce que prescrivent les niveaux supérieurs, les règles prescrites bien établies, et le travail réel.

En effet, le prescrit, tout ce qui vient des normes, des règles, des protocoles, ne couvre pas toutes les situations de la réalité. Il ne tient pas compte de tous les aléas et certaines choses vont arriver pour lesquelles le prescrit n’a pas été prévu et n’explicite pas comment s’y prendre. Il faut donc construire des solutions locales pour y répondre.

Le prescrit peut même se présenter comme contre-productif, voire plus dangereux que s’il n’est pas appliqué. C’est dans ces situations que l’on compte sur l’intelligence des gens pour savoir adapter la règle aux contextes locaux. Un exemple est la grève du zèle. Autrement dit, si chacun essaye d’appliquer les règles de façon stricte, cela entrainera une paralysie du système. Cela a été démontré dans différents domaines.

Le prescrit peut être en conflit avec les valeurs du sujet. Ce dernier n’est pas un simple exécutant de tâches, il réalise une activité. En ergonomie, nous différencions la tâche qui est demandée -soit le prescrit- de l’activité, qui est ce que les personnes réalisent dans leur contexte de travail en y associant leur savoir-faire.

Les sujets effectuent donc tout un ensemble de choix à partir du prescrit pour décider de l’activité qu’il faut réellement réaliser. Ils choisissent entre ce qui est essentiel et ce qui l’est moins. Ils priorisent les critères à prendre en compte, qui impliquent à la fois le patient, mais aussi la préservation de soi, de ses valeurs, et la préservation de son éthique métier personnelle.

Il faut savoir que derrière chaque soin, derrière la qualité des soins, il y a des humains. Il y a des hommes et des femmes au travail, qui réalisent ces soins. Il ne faut pas l’occulter. Ce sont des aspects qui sont liés aux compétences des personnes, mais aussi à leur subjectivité.

Pour les ergonomes, l’activité comprend à la fois le travail réel, correspondant à ce que les gens font réellement, qui n’est pas forcément ce qu’on leur a dit de faire, et le réel du travail. Ce dernier inclut ce qu’ils ont fait et tout ce qu’ils n’ont pas pu faire. Les activités de travail de tous les jours regroupent donc une multitude d’empêchements, qu’ils soient d’ordre organisationnel ou consécutifs à des choix. Je ne peux pas tout faire, donc je vais faire des compromis, je laisse certaines choses de côté. Il est important de noter que laisser des choses de côté peut parfois se faire au détriment d’autres choses très importantes. Il faut en tenir en compte.

Maintenant, quels liens fait-on entre ces notions d’activités et la qualité proprement dite ? Comment ces notions affectent-elles la notion de qualité ? Toujours en ergonomie, nous croyons que les hommes et les femmes cherchent la qualité. Cela a été démontré par des recherches dans le domaine des sciences humaines. Quand ils réalisent un travail, ils essayent de faire un travail de qualité dans leur façon de faire. Ils ont donc leurs propres critères, que ce soit dans le mode opératoire ou dans le résultat qu’ils cherchent à atteindre. C’est ce que nous avons pu voir dans les différentes conceptions de la qualité exposées dans les entretiens. Tout ce qui est pris en compte n’est pas conscient dans la qualité, mais chacun possède ses propres critères.

2. CONFLIT DE CRITÈRES DE QUALITÉ : QUALITÉ RÉGLÉE VERSUS QUALITÉ GÉRÉE

Les études faites dans différents domaines sur le travail démontrent que les souffrances au travail viennent souvent des conflits de ces critères de qualité. Ce qui est demandé va à l’encontre de ce que la personne estime qu’il faudrait faire.

Dans le mémoire de Michèle, il y a cet exemple qui illustre cette souffrance liée à ce conflit. Dans le cadre d’une intervention pour Ebola, l’interviewé dit : « Je me suis énervé quand j’ai assisté à une discussion sur le suivi d’une femme diabétique où les médecins discutaient le fait qu’il était interdit de lui faire des dextros et son insuline. C’était elle qui le ferait ou personne. Il était hors de question de faire des piqûres avec un risque d’AESAccident d’Exposition au Sang, ce qui était absurde, car à Donka on a toujours perfusé. Je n’ai jamais eu l’impression que l’on ait eu une restriction de perfuser. C’est le coordinateur projet qui a donné l’injonction de ne faire ni dextro ni insuline. Cela a beaucoup contrarié les deux médecins expatriés qui ont décidé de passer outre. »

Nous sommes donc bien dans des questions de différences de critères de qualité. Les uns prennent en compte la sécurité des médecins et les autres, les médecins eux-mêmes, prennent en compte le care du patient. C’est-à-dire qu’ils prennent en compte le patient dans sa globalité. Il est important pour eux de réaliser ces soins et ils estiment qu’il n’y a pas tant de risques, car ils les ont déjà réalisés ailleurs. Entrent donc aussi en jeu des questions de compétences, qui confortent les médecins dans leur position.

Dans ces situations de conflits entre prescrit et valeurs personnelles ou de métier, deux issues sont possibles : soit la personne va agir en accord avec le prescrit et va se trouver en souffrance éthique. Cette dernière expression est très forte, mais elle implique que la personne va s’empêcher de réaliser une action, car l’idéologie de la maison ou de la hiérarchie ne va pas lui permettre de passer outre. Soit elle va transgresser le prescrit, ce qui implique d’encourir certains risques. Ces risques sont à la fois pour soi : est-ce que l’on va me reprocher d’avoir fait cela ? Vais-je perdre ma place, ma fonction ? Mais ce sont aussi des risques pour les autres. Tout à l’heure, l’exemple extrême a été donné: « Tu vas tuer le patient si tu fais cela. » Dans cette situation, la décision va forcément être plus difficile à prendre.

On comprend donc que le choix sera dépendant de la dynamique et de l’ensemble organisationnel dans lequel la personne se trouve. En fonction de cela, elle pourra ou non transgresser les règles, les adapter, ou avoir la flexibilité de débattre de ce qui peut être transgressé et de ce qui ne peut surtout pas l’être. Les questions organisationnelles et de qualité sont donc indissociables. Cela ne peut pas fonctionner par silos isolés, car elles ont des effets sur la pratique des gens.

Le care a donc ici sa place, il est étudié en sciences humaines comme un ensemble d’activités matérielles, techniques et relationnelles consistant à apporter une réponse concrète aux besoins des autres. Je pense que c’est un peu le cœur de ce que vous faites à MSF.

Il y a donc une multitude de standards de qualité. Le reproche que nous pourrions faire aux définitions de ces standards est justement de ne pas tenir compte de la place de l’humain dans son rapport au travail. La qualité, que ce soit via les normes AFNOR ou les normes ISO, correspond à la satisfaction des clients et des patients. La définition de l’OMS de la qualité des soins est de garantir à chaque patient les meilleurs actes thérapeutiques avec un moindre coût, pour sa plus grande satisfaction, en termes de procédures, de résultats et de contacts humains. Ce qui me semble lié à l’histoire du care, sans uniquement se focaliser sur le cure.

Du point de vue de l’ergonomie, ce qui manque dans ces définitions est la place de la qualité du travail selon celui qui le réalise. En d’autres termes, ce qui a valeur de travail bien fait au regard des travailleurs, mais aussi des clients et des patients. C’est ce qui peut être défendu par celui qui le réalise et dont la réalisation contribue à l’élaboration du sens. Les personnes réalisent ou tentent de réaliser un travail de qualité, qui ne va pas forcément à l’encontre des normes préétablies. Ce que je souhaite vous faire réaliser est que l’acte de soin peut être considéré comme un processus collectif et finalisé vers le patient.

De plus en plus, on a des recherches qui encouragent à prendre en compte la participation des patients dans la qualité des soins. Les processus de qualité des soins peuvent être approchés tant du point de vue des résultats obtenus et des ressources mobilisées, que du point de vue de la dynamique des acteurs engagés dans l’action.

De mon point de vue, c’est une question qu’il faut se poser et que vous vous posez déjà grâce à ce type de journées : à MSF qu’est-ce qui représente pour les uns et les autres un travail de qualité ?

3. L’EXEMPLE DE LA RADIOTHÉRAPIE :
FAIRE FACE AUX ALÉAS ET GÉRER LES CONFLITS DE NORMES

Pour illustrer les points que nous venons de voir, je vais utiliser l’exemple de la radiothérapie, que j’ai étudié dans ma thèse. On se place donc dans le contexte d’un hôpital de pointe français.

Dans cet exemple, les personnes font face aux aléas et gèrent les conflits de normes, avec un collectif dit « transverse ». Il existe plusieurs professionnels qui entrent en jeux dans la radiothérapie : du médecin radiothérapeute, qui va prescrire la dose de rayons, en passant par les différents professionnels impliqués dans la préparation du traitement et, pour finir, les manipulatrices de radiothérapie, qui administrent la dose et sont en contact avec les patients. En moyenne, un patient reçoit une quinzaine de séances pour son traitement.

Je me suis intéressée à ce contexte suite à une demande après l’accident d’Epinal, aussi connu sous le nom de « l’affaire des sur-irradiés ». Nous voulions avoir une meilleure compréhension de ce qui se jouait lors de ces thérapies. Est-ce que les personnes travaillant en radiothérapie sont inconséquentes, est-ce qu’elles manquent de professionnalisme ? Est-ce qu’elles ont une culture de la sécurité ?

Dans le cadre de ma recherche, je m’étais intéressée aux points de vue des différents professionnels, mais aujourd’hui je vais rester sur l’exemple des manipulatrices radio, qui sont en bout de chaîne. Il a fallu commencer par comprendre ce qu’elles entendaient par le terme de qualité. Deux objectifs majeurs sont ressortis de leur vision de la qualité.

D’une part, il faut assurer la délivrance journalière des soins en évitant les annulations de séances. Ceci afin d’assurer l’efficacité des traitements, qui se déroulaient dans le cadre de prises en charge de cancers. Elles souhaitaient éviter toute annulation, car chaque séance est importante.

D’autre part, il leur importe de respecter le care des patients. Le patient s’étant déplacé pour un rendez-vous précis, elles ne pouvaient pas lui dire : « Votre séance ne va pas être réalisée aujourd’hui ». Le patient n’aurait pas été satisfait.

Elles prennent donc en compte le point de vue du patient, tout en s’assurant que le traitement ne va pas le blesser. Le traitement doit répondre aux critères de sécurité, c’est-à-dire donner le bon traitement, au bon endroit, au bon moment. Normalement, ces objectifs ne devraient pas entrer en contradiction.

Dans un monde parfait, répondant au prescrit, elles devraient pouvoir répondre à ces deux objectifs à la fois. Mais la réalité étant pleine d’aléas, nous allons voir qu’elles ne peuvent pas toujours atteindre les deux objectifs et qu’elles vont devoir faire des choix et des compromis.

Au cours des observations réalisées dans deux hôpitaux de la région parisienne, les aléas sont apparus aux postes de traitement, suite à des facteurs extérieurs à ce poste, ou suite à des erreurs des manipulatrices elles-mêmes.

Une des premières constructions a été de réaliser que, malgré le fait que les accidents ont lieu en bout de chaine, ils pouvaient aussi être consécutifs à des défaillances organisationnelles tout au long de la chaîne de traitement. Ainsi le raisonnement simpliste de se limiter aux manipulatrices, car ce sont elles qui appuient sur le bouton et vont entrainer les radiations, ne tient pas. Par contre, étant en bout de chaine, elles vont se trouver régulièrement dans des situations de gestion de conflits entre les deux objectifs qu’elles se sont donnés comme étant de qualité.

A) DES CONFLITS DE BUTS QUI CONDUISENT À DES ARBITRAGES

L’exemple que j’ai le plus observé était la confrontation entre la réglementation et la pratique. En effet, la réglementation dit qu’un traitement radiothérapeutique doit être réalisé avec les signatures, dans le dossier, d’un médecin radiothérapeute et d’un physicien médical qui a évalué la dose. Cette obligation est aussi appuyée par les bonnes pratiques professionnelles.

Pourtant, le dossier arrive souvent au poste de traitement sans avoir été validé ni par le médecin, ni par le physicien. Le patient est donc venu à son rendezvous et attend. Les manipulatrices ont le choix entre deux options : réaliser la séance pour le care du patient et l’efficacité du traitement anticancéreux, qui doit être réalisé tous les jours ; ou annuler la séance, car elles n’ont pas la certitude d’avoir le bon traitement, ce qui pourrait faire encourir un risque au patient. Présenté ainsi, cela pourrait paraitre binaire comme réflexions, pourtant c’est ainsi qu’elles vivent ces conflits et qu’elles vont les résoudre en fonction de leurs critères de qualité et de leur expérience.

Dans les faits, elles vont essayer d’avoir la signature des médecins. Mais dans les cas où elles ne pourront pas corriger la situation, elles vont devoir prendre une décision, même médicale, qui pourra leur être reprochée car cette décision n’est pas de leur ressort.

Ces arbitrages vont être situés dans le temps, c’est-à-dire que chaque manipulatrice va prendre sa décision compte tenu de son expérience et de ses connaissances. Connaissances qui sont liées aux patients : la phase de traitement dans laquelle il est, son comportement sur la table d’irradiation, si c’est une première séance. Mais aussi connaissances qui sont liées aux habitudes des médecins et des physiciens : par exemple le médecin X fait habituellement confiance au physicien Y : si le physicien a apposé sa signature, mais pas le médecin, il peut traiter.

Elles se donnent un ensemble de métarègles pour déterminer les compromis d’arbitrage vis-à-vis du risque. Ces règles ne sont pas les mêmes d’un hôpital à l’autre, car la tâche attendue peut être différente de l’un à l’autre. La tâche attendue est le comportement attendu des manipulatrices en cas d’aléas, même si cela n’est pas écrit. Cela peut être de réaliser la séance malgré tout, et pour un autre établissement, cela peut être exactement l’inverse. Il peut donc y avoir une diversité de pratiques.

Il se dit aussi souvent que ces arbitrages sont acceptés tant qu’il n’y a pas d’accident. Cela fonctionne ainsi, mais s’il y a un accident, il y aura inspection. Celle-ci mettra en avant que la manipulatrice a pris la décision de réaliser le traitement sans signature du médecin. Pourtant personne ne va questionner le fait que les médecins ne signent pas les dossiers.

Suite à ces constats, nous nous sommes interrogés sur la régulation. Si tout n’est pas acceptable, quels sont les espaces de régulation permettant de décider de cette flexibilité ? Qu’est-ce qui est acceptable, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui entre dans les pratiques que l’on souhaite rendre pérennes, et lesquelles ne doivent pas le devenir ?

Toujours dans la cadre de mes recherches, j’ai soumis des situations d’aléas et d’arbitrages à quatorze professionnels, des médecins, des physiciens, des dosimétristes et des manipulatrices, en leur demandant leur avis sur les compromis réalisés.

La première chose qui est apparue est que toutes les situations ne sont pas inacceptables. Il existe une certaine flexibilité qui permettra l’acceptance de certains arbitrages, même si la règle n’a pas été suivie.

Le second constat est qu’en fonction de la position de l’acteur dans l’organisation, l’acceptance ne sera pas la même. Ainsi une manipulatrice qui a un contact direct et quotidien avec les patients acceptera moins certaines pratiques que les médecins, qui vont accepter plus facilement les dérives.

Il y a donc à la fois une diversité de pratiques et une diversité d’évaluation des pratiques. Par conséquent, il y a besoin de débattre des critères de qualité et des conflits entre ces critères. Cela doit d’autant plus se faire de façon pluridisciplinaire, que ces critères sont différents selon les corps de métier. L’objectif est alors de délimiter ce qui acceptable et ce qui ne l’est pas.

B) LES ESPACES DE DÉBATS SUR LE TRAVAIL

Comment nous y prenons-nous pour mettre en place ces espaces de débats ? Dans le cadre de la radiothérapie, nous avons réuni les différents corps de métier et sommes partis des cas concrets.

Une première règle de la discussion est qu’elle doit être outillée, pour être centrée sur le travail et sa réalité. Elle ne doit pas être abstraite, mais être située avec un récit, des photos, une vidéo ou une situation. Par exemple, nous n’acceptons pas de « normalement cela devrait se faire comme cela ». Nous voulons partir de la réalité du vécu des personnes, savoir comment ils s’y sont pris pour agir sur tel aspect. Cela doit être dirigé vers l’action, sinon la démarche restera à l’état de discussion sans effets concrets.

Une autre règle importante est que la démarche doit être participative. La parole doit être donnée aux différentes personnes et aux différents niveaux hiérarchiques. Cela nécessite des échanges basés sur la bienveillance, sans jugement, qui doivent permettre à chacun de s’exprimer. Il faut éviter que ce soit systématiquement les personnes ayant du pouvoir dans l’organisation qui prennent la parole. L’ambiance doit être favorable, pour que les personnes puissent aussi parler des erreurs, des échecs et des situations où elles auraient aimé agir différemment. Parler de ces situations va permettre d’évaluer si les actions mises en place sont en accord avec l’organisation et les pairs.

Il est donc nécessaire de préciser les règles de ces débats, afin que ces derniers revêtent une dimension opérationnelle. Ils doivent être fréquents et inscrits dans le long terme. Par dimension opérationnelle, on entend : arriver, non à un consensus, mais à une position majoritaire qui va être tournée vers l’action. Ce sera le rôle de l’animateur d’être à la fois garant du principe de discussion dans le groupe, mais aussi de pouvoir décider si la proposition est applicable ou non.

Pour illustrer ce que nous venons de voir, nous allons prendre l’exemple des réunions de concertation pluridisciplinaire en médecine. Ces réunions se font lorsque la médecine basée sur les preuves ne s’applique pas à certains cas et qu’il faut construire un protocole médical. Chaque médecin, en fonction de sa spécialité, va apporter ses idées pour le protocole. La réunion va permettre la mise en commun des pratiques individuelles, afin d’élargir le champ des possibles par la pratique collective.

Dans ce champ des possibles, tout n’est pas forcément acceptable. La discussion va donc permettre d’écarter certaines pratiques qu’il n’est pas souhaitable de voir se pérenniser dans le collectif ou dans l’organisation. A contrario, un espace de pratiques considérées comme acceptables va se dessiner. Ainsi les positions vont être débattues, discutées par un collectif jugé comme pertinent. Celui-ci aura le pouvoir de décision et permettra la flexibilité de pratiques dans un espace délimité comme « acceptable ». Cela laisse donc la place à des pratiques individuelles qui permettent de garder son « style » personnel dans la réalisation des actions, tout en ayant l’aval du collectif de pairs et de l’organisation.

4. ESPACES DE DÉBATS SUR LE TRAVAIL ET LE PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ

Pour finir cette présentation, je souhaiterais revenir sur la responsabilité des décisions : qui prend la décision ? Sur quel sujet porte cette décision ? Qui en est responsable ?

En ergonomie et dans les disciplines de la gestion, nous proposons le principe de subsidiarité pour répondre à ces questionnements. Ce principe définit les distributions de pouvoirs dans une communauté. Il provient des politiques publiques, et l’idée est de rechercher le niveau le plus pertinent pour l’action. C’est-à-dire que l’on ne va pas encombrer les échelons supérieurs de tâches qui peuvent être résolues par les personnes travaillant à la base de l’organisation.

Cela suppose que les participants disposent d’un pouvoir d’agir pour régler les situations débattues et que si les ressources locales sont insuffisantes, les espaces de discussions permettent de communiquer à d’autres espaces de décision. Un groupe de discussion décide de ce qui peut être réglé à son niveau et de ce qui ne peut pas l’être.

Il y a trois principes à respecter dans la subsidiarité :

- le principe de compétences, qui interdit à un échelon supérieur d’accomplir toute tâche réalisable par un échelon inférieur ;

- le principe de secours : à l’inverse, l’échelon supérieur a le devoir d’accomplir les tâches que l’échelon inférieur ne peut pas réaliser ;

- le principe de suppléance qui interdit enfin à l’échelon supérieur de se décharger des tâches qui lui reviennent.

C’est en soi assez théorique, mais je pense que c’est ouvert à la réflexion. Dans les politiques publiques cela fonctionne, et nous commençons à le voir apparaitre dans certaines entreprises. L’objectif est de dégager le management, à différents niveaux, des tâches et prises de décisions considérées comme chronophages, qui pourraient être facilement de la responsabilité des personnes plus proches de l’action de terrain.

Pour finir, voici l’exemple de l’intervention d’un collègue sur la gestion des risques, dans une grande organisation du domaine de l’électricité. Il a commencé son travail en mettant en place des espaces de débats sur le travail pour briser ce qu’il appelle le « silence organisationnel ». Cette situation de silence est fréquente dans les organisations à haut risque, où les travailleurs vont avoir tendance à cacher les erreurs, pour éviter qu’elles ne remontent à de très hauts niveaux. Ces pratiques empêchent les retours d’expérience, d’où l’intérêt de briser ces silences organisationnels. C’est au contraire en parlant de la vie réelle qu’on se rend compte des contraintes et qu’on va essayer de trouver des solutions en accord avec cette réalité et non calquées sur un monde idéal.

Il a débuté les groupes de discussion avec les agents d’électricité pour débattre, avec un manager de proximité, des situations à risques qu’ils ont vécues sur le terrain. Il a aussi déployé cette démarche à différents niveaux de l’organisation.

Les agents ont eux-mêmes amené des situations problématiques dans ces espaces de discussions grâce aux photos qu’ils ont prises sur le terrain. De manière concrète, ils en ont discuté entre eux et avec les managers afin d’essayer de résoudre ces problèmes à leur niveau. S’ils n’y parvenaient pas, le problème était alors remonté au niveau supérieur des managers de proximité avec les managers supérieurs.

5. DISCUSSION AVEC LA SALLE

Laurent SURY - Responsable du Desk des Urgences

Quand le prescrit est en opposition avec la réalité, la personne a deux choix : soit elle obéit et est mal à l’aise, soit elle s’oppose et fait en fonction de ce qu’elle pense être juste, mais court un risque. Vous disiez que ce choix était dépendant de l’entourage, de l’association et de la structure. N’existe-t-il que ces facteurs, ou les convictions de la personne entrent-elles aussi en jeu ? Je pense aux convictions que la décision est de bonne foi et donc justifiable ou que la personne aura des renforts, qu’elle pourra rallier d’autres personnes derrière sa position ?

Adélaïde NASCIMENTO

Effectivement dans la présentation, les choix étaient assez binaires. Mais quand je parle de « mettre en lien avec les questions des personnes », je sous-entends l’expérience, les compétences, les valeurs, l’éthique professionnelle etc… La personnalité est plutôt analysée par les psychologues, c’est moins du domaine de l’ergonomie.

Il y a donc certes des facteurs liés aux personnes, mais aussi liés aux soutiens qu’elles vont avoir autour d’elles. Ces soutiens sont plus ou moins forts en fonction du niveau de reconnaissance et d’expérience qu’a cette personne. Si elle vient d’arriver, c’est plus difficile, même si elle est persuadée du bien-fondé de sa position. Cet arbitrage chez les novices se fait souvent dans le sens du respect de la règle, même s’il en résulte une souffrance personnelle. Arbitrer dans le sens de son éthique et du sens que l’on donne au travail, c’est aussi une compétence qui se développe avec le temps.

Fabrice WEISSMAN - Membre du CRASH

Y a-t-il des conditions organisationnelles qui favorisent l’un ou l’autre ?

Adélaïde NASCIMENTO

Bien sûr. Pour nous, l’organisation ne peut jamais être dissociée des actes des sujets. Même s’il y a les aspects subjectifs, liés à la façon de réagir des personnes, elles restent inscrites dans des mondes sociaux où l’organisation du travail va avoir son importance. Ainsi, si une organisation a un fonctionnement plutôt punitif, cela va avoir une influence sur les pratiques des personnes et sur la souffrance qu’elles encourent en agissant comme cela. Au contraire, si l’organisation est ouverte, donnant une marge de manœuvre, avec des débats et permettant le droit à l’erreur, elle va permettre un apprentissage et une adaptation à la réalité du travail.

Les erreurs, tout le monde en fait, à tous les échelons de la hiérarchie, dans tous les domaines du travail, ceci peut être affirmé avec certitude. La question est : quelle place donne-t-on aux erreurs, aux échecs, et comment peut-on en débattre ? L’organisation a un rôle important à jouer pour répondre à cette question.

Stéphane ROQUES

Ces principes « qualité gérée » et « qualité réglée » font écho à toutes les questions que nous nous posons, à la fois pour la qualité médicale, mais aussi dans notre fonctionnement.

Je pense que nous avons intérêt à régler un certain nombre de processus simples, pour que la majorité des situations puissent être traitées le plus facilement possible, sans demander d’efforts supplémentaires aux équipes.

En ce qui concerne les espaces de pratiques acceptables, comment avez-vous poursuivi la discussion, la recherche ? Car si on considère que la pratique est acceptable, pourquoi n’entre-t-elle pas, après un temps, dans le champ de la qualité réglée ? Dans votre exemple, il devient acceptable de n’avoir qu’une signature, on peut alors imaginer que la fois suivante il n’y aura plus de signature. Comment gérez-vous cette tension entre la pratique acceptable et la qualité réglée ?

Adélaïde NASCIMENTO

Cela a été sujet à débat dans ces hôpitaux, mais aussi dans la littérature. Comme c’est acceptable, comme les gens font ainsi, pourquoi cela ne devient pas une règle ?

Tout l’intérêt de cette réflexion est de dire que les règles doivent venir du terrain, du réel de l’activité des personnes. C’est-à-dire que tout débute des espaces, appelés en sociologie, « espaces de régulation chaude », soit comment la personne a réagi ici et maintenant. Puis cette observation va remonter dans « des espaces de régulation froide », qui regroupent les personnes qui vont penser les règles, les concevoir. Cette boucle devrait donc se faire en partant des contraintes et des pratiques réelles pour penser le réglé.

L’inconvénient est justement le risque d’une inflation du réglé. Tout va être écrit, tout va être prévu et transformé en règles, avec les effets pervers que nous avons vus dans plusieurs situations. « Les gens savent, on n’a pas besoin de créer un indicateur pour remonter telle information. », d’autant que cela fait partie des bonnes pratiques ou des règles du métier.

Les règles métier n’ont pas besoin d’être inscrites, les personnes du métier portent son histoire et en connaissent les règles. Cela n’a donc pas forcément besoin d’être prescrit. C’est un débat avec des avantages et des inconvénients, mais il importe d’être vigilant à ce que cela ne devienne pas une inflation du prescrit sur des choses qui ne sont pas nécessaires.

Dans l’exemple de l’hôpital, l’articulation s’est faite en « normalisant » d’une certaine façon la déviance. Ils ont approuvé que les médecins manquaient de temps pour signer et sont partis du principe que si le physicien avait le médecin au téléphone pour confirmer la dose de radiation, une croix pouvait être cochée dans le dossier. Cela a permis de retirer la responsabilité des manipulatrices.

En ce qui concerne l’articulation du « réglé » et du « géré », nous nous posons encore beaucoup de questions : comment les articuler, à quels dosages ? Je pense qu’il n’y a pas une articulation universelle prescrite. C’est une construction sociale selon le monde dans lequel on s’inscrit. L’articulation prévue dans le nucléaire ne sera pas la même que celle qu’on pourrait prévoir à MSF.

Maurice NEGRE - Médecin terrain

Je voudrais revenir sur la dimension humaine. En fonction de la personnalité, de l’expérience, il y a des façons différentes de savoir désobéir ou pas. C’est aussi pour cela qu’on a créé les départements support, pour venir en aide et en soutien, et non pour donner des règles. C’est peut-être ce sur quoi nous devrions réfléchir aujourd’hui : donner confiance aux gens, au personnel compétent par leur diplôme, et avoir des départements supports capables de dire : « A un moment tu es dans le doute, dans la crainte de ne pas respecter l’evidence-based medicine, ou la « règle » et nous sommes là pour t’aider. Nous ne sommes pas là pour te contrôler. » Je crois qu’il faut que l’on travaille sur la façon de donner confiance aux personnes sur le terrain.

Léon SALUMU - Responsable Programme

Cette autonomie, on souhaiterait la donner aux personnes pour adapter les règles que l’on met en place. Une autre question justement en lien avec ce niveau supérieur : a-t-il toujours tendance à faire le suivi, le contrôle ou l’évaluation basé sur la concordance au prescrit ?

Adélaïde NASCIMENTO

Ce qui ressort beaucoup des questions d’évaluation est que ce sont les résultats qui sont évalués, sans prendre en compte les moyens. On s’attache au résultat final, sans savoir comment les personnes s’y sont prises et quelles contraintes elles ont rencontrées.

Au Ministère des Finances Publiques par exemple, ils ont un indicateur de performance qui prescrit que les agents doivent être capables de répondre à l’appel d’un client au bout de la troisième sonnerie. On ne laisse donc pas sonner plus de trois fois. Mais la qualité de la réponse apportée durant l’échange n’est pas prise en compte. Pour éviter ce type d’absurdité, il faut prendre en compte les résultats, mais aussi les moyens pour y parvenir. C’est-à-dire quelles sont les raisons qui expliquent qu’un agent n’arrive pas à accéder au résultat attendu par son organisation ?

Emmanuella - Anesthésiste

Dans ton expérience, y a-t-il des mécanismes où les travailleurs se rendent compte par eux-mêmes de pratiques non acceptables, et appliquent des mécanismes d’auto-évaluation pour régler leurs propres problèmes ?

Adélaïde NASCIMENTO

En effet, nous produisons tous des erreurs, plusieurs fois par jour, dans différents contextes. Et nous récupérons aussi tout le temps des erreurs, de manière consciente ou inconsciente. Le taux de récupération d’erreurs, par le sujet même qui les a commises, est très important.

L’autre chaînon de récupération des erreurs est le collectif de proximité. L’agent s’est trompé sur tel aspect sans s’en rendre compte, mais son collègue, en reprenant le dossier, va s’en apercevoir et corriger. Il y a donc beaucoup d’erreurs « récupérées » par les personnes directement concernées, sans que cela n’arrive à la connaissance des autres échelons. Quand des erreurs ne vont pas être récupérées, elles vont émerger par un accident. Dans ce cas, on va essayer de comprendre les causes en faisant un retour d’expérience. C’est alors le regard extérieur d’experts qui va juger si ces pratiques sont adéquates ou pas.

Michèle BECK

Je souhaiterais ajouter que l’outil que nous utilisons aujourd’hui sur nos projets chirurgicaux pour faire ce retour d’expérience après un accident est la revue de mortalité. Cela permet de faire ressortir les erreurs, d’évaluer la situation et de revoir tous les facteurs favorisants qui ont amené à l’accident, ici le décès « non naturel » d’un patient. C’est ce qui va nous amener à revoir nos pratiques et à les améliorer.

B. DOMAINE DE LA NAVIGATION AÉRIENNE ET INDUSTRIE NUCLÉAIRE

Chercheur en sociologie à l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, Christine FASSERT a débuté sa formation comme ergonome. Puis elle a travaillé pendant plusieurs années sur les sujets de partage d’incidents, partage d’informations sur l’articulation du « réglé » et du « géré ». Elle a ensuite soutenu une thèse en sociologie sur la notion de transparence dans les organisations à risques et sur la notion de confiance. Aujourd’hui elle est sociologue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Christine FASSERT

En préambule, je voudrais revenir sur l’idée précédente, qu’une organisation ne peut pas fonctionner sans une articulation entre le « réglé » et le « géré ». C’est totalement accepté et documenté dans de nombreuses recherches et articles. Si une organisation décide que tout doit être réglé, cela ne fonctionne pas. Dans la communication officielle pour le grand public, en revanche, ces organisations, que ce soit l’aéronautique, le nucléaire, mais aussi le médical, ne peuvent pas porter ce discours. Il est extrêmement difficile de dire autre chose que : « Tout est supervisé, tout est réglé, faites-nous confiance, parce que nous avons tout sous contrôle. » En effet, si on reconnaît que les agents de terrain ont des marges de manœuvre, ce n’est pas facile d’expliquer en quoi, pourquoi et comment.

1. LA NORME, SON RESPECT OU SON NON-RESPECT DANS LE CONTRÔLE AÉRIEN

Pour commencer, je vais vous parler du contrôle dans la navigation aérienne. J’ai étudié ce domaine dans le cadre de ma thèse, en faisant une comparaison entre plusieurs centres de navigation aérienne de différents pays européens. Le point commun entre ce milieu et MSF est que, jusque dans les années 1990, ce domaine était relativement peu formalisé.

Cela peut paraître contradictoire avec l’image d’organisation très régulée qu’on peut avoir de l’aéronautique. La régulation est importante pour les avions, mais ne l’était pas pour les contrôleurs de la navigation aérienne. Le contrôleur aérien avait pour objectif de donner des instructions aux avions en fonction des radars, afin d’éviter la collision en vol, mais cela était très peuformalisé. Il effectuait une analyse de la situation et prenait des décisions. Les contextes étant tellement variés, avec les performances des avions, les configurations des routes par exemple, qu’il existait des grands principes, mais pas de procédures en tant que telles.

L’apprentissage était basé sur le compagnonnage. La hiérarchie en était absente. L’apprenti contrôleur débutait sur un simulateur, mais rapidement il passait en salle de contrôle et parlait directement aux avions. Il restait sous la supervision d’un contrôleur sénior et apprenait grâce aux situations réelles. Après environ trois années, l’équipe de contrôle décidait quand l’apprenti pouvait passer sa qualification. Ici aussi la hiérarchie était absente du processus.

Puis aux alentours des années 2000, l’agence européenne a décidé de formaliser et standardiser davantage les pratiques, dans l’idée éventuelle d’un « ciel unique » européen. La diversité des pratiques en fonction des pays est alors apparue de façon plus aiguë.

Pour montrer ce qui est en jeu quand on parle du respect ou du non-respect de la procédure dans des contextes peu formalisés, nous allons prendre l’exemple de l’Italie. Longtemps, les contrôleurs travaillaient avec des strips-papier sur lesquels, en fonction des plans de vol et du radar, ils suivaient la situation et notaient les consignes données. Mais ces informations n’étaient pas connues du système. Ainsi il a été décidé de tout passer sur informatique et le striping est devenu électronique.

Au moment de mon arrivée dans ce centre de contrôle, le système informatique était installé depuis quelques mois. Mais la procédure écrite voulait que les contrôleurs continuent pendant quelque temps de renseigner les strips-papier, car ils n’étaient pas sûrs de la fiabilité totale du système informatique.

Le problème des contrôleurs était qu’ils ne pouvaient pas faire les deux à la fois, à cause de la charge de travail. Ils ont essayé de l’expliquer à leur hiérarchie, mais celle-ci estimait que c’était surtout un problème de mauvaise volonté. Mes observations m’ont menée aux mêmes conclusions que les contrôleurs : remplir les deux systèmes était peu réaliste. Cette situation a créé un sentiment d’amertume de la part des opérateurs terrain vis-à-vis de leur hiérarchie : « Ils laissent perdurer cette dichotomie entre la procédure officielle et ce que nous faisons réellement. Ils connaissent nos pratiques, mais ferment les yeux, parce qu’ils pensent pouvoir, en cas d’accident, de panne de radar, ouvrir un peu le parapluie, en justifiant que nous n’avons pas suivi la procédure. »

Dans le deuxième exemple, nous allons voir le non-respect de la norme de séparation entre avions. La norme de séparation entre deux avions dépend de la qualité des systèmes radars. Dans l’espace européen, elle est de 5 miles nautiques dans le plan horizontal, de 1 000 pieds dans le plan vertical. Il arrive bien sûr que cette norme ne soit pas respectée. Le contrôleur peut faire une erreur d’interprétation de la situation et les avions passent juste en dessous de cette normale.

Il faut savoir que la relation que les contrôleurs entretiennent avec les normes est différente d’un pays à un autre. Elle dépend notamment de la charge du trafic. Plus un contrôleur a d’avions à contrôler, plus il risque de faire une erreur qui va entraîner des pertes de séparation. Evidemment cette dernière peut mener à la collision en vol. Il n’y a eu que quelques collisions en vol dans l’histoire du contrôle aérien, mais c’est l’accident le plus redouté, car il n’y a pas de survivants. Ceci explique qu’il y ait des normes très précises.

Pourtant ces normes ne sont pas toujours respectées, soit à cause de la charge de travail, soit pour diverses autres causes. Dans un même centre, il existe aussi des personnes qui sont qualifiées de cow-boys, celles qui sont moins obéissantes, qui prennent plus de risques et sont souvent plus âgées que les autres. On revient à la question de la compétence, de la confiance en soi, etc.

Il est aussi intéressant de voir la relation entre la norme et l’incident. L’Organisation Internationale de la Circulation Aérienne définit l’incident de façon très floue : « Un incident est tout ce qui aurait pu mener à un accident. » Typiquement, une perte de séparation est un incident et un contrôleur est censé déclarer cette perte de séparation. Il faut savoir aussi que lui seul et ses collègues de la salle sont conscients de l’événement. Il existe des pays avec des surveillances automatiques, mais dans la plupart c’est le contrôleur qui décide s’il va déclarer l’incident ou pas.

Par conséquent, on voit des pratiques de notification extrêmement variables. Dans certains pays, après un incident, le contrôleur est suspendu pendant quelque temps, pour réaliser une enquête. Non seulement les contrôleurs vivent la situation comme particulièrement vexatoire, mais ils perdent aussi une prime, spécifique au nombre de fois où ils parlent à la radio. Eurocontrôle souhaitait supprimer ce type de pratiques, afin qu’il y ait une meilleure notification, mais ils se sont heurtés aux systèmes juridiques des pays. Ceux-ci estimaient qu’avec la suppression de la sanction, les contrôleurs ne feraient plus leur travail correctement.

Lors de mes recherches, beaucoup de contrôleurs voyaient dans la notification des incidents un système quantitatif : soit la norme était respectée et la sécurité assurée, soit elle ne l’était pas. Selon eux, la réalité était bien plus complexe. La norme de séparation peut être perdue pendant quelques secondes, mais le contrôleur est en maitrise de la situation, car il surveille de près ces avions et il y a peu de trafic. Dans d’autres situations, la norme est respectée, mais le contrôleur réalise qu’il a oublié un avion et qu’il est en perte de maitrise plus globale. Il a une charge de travail de plus en plus importante et il se rend compte que sa voix tremble. Dans ce cas, pour lui, il considère qu’il y a eu incident.

En Suède, la notion officielle d’incident a été mise de côté au profit « d’événements dont on peut apprendre. » Ces évènements sont débattus dans des groupes dont la hiérarchie est exclue. Les situations sont racontées sous forme de récits, sans tabou, pour essayer de progresser dans la visibilité de la variabilité de toutes les situations qu’ils peuvent rencontrer. L’objectif est d’arriver à ne pas se faire piéger par une situation en apprenant à partir du vécu d’un collègue.

L’exemple suivant est cette fois en France. Une particularité du contrôle de trafic aérien est que les images radars sont enregistrées pendant 24 heures, en cas de survenue d’un accident. De même s’il y a incident, il est possible d’enregistrer. Une commission locale de sécurité a été organisée, au cours de laquelle ils revoient les situations. Sur un grand écran, les images radar sont projetées pour revivre la perte de séparation. Dans un second temps, le groupe les analyse. Le contrôleur explique de façon ouverte pourquoi il a perdu la maitrise de la situation. Les causes peuvent aussi ne pas être glorieuses, comme un stagiaire laissé seul par exemple. Mais quand il s’agit de consigner la cause dans un rapport écrit, elle est souvent standardisée pour la faire entrer dans une catégorie, et toute la richesse du récit est perdue. Les membres de l’échelon supérieur qui s’occupent de la sécurité des vols dans toute la France ne reçoivent qu’une liste de causes, qui ne leur décrit pas la situation de façon précise, problème dont ils se plaignent.

Un autre aspect intéressant des commissions locales de sécurité est de visionner ensemble l’incident. L’effet produit est une sorte de rituel où le groupe se fait peur en revivant la situation. L’important est alors ce travail de réflexivité, se poser la question : « pourquoi n’ai-je pas respecté la norme, que s’est-il passé ? Est-ce défendable ? » Il y a cette idée anglo-saxonne d’accountability, c’est-à-dire d’être capable de rendre compte à son équipe et au collectif.

Je conclurai cette illustration dans le contrôle aérien en disant que le lien fait entre norme, risque et incident est très différent d’un endroit à l’autre. C’est pour cette raison que je suis assez partagée quand on me parle de transférer les bonnes pratiques d’un domaine à un autre. Elles sont extrêmement contextualisées, culturellement, organisationnellement, c’est pourquoi quelque chose va très bien marcher à un endroit, mais ne va pas être adapté à un autre. L’exemple suédois fonctionne en Suède, car il correspond à une culture de la transparence. Mais cela ne fonctionnerait pas en Italie, qui est encore dans un modèle très punitif.

2. ANALYSE DE RISQUES DANS LE DOMAINE DU NUCLÉAIRE

Dans un tout autre domaine, nous allons aborder maintenant l’analyse de risques formalisée dans le nucléaire. Nous allons nous placer au niveau de l’intervenant, qui fait une analyse de risques quand il doit travailler sur une pompe ou une vanne par exemple.

La demande faite à l’IRSNIRSN : Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire était d’enquêter sur les raisons qui poussent les intervenants, dans certaines situations et malgré l’identification d’un risque, à intervenir malgré tout, entrainant un incident.

J’ai débuté mon travail en rencontrant l’échelon central, la direction du parc national. Leur position était que l’analyse de risques devait être une attitude interrogative, nécessaire avant d’entrer dans certains endroits de la centrale. Il faut se poser des questions pour contextualiser l’intervention : quels sont les risques, dans quel état est la centrale, quel impact l’intervention va avoir sur l’état des vannes, etc.

Dans un second temps, je me suis rendue sur le terrain. Dans toutes les centrales visitées, l’analyse de risques a été formalisée sous forme écrite, dans un dossier dédié. L’attitude interrogative préconisée est devenue une procédure écrite répondant à différentes questions. Malgré le fait que ce document ne soit pas obligatoire, les équipes le remplissent systématiquement. Elles veulent pouvoir prouver qu’elles se sont bien posé les questions en cas d’audit interne.

Lorsque j’ai rencontré les personnes qui réalisaient réellement le travail sur le terrain, elles m’ont avoué ne remplir parfois le document que pour l’avoir fait. Certaines aimeraient oser ne rien mettre pour des interventions sans risque, mais c’est difficile. Les personnes plus anciennes osent peut-être. Dans certains cas, nous avons même observé des copier-coller. Pourtant l’analyse de risques devrait être contextualisée, car même s’il y a déjà eu une intervention sur cette vanne un mois auparavant, cette nouvelle intervention n’est pas forcément identique. Le contexte de la centrale n’est pas le même.

Le management central a voulu éviter un comportement bureaucratique, mais c’est ce à quoi ils sont arrivés. Il faut aussi prendre en compte que l’analyse de risques s’inscrit dans un système global. Celui-ci implique beaucoup d’autres documents à remplir, comme le dossier d’intervention et tout un empilement administratif de sources diverses. Un chargé de projet me faisait la réflexion : « Il y a tellement de choses à faire, les dossiers, remplir les papiers, que parfois on en oublierait de faire l’intervention une fois arrivé dans la salle. »

Pour finir ma présentation, je pense qu’il est important, dans une organisation, de comprendre et d’apprécier tout ce qui est « géré » et qui n’est pas « réglé » et de l’étudier. Mais cette dimension du « géré » est de plus en plus difficile à appréhender dans les industries à risques. Ces dernières se referment progressivement aux regards extérieurs, même des chercheurs. Le « géré » n’est pas toujours facile à admettre et, intrinsèquement, reste assez opaque, car proche du terrain. Pour pouvoir l’appréhender, il faut que les personnes du terrain nous fassent un minimum confiance. Mais l’IRSN reste le bras armé de l’autorité de sûreté nucléaire, que les journalistes appellent parfois le « gendarme du nucléaire ». Cette idée de transparence est donc une attitude difficile à tenir.

En conclusion, il y a une réflexion à avoir sur la possibilité d’exprimer sur la place publique des mécanismes de gestion de risques plus complexes et moins lisses que le discours habituel de maitrise et de contrôle. C’est ce que nous appelons la dicibilité. Jusqu’à quel point peut-on faire perdurer la pérennité de ces aspects gérés, alors même qu’un système de contrôle, une autorité de régulation, aura bien du mal à les prendre en compte dans son évaluation ? Vous avez la spécificité, chez MSF, de n’avoir qu’une instance de contrôle interne, ce qui permet de faire ressortir plus facilement ces dimensions du « géré ».

3. DISCUSSION AVEC LA SALLE

Pierre MENDIHARAT - Directeur du Département des Opérations Adjoint

Vous avez dit que les collisions étaient extrêmement rares dans l’histoire de l’aéronautique, ce qui laisserait entendre que la méthode, qu’elle soit suédoise ou italienne, semble fonctionner, non ?

Il faut malgré tout expliquer que le résultat est aussi bon parce que les pratiques sont analysées par le biais des retours d’expérience et des discussions, même si ces derniers n’ont pas lieu officiellement.

Christine FASSERT

Je ne dirais pas que toutes les méthodes fonctionnent, mais je ne peux pas dire le contraire non plus. C’est-à-dire que c’est compliqué d’estimer en quoi l’incident va mener à l’accident. Nous pensions que pour évaluer la sûreté, il fallait mesurer le nombre d’incidents. Mais c’est devenu contre-productif, car plus une organisation cachait ses incidents, moins les contrôleurs étaient enclins à les notifier. Nous pouvions penser alors que la sécurité était assurée. En fait, c’était sans doute plutôt le contraire.

Vous avez tout à fait raison de souligner les effets des retours d’expérience. Notamment en Italie, j’ai remarqué que la pause-café était plutôt typiquement le moment où les échanges se faisaient officieusement. Bien sûr, pour Eurocontrôle, cet aspect officieux n’est pas recevable. C’est en cela qu’apparaissent les limites et les distorsions de l’audit. Certaines choses ne sont pas recevables, parce que l’audit ne s’en satisfera pas.

La Suède avait trouvé un bon compromis : le semi-formel. Cela ne se faisait pas pendant la pause, mais il n’en restait pas de trace écrite et la hiérarchie n’était pas présente. Malgré tout, un consultant en facteur humain organisationnel était présent pour les aider à mettre des mots sur ce qu’ils avaient vécu, à l’analyser et à avoir une vision organisationnelle, mais avec peu d’écrit et de catégorisation.

David OLSON - Directeur Médical Adjoint

Je suis très heureux que vous ayez parlé des bonnes pratiques. C’est un moyen autoritaire de se positionner face aux équipes, en restant sur le fait que ce sont les meilleures pratiques et qu’elles ne sont donc pas discutables. Dans notre domaine, il en va de même pour ce que nous appelons l’evidence-based medicine ou la médecine factuelle. Tout devrait toujours être analysé dans un contexte donné.

Dans toutes nos sections, nous avons un système de déclaration des erreurs médicales censé remonter jusqu’au Directeur des Opérations Adjoint. Je pense que les exemples que vous avez donnés sont excellents, car les erreurs sont discutées sur le terrain et les décisions sont prises sur le terrain. Tout le monde y reconnaît que les erreurs sont humaines à tous les niveaux. Finalement ils sont allés beaucoup plus loin que ce que nous avons réussi à faire avec notre système de signalement des erreurs médicales.

Christine FASSERT

Effectivement, mais dans certains cas, pour certaines erreurs ou incidents, il ne faut pas rester uniquement dans des discussions au niveau du groupe. Si cela implique des problèmes au niveau d’un système ou de l’organisation, les discussions doivent monter à l’échelon supérieur pour pouvoir apporter les changements nécessaires. C’est typiquement le genre de situations où il faut apprendre de l’incident en prenant des mesures : on peut se rendre compte, par exemple, que finalement il y a eu un incident parce qu’un radar était mal réglé.

Mais dans une grande partie des incidents, des expériences vécues, le simple échange par le récit au niveau du collectif est déjà très efficace.

Un intervenant

Ce qui m’a interpellé dans la présentation est l’exemple sur la difficulté de la hiérarchie italienne à normer le « géré ». Ils savent que c’est du géré, mais ne vont pas le normer par manque de confiance. Et cela faisait un peu écho à la question de Stéphane tout à l’heure, sur comment passe-t-on du « géré » au « réglé » ? La réponse était qu’on ne voulait pas trop de normes. Mais ici on constate qu’il y a aussi la difficulté de ne pas se sentir prêt à normer. Finalement, comme la personne peu expérimentée n’est pas prête à passer du réglé au géré, l’organisation, si elle est junior ou quand elle est dans un environnement nouveau, ne se sent pas prête à régler le géré.

Christine FASSERT

Il faut effectivement un minimum d’expérience pour pouvoir normer, parce qu’il faut bien légitimer la norme sur une base qui ne vienne pas de nulle part.

Dans l’exemple de l’Italie, le manque de confiance dans la nouveauté du système informatique a fait que les managers ne voulaient pas arrêter l’utilisation de strips-papier. Cette contradiction était difficile pour les équipes et génératrice de souffrance au travail.

Rony BRAUMAN

J’ai été très frappé par le caractère assez lointain entre les comportements et les conséquences dans la comparaison Italie/Suède. Finalement les comportements de sécurité, les équipements, l’adaptation des équipements et la fréquence des vols, font qu’il est assez sûr de voyager en avion. La mesure de la sûreté sur des incidents extrêmement rares est donc très difficile à réaliser. Ils sont absolument catastrophiques, mais rarissimes.

Par conséquent, je me demandais s’il n’y aurait pas aussi dans la compréhension des comportements une certaine aspiration à l’évaluation. Est-ce qu’on ne devrait pas tenter de comprendre à quel coût social, quel coût humain, on obtient un tel niveau de sécurité ?

On sait par exemple que les arrêts de travail pour cause de maladies sont directement indexés sur les frustrations, les tensions, le stress au travail. On sait aussi que les rotations de personnes dans leur poste sont aussi un indicateur de la manière dont ils se sentent plus ou moins bien dans leur travail. Au-delà de ce méga incident qu’est la collision aérienne et tout ce qui s’ensuit, il y a aussi des façons intermédiaires de voir quels sont les effets d’une bonne pratique.

Christine FASSERT

Vous voulez parler d’une façon d’évaluer ces organisations, non pas sur les résultats : incident ou accident, mais en amont, évaluer l’ambiance de travail ?

Rony BRAUMAN

En effet, parce que la limite de l’analogie avec la question de la sécurité aérienne, c’est le caractère à la fois rarissime et énorme du risque réalisé. Dans notre activité par exemple, ce n’est pas toujours une question de vie ou de mort, mais de meilleure présence auprès des patients, de plus grande attention à des résultats. Ce sont des choses plus nuancées qu’un résultat binaire. Cela relève aussi d’un certain confort dans le travail, un certain plaisir du travail. C’est ce que j’appelle le coût social, ou le coût humain des pratiques.

Christine FASSERT

Effectivement, ce sont des choses à évaluer de façon plus qualitative. Le coût humain, le bien-être au travail, sont des notions relativement subjectives, qu’il est difficile de traduire en des éléments plus tangibles et plus quantitatifs sans perdre beaucoup.

Le problème est qu’à l’heure actuelle, la tendance est à la transformation de ces évaluations en éléments plus concrets, plus chiffrés, et la conséquence est la perte de ce qui devait être évalué.