Rony Brauman & Michèle Beck
Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).
Infirmière
Michèle Beck a commencé à travailler avec MSF à partir de 2006. Elle a effectué plusieurs missions sur le terrain au Niger, au Tchad, en Jordanie, en Syrie, en Libye, en Côte d'Ivoire ainsi qu'en Haïti. En 2014, elle était responsable de l'équipe médicale MSF à Gaza.
I. L’état des pratiques et des questions sur les normes et procédures de qualité médicale dans les opérations MSF
Pour ma part, c’est par mon expérience sur le poste de référente en gestion hospitalière et dans le cadre de la réflexion menée pour un mémoire de master 2, que j’ai été amenée à me poser la question du rapport à la norme dans l’activité de travail chez Médecins Sans Frontières. Les plaintes récurrentes du terrain et les discussions autour de la bureaucratie qui menace l’association ont orienté mes recherches sur l’approche qualité et ses effets. C’est par ce travail de recherche, dont je vais rendre compte maintenant, que nous allons débuter cette journée.
A. DISCOURS INTERNES :
RÉSULTATS DE RECHERCHE MENÉE PAR ENTRETIENS
La qualité est un concept vague englobant une multitude de notions différentes que chacun utilise en fonction de sa définition propre. Tout le monde est en faveur d’un travail dit de qualité, mais parlons-nous tous de la même chose ?
Aussi m’a-t-il semblé judicieux de prendre la perception de la qualité comme point de départ pour mener mes recherches sur l’état des pratiques actuelles. Ainsi j’ai fait le choix de la méthode des entretiens et expose ci-après les différentes perceptions et points de vue recueillis. Au moment de l’atelier, les résultats ont été synthétisés afin de correspondre au format de la journée. Je souhaite ici exposer l’ensemble des résultats pour compléter la présentation.
Un total de 31 entretiens a été réalisé : 11 au Département Médical, 10 au Département des Opérations et 10 avec des personnes étant sur le terrain, en coordination ou sur un projet. Un tableau récapitulatif reprenant les postes et l’expérience des personnes interviewées, ainsi que les deux questionnaires utilisés sont consultables en annexe.
1. LES CONCEPTIONS
La première question qui a été posée aux interviewés est celle de leur définition de la qualité médicale. En grande majorité, ils ont répondu par la définition de la qualité des soins : « C’est le meilleur soin qu’on peut donner » (CH), « c’est la prise en charge du patient avec des soins optimaux et adaptés » (LS), et « administrer le bon traitement à des gens en respectant la bonne prise en charge » (RM).
Les autres personnes interrogées se divisent en deux groupes. Pour les uns, la qualité est synonyme d’efficacité, c’est à dire parvenir aux objectifs fixés par des stratégies claires, avec la capacité d’évaluer l’atteinte de ces objectifs. Leur définition s’apparente à celle du projet.
Pour les autres, la qualité se définit en fonction de standards ou de normes à atteindre, qui peuvent être différents selon les domaines. La relation aux normes et standards est mesurée grâce aux indicateurs.
2. A QUELLE(S) ÉCHELLE(S) SE SITUE-T-ON ?
A) L’ÉCHELLE DU PATIENT
Dans la littératureDouguet, F. & Muñoz, J. (2005). Les effets de l’accréditation et des mesures d’amélioration sur la qualité des soins sur l’activité des personnes soignantes. Post-enquête « Conditions et organisation du travail dans les établissements de santé » (2/5). (page 38) Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques DREES. http://drees.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/serieetud48.pdf, la qualité au niveau du patient revêt deux aspects :
- « La qualité attendue par les patients », soit le niveau de qualité que les patients espèrent avoir dans les soins qu’ils reçoivent.
- « La qualité ressentie par les patients », soit le vécu qu’ont les patients pendant et après leurs soins. Elle est liée à la qualité attendue et à celle délivrée réellement aux patients.
Au cours des entretiens, environ un tiers des personnes ont parlé du patient, soit dans leur définition de la qualité, soit au détour des autres questions.
Pour certains, le soin de qualité est celui qui ne nuit pas au patient. C’est donc l’équilibre entre les bénéfices et les risques de la prise en charge pour le patient. Les exemples énoncés lors des entrevues sont entre autres les risques d’infections nosocomiales, d’effets iatrogènes et d’erreurs médicales.
Pour d’autres, la qualité doit prendre en compte les droits du patient. C’està-dire le droit d’être informé sur sa prise en charge, mais aussi sur les choix thérapeutiques qui se présentent. Cela implique aussi le fait de prendre en compte son bien-être. Plusieurs interviewés déplorent qu’on ne voie plus les patients que sous l’angle unique de leur pathologie et non sous celui d’une prise en charge dans leur globalité.
L’exemple ci-dessous montre la limite d’une dispensation de médicaments sans explications.
« Quelqu’un dans l’équipe a eu l’idée de faire une évaluation de la dispensation des médicaments. Résultat : 80 % des patients ne savaient pas comment prendre leur traitement, après avoir reçu les explications. 80 % ! J’étais choqué ! » (LS).
Le constat est fait régulièrement dans les entretiens : MSF ne part pas assez du patient, ce dernier n’est pas assez pris en compte. D’où l’idée émergente, pour améliorer le niveau de qualité, d’évaluer la satisfaction des patients dans nos structures. Ceci pas forcément de façon systématique, mais comme un outil permettant de mieux appréhender leurs attentes et de pouvoir y répondre.
« Quand je suis allée en visite à KoutialaProjet MSF au Mali (…), en néonatologie l’infirmière m’a demandé si les papas avaient le droit d’entrer dans le service. C’était interdit…
On mesure intellectuellement ce que ça implique de prendre en compte l’avis des patients et des familles, mais en pratique c’est plus difficile.
Quand un enfant est mis en réanimation, souvent la maman attend dehors sur un banc et elle finit par avoir un bébé emmailloté, parce que décédé, sans trop savoir ce qui s’est passé entre temps, sans avoir pu suivre ce qui s’est passé au fur et à mesure.
(…)
A KatiolaProjet MSF en Côte d’Ivoire c’est un aspect qu’on voudrait travailler encore, cette satisfaction des patients, faire des sortes de focus groupes en dehors de l’hôpital qui nous permettraient d’avoir des retours de la population. » (IM)
Il faut aussi prendre en compte, comme relevé par certains, que les structures MSF s’inscrivent le plus souvent dans une offre de soins préexistante. Elles sont un choix parmi d’autres, qui peut parfois être cumulatif, notamment avec la médecine traditionnelle.
Il faut aussi mentionner le travail réalisé actuellement dans les programmes nutritionnels sur l’amélioration de la relation soignant, mère et enfant, afin de construire des relations de confiance. L’objectif est de refaire confiance aux mères pour identifier des signes de complication et de les laisser prendre en charge leur enfant en ambulatoire.
Enfin pour un dernier groupe de personnes, le meilleur soin pour le patient est celui qui fait usage des techniques et savoirs les plus appropriés, c’est-à-dire qui prend en compte l’état des connaissances et adapte la pratique aux dernières découvertes et publications.
Toujours à l’échelle du patient, quelques personnes ont ajouté un niveau supérieur intégrant la vision des soignants dans leur définition de la qualité.
Dans la littérature, « la qualité voulue par les professionnels est formulée sous forme de critères explicites à partir desquels il est possible d’apprécier la conformité de la qualité délivrée » (DRESS, 2005, p38), c’est donc l’adéquation d’un acte technique à une norme, un protocole. Cette vision très technique de la qualité est à mettre en balance avec l’importance que revêt la relation avec le patient pendant le soin. Pour les soignants, c’est donc tout autant l’aspect technique du soin que la relation d’aide au patient qui font qu’un soin est dit de qualitéCCECQA – Anaes. (2004). Les coûts de la qualité et de la non-qualité des soins dans les établissements de santé : état des lieux et propositions. (page 24) Publication de l’Anaes (Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé). http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/Couts_qualite2_2004_Rap.pdf.
Cette relation d’aide apparait aussi dans les entretiens comme une composante essentielle de la qualité. Ainsi l’accent a été mis sur l’accueil, le comportement et les interactions avec le patient pendant le soin. Il a aussi été mentionné que pour atteindre un niveau de qualité satisfaisant, il fallait permettre l’équilibre entre autonomie d’agir et cadre sécurisant du protocole, tout en assurant des conditions de travail appropriées aux équipes pour réaliser au mieux les soins. L’accent a alors été mis sur l’ergonomie des postes de travail, l’obligation de moyens et le confort, comme dans l’exemple suivant :
« Le chariot de ménage pour les agents d’entretien du bloc de l’hôpital de B. a été commandé puis décommandé plusieurs fois. Il vaut 400 euros, ok c’est cher. Mais une machine à ultrasons c’est beaucoup plus cher et on ne se pose pas la question. Si on facilite le travail des agents d’entretien, ça sera plus facile et simple de faire le nettoyage selon les règles et ils le feront. Actuellement ils ont 2 seaux qu’ils doivent tirer derrière eux… » (HD)
B) L’ÉCHELLE DU PROGRAMME : ALLOCATION RAISONNéE ET PRAGMATIQUE
DES RESSOURCES
A cette échelle, les interviewés décrivent le meilleur soin comme s’inscrivant dans une stratégie pragmatique. Par exemple, il ne faut pas réaliser de dépistage de la tuberculose sans avoir de traitements disponibles ou un lieu de référence auquel adresser les patients.
Le soin doit aussi reposer sur une allocation optimale des ressources. Deux exemples permettent d’illustrer ce critère. D’une part, si les critères d’admission sont trop larges et qu’on inclut trop de patients, on va utiliser des ressources pour des actions qui n’étaient pas nécessaires. D’autre part, en changeant le protocole de nutrition en hospitalisation, on a pu recentrer les équipes soignantes sur les patients qui avaient le plus besoin d’elles.
« A Kaboul, la néonat avait un taux de mortalité très bas, ce qui était surprenant. Donc on a fait le point sur les critères d’admission, qui étaient peut-être trop larges, qui incluaient trop d’enfants. En réduisant, cela permettait aussi de diminuer le nombre de mères accompagnantes, qui étaient obligées de dormir à deux par lit, par manque de place. Mais tout ça, l’équipe sur place en avait conscience, ça a été facile. » (BV)
« De ma propre expérience sur le terrain, je savais qu’une fois stabilisés, les enfants veulent manger, ils ne veulent pas de lait F100. On l’a d’abord mis en place en RCA, parce qu’on avait une rupture de F100, d’où le test, et comme ça a fonctionné, on a standardisé aux autres terrains. Dès qu’ils acceptent les ATPE [Aliments Thérapeutiques Prêts à l’Emploi], on les envoie à la maison. Donc en phase I, ils reçoivent du lait F75 et dès le retour de l’appétit, on fait un test d’ATPE pendant quelques jours, (…) puis ils rentrent à la maison. On diminue le risque d’infections nosocomiales. Les soignants ont plus de temps pour les enfants qui ont vraiment besoin d’eux et les mamans de retour à la maison ont aussi le temps de s’occuper des autres enfants. Donc on fait confiance aux mamans pour la phase II. » (KH)
L’échelle du programme comprend aussi son environnement social, c’est-à-dire la population. A ce niveau le meilleur soin est celui qui ne génère pas de risques supplémentaires pour la population et les autres patients potentiels. Les exemples les plus fréquemment utilisés dans ce cadre sont les traitements antibiotiques, antipaludéens ou traitements contre la tuberculose, qui peuvent mener à des résistances, donc à un problème de santé publique. Ici l’échelle du patient, par conséquent son traitement individuel, entre en opposition avec la santé publique, à cause du risque de résistance. Ce dernier est majoré à chaque fois qu’un patient est mis sous traitement.
Il a aussi été mentionné l’importance de prendre en compte les attentes de la population en termes de qualité médicale : comprendre quelles sont leurs attentes en matière d’offre de soins, pour nous permettre d’assurer l’attractivité du projet.
« C’est prendre en compte l’offre d’un système de qualité qui va être accepté par la population. C’est prendre en compte aussi ce que la population attend en termes de qualité médicale. D’où l’importance d’une approche du terrain, qui va écouter les gens à la base et évaluer ce qu’ils veulent. Et ça ne peut pas se faire Top – Down avec une qualité théorique. » (MS)
Cette attractivité va être d’autant plus forte que les activités du projet vont être en adéquation avec les attentes exprimées par la population, ce qui peut entrer en opposition avec ce que nous estimons être leurs besoins.
« A Grozny, si on ne regarde que la technicité médicale, c’est bien. On pose des stents, on a des traitements médicaux de pointe pour les pathologies cardiaques. Mais c’est un projet complétement déconnecté de la réalité, de ce que vivent les gens sur place [système totalitaire]. » (BV)
En Syrie, un projet a ouvert en 2012 dans le Nord du pays pour prendre en charge les blessés de guerre. Des missions exploratoires ont continué à être menées, afin d’identifier les besoins de la population secondaires au conflit, auxquels le projet ne répondait pas.
Toutefois certaines réserves ont été émises, certaines attentes de la population peuvent être techniquement infondées, comme par exemple la préférence pour les injections plutôt que les traitements per-os, ou la demande de scanner et autres appareils biomédicaux sophistiqués. Les personnes interviewées ont alors mis en avant le rôle de MSF de démontrer qu’avec les basiques, il était possible d’atteindre un niveau de prise en charge de qualité tout à fait acceptable.
En conclusion, ces niveaux d’échelle peuvent être complémentaires, mais ils peuvent aussi entrer en confrontation. Ainsi les priorités de santé publique ne sont pas toujours conciliables avec le meilleur traitement pour le patient. Si nous nous étions arrêtés à ce constat, nous n’aurions pas milité pour passer les DOT (Directly Observed Therapy) en SAT (Self Administrated Therapy) dans les programmes de lutte contre la tuberculose.
3. DANS QUEL RÉFÉRENTIEL S’INSCRIVENT LES CRITÈRES DE QUALITÉ ?
Trois positions se confrontent dans les entretiens : deux positions minoritaires qui se focalisent uniquement sur les moyens mis en œuvre ou sur l’atteinte de résultats satisfaisants. Pour la troisième position majoritaire, dans les discours, la qualité s’évalue au croisement des process et des résultats.
Dans l’obligation de moyens à mettre en œuvre ont été cités : les équipes en nombre suffisant et formées, les infrastructures, les équipements, les médicaments et produits médicaux, ainsi que l’organisation des soins, comprenant les protocoles médicaux et l’ergonomie des postes.
L’appréciation des résultats s’objective quant à elle par les indicateurs collectés, les rapports d’activités et/ou l’observation au moment des visites terrains. Pour ceux qui définissent la qualité comme une obligation de résultats, il est nécessaire de rester dans des normes acceptables, objectivées par les indicateurs. Je reviendrai sur les normes tout de suite.
« Je mesure la qualité, plus que je ne la définis, surtout via la mortalité. Donc je vois ça comme un taux de mortalité plutôt bas avec des gens qui sortent guéris (…) Aussi le taux d’occupation des lits qui me permet d’évaluer le confort pour les patients et les soignants (nombre de patients par lit…) » (AM)
« Ma définition de la qualité c’est comment rester dans les normes ou les indicateurs, qui sont définis par nous ou par des organismes extérieurs, et comment on se positionne par rapport à ça. Extérieur, car par exemple on ne doit plus réutiliser les aiguilles, c’est une norme extérieure à laquelle MSF se plie. » (CM)
S’opposent à cette position quelques personnes pour qui avoir de bons résultats prend du temps et qui estiment qu’il faudrait se focaliser davantage sur les moyens.
« C’est pour moi moins une question de résultats qu’une question de mise en œuvre. Je me fierais moins aux indicateurs, et plus à ce que tu as mis en place pour permettre une prise en charge optimale du patient. C’est plus rattaché à des moyens qu’à des résultats. » (LS)
On voit donc clairement qu’ici aussi les avis divergent en fonction de la position prise. Quand on parle de moyens ou de résultats, la question est de savoir sur quoi on s’appuie pour savoir s’ils sont acceptables. A quel référentiel fait-on appel ? Et où place-t-on le curseur de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas ?
Une grande diversité de termes est apparue quand j’ai fait appel à la référence au cours des entretiens. Au total, 14 termes différents ont été utilisés pour parler de la règle ou de la norme à laquelle on se réfère. Cela va des « bonnes pratiques », expression telle qu’utilisée aujourd’hui dans la formation en gestion hospitalière pour parler de qualité, jusqu’aux « minimums standards », « basiques » et autres « prérequis », en passant par les « protocoles » et les « procédures », etc…
Afin de clarifier au mieux le rapport aux référentiels, je distinguerai les réponses qui ont été faites par les référents du Département Médical et celles données par les personnes interviewées du Département des Opérations et du terrain.
Les référents du Département Médical sont les personnes qui produisent les référentiels mis à disposition sur les terrains d’intervention de MSF. Au cours des entretiens, on constate que les référents utilisent des notions variées, d’origines différentes, pour construire les référentiels MSF. Il peut s’agir de l’expérience individuelle, de « l’evidence based medicine », même s’il n’existe pas toujours de références solides en la matière, comme le soulignent certains référents. Les référentiels incluent aussi l’expérience collective formalisée sous forme de guidelines ou de protocoles standards. Sont aussi utilisés les cadres normatifs et réglementaires officiels, comme les dernières publications, les protocoles de l’OMS et de l’Unicef, tout en gardant à l’esprit que MSF peut être en désaccord avec ces derniers.
La grande variété de sources et la pluralité des référents et donc des référentiels peuvent entrainer des divergences nécessitant des arbitrages :
« Au niveau pédiatrique c’est compliqué : par exemple un enfant qui fait un palu, ça relève des pédiatres ou de la référente maladies tropicales ? Même question pour une femme enceinte, où il y a un problème et il faut faire une césarienne : ça relève de l’obstétricien ou de l’anesthésiste ? » (BV)
Ces référentiels sont en évolution et nécessitent des mises à jour. Pour certaines spécialités, ils sont en cours d’invention ou d’expérimentation. C’est particulièrement vrai pour la nutrition, la tuberculose et les urgences.
« En Géorgie, on est en train de chercher un nouveau traitement TB, du coup ça change tout le temps. Ce qui impose des contacts directs avec le terrain pour la qualité, les protocoles, les médicaments, etc… (…) [Cette dimension technique du support, reconnue comme telle] permet d’avoir plus de liberté pour travailler directement avec le terrain. » (CH)
Si la majorité des référents s’accordent sur le fait que le référentiel est une base minimum acceptable et non « une excellence à atteindre » (HD), deux groupes coexistent.
Dans certains domaines, les référentiels sont fixes et intangibles. Ils relèvent de l’exigence. C’est le cas en anesthésie, en pharmacie et au laboratoire. Ces domaines sont définis par les référents comme théâtres de risques iatrogènes majeurs, où il est préférable de ne rien faire plutôt que de mal faire. Dans ce cas, les référents se posent moins en conseils qu’en garants du respect d’un certain niveau d’exigence.
« Quand je suis arrivé, j’ai défini une ligne rouge sous laquelle il ne fallait pas faire de chirurgie, ce qu’on a appelé le minimum standard. (…) L’argument d’être sous les bombes ne tient pas, car on a 1% de nos projets qui sont sous les bombes. Les autres 99% sont des projets stables, où on ne doit pas faire n’importe quoi. » (XL)
« Mais pour moi, c’est le rôle des référents. On est là pour maintenir le niveau de qualité et assurer la mémoire, parce que nous restons dans le temps, plus que les équipes terrain. » (CL)
Dans les autres domaines, les référentiels sont négociables, adaptables ou en évolution. Ce sont des domaines où la balance bénéfices / risques penche en faveur de l’action plutôt que de l’abstention. Les référents revendiquent alors davantage une fonction de conseil.
« Pour moi l’essentiel est de s’adapter au terrain, que ce soit faisable, mais c’est difficile avec certains référents qui ont leurs propres objectifs et qui définissent la qualité comme devant être au niveau européen. Pour moi c’est plus important d’avoir déjà les basiques correctement en place partout. » (KH)
Les référentiels sont donc perçus de différentes façons, qu’ils soient des gardefous, des prérequis ou des protocoles à suivre ou dont on doit s’inspirer. On constate que la position majoritaire est celle du compromis et de la discussion.
Du point de vue du Département des Opérations et du terrain, une des premières constatations faite est le manque de clarté sur la nature du référentiel : est-ce un minimum acceptable ou un idéal à atteindre ?
Pour les Opérations et le terrain, les prérequis ne tiennent pas en situation d’urgence. Il vaut mieux agir, plutôt que de ne rien faire, tant qu’on ne nuit pas et qu’on peut assurer la sécurité du patient.
Hors situations d’urgence, l’ouverture d’un projet peut néanmoins se faire de façon « dégradée », pour accélérer le processus. L’ouverture du projet a pu être tellement retardée que les autorités commencent à douter et à nous trouver incohérents, comme dans l’exemple suivant.
« A Katiola, on a fait une ouverture en mode “dégradé”, je n’aime pas ce terme. Il n’y avait pas forcément toute la qualité dès l’ouverture, parce que le bloc opératoire était une salle de pansement de l’hôpital, mais en termes de sûreté il y avait le basique. (…) L’objectif était d’ouvrir une fois la réhabilitation finie. Mais avec les contraintes internes et externes : la validation du projet médical, le MoU, les plans de l’hôpital, ça a été tellement long qu’il y a eu un moment où ça risquait de mettre à mal le projet. Il fallait commencer. » (IM)
S’il est admis pour les opérationnels de commencer sans que tous les standards soient en place, chacun a insisté sur le fait d’améliorer dans un second temps la situation en fonction de la disponibilité progressive des moyens.
Cependant deux prérequis sont souvent revenus comme des impératifs : la qualité des médicaments et l’anesthésie.
Tout comme pour les référents médicaux, s’est posée la question du rapport que les équipes entretiennent aux référentiels. De façon tout à fait spontanée, 1/3 des interviewés ont mis en relation le niveau de qualité et le contexte. Pour eux, le niveau de qualité doit être adapté en faisant des compromis. « C’est le contexte et l’environnement qui vont définir le niveau de qualité acceptable, qu’on va mettre en place sur chaque pays, couplé à nos exigences » (LS). La qualité ne peut pas être un dogme ou un objectif en soi, mais doit être rattachée à du concret, « sinon on court le risque, par exemple, de voir des patients refusés parce qu’ils pourraient avoir un impact négatif sur nos statistiques » (LS).
Quand les personnes parlent de contexte, elles le définissent comme incluant la sécurité, l’accès aux populations, le profil épidémiologique de la population, les négociations avec les autorités locales, le niveau de qualité dans le pays, les compétences des équipes locales…
Il faut noter que les personnes du terrain insistent particulièrement sur l’importance de leur expérience comme facteur de réussite pour mettre en pratique les outils et les recommandations. Pour elles, il est clair que l’expérience a une importance majeure pour pouvoir adapter au mieux les règles au terrain et faire les compromis nécessaires. Pour autant, elles ne remettent jamais en question l’intérêt de mettre en place les règles et leurs effets bénéfiques.
« Les checklist et protocoles m’ont fourni une ligne conductrice. Et pour le staff, cela permettait qu’ils trouvent les réponses à leurs questions, sans toujours avoir besoin de venir nous voir. Les guidelines m’ont été très utiles lors de ma première mission en RDC pour répondre aux problématiques. (...) Et tu as aussi les référents qui sont là pour t’apporter le support en formation si besoin, et en update des dernières nouveautés » (AM)
Elles estiment que les équipes terrain savent adapter le niveau de qualité requis au contexte.
« A Gaza, on a une mauvaise prise en charge de la douleur, qui est due à un facteur externe [interdiction des autorités d’utiliser des morphiniques]. Donc il n’y a pas de prise en charge de la douleur de qualité. Mais l’équipe gère sans antidouleurs avec les moyens du bord. Ils cherchent quand même avec les billes des psychologues pour trouver des trucs techniques. L’équipe est très proactive. Ils cherchent aussi d’autres médicaments, qui ne sont pas sur la liste bannie. » (MB)
C’est de cette adaptation des référentiels au contexte que naissent les difficultés énoncées pendant les entrevues. Dans la majorité des cas, les exigences en termes de qualité sont trop élevées pour nos pays d’intervention dit « traditionnels ».
« Le niveau d’hygiène d’Amman ne peut pas être un standard commun à tous nos projets. On n’a pas des contextes “Amman” sur tous nos projets. » (MB)
« Au Soudan du Sud, pour faire un laboratoire de bactério, c’est difficile, déjà la banque du sang on n’a pas réussi. Alors arrêter de donner des antibiotiques à l’aveugle, on veut bien. Mais sans labo de bactério, c’est compliqué. » (CM)
A l’inverse, il est des situations où le seuil qualité fixé est cette fois trop bas par rapport au niveau de qualité du pays d’intervention. Certains les appellent les « nouveaux pays d’intervention » et citent en exemple l’Ukraine et le Proche Orient. Dans ces situations, les référents médicaux sont perçus comme bloquant l’ajustement des standards vers le haut.
« On a tendance chez MSF à se caler sur le niveau africain. J’étais aux discussions sur les histoires de niveau de qualité pour le Moyen Orient, dont les demandes étaient plus élevées. On s’empêchait d’aller jusqu’à ce niveau de qualité dans la réflexion, parce qu’on estimait que le nôtre était acceptable. » (LS)
« Les exigences de qualité sont très élevées pour certains terrains, mais elles ne sont pas concordantes avec le Moyen Orient. Il faudrait plus d’outils, de guidelines et de supports pour ce type de contextes, mais c’est l’inverse, le Département Médical est bloquant pour changer. » (AG)
Quelques personnes des Opérations ont expliqué que les difficultés qu’elles avaient à faire comprendre la réalité du terrain venaient souvent du fait que certains référents étaient encore jeunes en poste et que les profils devenaient de plus en plus techniques.
On constate donc que l’adaptation des référentiels aux terrains d’intervention n’est pas aussi fluide que ce que les référents peuvent croire : plus on se rapproche de l’action, plus le sentiment d’inertie et de blocage se renforce.
4. COMMENT S’ASSURER QUE LES MEILLEURS SOINS SOIENT DONNÉS ?
A) AU NIVEAU DU DÉPARTEMENT MÉDICAL
La majorité des référents interrogés assurent avoir confiance dans le terrain et être dans une démarche de tentative de compréhension quand ils voient que le terrain ne suit pas leurs recommandations.
Peu de personnes ont parlé d’indicateurs qualité en tant que tels. Au contraire, il ressort que ces indicateurs, tels que collectés dans les établissements français, sont souvent difficiles à recueillir. Les référents parlent finalement beaucoup plus des outils et des indicateurs quantitatifs, qui leur permettent de savoir ce qui se passe sur le terrain. Ainsi ont été cités en priorité les données quantitatives (OPD, IPD, Surgery, avant d’être remplacé par PraxisFichiers informatiques de recueil des données médicales. Praxis est l’interface terrain du nouveau système de recueil de données.), mais aussi les revues de mortalité, les visites terrains, ainsi que les briefings et débriefings, enfin les outils spécifiques aux différentes spécialités : revue de qualité anesthésie, contrôle qualité des tests de laboratoire, Isystock, etc…
Les référents ont énoncé les différents obstacles qu’ils rencontrent dans l’amélioration de la qualité.
Ils déplorent le manque d’adaptation des moyens et par conséquent, du niveau de qualité de prise en charge quand un projet est prolongé au-delà de ce qui était initialement prévu.
Du fait des différents niveaux de validation, de la complexité de la chaine de décision et du nombre d’intervenants, la dilution des responsabilités est revenue régulièrement dans les discussions. L’exemple suivant relate comment les signaux d’alarme ne sont parfois identifiés qu’au niveau des référents médicaux, chacun s’étant déchargé de la vérification sur le niveau suivant ou précédent.
« Le taux de positivité TB devrait être entre 6 et 20 % et rester stable dans le temps. Donc si tu vois des résultats supérieurs à 20 %, inférieurs à 6 % ou qui varient, c’est bizarre. Il faut vérifier le labo : les contrôles qualité, s’il y a une surcharge de travail etc… et voir avec les médicaux s’il y a eu un changement dans le contexte. Mais c’est souvent au niveau du siège qu’on s’en rend compte, mes collègues sur la tuberculose ou moi-même » (CL).
Les référents ne se sentent pas assez impliqués par les Opérations dès l’ouverture des programmes. Certains regrettent ce qu’ils appellent «le tout pouvoir aux Opérations». D’autres regrettent d’être considérés comme source de complications inutiles, ajoutant qu’ils interviennent régulièrement « pour rattraper les erreurs » qui auraient pu être anticipées au démarrage par leur expérience.
Un autre obstacle identifié, cette fois au niveau du terrain, est le fatalisme de certaines équipes, qui manquent alors d’ambition, comme illustré ci-dessous :
« J’ai eu une discussion avec quelques expats qui étaient prêts à sacrifier la qualité, parce que pour eux le contexte ne permettait pas de faire mieux. (…) Le discours est « c’est comme ça, on ne peut pas changer ». Il y a un manque de questionnement et de recherche de solution. » (MO)
Les mêmes référents constatent toujours la production, par certains expatriés, de protocoles sauvages sur le terrain. C’est d’autant plus un problème que ces protocoles affichés dans les services sont souvent contradictoires. De façon plus globale, le turn-over des expats a aussi été vu comme une difficulté au maintien de la qualité, car il entraine un manque de continuité et de vision à long terme, ce qui a aussi été observé par les interviewés des Opérations.
Pour les trois échantillons interviewés, les référents du Département Médial sont perçus comme les garants de la qualité et de son maintien. C’est-à-dire qu’ils assurent entre autres le respect de certains critères lors de la mise en place de nouveautés, telles que la SIPAP«Synchronized Inspiratory Positive Airway Pressure» ou Ventilation Non Invasive pour les enfants en néonatologie. à Irbid par exemple. Leur incombe aussi le rôle d’être informés des dernières avancées, des études et recherches de leurs domaines respectifs, afin de mettre à jour les protocoles. Enfin ils apportent un support technique spécifique à leur spécialité aux différents niveaux opérationnels. Une personne a insisté sur l’importance d’avoir des référents travaillant à la fois chez MSF et hors MSF, afin d’enrichir la vision de MSF.
C) LA PERCEPTION DU DÉPARTEMENT DES OPÉRATIONS
Au cours des entretiens, deux types de blocages sont apparus.
D’abord, le manque de flexibilité des standards et des référentiels. La situation suivante montre que les exigences de qualité peuvent parfois être en contradiction avec les réalités vécues sur le terrain :
« A Yida, on n’a pas de bloc opératoire et on sait qu’il y a le risque de se retrouver coincés si on a une femme qui accouche avec un besoin de césarienne et qu’il n’y a pas moyen de la référer. Du coup le desk a demandé à avoir un kit césarienne avec de la kétamine au cas où. C’est quand même mieux que de laisser mourir la femme. Finalement ils ont eu le matériel (…), mais ça a demandé beaucoup de discussions, de justifications et de temps. » (CS)
Le second point de blocage est lié à la mise en place de nouvelles stratégies ou molécules poussées par les Opérations, comme illustré par les deux exemples suivants.
Lors de la mise en place du Sondalis®Alimentation pouvant être donnée aux patients par une sonde nasogastrique. à Atmeh, l’interviewé raconte qu’il lui a fallu un mois et demi d’échanges avec le Département Médical et environ 30 mails pour arriver à mettre 3 patients sous traitement. Le Département ne voulait pas envoyer le matériel et valider les protocoles sans être sûr que tout était en place. La position de l’interviewé était d’avoir le matériel pour pouvoir réaliser les formations adéquates avant de débuter tout traitement.
Dans l’exemple suivant, l’interviewé relatait une situation où le desk souhaitait débuter une nouvelle activité, mais les compétences techniques n’étaient pas présentes en interne. Le Département Médical a alors été bloquant sur le démarrage de cette activité et le desk a cherché les compétences nécessaires en externe.
« En Tchétchénie (…) on avait décidé qu’on devait rester dans le pays, mais le projet en cours était plutôt à composante sociale (…), alors qu’à côté, des personnes mourraient à cause de problèmes cardiaques. Le blocage était surtout en interne, avec le Département Médical, car on n’avait pas les compétences en interne. Ce projet demandait de la technicité et un bon niveau d’hygiène. (…) Il y avait les compétences en local, mais ils manquaient de moyens. (…) Donc on a dû aller chercher les compétences spécialistes en externe et VJ nous a mis en contact avec des personnes qui nous ont apporté ces compétences et les référentiels avec le minimum nécessaire et les moyens nécessaires pour lancer ce projet. » (LS)
Deux points de blocage ont été cités : la validation des protocoles médicaux et la validation des commandes pharmacie.
Les personnes interrogées comprennent cependant la responsabilité qu’impliquent ces décisions. Qui va être responsable si un patient développe une complication suite à la mise en place d’une nouvelle molécule ?
« C’est une question de responsabilité, d’où le blocage sur certaines règles, car si ça se passe mal, il va être le responsable, comme pour Ebola avec cette peur de la contamination. » (CM)
D) LA PERCEPTION DU TERRAIN
Avant de développer la perception du terrain, il faut préciser qu’aucune des personnes interviewées ne fait la distinction entre le Desk / Cellule et le Département Médical. Le poste de « médecin deské » est celui qui manque le plus de clarté.
Lors des discussions sur le suivi du niveau de la qualité par les personnes du siège, deux thématiques sont ressorties principalement : le reporting et le processus de prise de décision.
Le reporting comprend le remplissage de tous les fichiers et outils demandés dans le but de suivre les activités ainsi que le niveau de qualité. Il représente pour la majorité des personnes interviewées une charge de travail importante. Elles se plaignent par conséquent de passer plus de temps derrière leur ordinateur à les remplir qu’à suivre effectivement ce qui se passe dans la réalité.
« Sur le terrain, tu vois tout le monde derrière un écran d’ordinateur, pour suivre tous ces outils. Ça crée un isolement des gens avec aussi la baisse du niveau de qualité. Par exemple on ne sait plus gérer nos stocks, on les suit sur l’ordinateur avec des logiciels où les données sont fausses et en pratique on laisse le staff gérer. Du coup on se fait piller notre stock et ça a un effet négatif sur notre image en local et sur notre crédibilité. » (TH)
Par cette charge importante de reporting, certaines personnes se vivent comme des « passeurs d’informations vers le niveau supérieur », en étant systématiquement dans la position de devoir se justifier. Elles ont l’impression de récolter les données, de faire des propositions, mais que les discussions et les prises de décisions se font au niveau supérieur, entre coordination et desk, sans qu’elles en aient de retours. C’est particulièrement le cas des discussions qui se tiennent pendant les mises à plat (MAP), à propos desquelles les équipes de terrain disent n’avoir que peu d’informations.
Plusieurs personnes ont aussi insisté sur leur impression d’inertie quand elles demandent du support. On leur demande en retour beaucoup d’informations et de justifications, à tel point qu’elles finissent avec plus de questions que de réponses à leur problème.
« Par peur de prendre des risques. On n’a pas tous les éléments et on veut une qualité absolue, c’est-à-dire avoir toutes les informations. Du coup on ne fait rien et ça peut être bloquant longtemps. Comme pour un forage où on voudrait avoir toutes les informations sur la qualité de l’eau, le type de sol, etc… et au final l’hôpital n’a pas d’eau de ce forage pendant longtemps. » (TH)
Un autre exemple cité par une personne interviewée se situe cette fois à Monrovia, où les cadres du projet dépensent leur énergie à justifier des ratios RH adaptés à leur contexte. Il faut préciser que ces ratios sont donnés à titre indicatif, mais dans cet exemple, ils sont devenus prescriptifs.
« Le fait d’avoir un peu plus de staff fait aussi qu’on a un bon niveau de qualité. Par contre ça a créé pas mal de discussions avec le siège sur les ratios et le fait qu’on soit au-dessus des « ratios MSF ». On a un infirmier pour 5 patients en ICU et un infirmier pour 10 patients en hospitalisation. Dans la discussion on était sur les ratios de 1 pour 15, mais avec notre organisation spatiale ce n’est pas possible. Au début ils ne nous ont pas crus, finalement avec la visite de la référente en gestion hospitalière et les discussions, ils ont accepté. » (OM)
Ces deux derniers exemples montrent que du point de vue du terrain, les exigences en termes de qualité des différents départements supports se cumulent, qu’elles soient RH, logistiques ou médicales. Le terrain les appréhende de façon globale et non par spécialité.
Vu du terrain, le processus de prise de décision n’est pas plus clair, le décisionnaire final n’étant pas clairement identifié. D’où le sentiment de ne pas être inclus, alors que tout le monde s’accorde sur le fait que c’est du terrain que l’on a la meilleure vision du contexte et de la réalité.
« A Zaatari, les référents de Bordeaux étaient là. Mais il n’y avait pas l’espace pour dire ce qu’on pensait. On ne me demandait pas mon avis, alors que c’est moi qui allais travailler dedans. Et quand je donnais mon avis, il n’était pas suivi. Quand j’ai vu le plan, les points d’eau n’étaient pas aux bons endroits, c’était sûr que le staff n’allait pas se laver les mains. » (AD)
Par conséquent, un certain nombre de personnes ont exprimé le sentiment de n’être que de simples exécutants, dépossédés de leur rôle, poussés à suivre la règle, à vérifier des checklists sans les remettre en question, autant au niveau des Coordinateurs Projet que des équipes nationales. Elles ont aussi le sentiment d’une perte de capacité de réflexion sur le terrain, qu’elles expliquent comme l’effet indésirable des méthodes de travail citées précédemment.
« Pour moi un bon CP c’était celui qui faisait en sorte que toutes les procédures soient bien en place, j’avais presque une sorte de checklist où je vérifiais que tout était fait
(...) Mon chef de mission m’a beaucoup remis en question, déjà sur pourquoi on utilisait ces standards et est-ce que c’est toujours nécessaire (...) J’ai l’impression qu’on perd cette capacité de réflexion sur le terrain. » (RM)
« C’est comme l’exemple de la grille d’évaluation pédiatrique, qui est trop compliquée pour le staff. On nous dit que c’est obligatoire de la remplir pour assurer la qualité des soins. Pourtant on a quand même des décès, parce que le staff remplit la grille sans vraiment comprendre et savoir à quoi ça correspond. Donc tu as des décès d’enfants qui ont des grilles super bien remplies. » (AM)
Cet état d’esprit de devoir tout justifier par des données ou des outils est tellement puissant qu’une personne demandait s’il ne serait pas possible d’avoir un outil d’évaluation du personnel national en fonction des pays. Ceci afin de pouvoir justifier l’adaptation du standard aux compétences du pays. Elle expliquait connaitre le niveau de compétences de ses équipes, mais avoir besoin d’arguments objectifs, donc chiffrés, pour être entendue.
Ce formatage des équipes terrain a aussi été constaté par des référents médicaux et des personnes des Opérations, mais sous un angle différent. Ils estiment qu’il y a beaucoup d’informations qui sont collectées au niveau du terrain sans que cela ait été demandé. Ils sont aussi régulièrement surpris par les demandes de validation des terrains, qui remontent très haut dans la hiérarchie pour des points de détails qui peuvent être réglés sur les terrains. Enfin, ils observent le remplissage systématique des outils, sans que l’utilité de ces derniers n’ait été comprise.
« Le problème encore une fois des checklists et indicateurs, c’est que s’ils les remplissent systématiquement sans savoir pourquoi ils le font ou sans vérifier ce qui doit l’être, ça n’a aucune utilité. » (HD)
En conclusion de ce chapitre, on observe cette contradiction entre la demande de retours d’informations du terrain vers le siège pour les Opérations et les départements supports, avec un effet cumulatif, et la demande faite aux équipes d’être plus présentes sur leurs activités, afin de garantir la qualité des actions menées.
De plus, une autre contradiction apparait entre la façon dont le Département Médical se perçoit « en support » et le sentiment de contrôle accru vécu par les équipes par le biais des validations. C’est d’autant plus contradictoire que certains affirment toujours finir par avoir ce qu’ils veulent, mais au prix de beaucoup d’énergie et d’une certaine lassitude. Le risque ici est de choisir ses luttes, en abandonnant d’autres qui auraient peut-être été pertinentes. L’autre risque est le contournement de la règle avec cette fois une perte de maitrise des niveaux hiérarchiques supérieurs et un risque accru pour les patients. L’exemple donné régulièrement dans cette pratique est l’achat local de médicaments. Cela résout le problème aigu d’une équipe sur le terrain qui a besoin d’une molécule spécifique et dont la réponse des référents tarde à venir ou ne valide pas la solution proposée.
« J’ai quand même une commande pharma que j’ai passée sans validation, pour que ça aille plus vite. Tu fais la balance entre urgence et bénéfices et risques et des fois tu préfères attendre, peut être ça peut se débloquer. » (AG)
5. LES MEILLEURS SOINS SONT-ILS UNE CUMULATION PAR SPÉCIALITÉ ?
Est-ce la somme des exigences qualité par spécialité qui donne une qualité globale ? Comment se coordonnent les différents référents entre eux et avec les autres départements ?
Dans les entretiens avec les référents médicaux, la coordination entre corps de métiers est peu présente. Elle n’est pas formalisée en tant que telle, mais certains groupes de référents travaillent en équipe sur des thématiques spécifiques : comme par exemple la Tuberculose, le VIH et le Laboratoire, ou comme la Chirurgie, l’Anesthésie, les Soins Intensifs et les Urgences. Mais cela reste spécifique à ces groupes, car lorsqu’un hôpital regroupe par exemple, chirurgie, pédiatrie et maternité, les entretiens ne font pas ressortir d’échanges spécifiques sur leurs exigences respectives.
Comme nous l’avons déjà vu précédemment, les entretiens font aussi ressortir un effet de tuilage entre spécialités, avec des activités pouvant être couvertes par 2 référents médicaux différents. Un exemple parlant de cette verticalité et de l’effet de tuilage a été donné par une personne du terrain, qui explique que le dossier médical du patient est devenu un recueil de feuillets spécifiques à chaque spécialité, sans lien entre eux, avec peu de moyens d’avoir une vision globale du patient. En résultent des dossiers pouvant aller jusqu’à 20 pages, répétant plusieurs fois les mêmes informations et devenant illisibles pour les équipes. Un autre exemple est celui de la difficulté à trouver l’information pertinente dans l’ensemble des ressources disponibles :
« Ce qui rend les choses difficiles, c’est qu’il y a trop de références. Pour un protocole palu, tu as le guide vert, le guide palu, le guide nut et les référents médicaux du siège, et à chaque fois tu as des informations différentes. Au final qu’est-ce que tu choisis ? » (AD)
Cet effet de silo spécialisé est en opposition avec l’aspect pluridisciplinaire et transversal que beaucoup de personnes ont cité comme une caractéristique importante de la qualité des soins. Le découpage de la médecine par spécialités n’est pas spécifique à MSF, mais lié à l’évolution de la médecine occidentale ces dernières décennies.
La coordination avec les autres départements se fait quasi exclusivement avec le Département des Opérations, mais elle est très dépendante de la confiance entre les personnes. Les autres départements n’ont été que peu cités. Pourtant l’exception du laboratoire et du poste de « flyingLe poste de flying correspond à un spécialiste technique allant sur les terrains pour aider les équipes à mettre en place des activités spécifiques à sa spécialité ou pour apporter un support technique. » est représentative d’une voie possible d’amélioration de la coordination. En effet le laboratoire, avec par exemple les spécificités liées au matériel biomédical, est obligé de travailler avec le Département Logistique. De même, le « flying », passant la majeure partie de son temps sur le terrain, doit se coordonner avec les autres corps de métier pour vérifier que les modifications faites sur le projet sont applicables par toute l’équipe de façon transversale. Il est chargé de mettre en place, mais aussi d’accompagner cette mise en œuvre sur une certaine durée, ce que les visites terrain permettent rarement.
Selon les personnes du Département des Opérations interviewées, l’approche qualité par spécialité entraine la perte de vision globale et transversale des projets. Ce constat est aussi fait par deux référents médicaux :
« Il y a beaucoup de démarches, mais elles ne sont pas forcément très coordonnées et ça va un peu dans tous les sens. (…) Il faudrait aussi simplifier les outils, il y en a trop, qu’on retrouve partout, et sur le terrain c’est écrasant, ils ne savent plus où regarder. » (KH)
Les personnes du terrain soulignent quant à elles le manque d’adéquation entre les recommandations formulées par les référents lors de leurs visites et la stratégie opérationnelle :
« A RutshuruProjet MSF à l’est de la République Démocratique du Congo on était dans un positionnement complétement schizophrénique, avec d’un côté la vision opé d’une fermeture à 4 ou 5 ans, dont on discutait beaucoup avec le MoH, et de l’autre les référents médicaux avec une vision très verticale, qui voyaient Rutshuru plus comme un terrain d’expérimentation (…) Ils décidaient de mettre en place telle ou telle activité, comme les blocs de membres en anesthésie et des choses comme ça, qui sont plus des lignes d’ouverture du projet, en opposition complète avec la décision de fermeture. » (RM)
Ils déplorent aussi des recommandations qui sont faites sans avoir pris en compte les conséquences directes qu’elles entrainent sur le projet, que ce soit pour la logistique, les ressources humaines, ou comme dans l’exemple qui suit, pour la pharmacie.
« Ce qui m’a gêné, c’est les visites de référents médicaux qui font certes leur boulot, mais qui font les changements directement sur le terrain sans en avoir informé la coordo ou le desk. Ça implique des pertes de médicaments qui ne sont plus utilisés et l’augmentation de consommation d’autres médicaments qui n’a pas été anticipée. Le timing n’a pas été discuté. (…) Un autre exemple est de décider de mettre des gants pour tout, mais du coup tu n’as plus de gants pour les équipes quand elles doivent faire des gestes à risque. » (DC)
Enfin, certains ont fait remarquer que les objectifs des référents médicaux ne correspondent pas toujours avec les besoins pratiques du terrain.
« Par exemple les immunoglobines Anti D chez les femmes enceintes, on voudrait aller plus loin sur certains points, mais qui ne sont pas entrés dans les manières de faire chez MSF. Du coup il y a des blocages internes entre l’équipe terrain qui voit les besoins et les moyens disponibles localement comme en Turquie, et qui voit ce qui pourrait être fait, et le Département Médical qui n’est pas à l’écoute et qui n’est pas au fait de la situation sur le terrain.
Chaque référent est à fond sur des sujets spécifiques, mais qui ne sont pas forcément en lien avec le terrain. Mais ils [les référents] ont aussi assez de pouvoir pour bloquer l’avancée. Ça fait 2 mois qu’on essaie d’avancer sur cette histoire d’immunoglobines. » (AG)
La spécialisation est donc un facteur de complexification des procédures, auquel s’ajoutent les exigences qualité des autres départements supports. On observe donc une accumulation des exigences qualité, sans qu’elles n’aient forcément de lien entre elles (il est cependant à noter que certains référents ont conscience de ces effets et essaient d’y remédier, en simplifiant au maximum outils et protocoles, afin de les rendre utiles et pérennes). Cette complexification est d’autant plus contradictoire que le discours ambiant est à la simplification des protocoles, comme des informations disponibles, afin de permettre à chacun de trouver rapidement celles qui lui sont nécessaires. Souvent au cours des entretiens, le terme de «basique» est revenu, avec l’idée que pour réaliser un travail de qualité, il suffit de choses simples, sans pour autant aller vers la facilité.
« On a de très bons hôpitaux, qui ont un niveau basique, mais avec une bonne qualité » (MO). « Même avec un minimum de ressources il est toujours possible d’avoir un bon niveau de qualité » (M).
Dans les réponses faites par les personnes travaillant au Département des Opérations sur les effets de cette spécialisation, deux points de vue se confrontent.
Un groupe de personnes défend l’idée qu’il vaut mieux prendre son temps et éviter de se précipiter à l’ouverture de projets moyen / long terme. L’objectif est de faire les choses convenablement, pour ne pas avoir à rattraper des erreurs de départ, ce qui nécessite à la fois beaucoup de temps et d’énergie.
Pour le second groupe, la spécialisation des exigences qualité est une entrave à la réactivité qui peut aller jusqu’à mettre à mal l’ouverture du projet ou retarder le démarrage de nouvelles activités, comme pour l’exemple des fixateurs internes à Aden.
« A Aden, nos exigences de qualité nous freinent pour la mise en place des fixateurs internes. J’ai peur que parce qu’on n’a pas de laboratoire de microbiologie, on ne va pas pouvoir lancer cette activité. J’ai cette impression, parce que le niveau d’exigence évolue au fil du temps: à Port Harcourt, on n’avait pas de laboratoire de microbiologie. Il faut faire attention à ce que le niveau de qualité ne soit pas bloquant (...) » (CS)
L’ensemble des personnes interviewées a conscience que la qualité a un coût élevé, mais ce coût est assumé. Un autre effet de la spécialisation mis en exergue est la contrainte RH. L’augmentation de l’exigence d’avoir des spécialistes dans les équipes expatriées pour pouvoir réaliser des activités spécifiques, comme la néonatologie, est par exemple pointée du doigt. Cette exigence entraine des délais supplémentaires dus aux difficultés à trouver ces profils. Cela entraine aussi des difficultés pour ces expatriés, dont la vision du projet est très verticale, à comprendre les compromis nécessaires liés au contexte, comme illustré ci-dessous.
« Par exemple, quand j‘ai présenté à l’équipe le projet de soutenir d’autres maternités en dehors de notre projet, les 2 expats néonat se sont insurgés qu’on ne prévoie pas d’y faire de la néonat. Il a fallu leur faire comprendre que déjà dans ces structures on n’était pas à des niveaux suffisants pour ça et que leur apporter des tables d’accouchement et les basiques c’était déjà bien. Ce sont des spécialistes sans vision globale, qui n’ont souvent eu que le briefing par leur référent med et partent sur le terrain sans vision globale. » (RM)
6. LES MEILLEURS SOINS SONT-ILS SYNONYMES D’INTERVENTION SYSTÉMATIQUE?
Pour terminer cette première partie, les entretiens ont fait ressortir une contradiction entre nos modes d’action et certaines des orientations médicales actuelles. Nous savons que notre tendance, chez MSF, est à l’action, à «l’interventionnisme». Les moyens sont disponibles, alors pourquoi ne pas agir ? Pourtant, comme certains le font remarquer, l’action n’est pas toujours synonyme de qualité.
En premier lieu, apporter des soins de qualité à un patient peut dans certains cas se limiter aux soins palliatifs. Etat d’esprit qui demande aux équipes de prendre de la distance avec la technicité et d’apporter des soins de confort. Cette orientation est de plus en plus plébiscitée au sein de l’association, mais elle se heurte à notre culture de l’action et aux réalités du terrain pour les équipes.
Dans l’exemple suivant, les équipes terrain ont des difficultés à se limiter aux critères d’admission et donc à faire des soins palliatifs pour les enfants qui ont un trop petit poids. Elles sont confrontées à la fois aux raisons de leur engagement, « sauver des vies » et à l’incompréhension des familles et des équipes soignantes locales. Cette position leur est donc particulièrement inconfortable. Pourtant apporter des soins palliatifs dans ces cas de figure est un gage de qualité.
« Aujourd’hui, c’est difficile de faire de la pédiatrie sans néonat, mais du coup ça complexifie tout. Quand la Directrice Adjointe en parle, ça parait simple, mais sur le terrain, ça ne l’est pas du tout. Les critères ne sont pas aussi simples et clairs, alors qu’en théorie ils le sont. Il faut faire du palliatif pour les petits poids, mais ce n’est pas fait par les équipes. Ça ne marche pas en pratique. C’est 20 % des cas, dont on sauve 1 sur 2 et encore pour quel avenir ? Ça prend le chou des équipes et beaucoup de temps. (…) Du point de vue des équipes les moyens sont là, alors pourquoi ne pas tout faire pour ces enfants, plutôt que du palliatif ? » (AM)
En deuxième lieu, l’’interventionnisme se confronte parfois au principe de « ne pas nuire ». Dans l’exemple qui suit, le projet ne possédant pas de lits d’hospitalisation, toute la chirurgie est faite en ambulatoire, ce qui oblige à l’exclusion de certains patients.
« A Gaza, pour la chirurgie reconstructrice, techniquement nos chirurgiens peuvent faire du maxillo-facial, mais on n’a pas la possibilité d’hospitaliser nos patients après. Donc les cas qui peuvent saigner ne peuvent pas être traités en ambulatoire. Même cas de figure pour la grand-mère diabétique. Ne pas nuire ! Ici on ne peut pas assurer une surveillance correcte après la chirurgie, donc on refuse ce type de cas, même si les chirurgiens poussent pour. » (MB)
La volonté d’action des chirurgiens se heurte aux contraintes opérationnelles du projet.
Enfin, notre tendance à l’action et à l’amélioration continue soulève aussi la question de la durabilité des structures de soins après notre départ. Deux positions s’opposent entre, d’une part, ceux qui estiment qu’il faut faire au mieux pour les patients qu’on prend en charge sur le moment, et d’autre part ceux qui pensent qu’il faut augmenter le niveau de qualité progressivement en associant le MoH, afin que les progrès se maintiennent après le retrait de MSF.
« Quand on arrive et qu’on fait de la chirurgie, on le fait avec un bon niveau de qualité. Mettre en place un système « transmissible » avec de la qualité moyenne à l’ouverture, en se disant qu’on ne va pas rester longtemps, si c’est pour rester 5 ans, autant faire de la bonne qualité pendant cette période. On ne sait jamais combien de temps on va rester. Alors il ne faut pas trop se limiter juste parce qu’on prévoit la passation. C’est même pire de se limiter, parce qu’avec un bon niveau de qualité on va aussi donner de bonnes habitudes. » (TH)
« Il n’y a aucun gouvernement qui peut maintenir autant de monde avec des budgets limités, sans compter le matériel (équipements, médocs, Surfanios etc…). Je trouve ça génial que les populations pauvres aient accès à des soins de qualité, mais il faut garder en tête que ce n’est pas durable. » (JP)
Dans le même ordre d’idées, les discussions ont fait ressortir une critique de la croyance selon laquelle nous apportons toujours un niveau de qualité supérieur aux autres acteurs ou au MoH, comme dans l’exemple de soins de néonatologie aux Philippines, où nos moyens ne nous permettaient pas de prodiguer des soins de qualité. Ou même en France, où le desk doit faire face aux réticences des équipes à transférer des activités à d’autres acteurs.
« A Calais, l’équipe ne veut pas faire de passation de l’activité OPD à la PASS [Permanence d’accès aux soins de santé, dispositif géré par l’Etat], car ils disent que la PASS n’y arrivera pas. Ils ont des réticences sur la charge de travail supplémentaire pour les médecins. Alors qu’on sait que des patients vont consulter aux deux endroits. Le fait de ne pas avoir besoin de traducteur va diminuer le temps de consultation. (…) Il y a ce côté chez nous où on croit qu’on fera toujours mieux que tout le monde, même dans le contexte français… » (MB)
Ainsi la qualité des soins peut aussi impliquer de revoir nos modes d’actions et de référer des patients si on estime qu’ils seront mieux traités par d’autres. C’est le choix opérationnel qui a été fait en Syrie, où la gestion du projet en remote ne permettait pas d’assurer un niveau de qualité de prise en charge satisfaisant.
« A Atmeh, on a eu des discussions sur la pertinence de notre présence au vu de la qualité de ce qu’on faisait. On veut être présents en Syrie, mais la qualité qu’on a à offrir n’est pas très bonne. Donc on a décidé de se limiter aux patients les moins compliqués et de référer les patients grands brûlés ou compliqués vers la Turquie, pour éviter de faire courir un risque à ces patients. Depuis, on a augmenté fortement nos références et on évite la casse dans notre hôpital. On a aussi eu des discussions sur l’augmentation de notre capacité en nombre de lits, finalement on a préféré garder le même nombre de lits, mais augmenter la qualité en ayant plus d’espace entre les lits et en améliorant les espaces prévus pour la kiné et les psys. » (CS)
En conclusion la qualité est, comme certains l’ont formulé, l’équilibre entre « ce qu’on peut faire et ce qu’on doit faire ».
« C’est un équilibre entre la qualité et le bon sens, entre ce qu’on peut faire et ce qu’on doit faire. Ce n’est pas parce qu’on a les moyens qu’il faut le faire. » (NR)
7. DISCUSSION AVEC LA SALLE
Suna BALKAN - Référente Maladies Infectieuses
Pour nous spécialistes, nous avons besoin de voir l’ensemble du projet. On ne peut pas venir et dire : « voilà, on va faire cela » sans voir l’ensemble de la population, le contexte. Il faut évidemment adapter au contexte. Cela, au Département Médical, on le perd petit à petit, parce que l’on est de moins en moins impliqués, et là je ne suis pas trop d’accord sur le fait que nous prenons des décisions. On perd cette vision globale, on est de moins en moins impliqués dans le projet au global comme on l’était avant, où l’on avait son dossier spécialiste, mais on était aussi généraliste pour les pays et du coup on pouvait intelligemment mettre en place une activité spécialiste dans un pays dont on connaît le contexte.
Michèle BECK
Au niveau des décisions, c’est ressorti ainsi des entretiens. Les processus de prises de décision ne sont pas clairs dans la tête des gens. L’implication que les référents ont aujourd’hui en termes de décision est la validation des protocoles, ainsi que des commandes pharmacie. Ce que certaines personnes m’ont fait ressortir dans les desks, c’est qu’eux n’avaient pas la décision finale et devaient justifier la mise en place de nombreuses choses. A ce moment-là, c’était vraiment soit un référent, soit plusieurs qui bloquaient.
Annette HEINZELMANN - Directrice Département Médical
Sur la décision finale, je vous invite à lire le document que l’on a fait autour du fonctionnement des opérations : la décision finale est toujours chez le desk. Le rôle du Département Médical est le support.
Pierre MENDIHARAT - Directeur Département des Opérations Adjoint
C’est vrai qu’il faut en permanence rappeler que ce sont effectivement les Opérations qui décident à la fin, y compris sur toutes les décisions de type médical. MSF c’est aussi un travail collectif. Nous n’avons pas des départements simplement en support technique, soutien technique pour ensuite se dégager de la décision. Dans la pratique, cela ne se passe pas ainsi, et je ne pense pas que nous voudrions que cela se passe comme cela. Nous voulons un support circonstancié et un travail d’équipe, ce que nous trouvons souvent.
Pourtant, il faut voir aussi que lors des visites du Département Médical, ou d’autres départements supports, avec des référents très expérimentés, leurs arguments mettent parfois beaucoup de pression sur les équipes. D’autant plus quand ils expriment des idées comme : « Enfin, si tu ne fais pas cela, les patients vont mourir ! », « Tu prends le risque de tuer le patient. » Avec ce type d’arguments radicaux, les personnes ont forcément de l’influence et il faut la prendre en compte, même si « les Opérations ont la décision finale ». Il faut que tout le monde soit dans un même état d’esprit et ait une même compréhension de ce que peut être la règle, la norme, le protocole, et son application dans un contexte.
Carine TESSE - Coordinatrice Projet
J’ai pu voir sur le terrain, à Yida, que nous avons tendance à attendre le spécialiste pour commencer une activité, ou être en dégradé avec une activité en volume réduit jusqu’à ce que le spécialiste arrive. On n’avait jamais fait de prise en charge des victimes de violences sexuelles (VVS), mais on avait quelques protocoles. Pourtant on a attendu avant de démarrer que quelqu’un vienne nous conseiller. C’est vrai aussi sur la sécurité, on veut attendre le spécialiste sécurité avant de lancer une activité. C’est de l’autocensure.
Suna BALKAN
Je trouve cela vraiment triste, comme à Yida, qu’ils n’osent pas commencer quelque chose parce que le spécialiste n’est pas arrivé. Je tombe des nues, je ne sais pas comment on a réussi à en arriver là ! Parce que oui, il faut laisser un peu carte blanche au terrain, ils ont de bonnes idées et il faut avoir du bon sens, être pragmatique et prendre des décisions. Je pense que l’on a peut-être fabriqué quelque chose qui nous retombe un peu dessus.
Pierre MENDIHARAT
J’ai une question par rapport aux entretiens que tu as faits. Cela retranscrit bien ce que l’on a l’habitude de discuter sur le terrain, mais il y a souvent un paradoxe dans le discours des gens qui sont aujourd’hui sur le terrain. A la fois ils regrettent et se plaignent qu’il y a trop d’outils et beaucoup de reporting. Pourtant, très souvent, pris dans un autre contexte, une formation par exemple, ils vont être extrêmement demandeurs d’outils et se plaindre qu’à MSF, on est un peu une bande d’amateurs, particulièrement OCPOperational Center Paris par rapport aux autres sections, et qu’il n’y a pas assez d’outils, de guidelines. Est-ce que tu n’as pas aussi entendu les deux et comment résout-on ce paradoxe ?
Alfatih OSMAN SULIMAN - Coordinateur Médical
Pensez-vous que l’on a un mécanisme pour vérifier la qualité à MSF, à part la supervision, les visites ? Je pense que non. Ces commentaires, ces visites, ces rapports conduisent à des réponses de type réaction, parce que l’on dit : « Oui, mais en raison du contexte, on ne peut pas faire autrement. » Je pense que, de temps en temps, des audits seraient nécessaires, ce qui nous permettrait de comparer les différents projets à différents endroits. Sinon nous serons dans ce dilemme permanent.
Cécile BRUCKER - Coordinatrice Projet
Pour le reporting, pour moi la difficulté est l’adéquation entre les attentes du terrain et les attentes du desk. Si par exemple on fait des sitrepsSituation Report de 20 pages et que de l’autre côté le desk a l’impression de ne pas avoir assez d’informations, il n’y a pas de consensus : quels sont les attentes ou les besoins ? C’est peut-être là-dessus qu’il faudrait travailler.
Les recommandations d’un référent technique sont vues par le terrain comme devant être réalisées tout de suite même si l’on n’a pas le budget. C’est le terrain lui-même qui se met cette pression. On veut tellement bien faire que l’on ne se donne plus nous-mêmes de délais de flexibilité ou de priorisation pour ne pas tout faire en même temps.
Rony BRAUMAN
Ce que tu viens de dire, et ce que l’on a entendu avant, résonne avec ce qu’a dit Pierre concernant l’ambivalence sur le terrain, entre d’une part une revendication de liberté et d’autre part une attente de contrôle. C’est une ambivalence après tout qui est assez humaine, qui se retrouve dans beaucoup de domaines, mais je pense quoi qu’il en soit qu’il est important de l’expliciter et de la rendre visible, parce que cela permet aussi d’éviter un certain nombre de malentendus et peutêtre d’assumer davantage une position de liberté quand on la revendique avec un certain nombre de capacités.
David OLSON - Directeur Médical Adjoint, basé à New York
Je voudrais proposer quelques piliers pour la définition de la qualité, qui ont été discutés au niveau international et des autres sections et sur lesquels on est plus ou moins tombés d’accord :
- la sécurité du patient, soit ne pas nuire
- l’efficacité des soins
- « patient centeredness » c’est-à-dire être centré sur le patient et embrasser le point de vue du patient…
Suna BALKAN
Je me retrouve assez bien dans la description que Michèle fait des retours du terrain, parce que quand je vais sur le terrain, ce sont les mêmes questions. Après, est-ce que l’accumulation des spécialités garantit le meilleur soin ? Je ne suis pas du tout convaincue. Depuis que l’on nous a saucissonnés dans des spécialités et que l’on accumule des spécialités sur un patient, on a perdu cette vision globale du patient, comme on la perd en Europe aussi. Je pense que l’on suit un système occidental où on saucissonne le patient avec des spécialités. C’est évidemment valable d’améliorer la qualité en anesthésie, des gestes techniques en chirurgie. Mais dans ce que l’on appelle la prise en charge ordinaire, cette perte de vision globale et un peu généraliste est plutôt délétère.
Deane MARCHBEIN - Coordinatrice Projet
A-t-on des normes minimales qui sont le seuil en deçà duquel on n’intervient pas ? Lorsque l’on parle d’outils, il s’agit aussi de comprendre dès le départ quelles sont les références, les termes de références à employer, sur la base de quels critères on va être évalué.
Michèle BECK
C’est justement là où il ressort de la part des référents qu’il y a des prérequis non négociables en termes de chirurgie, de salle de réveil, d’accès à la qualité des médicaments et concernant le laboratoire. La position des opérationnels et des gens du terrain est plutôt de dire : « Quand il y a une urgence, il n’y a pas vraiment de prérequis. On est là pour agir, et on ne va pas laisser mourir la personne sous prétexte que l’on n’a pas tous les prérequis. »
Rony BRAUMAN
J’aimerais que l’on entende, de la part aussi bien du siège que du terrain, comment cela se passe dans des situations qui ne sont pas aussi clairement qualifiables d’urgence extrême, de life-saving, mais plutôt dans l’ordinaire. Y a-t-il une sorte de paquet, prérequis, qui interdit de travailler, ou peut-on commencer progressivement ?
Cécile BRUCKER
Sur les standards et les minimums requis, je pense qu’il faut aussi que, si on travaille sur la qualité et sur des standards de qualité, on ait une marge claire de flexibilité. On pose des exigences, mais on ne discute pas de notre marge de flexibilité.
Si on prend justement le Moyen-Orient, on peut aussi parler des standards des patients. Par exemple dans un service de maternité : dans nos protocoles, le niveau de prise en charge de la douleur de la femme qui accouche n’est pas du tout adapté à la demande des femmes enceintes.
Il y a aussi, en dehors de l’urgence, des programmes à respecter en collaboration avec le ministère de la santé qui se sont déjà améliorés. Quand bien même on pense rester cinq ans, on doit travailler sur des stratégies de sortie. Seulement avec nos standards et nos moyens, c’est impossible de se dire que l’on pourra sortir en leur laissant les standards de qualité tels quels. Se dit-on que pendant cinq ans on travaille avec nos standards, et puis que cela va s’écrouler quand on va partir ? Est-ce que l’on prévoit des échelles de réduction de cette qualité pour qu’un minimum reste ? Toute cette réflexion n’est pas évidente et il n’y a pas de consensus.
Pierre MENDIHARAT
J’ai l’impression que, pratiquement pour tout, il y a un guideline à MSF. Si on prend la peine de chercher, généralement on le trouve assez vite. On a énormément de référentiels. Je dirais donc que oui, on a des prérequis et des référentiels et, encore une fois, il faut en permanence pouvoir les adapter. Je trouve qu’il y a un lien entre les différents départements et nous, Opés, dans la manière que l’on a de travailler ensemble pour savoir ce que veut dire adapter et avoir une compréhension commune de la qualité. On doit avoir tous la même compréhension pour pouvoir ensuite, en équipe, puisque l’on travaille en équipe, mettre en place cette qualité.
David OLSON
Une manière de considérer cette histoire de prérequis, de normes minimales est de se poser la question : est-ce que l’on va prendre le risque de nuire à quelqu’un ? Est-ce que l’on risque de faire du mal à quelqu’un ? Il y a eu un rapport aux Etats-Unis qui nous disait que l’erreur médicale est la troisième cause de mortalité dans les hôpitaux dans nos contrées.
Quand on parle de normes minimales, par exemple doit-on s’embarquer dans la néonatologie sans spécialiste de la néonatologie ? Peut-être que cela ne va pas nuire au patient, mais est-ce efficace ? Tu parlais des audits, nous devrions savoir si ce que l’on fait est efficace et si on nuit ou non à nos patients. On fait des études de mortalité, on l’a fait pendant des années avec la tuberculose, le VIH, et c’est quelque chose que l’on espère pouvoir continuer à faire et de manière tout à fait transparente à l’avenir dans nos programmes. Il ne s’agit pas de surdéterminer les choses, mais de vraiment mettre le doigt sur ces questions et de les creuser. Ce sont des points dont on discute aujourd’hui.
Un intervenant
J’ai des questions sur le fait que l’on se dirige de plus en plus vers la spécialisation et la médecine de haute qualité. Comment conjugue-t-on cela avec le fait que l’on travaille dans des conditions très difficiles et qu’à long terme, il y ait beaucoup de lacunes sur le terrain ? Au Pakistan par exemple, on a une unité néonatale de très bonne qualité, mais on a des problèmes de RH. On n’a pas recruté de néonatologue ou il n’a pas pu rentrer dans le pays et le personnel local n’est pas aussi expérimenté, et a du mal à maintenir un haut niveau dans ce service. Je voulais souligner que l’on se donne des ambitions énormes en matière de qualité de soins de haut niveau, mais on n’a pas les ressources humaines dont on a besoin pour assurer ce niveau de qualité.
Maurice NEGRE - Médecin Terrain
Je voudrais juste rappeler que ce sont les ressources humaines qui comptent. C’est-à-dire le niveau d’incompétence qui est le nôtre quand on est sur un terrain. C’est à partir de là que l’on demande de l’aide et que l’on sort nos guidelines qui sont le minimum requis.
C’est le mérite de Jacques Pinel, qui a été le premier à nous avoir aidés, à nous apporter les moyens de travailler avec ces fameux guidelines en appui. Mais il était aussi le premier à dire : « Attention ! Ce guideline, c’est parce que tu ne sais pas, mais si tu sais, tu le transgresses, tu vas au-delà. Peu importe ce qu’est le standard MSF. » Et franchement, je crois que ce sur quoi il faudrait appuyer, c’est plus sur le niveau de compétence minimum que l’on se doit d’avoir quand on va sur un terrain.
Si on a un niveau minimum et que l’on sait regarder un peu autour de soi…. on n’est jamais au milieu de nulle part, il y a aussi des médecins, des soignants, des gens qui ont une pratique. Cette pratique, on peut la prendre en compte, elle peut être loin des « standards MSF ». Mais notre force est de pouvoir amener les moyens dont ils ne disposent pas. Pour cela on est très forts.
B. ETUDES DE CAS
Michèle Beck
Pour continuer la réflexion sur l’état des pratiques actuelles de MSF vis-à-vis de la qualité médicale, nous allons explorer deux situations de controverses liées aux exigences en termes de qualité. L’objectif est d’essayer de répondre aux problématiques suivantes :
- Jusqu’où souhaitons-nous aller en termes de qualité et quelles sont nos limites ?
- Qui prend la décision et comment (qu’est ce qui détermine la décision) ?
- Comment s’assurer d’un certain niveau de qualité ?
- Quelle est la marge de manœuvre des équipes projet ?
1. KOUTIALA : L’ÉVOLUTION D’UN PROJET AMBITIEUX
Koutiala est actuellement un des projets majeurs en termes d’activités dans le portfolio OCP. Il a pour objectif de démontrer qu’avec une bonne prise en charge en périphérie et un bon système de référence, on peut réduire le nombre d’enfants hospitalisés et donc leur assurer une prise en charge de qualité en hospitalisation. C’est un terrain de recherche important pour tout ce qui touche à la nutrition, la microbiologie, la néonatologie, les brûlés, etc…
Christopher MAMBULA - Responsable Médical de la Cellule 3
Le projet de Koutiala a ouvert en 2009, dans la région de Sikasso, dans le Sud-Est du Mali. La ville comprend environ 130 000 habitants et le projet dessert une population totale de 575 000 personnes sur 42 aires de santé. Au moment de l’ouverture du projet, le taux de mortalité des moins de 5 ans était au-dessus des seuils d’urgence et le système de santé était défaillant, surtout par manque de RH dans les structures.
L’objectif au moment de l’ouverture était de réduire ce taux de mortalité dû à des pathologies plutôt banales, en travaillant particulièrement en périphérie. L’intention était de réduire le nombre de cas simples qui se compliquaient et nécessitaient une hospitalisation. La population cible, ce sont les enfants de moins de 5 ans. Le projet comprend deux volets : un volet préventif basé sur les activités externes et un volet curatif, qui se positionne au niveau de l’hôpital. Ce dernier a pris beaucoup d’ampleur depuis l’ouverture.
Le volet préventif englobe ce que nous appelons le package pédiatrique, dans 5 Centres de Santé soutenus par MSF. Ce package inclut des activités de prévention de la malnutrition : surveillance de la croissance des enfants pour un dépistage des malnutris aigus sévères et distribution de suppléments alimentaires. Il englobe également tout le volet préventif du paludisme, grâce à la chimio prophylaxie saisonnière, aux distributions de moustiquaires et aux agents paludisme, qui dépistent et traitent dans les villages les enfants malades. Enfin, le package comprend des consultations médicales de suivi annuel et le Plan Elargi de Vaccination.
Le volet curatif est centré sur l’activité hospitalière à l’hôpital du Ministère de la Santé dans la ville de Koutiala. Ce volet englobe le système de référence, les prises en charge médicales des enfants, mais aussi un centre nutritionnel thérapeutique et une unité de néonatologie. Dans le service d’hospitalisation médicale sont également pris en charge des enfants grands brûlés, malgré l’absence de capacité chirurgicale. En cas de besoin de greffe de peau ou d’autres techniques de lambeaux, les enfants sont référés vers le centre de santé américain. Une autre spécificité de ce projet est le laboratoire de microbiologie lancé en 2014, unique chez MSF.
Entre 2010 et 2015, le projet a réalisé entre 50 000 et 80 000 consultations externes par année. Toujours pour la même période, entre 8 000 et 11 000 admissions ont été faites à l’hôpital. Il faut noter que chaque année 30 000 à 35 000 patients sont traités pour le paludisme, soit en ambulatoire, soit en étant hospitalisés. Ces chiffres ne montrent pas la saisonnalité des pics d’activités. La caractéristique de l’hôpital de Koutiala est de passer de 80 lits en période dite creuse, à environ 320 lits en période de pic paludisme, ce qui nous amène aux difficultés rencontrées par ce projet.
La première problématique que rencontre l’hôpital est son dimensionnement. En effet, le contexte impacte grandement la capacité d’hospitalisation qui quadruple en période de pic. Il faut alors prendre en compte l’organisation spatiale, et donc les besoins en construction : va-t-on mettre les ¾ des lits sous tentes pendant quelques mois chaque année, ou prévoit-on des services « en dur » qui seront vides une partie de l’année ? Aussi en terme d’équipes, il faut estimer le nombre de personnes dont on va avoir besoin au moment des pics, pour pouvoir les embaucher et les former avant la période critique. Mais les contrats de ces personnes sont ensuite arrêtés et il est difficile de les retrouver l’année suivante. Tout cela sans compter les besoins en logistique, les exigences biomédicales et toute la watsan. Le projet passe d’un extrême à l’autre chaque année.
Nous venons de le voir, les Ressources Humaines font partie des difficultés liées au dimensionnement. Il est difficile après le pic de réduire le nombre de personnes travaillant dans le projet. Mais il faut aussi prendre en compte que Koutiala est un projet où beaucoup de référents veulent tester de nouvelles techniques ou de nouvelles approches, ce qui implique à chaque fois des ressources dédiées. Un autre aspect RH qui pose question aujourd’hui est l’hyperspécialisation des équipes nationales sur place. Malgré leur formation généraliste les médecins maliens MSF sont devenus extrêmement spécialisés sur le paludisme, les infections respiratoires et les diarrhées. L’aspect positif est qu’en période d’affluence, ils savent très vite diagnostiquer et traiter ce type de pathologies. Le revers de la médaille est qu’avec un tel nombre de patients, les maladies habituellement rares sur d’autres projets, sont, en proportion, plus importantes dans ce contexte. Ces cas compliqués, qui représentent entre 5 et 10 % des admissions, demandent des soins encore plus spécialisés, comme les soins intensifs, que les médecins MSF maliens ne savent pas prodiguer. Nous avons donc aujourd’hui un projet avec 12 à 15 médecins à temps plein pour toutes les raisons que nous venons de voir, sachant que le même projet il y a quelques années aurait nécessité 2 médecins.
La présence de pathologies complexes explique aussi les discussions que nous pouvons avoir sur le niveau de technicité qu’on souhaiterait aux soins intensifs.
Même si les enfants de moins de 5 ans de Koutiala ne sont pas radicalement différents des enfants d’autres régions sub-sahariennes où nous travaillons, leur nombre élevé va mettre la pression pour augmenter le niveau des soins intensifs. Dans un autre projet avec 300 admissions par mois, l’équipe voit peut-être un seul cas compliqué, cela ne va pas demander d’investir plus de ressources. Mais à Koutiala, avec environ 300 décès par an, la question de savoir ce qui aurait pu être fait pour empêcher plus d’enfants de mourir se pose forcément. Pourtant il n’est pas certain qu’en ajoutant plus de staff et plus de technicité, plus d’enfants seraient sauvés, surtout quand ils arrivent dans des états très sévères. Quelles limites se fixe-t-on ? Faut-il plus de spécialistes ? Doit-on mettre en place la SIPAP comme à Irbid ?
Bien sûr, on a vu globalement une amélioration de la prise en charge sur nos projets, grâce à de nouvelles techniques, comme par exemple quand on est passé du Lovibond® à l’Hémocue® pour mesurer de façon plus fiable le taux d’hémoglobine dans le sang. Mais à chaque étape, on complexifie la gestion de l’ensemble du projet. Ainsi le biomed est un bon exemple. Sous prétexte d’améliorer la fiabilité et la qualité de prise en charge, on a aujourd’hui des procédures très complexes d’entretien et de maintenance de toutes les machines, qui demandent à avoir un technicien en biologie médicale présent en permanence. Quelle est la valeur ajoutée exacte de cette complexification ? Ce matériel supplémentaire augmente aussi les risques de mauvaise utilisation, avec par exemple des résultats qui peuvent être erronés pour l’Hémocue®, s’il est mal utilisé.
Le changement incessant des protocoles médicaux est une autre difficulté à Koutiala. Certains expatriés modifient ces protocoles. Et les visites régulières des différents référents médicaux augmentent encore la confusion, quand ils apportent les nouveautés de leurs disciplines respectives. Les nouveaux protocoles sont donc affichés sans que les anciens ne soient supprimés et en oubliant que les médecins nationaux ont aussi une certaine réticence aux changements. A ces problèmes internes de manque de coordination entre les acteurs s’ajoutent les divergences qui peuvent exister avec les protocoles nationaux et ceux de l’Unicef ou de l’OMS. Comment assurer un certain niveau de qualité dans ces conditions ?
La problématique de l’adéquation entre nos ambitions et nos moyens est intéressante aussi sur ce projet, particulièrement au niveau du package préventif. Effectivement, l’objectif était d’avoir un package pédiatrique qui soit transposable à tout le district, voire au-delà. Mais les modalités de mise en place et de suivi sont trop lourdes pour nous permettre une duplication facile. Comment déployer cette stratégie de manière plus légère sans dégrader la qualité ? Comment espacer les consultations médicales et le suivi du poids après des distributions de compléments alimentaires, sans diminuer la qualité de prise en charge ?
Enfin, une dernière difficulté de ce projet à prendre en compte est le contexte. Nous observons une augmentation de l’insécurité au Mali avec des groupes armés comme AQMI ou Boko Haram. A Tombouctou, ceux-ci nous obligent à avoir une équipe expatriée réduite et profilée pour limiter le risque de kidnappings. Il est très probable que Koutiala se retrouve dans le même type de situation d’ici quelque temps. Cela impliquera de changer les profils des expatriés, de réduire leur nombre, voir même d’évacuer l’ensemble des expatriés du Mali. Comment pourrons-nous encore gérer ce type d’activités, à cette échelle, avec les ressources humaines appropriées ? Quels compromis pourront être faits entre le niveau des différentes spécialités : entre prise en charge nutritionnelle, pédiatrique ou la microbiologie par exemple ? Pourra-t-on toujours assurer ce périmètre d’activités spécialisées sans avoir les expatriés spécialistes sur place ? Avons-nous anticipé cette éventualité ?
DISCUSSION AVEC LA SALLE
Rony BRAUMAN
Une question sur la chimio prophylaxie saisonnière (CPS) : l’idée était de réduire les admissions en pédiatrie, de réduire les complications du paludisme. Cette idée a-t-elle été concrétisée ?
Christopher MAMBULA
Lors de la première année, nous avons observé une chute importante du nombre de cas de paludisme. Mais les années suivantes, nous avons surtout vu une augmentation. Beaucoup de discussions ont lieu actuellement pour comprendre les causes de cette augmentation, mais ces enfants sont traités surtout en ambulatoire. Je pense qu’on voit moins de cas compliqués.
Isabelle DEFOURNY - Directrice du Département des Opérations
J’étais desk à l’époque de l’ouverture de ce projet. A mon avis, dans ce projet, une des difficultés de gestion est la juxtaposition d’activités médicales qui ne semblent pas avoir de liens entre elles. Il est difficile de trouver le sens et la finalité du projet, comme s’ils avaient été perdus en cours de route.
Pour la CPS, il n’a jamais été question de se dire que nous avions trouvé la méthode parfaite, mais de travailler sur la baisse du nombre de cas de paludisme. La CPS était un premier outil pouvant être amélioré et qui devait être passé à l’échelle du district. On ne peut pas répondre à la question de savoir si elle fonctionne ou pas, car on est restés à l’échelle d’un village.
A l’ouverture, on souhaitait faire des activités très simples : la vaccination, les ACT, le complément alimentaire, la prophylaxie. L’idée était d’avoir cela au niveau du district, sans tout faire nous-même, sans tout vouloir contrôler, mais en faisant confiance aux autres acteurs.
Aujourd’hui on a quelque chose de beaucoup trop lourd, avec trop de contrôle. Est-ce que c’est une question de qualité, de normes ou de standards, je ne saurais pas répondre. Mais cela nous empêche de passer à l’échelle supérieure.
Et le projet s’est orienté plus vers l’hôpital et des activités spécialisées qui se sont accumulées. A-t-on raison de faire de la néonatologie dans ce contexte ? Qu’est-ce qui nous conduit à faire des soins intensifs plus élevés ?
Elisabeth SZUMILIN - Référente VIH
J’ai l’impression qu’on a voulu faire de Koutiala un projet de recherche, en y mettant énormément de moyens et en particulier uniquement du personnel MSF, qu’il est plus facile de motiver. Mais qu’en est-il des autres hôpitaux où on travaille avec des équipes du MoH, où c’est beaucoup plus compliqué ? Que va nous apporter l’expérience de Koutiala dans ce type d’organisations ?
Kerstin HANSON - Référente Nutrition
Effectivement le problème est comment trouver l’équilibre entre la qualité et les moyens. Koutiala est un endroit propice pour apprendre. Par exemple, c’est l’occasion de mieux comprendre comment traiter la septicémie ou le choc, mais d’une façon appliquée et applicable pour d’autres projets dont les ressources sont limitées. Les activités externes s’apparentent à une usine à gaz. Et une partie de la difficulté est maintenant de savoir comment les simplifier pour qu’elles soient transmissibles un jour au MoH.
Rony BRAUMAN
Il me paraît tout à fait décent et acceptable que Koutiala ait une dimension expérimentale. C’est ainsi que l’on progresse. Mais cette dimension suppose qu’il y ait des conditions d’analyse et des critères d’évaluation qui soient clairs, et posés dès le départ.
Dans cette situation, il me semble qu’il y a une contradiction entre le fait de faire une espèce de prototype plus lourd que ce que l’on aurait voulu, et une expérimentation, qui va nous permettre de tirer des leçons applicables pour d’autres domaines. La remarque était faite par Elisabeth à l’instant sur l’énormité des moyens mis par MSF par contraste avec le déficit de moyens tout autour. Cela devrait nous interpeller.
Cécile BRUCKER - Coordinatrice Projet
Je voudrais revenir sur la spécialisation et particulièrement la néonatologie, qui nous pose beaucoup de questions. A Koutiala entre autres, on a très peu de visibilité sur le devenir de ces enfants, sur leur croissance et le poids qu’ils pourraient représenter pour les familles. Les familles dans ces pays ont-elles le support suffisant, ont-elles le souhait de se retrouver avec des enfants avec des déficiences mentales ou physiques ?
Isabelle MOUNIAMAN - Directrice Département des Opérations Adjointe
C’est vrai que l’activité néonatologie a longtemps été une pression de la part des équipes. Les enfants naissaient en maternité ou à domicile et arrivaient dans les soins intensifs ou dans la salle de réanimation. Nous avons été débordés par ces enfants. Alors il a été décidé de commencer doucement avec des critères restreints en termes de poids. Au fur et à mesure que nous avons acquis de l’expérience et avec la formation et l’expertise des équipes nationales, nous sommes aujourd’hui à une néonatologie de 14 lits. Il n’est pas prévu de mettre en place la SIPAP comme à Irbid. Même si les moyens sont là, la question est : pourquoi est-ce que cela devrait être fait ?
Kerstin HANSON
Je ne suis pas complètement convaincue que nous leur améliorons la vie. Par ailleurs, la même question se pose pour les enfants sortant des soins intensifs pédiatriques avec par exemple des neuro-paludismes ou des méningites très sévères. Nous entendons souvent la critique des séquelles pour la néonatologie, mais peu pour les soins intensifs pédiatriques.
Une intervenante
Il faut faire attention que la qualité ne soit pas une course à l’outillage, aux outils de pointe. Il faut aussi penser aux patients et aux équipes. Je ne sais pas si c’est patient centered, mais il semble important de garder l’humain au centre de nos soins.
Isabelle MOUNIAMAN
Toujours en ce qui concerne la spécialisation, je voudrais faire un parallèle entre Koutiala et Haïti sur les brûlés. A Drouillard, nous avons un projet de grands brûlés avec la chirurgie, où 40 % des patients sont des enfants. En termes de qualité de soins et de résultats, je trouve que ce que nous faisons à Koutiala, avec les 10 lits de brûlés, est extraordinaire, malgré le fait de devoir référer pour les actes chirurgicaux. Quand on compare les deux projets, on constate qu’avec moins de moyens au Mali, on arrive à des résultats tout aussi bons qu’à Haïti.
Fabrice WEISSMAN
Ce qui illustre le débat dans la forme qu’il a prise, c’est la question posée en première partie : à quelle échelle évalue-t-on la qualité d’un projet ?
Ce qui ressort des intentions initiales est qu’on parlait de la qualité du projet dans son ambition populationnelle au sens où l’ambition numéro 1 était de s’attaquer à une poche de surmortalité infanto-juvénile. L’évolution du projet et ce dont nous avons beaucoup parlé durant le débat, correspond à la qualité à l’échelle du patient. C’est-à-dire que le débat s’est déplacé de la qualité du projet à celle des soins que l’on peut fournir, avec la question de savoir jusqu’où on va aller, combien de spécialités, combien d’appareils ? Ce sont deux conceptions de la qualité qui s’affrontent ici et qui ont été arbitrées dans un sens qui fait débat.
2. KABOUL : LA MISE EN PRATIQUE DE LA NÉONATOLOGIE
Renée MADROLLE - Coordinatrice Projet de Dasht-e-Barchi à Kaboul pendant 6 mois
Après une rupture pour raison de sécurité en 2004, MSF reprend ses interventions en Afghanistan en 2009. Trois sections sont présentes : les Hollandais, les Belges et les Français. L’originalité du mode opératoire en Afghanistan est que ces trois sections travaillent sous le lead de MSF Belgique. Cette approche entraine beaucoup de discussions sur les standards des différentes sections. Les standards ne sont pas les mêmes au départ et imposent des ajustements au niveau médical, RH, logistique, etc…
OCP ouvre en décembre 2014 un projet de santé materno-infantile à Dasht-e-Barchi. Dans ce quartier au sud-ouest de Kaboul, vit principalement une communauté Hazara, minorité ethnique et religieuse du pays, qui a connu une évolution démographique particulièrement rapide sur les dernières années. De 2001 à nos jours, la population est passée d’environ 200 000 habitants à 1,2 million, sans que les infrastructures ne suivent.
Au moment de l’ouverture, le projet a été dimensionné pour environ 600 accouchements par mois, avec une maternité de 30 lits, un service de néonatologie de 20 lits et un bloc opératoire. Mais très rapidement nous avons été débordés et aujourd’hui 1 400 accouchements sont réalisés chaque moisVoir le graphique de la présentation en annexe. Selon moi, le projet a évolué en deux phases : une première phase d’ouverture où il fallait mettre en place les standards, outils et protocoles, qu’ils soient RH, médicaux, logs, etc. La seconde phase correspond à l’évolution de l’activité et au maintien de ces standards, avec un questionnement important sur les standards souhaitables et réalistes dans un contexte avec un tel niveau d’activité.
Pour la néonatologie par exemple, les questions étaient : comment définir le périmètre d’intervention ? Quelle est la limite de notre action ? La principale difficulté rencontrée était que nous étions débordés, avec un taux d’occupation des lits de 160 % en janvier 2016. Malgré l’ajout de quelques berceaux, nous étions limités en termes de capacité d’hospitalisation. Cela nous a amenés à faire des choix qui n’étaient pas basés sur nos capacités techniques, mais sur ces problèmes d’espace.
Nos critères d’admission sont les bébés nés dans la structure à plus de 1,5 kg et 34 semaines d’aménorrhée, les enfants hors critères devant être référés vers les autres hôpitaux de Kaboul. Ces références étaient difficiles, d’abord parce que les familles y étaient souvent opposées, mais aussi, parce que les hôpitaux de la ville étaient souvent eux-mêmes débordés. Enfin et surtout, nos équipes avaient acquis des compétences au fil du temps, qui auraient pu, par exemple, leur permettre de prendre en charge des nouveaux nés de 1,2 kg.
Les références ont diminué début 2016, car la pédiatre expatriée a travaillé sur la mise en place de soins palliatifs en néonatologie. Ainsi les enfants dont le pronostic vital était mauvais étaient gardés dans notre structure. La conséquence a été l’augmentation du taux de mortalité, mais pour des enfants et leur famille mieux accompagnés.
Pourtant, passer un patient en soins de confort n’était pas évident pour les équipes médicales. Certains, peut-être par manque de recul ou de capacité de projection sur le devenir de ces enfants, avaient le sentiment qu’ils auraient pu faire quelque chose. Après six mois de formation, deux pédiatres nationaux, sur les cinq de l’équipe, avaient vraiment la maturité clinique et la confiance pour mener ces discussions sur les soins palliatifs avec les familles.
Un autre exemple sur la qualité médicale en néonatologie est celui du Kangaroo Mother Care (KMC)La méthode Kangourou consiste à porter un enfant sur le ventre en contact peau contre peau.. On assimile souvent la qualité à des pratiques complexes, très techniques et très spécialisées, pourtant l’approche simple du Kangaroo Mother Care dément cette idée. Cinq lits y sont dédiés à Kaboul et les résultats sont concluants. Toutefois il a fallu faire face aux réticences des équipes, qui ne considéraient pas ces soins comme médicaux et n’en voyaient pas la valeur ajoutée. Elles croyaient davantage aux incubateurs et aux soins plus techniques. Les clés du succès de cette méthode ont été les mamans qui y ont cru et en sont devenues les ambassadrices.
Un dernier exemple lié à la néonatologie est celui de la différence d’attention donnée aux nouveaux nés en fonction des services. Lors d’une visite, une référente pédiatre a remarqué qu’en salle d’accouchement, peu de soins étaient donnés aux bébés en post-partum classique. Il en découlait les hypothermies et hypoglycémies qui amenaient les enfants à être hospitalisés en néonatologie. Ainsi, en favorisant l’allaitement tout de suite après l’accouchement et en couvrant les bébés, nous pouvions améliorer la qualité de prise en charge des enfants, en leur évitant une hospitalisation inutile.
La qualité médicale ne peut pas être traitée uniquement de façon verticale. Elle implique les autres départements. Dans ce dernier exemple, c’est la répartition des ressources humaines qui pose problème. En effet, le bloc opératoire et la néonatologie étaient pourvus d’expatriés compétents pour suivre la qualité des soins. La maternité par contre a été victime de nombreux gaps, en gynécologues notamment, sans que les autres expatriés ne s’y rendent davantage. Cette répartition des expatriés par spécialité a eu un impact important sur la qualité de notre projet et nous amenés à avoir un hôpital à deux vitesses, avec un cloisonnement vertical difficile à dépasser. J’ai l’impression que plus on est pointu, plus on perd l’approche globale, la transversalité.
Pour finir, voici un dernier exemple, en anesthésie cette fois, pour illustrer la question : où place-t-on nos exigences et nos standards ? En Afghanistan, il n’existe pas de formation pour les infirmiers ou les médecins en anesthésie. C’est une spécialité encore peu reconnue, pratiquée uniquement par des techniciens anesthésistes. La section belge de MSF travaille avec ces techniciens anesthésistes qu’elle forme, ainsi qu’avec des expatriés. OCP, pour sa part, a toujours eu un positionnement très clair dans ses standards, vis-à-vis des techniciens en anesthésie : ils sont considérés comme n’ayant pas le niveau requis pour travailler en autonomie. N’ayant naturellement pas trouvé de médecin ou d’infirmier anesthésiste en Afghanistan au moment de l’ouverture du projet, il a fallu prévoir systématiquement un infirmier anesthésiste au minimum, dans les roulements des expatriés.
En pratique, cela nous a posé un certain nombre de problèmes. D’abord le rythme de travail pour les expatriés anesthésistes était très soutenu. L’activité étant très importante, les expatriés étaient appelés plusieurs fois par nuit, mais ils devaient aussi être présents le lendemain, pour la visite médicale et les formations. Il leur était difficile de contribuer en plus aux orientations globales du projet. Une autre problématique était le gap, dont nous n’étions pas à l’abri, au vu du temps d’obtention des visas et du contexte d’insécurité à Kaboul.
Pour répondre à ces problèmes, certains anesthésistes terrain ont proposé d’autonomiser les techniciens sur certaines procédures choisies, ou d’être présents uniquement en début d’intervention et de les laisser faire pour la suite. Mais ces propositions n’ont pas été validées par le département médical. En cas de gap de deux ou trois jours, nous doublions les roulements des techniciens et nous ajoutions un médecin généraliste. Cette solution particulièrement précaire ne pouvait se prévoir sur la durée, car nous n’avions qu’un médecin généraliste.
La proposition des référents médicaux a été de référer vers les structures MoH les patientes qui avaient besoin d’une intervention chirurgicale. Or les anesthésies dans les hôpitaux MoH sont réalisées par des techniciens, ce qui nous interroge sur les limites de notre qualité. S’arrête-t-elle aux portes de nos structures ? Comment expliquez-vous cela à la communauté, quand jusqu’à présent les césariennes se faisaient dans notre structure, mais que pendant un mois, les femmes vont être référées ailleurs parce que nous avons un gap ?
Dès l’ouverture du projet, les équipes terrain ont été très angoissées par cette énorme responsabilité de gestion de gaps, sans qu’une solution acceptable ait été trouvée. Aujourd’hui, des initiatives de formation sont en cours. Mais cet exemple est resté pour moi une situation paradoxale où, quand bien même nous avons tous énormément de respect pour nos exigences qualité, il a été difficile de les mettre en pratique convenablement.
Ce genre de situations invite à s’interroger sur nos mécanismes d’échanges d’informations, d’alertes, de réactivité, de passivité du terrain. Finalement, personne n’a la solution toute faite à ce type de problèmes, mais il nous appartient à tous d’y réfléchir ensemble, collectivement, honnêtement et de faire face aux contraintes réelles du terrain.
Disposons-nous aujourd’hui de ces plateformes entre le siège et les terrains, entre le Département des Opérations et le Département Médical ? Sommes-nous satisfaits du processus de prise de décisions que sont les mises à plat ? Est-ce que ces plateformes nous permettent vraiment de définir des priorités communes avec des niveaux d’ambition souhaitée ?
Merci beaucoup.
Marco OLLA - Pédiatre flying
En ce qui concerne les critères d’admission, nous avons choisi des critères où les enfants ont une chance de survie. C’est pour cette raison que nous préconisons de prendre les enfants de plus de 34 semaines d’aménorrhée ou de plus de 1,250 kg, car en l’état de notre plateau technique actuel, nous savons que nous pouvons leur fournir des soins de qualité.
Il y aura toujours des enfants très petits ou nés très tôt qui ont besoin de soins avancés. Aujourd’hui, nous ne sommes pas en mesure de pouvoir leur fournir les soins requis. Mais cela ne nous empêche pas de nous poser la question de « quel niveau de soins pouvons-nous arriver à fournir à ce type d’enfants ? » En général, nous référons vers d’autres structures, ce qui est possible en Jordanie par exemple, où le système de santé le permet. Mais ailleurs, c’est plus compliqué.
Un autre défi de la néonatologie est d’avoir un standard pour les différents niveaux des projets. C’est une discipline encore récente, pour laquelle nous n’avons pas, pour le moment, de modèle de soins flexible à proposer selon les contextes. Mais il faut garder à l’esprit qu’il est possible de faire de la néonatologie sans avoir de spécialiste sur place, avec les interventions essentielles.
DISCUSSION AVEC LA SALLE
Maya FEHLING - Référente qualité OCG et OCA
OCBOperational Center Brussel a dû résoudre des problèmes similaires à ceux évoqués ici. Ils ont commencé par comparer les alternatives et les risques : la présence permanente d’un anesthésiste expatrié permet d’assurer une anesthésie de qualité, mais dans certains cas, il faut évacuer les expatriés. Or seul un expatrié peut aujourd’hui assurer une anesthésie de qualité en Afghanistan.
Ils ont alors recruté deux jeunes médecins afghans. Conjointement, deux anesthésistes expatriés se sont engagés à rester sur des durées de mission plus longues pour mettre en place un programme de formation théorique et pratique intensive.
Fabrice WEISSMAN
Si j’ai bien compris, OCB a recourt malgré tout à des techniciens anesthésistes pour réaliser des interventions. Si c’est le cas, est-ce que notre norme de qualité ne produit pas plus de dégâts qu’autre chose ? J’entends par là, est-ce qu’avoir des techniciens formés dans nos équipes n’est pas meilleur en termes de mortalité, que de référer vers des structures du MoH, quand il n’y a pas d’anesthésiste diplômé sur la mission ?
Brigitte VASSET - Directrice Médicale Adjointe
Dans le nord, la section belge de MSF a formé un médecin. Ce n’est pas la même chose d’opérer une femme avec un technicien anesthésiste, dont la formation doit être de deux années. Nous avions suggéré d’envoyer un médecin afghan se former au Pakistan ou ailleurs, mais c’est compliqué, avec un diplôme afghan, d’être accepté en Inde et au Pakistan.
Précédemment, nous parlions de situations dégradées. En Somalie, nous avions des protocoles dégradés en cas d’urgence, sans autre solution. Mais ici, nous sommes dans un projet long terme. Et pour les anesthésistes, endormir une femme enceinte est ce qu’il y a de plus complexe. Ils sont face à quelqu’un qui va bien, qui n’est pas un blessé avec des impacts de balles sur tout le corps. C’est une femme qui va bien, mais soudain cela peut être la catastrophe. Et des catastrophes ont été évitées à Dasht-e-Barchi grâce aux médecins anesthésistes présents.
Je ne pense pas qu’il faille accepter des situations dégradées en Afghanistan. Nous devons essayer de faire avancer l’histoire, en prenant le temps qu’il faudra.
Rony BRAUMAN
Il me semble qu’il y a un lien entre la qualité présente et la qualité future dont nous parlons, et les stratégies de sortie. Effectivement, nous sommes dans un projet à long terme, où nous savons que nous allons rester quelques années, mais nous sommes dans un pays qui a ses normes, ses usages.
La question que cela soulève sur le plan pratique est de savoir s’il est pensable de prendre les techniciens anesthésistes tels qu’ils existent là et d’améliorer leur niveau en cherchant à savoir quels sont leurs résultats. Sait-on ce que sont les résultats des techniciens d’anesthésie dans les structures afghanes ? Est-ce absolument désastreux ? Est-ce que ce sont des compétences qu’il est possible d’élever de manière à avoir, nous aussi, un œil sur la sortie ?
Comme il a été rappelé tout à l’heure, l’évaluation de la qualité dépend aussi de l’échelle géographique et de l’échelle temporelle sous laquelle nous examinons les questions. Ainsi, si nous regardons à la fois les autres structures médicales et ce qui va se passer après notre départ, nous avons l’impression qu’il faudrait essayer de se rapprocher des normes sanitaires et des exigences locales. S’en rapprocher ne veut pas dire se mettre au niveau, mais rechercher leur amélioration.
Nous pouvons tenter de faire évoluer une norme existante, mais lui substituer une nouvelle norme, par exemple un nouvel examen de médecins anesthésistes, cela est tout à fait hors de notre portée.
A-t-on une idée de ce que valent ces techniciens anesthésistes sur le terrain, quels sont leurs résultats, et s’il y a possibilité de les améliorer ?
Jade PENA - Médecin « deské »
Selon les résultats des évaluations faites par différents expatriés, le niveau est très faible. La majorité a des difficultés de calculs, et la physiologie et l’anatomie de base ne sont pas acquises. Nous leurs avons apporté certains automatismes, mais dès que la situation diffère, ils sont perdus.
Un grand nombre d’études dans les pays développés ont montré que la mortalité associée à la chirurgie et à l’anesthésie diminue de façon significative lorsqu’une personne formée se consacre totalement à l’anesthésie. On n’a aucune raison d’imaginer que, dans les pays en développement, les résultats seront meilleurs en s’appuyant sur des techniciens qui n’ont pas les connaissances. Il faut donc améliorer nos normes et les adapter, et faire en sorte qu’elles soient applicables dans ces contextes particulièrement difficiles.
Nous envisageons différentes options. Une piste intéressante est un institut de formation en soins infirmiers, qui dispense des formations de quatre années, où nous pourrions ajouter une formation spécifique à l’anesthésie. Il existe aussi une formation spécifique aux soins intensifs que peuvent suivre les médecins et dont une partie du programme comprend de l’anesthésie. Quoi qu’il en soit, nous ne voulons pas conserver la situation en l’état mais avancer sur ce front, et cela va prendre du temps.
Ania ZOLKIEWSKA - Coordinatrice Projet actuelle de Dasht-e-Barchi
Il faut se rappeler qu’il y a très peu d’anesthésistes diplômés, formés, travaillant actuellement en Afghanistan. Donc toute personne à qui nous allons offrir une formation supplémentaire va être approchée par les structures de santé privée, et va se voir offrir un salaire mirobolant.
Il faut aussi prendre en compte l’aspect culturel de ce pays. La plupart du personnel est féminin, il ne s’agit donc pas de convaincre uniquement la personne, mais il va falloir convaincre, aussi et surtout, le mari, la belle-mère et toute la communauté.
Tout cela n’est pas aussi simple, il existe beaucoup de pression de la part de l’entourage de ces femmes et le marché du travail, en Afghanistan, est tel, que ce problème ne peut pas être résolu en quelques années. Et pendant ce temps-là ?
Annette HEINZELMANN - Directrice Médicale
Nous avons un standard, largement établi par l’evidence-based medicine, qui est qu’il vaut mieux être endormi par un médecin anesthésiste que par un technicien. Personne ne remet cela en question. En revanche, que se passe-t-il dans ces petites périodes où il y a un gap dans le projet, où l’alternative est soit de le faire chez nous avec un technicien, soit de l’envoyer dans une autre structure ? Est-ce que nous demandons son avis au patient, sur ce qu’il préfère ?
Et une autre question, toujours en lien avec le patient, mais sur les dimensions éthiques extrêmement délicates soulevées par les critères d’admission en néonatologie et les soins palliatifs : associe-t-on également les mères aux discussions ? Est-ce envisageable dans le contexte afghan ?
Ania ZOLKIEWSKA
Selon moi, il n’y a pas de problème éthique quand il n’y a pas d’alternative : nous faisons du mieux que nous pouvons. J’ai un problème éthique quand un projet de mission à long terme n’a pas été suffisamment préparé pour faire les choses correctement dès le départ.
En tant qu’institution, MSF est dans l’obligation de regarder non seulement les choix qui sont face à nous, mais aussi d’anticiper et d’avoir une vision à dix ou quinze ans. Cela arrive sur certains terrains qu’on soit obligés de faire avec des techniciens, mais il ne faut pas l’ériger en norme absolue. Cela ne doit pas être le standard. En situation d’extrême urgence, vous prenez la personne que vous avez sous la main qui peut faire le travail.
Quand on parle de qualité médicale, de normes et de standards médicaux, il faut bien savoir quelle est notre ambition, ce que l’on cible, et que fait-on quand on n’a pas les moyens ou quand il y a une pénurie temporaire ?
Renée MADROLLE
Je ne saurais pas dire jusqu’à quel degré le patient est associé aux décisions médicales. Mais un effort conséquent a été mené pour faire du counselling médical. Par exemple, avant, seules les mères avaient accès à la néonatologie. Et nous avons eu des enfants qui sont restés des mois dans le service sans que les pères aient pu les voir.
Isabelle DEFOURNY
Je voudrais revenir sur l’exemple de la méthode kangourou. Comment avonsnous décidé de choisir cette méthode ? C’est une méthode qui demande beaucoup d’efforts d’éducation du patient et de counselling. Mais c’est aussi une méthode qui demande énormément d’efforts de la part de la mère, qui doit avoir l’enfant contre elle 18 heures par jour, sans pouvoir s’occuper de ses autres enfants.
C’est de fait une approche extrêmement promue par l’Unicef et l’USAID, tout comme l’a été l’allaitement maternel exclusif. Ce sont des approches peu coûteuses, qui demandent énormément d’efforts des mères. Nous parlons aujourd’hui de qualité et de choix techniques, mais je ne trouve pas que cette méthode soit la plus adaptée au contexte d’une capitale comme Kaboul. Pourquoi les couveuses n’ont-elles pas été un choix technique alternatif ?
Marco OLLA
Nous avons choisi cette méthode car elle fait partie des directives devant être suivies en néonatologie. Nous savons qu’elle est difficile, surtout dans certains contextes, mais l’enfant peut aussi être contre d’autres membres de la famille, comme la grand-mère ou une tante.
Les couveuses posent d’autres problèmes en termes de compétences des équipes, mais aussi en termes d’hygiène. Aujourd’hui, nous avons des couveuses uniquement dans certains pays comme la Jordanie.
Ania ZOLKIEWSKA
C’est très difficile en Afghanistan de demander à une mère de rester à l’hôpital avec son bébé, même pour deux semaines. Ces femmes sont menacées de divorce si elles restent à l’hôpital, car il faut s’occuper des autres enfants et des tâches ménagères.
C’est le type d’obstacles à surmonter dans ces situations. Au-delà des aspects simplement techniques, RH ou de disponibilité de moyens, il faut aussi prendre en compte tous ces facteurs culturels.
Période
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