Xavier Plaisancie
Médecin, diplômé de médecine tropicale. Il commence à travailler avec MSF en 2016 sur les questions d’accès aux soins du VIH chez les hommes dans le district de Homa Bay au Kenya sous la direction de Jean-Hervé Bradol et de Marc Le Pape. Cette recherche rentrera dans le cadre de sa thèse de médecine, qui sera publiée dans un cahier du CRASH. Puis en 2019, il participa au projet d’oncologie de Bamako, au Mali, en tant que médecin de soins palliatifs et chercheur sur la question des trajectoires des patientes atteintes de cancers du sein et du col de l’utérus. Par la suite, il partit comme médecin avec MSF à Kinshasa dans un service prenant en charge les patients vivant avec le VIH au stade SIDA. Enfin, depuis 2022, il poursuit un master de sociologie de la santé à l’EHESS qui l’amène, en lien avec le CRASH, à s’intéresser à la question des pratiques de soins palliatifs au Malawi et au développement de la discipline en contexte humanitaire.
Chapitre 4 - Discussion
I. LIMITES DE L’ÉTUDE
En tentant de laisser les hommes s’exprimer le plus librement possible sans fermer les questions posées, nous avons tenté de rapprocher les entretiens du mode conversationnel pour permettre une liberté de parole et l’accès à des connaissances plus précises de la population. La répétition des entretiens jusqu’à saturation servait le même but.
Le recrutement de la population enquêtée s’est fait selon les occasions qui se présentaient, la rencontre avec des informateurs menant si possible à une partie de la population plus difficilement accessible. Ces informateurs étant dans certains cas des personnes impliquées avec MSF, cela a donc entraîné un biais de sélection dans la mesure où les personnes en question pouvaient avoir intérêt à renvoyer une image « favorable » d’eux-mêmes ou de MSF par exemple, et donc une image erronée ou partielle de la réalité. Pour limiter ce biais-là, plusieurs liens avec la population ont été créés et les rencontres se sont faites de différentes façons, par l’intermédiaire de l’organisation MSF, par l’intermédiaire du traducteur, présent tout au long du travail, mais aussi de façon personnelle, par les différentes rencontres faites au jour le jour. Ces rencontres individuelles comportent aussi un biais dans la mesure où elles se font aussi en fonction des centres d’intérêt de la personne menant les entretiens, de ses propres représentations, valeurs, affinités et de sa capacité à créer des liens. Les entretiens ont été effectués principalement lors des campagnes de dépistage organisées par MSF. Les séquences de dépistage se faisant de façon aléatoire dans les villages et lors de sessions de dépistage fixes, le type d’hommes rencontrés variait en âge, en origine socioprofessionnelle, en confession religieuse, en statut sérologique. On pourrait reprocher à notre démarche que la population sélectionnée n’est pas représentative de la population générale et que, du fait du recrutement de personnes ayant déjà accédé au test ou étant rencontrées lors de la réalisation d’un premier test, toute une partie de la population qui rejette le test était écartée de l’étude. Et qu’ainsi il était impossible d’accéder à leurs représentations du test. Je répondrais à cela en disant que le guide d’entretien était construit de façon à retracer l’histoire du dépistage avant qu’il ne soit réalisé, à mettre en évidence les réactions à la proposition du test et lors de la prise de conscience du VIH. En retraçant des histoires de vie nous accédons aux comportements et pratiques passés, aux motifs de refus chez des hommes de différentes classes d’âge, à l’acceptation et aux doutes concernant la réalisation du test, ou encore à l’adoption de tels ou tels comportements notamment préventifs. Nous accédons ainsi à la diversité des représentations du test.
Le fait d’aborder des anecdotes ayant pris place il y a des années expose cependant à un biais, la véracité de propos concernant des faits s’étant déroulés dans le passé pouvant être mise en doute. Pour tenter de limiter les effets de ce biais, les hommes étaient recrutés selon différents niveaux d’ancienneté concernant la réalisation du premier test ou le diagnostic. Les personnes ayant été dépistées à la fin des années 1990 et au début des années 2000, nous permettaient d’accéder aux représentations des populations ayant vécu l’arrivée du VIH et du test. Ces données ont été confrontées à celles émanant de personnes testées plus récemment. Pour vérifier la véracité de tels propos concernant des faits anciens, cette confrontation tentait de retrouver des corrélations, des similitudes dans les représentations ou des effets de catégories. Cela permettait aussi d’appréhender comment et si des représentations et des pratiques avaient évolué au cours du temps, en parallèle des propositions de soins et de test ainsi que de l’évolution de la société dans son ensemble.
Les entretiens formels et non formels avec des acteurs associatifs, gouvernementaux, médicaux et religieux permettaient d’accéder à des représentations de différents acteurs impliqués dans la diffusion de messages auprès de la population. De plus, cela permettait de confirmer ou d’infirmer les informations récoltées lors des entretiens avec les hommes séronégatifs et séropositifs, d’appuyer tels ou tels propos, ou au contraire de les mettre en doute. Un biais possible était lié à ma position de chercheur et en même temps de médecin, en tout cas considéré comme tel dans la plupart des cas, médecin MSF de surcroit : avec parfois la sensation d’être assimilé aux praticiens. Cela pourrait conduire à une situation où il existe un désir de l’interviewé de « satisfaire » l’interlocuteur, de « bien » répondre. Cette position d’autorité attribuée au chercheur pourrait conduire l’informateur (parfois un patient) à peu individualiser son discours et exprimer des normes plutôt que ses propres pratiques ou expériences. Pour éviter cette situation, il était bien précisé que je n’intervenais pas dans leurs soins, j’expliquais le but et le déroulement de la recherche, je soulignais l’anonymat des informations récoltées. De plus, s’est posée la question de savoir si ma présence a pu perturber le comportement « normal » des patients interrogés ainsi que des médecins ou des conseillers lors des séquences de dépistage et de soins auxquelles j’ai assisté. Il est montré par Howard Becker repris par Jean-Pierre Olivier de SardanOlivier de Sardan J.-P. La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique. Louvain-La-Neuve : Academia-Bruylant; 2008.que cette présence n’influence que peu ce fonctionnement, le chercheur n’ayant qu’un impact limité sur les individus dont les problématiques dépassent largement le cadre de l’entretien ou de la séquence explorée par le chercheur.
Une autre interrogation concerne ma propre subjectivité et mon implication auprès des hommes rencontrés avec qui une relation s’est créée. La création de cette relation a-t-elle modifié mon rapport au sujet de recherche ou mon implication auprès de mes interlocuteurs ? La question associée à cette problématique est celle de savoir à quel point une implication émotionnelle, qu’elle soit importante ou modérée, influe négativement sur l’interprétation des résultats. Moi-même, l’enquêteur, oscillait entre volonté d’intégration pour accéder à un certain nombre de connaissances et volonté de rester tout de même objectif.
Un dernier biais, qui est inhérent à toute recherche qualitative, est celui de la représentativité des résultats détaillés dans notre étude. Il s’agit plus de questionnements liés à la population étudiée. Est-ce que ces résultats sont applicables à toute la population masculine luo ? Dans quelle mesure le sont-ils aux autres populations masculines ? Cette étude n’est pas statistique, elle ne permet donc pas d’étudier la distribution des comportements et pratiques mis en évidence.
II. DISCUSSION DES PRINCIPAUX RÉSULTATS DE L’ÉTUDE
Jusqu’à présent, même si MSF a réussi à placer sous antirétroviraux plusieurs milliers d’individus, rien n’a permis à Homa Bay de ramener à la moyenne nationale l’incidence très élevée de l’infection par le VIH. Pourtant, cette réduction de l’incidence est nécessaire pour atteindre les objectifs de l’ONUSIDA, la fin de l’épidémie en 2030.
A Homa Bay, la volonté d’atteindre ces objectifs incite à cibler d’une part des populations dites « vulnérables » face au VIH, à savoir les femmes et les enfants, et d’autre part des populations qui seraient vectrices de la maladie, à savoir les hommes. Pourtant, l’intégration des hommes dans le système de soins semble avoir été difficile, partielle et à l’origine de débats sur la meilleure façon de les sensibiliser ou de les responsabiliser dans la lutte contre le VIH.
Dans la région où a pris place cette étude, peu de travaux ont étudié les spécificités de cette population masculine ainsi que son vécu face à l’épidémie.
Ainsi, seront discutées tout d’abord les principales singularités de la population masculine confrontée au VIH et ses réactions à la suite des messages institutionnels, en termes de pratiques préventives et de recherche de soins. Puis, par la confrontation de ces spécificités masculines avec les données issues de l’observation des soins prodigués, nous tenterons d’évaluer l’adéquation entre le dispositif de soins et les attentes de la population masculine.
Le VIH, d’une gravité majeure dans la région, a entraîné des transformations sociétales importantes. La reconnaissance de la maladie y a été tardive et, initialement, l’inexistence d’un système de soins capable de diagnostiquer ou de traiter les pathologies liées au SIDA a fait de cette maladie un fléau : aucune solution ne semblait apparaître. Aussi ce sont les plus âgés qui associent le plus fréquemment un diagnostic de séropositivité à une mortalité quasi-immédiate. Dans le même temps, l’association du risque VIH à certaines pratiques jugées moralement condamnables en faisait une maladie stigmatisante. Ces préjugés étaient en partie liés aux messages des institutions des pays à haut revenu mais aussi à ceux des associations intervenant dans le domaine du VIH en Afrique sub-saharienne. L’épidémie à VIH, apparue au début des années 1980 mais dont la prise de conscience au niveau politique s’est faite plus tardivement au Kenya, a été initialement associée à un certain nombre de pratiques à risque, elles-mêmes imputées à une partie stigmatisée de la population. Cela a été observé dans d’autres pays notamment ceux du Nord, où le VIH fut d’abord attribué à l’homosexualité seule puis aux 4H qu’étaient les homosexuels, les Haïtiens, les hémophiles et les héroïnomanes.Dodier N. Leçons politiques de l’épidémie de Sida. Paris : Editions de l’EHESS; 2003.Progressivement, il fut apparent que l’infection n’épargnait personne. Pourtant, les préjugés ont persisté. A Homa Bay tout particulièrement, où la majorité des habitants est Luo, la gravité de l’épidémie a été rapidement mise sur le compte de pratiques traditionnelles telles que la polygamie et le lévirat. Cette croyance a été renforcée par les institutions médicales. Elles considérèrent ces pratiques comme un facteur favorisant « évident », qu’elles associaient à une sexualité estimée plus importante et ainsi plus à risque. Simultanément des autorités occidentales légitimèrent la notion de « sexualité africaine » spécifique et, au début de l’épidémie, elles en firent une explication de la prévalence plus importante sur le continent africain. L’anthropologue Jean-Pierre Dozon analysa cette idéologie :Dozon J.-P. D’un tombeau l’autre. Cahiers d’études africaines, vol. 31, n°121-122, 1991 : 135-157.
« Que l’Afrique en soit ou n’en soit pas le berceau, le Sida n’y trouverait que des tremplins à son expansion par le caractère excessivement libre et débridé des mœurs sexuelles […] En la matière, tout est bon pour étayer une telle assertion ; tantôt on invoque les traditions en leur imputant cette anachronique mais performative expression de “promiscuité sexuelle” (qui paraît se confondre avec l’idée d’une polygamie proprement pulsionnelle), tantôt on scrute la modernité africaine pour n’y voir que laxisme et frivolité »
Cependant, aucune étude n’a prouvé la responsabilité de ces pratiques par rapport à la prévalence élevée du VIH dans cette région. De même, plusieurs auteurs contestent l’idée d’une sexualité qui serait différente entre pays en développement et pays développés ou d’une différence qui expliquerait l’expansion plus rapide du VIH dans certaines zones.Wellings K et al. The Lancet : Sexual behaviour in context: a global perspective. The Lancet Sexual and Reproductive Health Series. Volume 368, No. 9548: 1706–1728; 2006.Certains soulignent la difficulté, depuis que des travaux sont réalisés sur le VIH en Afrique, à prouver que la sexualité à elle seule serait responsable de la gravité de l’épidémie sur le continent africain. Est évoquée la possibilité d’une plus grande incidence du VIH du fait d’autres voies de transmission, notamment par les pratiques médicales, comme les injections ou les transfusions par exemple.Gisselquist D et al. Examining the Hypothesis that Sexual Transmission Drives Africa’s HIV Epidemic. AIDScience. 2003;3:10. Sawers L, Stillwaggon E. Concurrent sexual partnerships do not explain the HIV epidemics in Africa: a systematic review of the evidence. Journal of the International AIDS Society. 2010;13:34
L’usage du test a débuté dès les années 1990 au Kenya, mais l’efficacité des campagnes de dépistage est apparue insuffisante, car le test, qui ne conduisait pas à une prise en charge thérapeutique, menait sans aucun doute à une exclusion sociale brutale. L’accès aux antirétroviraux sans contrepartie financière, au début des années 2000, a représenté un espoir. La VIH est ainsi progressivement passé d’une maladie mortelle à relativement court terme à une maladie pour laquelle un espoir de survie était envisageable, à condition de la prise de traitements. Cette période a été charnière pour les populations visées par les programmes de soins mais aussi pour les promoteurs de ces mêmes programmes.
En effet, l’arrivée des antirétroviraux a confronté les populations et les soignants aux problématiques posées par la prise en charge d’une maladie chronique. Comment assurer l’information, la prévention, le diagnostic et le suivi de toute une population, notamment dans une zone rurale où le dispositif de soins n’est pas aussi développé que dans les pays occidentaux et où la prévalence du VIH est bien plus importante ?
La proposition de traitements gratuits a rendu par la suite plus difficilement acceptables les conduites de non-adhésion. Ont alors émergé des tentatives d’explication. C’est là que sont apparus des a priori mettant en avant la culture luo comme le facteur expliquant le manque d’adhésion aux campagnes de soins.Kovacic V. Access for more. Overcome barriers to access to HIV/AIDS care in Homa Bay district, Kenya. Médecins sans Frontières. Paris; 2010.Par exemple, pour les promoteurs et les médecins impliqués dans ces campagnes, les populations auraient eu tendance à avoir recours à la médecine traditionnelle plutôt qu’au test du VIH et aux antirétroviraux. Pourtant, il a été prouvé que cette insuffisance de participation au test du VIH était principalement liée à une problématique institutionnelle, le test étant insuffisamment proposé aux patients consultant pourtant les structures hospitalières. En parallèle, on observait toujours des préjugés selon lesquels la population luo était plus à risque en raison du maintien de pratiques traditionnelles, et cela permettait d’expliquer la prévalence plus importante du VIH dans cette région.
Récemment l’« arrogance » des hommes, conduisant ceux-ci à nier leur vulnérabilité face au VIH, était soulignée pour expliquer leur plus faible demande de test et leur faible adhésion aux soins. De plus, leur comportement sexuel, soi-disant irresponsable, était mis en avant pour rendre compte de l’incidence importante du VIH dans la région. Et cette sexualité masculine « plus débridée et agressive » aurait, selon certains membres du corps médical, expliqué le moindre recours au test par peur de révéler des comportements sexuels à risque.Véran J. HIV in Homa Bay County: Anthropological and Operational Report. Médecins sans Frontières. Paris, mai 2016.
A. MESSAGES ET COMPORTEMENTS PRÉVENTIFS
Plusieurs institutions interviennent dans la diffusion de messages préventifs et sont porteuses de valeurs et de recommandations variées.
Premièrement, les communautés aux valeurs traditionnelles semblent avoir perdu en partie leur rôle éducatif en ce qui concerne la sexualité des plus jeunes. Certains soulignent qu’a disparu le rôle de la grand-mère dans la formulation de conseils en lien avec la sexualité. De plus, la valorisation de l’éducation scolaire et la perte des traditions au profit d’une éducation chrétienne ont entraîné une mise en doute de ce qui constituait selon certains un moyen de contrôle de la sexualité, à savoir Chira, par les règles comportementales que cette croyance imposait.
Dans l’éducation sexuelle dispensée par les institutions scolaires ou religieuses, l’abstinence avant le mariage est prônée avec force et le préservatif souvent mis de côté. On sait les difficultés éprouvées par les enseignants à aborder ou adapter l’éducation sexuelle ; on connaît le rejet par les adolescents de ce message que transmettent les institutions scolaires. Une étude conduite chez les adolescents par l’APHRC (African Population and Health Research Center)Sidze EM et al. From paper to practice: sexuality education policies and their Implementation in Kenya. New York: Guttmacher Institute; 2017.et publiée dans un journal au moment de notre travail de recherche, révèle que ces messages sont perçus comme moralisateurs et irréalistes. Quant nos entretiens, ils révèlent que ces messages sont perçus comme étant hypocrites par certains adolescents. On observe un grand décalage entre une sexualité compétitive (source de reconnaissance sociale) chez les jeunes et une certaine rigidité des messages préventifs qui ne prennent pas en compte les motivations à s’engager dans leurs sexualités.
Lorsqu’un message sur le préservatif est dispensé, il souligne en général le fait que les hommes seraient seuls responsables du préservatif. En effet, l’enseignement concernant celui-ci n’est souvent adressé qu’aux jeunes garçons. L’anthropologue Laurent VidalVidal L. Femmes en temps de sida. Expériences d’Afrique. Collection « Politique d’aujourd’hui ». Paris: Presses universitaires de France; 2000.montre que, dans l’objectif de promouvoir la virginité, les femmes ne bénéficiaient pas d’enseignement sur leurs sexualités futures et que cette insuffisance d’enseignement les rendait inaptes à négocier le préservatif. D’autres études ont montré une carence dans l’enseignement de l’existence et de l’utilisation du préservatif.Kenya Demographic and Health Survey 2014. Kenya National Bureau of Statistics. Nairobi; 2015. Hawkes S, Buse K. Gender and global health: evidence, policy, and inconvenient truths. Lancet. 2013; 381: 1783–87. On peut se poser la question de la responsabilité partagée des hommes et des femmes dans la non-utilisation du préservatif. En effet, il existe souvent une incapacité des femmes à négocier ce moyen de prévention en raison d’un rapport de force inégal dans les relations homme-femme. Par ailleurs, il semble aussi exister une méconnaissance ou des a priori de la part de femmes en ce qui concerne le préservatif. Les hommes décrivent alors à leur tour une difficulté à négocier l’utilisation de ces méthodes de prévention avec leurs partenaires ou leurs conjointes.
Les informations du corps médical influent sur les perceptions du risque et sur la prévention. Les discours informatifs et préventifs médicaux sont ceux qui semblent être les plus respectés par la population masculine. Mais ce discours médical est parfois mal compris, détourné ou mal formulé et entraîne chez certains hommes une mise à l’écart du sentiment de vulnérabilité. Chez ces hommes, un raisonnement, construit à partir d’un discours préventif médical faux ou insuffisant, permet cette mise à l’écart. Une étudeCorneli AL et al. A descriptive analysis of perceptions of HIV risk and worry about acquiring HIV among FEM-PrEP participants who seroconverted in Bondo, Kenya, and Pretoria, South Africa. Journal of the International AIDS Society. 2014;17 (Suppl 2):19152.analysait la perception du risque préalable à la séroconversion. Selon elle, il existait quatre types de perception du risque ou de rationalisation du risque, dont l’une était désignée par le nom de « protective reasoning » : il s’agit de construire un raisonnement plus ou moins valide afin d’écarter le sentiment de vulnérabilité.
Nous avons montré que l’accès aux informations sur le VIH délivrées par les organisations médicales, scolaires, religieuses, communautaires ne signifiait pas une prise de conscience du risque VIH, prise de conscience que nous avons définie soit par une modification des comportements en vue de se protéger, soit par la conscience de la proximité du VIH et d’une menace potentielle. L’exposition à la mortalité ou la morbidité de l’infection par le VIH a été une source initiale d’information importante pour les hommes rencontrés mais surtout le principal moyen de prise de conscience. La vision des effets de la maladie pourra entraîner dans certains cas un rejet complet de la sexualité, notamment chez ceux qui n’ont pas eu accès à une information détaillée des méthodes de prévention et dont la prise de conscience a été brutale. Parfois, on observe une adaptation de la sexualité par la diminution du nombre de partenaires mais sans nécessairement une utilisation du préservatif. Enfin, certains adoptent une protection mécanique qu’ils mettront en balance avec d’autres préoccupations, en particulier le désir de paternité, ou qu’il sera difficile d’adopter en raison de l’image négative qu’elle possède dans les relations de couple.
La protection contre le VIH ne s’envisage pas de façon isolée et semble s’articuler avec des projets de vie de façon plus ou moins congruente, en fonction des pressions qu’un homme subit. L’adaptation au risque devient alors plus ou moins satisfaisante en fonction de la capacité à allier mesures protectrices et désirs personnels, prévention et pression sociale. Par exemple, chez les plus jeunes, la pression sociale les pousse à se diriger vers une sexualité précoce qui est associée, notamment par les personnes responsables de leur éducation, à un risque VIH accru. Ces personnes responsables de la transmission de messages éducatifs priorisent ceux basés sur l’abstinence par rapport aux messages sur le préservatif. Chez les plus jeunes, l’utilisation du préservatif s’avère compliquée notamment parce qu’elle est parfois associée par leur partenaire à la prise de risque même, voire à une séropositivité connue mais non révélée.
Le mariage, qui assure un autre type de reconnaissance sociale, permettrait selon beaucoup d’hommes rencontrés de se protéger du VIH de manière satisfaisante. Mais ce mariage ne serait possible que si un revenu suffisant est acquis, ce qui dans le contexte actuel s’avère difficile et limite l’accès à ce moyen de «protection». Un mariage n’est en effet possible que si les hommes sont en mesure d’assurer cette responsabilité en accédant à des métiers rémunérateurs. Si cela n’est pas possible, le mariage n’est pas envisagé ou est ajourné. Les difficultés économiques des plus jeunes les poussent alors à privilégier des relations non maritales.
Rarement, certains adoptent des comportements alternatifs, en tentant de maintenir leur réputation intacte et dans le même temps d’éviter une infection par le VIH. Cette option implique un rejet de la pression sociale et des comportements qu’elle pousse à adopter, notamment en matière de sexualité. La réputation s’acquiert alors par l’adoption de comportements alternatifs, comme par exemple la valorisation de la virginité. Chez certains, ces alternatives étant impossibles, la solution reste alors l’auto-exclusion sociale permettant de ne plus subir les différentes pressions environnantes et de se protéger du VIH.
B. DE LA PRISE DE CONSCIENCE À LA RÉALISATION DU TEST
Le deuxième objectif des campagnes de soins a été de promouvoir la réalisation du test, afin d’augmenter la mise sous antirétroviraux et la diminution de l’incidence du VIH. Ces campagnes se sont heurtées à certaines barrières : nous avons vu qu’engager une campagne de dépistage n’assure pas que la population y participera. Dans la population masculine, pour laquelle certaines actions ciblées sont en cours lors de ce travail réalisé en 2017, comme le dépistage de porte-à-porte ou les sessions nocturnes de dépistage, plusieurs facteurs semblent conditionner la participation aux campagnes de test. En effet la démarche de test semble en partie conditionnée par la construction de la masculinité, fondée sur des notions de réputation, de résilience, sur l’importance d’assumer les responsabilités économiques familiales, enfin sur l’importance sociale du mariage et de la paternité.
Premièrement, lors de l’accès aux informations sur le VIH et en fonction de ses modalités, nous avons vu qu’il existe une tendance à faire porter la responsabilité de l’épidémie sur telle ou telle catégorie de la population. Cette catégorisation du risque semble avoir une influence sur la perception personnelle du risque. En effet, il est observé chez certains individus un sentiment de protection ou de vulnérabilité qu’assurerait leur appartenance à telle ou telle catégorie. L’exemple le plus frappant est celui de chrétiens : ils se sentent protégés par la religion ou les pratiques qui y sont associées. Ces chrétiens se situent souvent en opposition par rapport aux traditionalistes qui eux intègrent l’idée que leurs pratiques notamment sexuelles représentent un risque VIH supérieur.
D’autres caractéristiques comme l’âge, le statut marital, la profession sont utilisées pour segmenter la population concernant le risque VIH. Par exemple, les Boda-Boda représentent une catégorie professionnelle vectrice de la maladie en raison du fait qu’ils détiennent de l’argent liquide et/ou de la pression qu’eux-mêmes exercent sur leurs clientes.
Ces oppositions d’attitude face au risque VIH compromettent l’efficacité des mesures préventives. Ceux qui ressentent une protection face au VIH (comme les plus religieux par exemple), retarderont la démarche de test alors que ceux appartenant aux catégories « opposées » se sentiront plus concernés par ces mesures préventives, qui seront adoptées avec plus ou moins d’efficacité.
Deuxièmement, le mariage s’envisage pour de multiples raisons mais surtout pour l’accès à une reconnaissance sociale, notamment par le biais de la paternité, ou pour son intérêt économique. Nous avons cependant observé une remise en question du mariage du fait du VIH, soit parce que le mariage obligerait à réaliser un test dont certains ont peur, soit parce que la charge que représenterait une séropositivité associée à la charge que constitue le mariage serait impossible à supporter financièrement ou physiquement.Sikweyiya YM, Jewkes R, Dunkle K. Impact of HIV on and the constructions of masculinities among HIV-positive men in South Africa: implications for secondary prevention programs. Global Health Action. 2014;7: 24631.En effet, certains des hommes que nous avons interrogés se sentent incapables de tenir le rôle de pilier familial qu’on leur attribue (parfois étant très jeunes, du fait du décès du père) en cas de séropositivité. Alors le test peut être refusé ou reporté. Une fois le mariage établi, le test se fait en fonction de la perception du risque, certains considérant leurs unions maritales comme à risque. Parfois, sous l’effet des messages institutionnels, certains considèrent leurs unions polygames comme étant à risque et vont facilement se diriger vers le test. Ceux qui considèrent leur mariage comme protecteur vont moins considérer la nécessité du test de dépistage. Enfin certains choisissent de faire le test après le mariage car la proposition de test en préalable du mariage pourrait rendre impossible une union maritale.
Le rapport entre la paternité et le VIH suit la même logique. Un désir de paternité est souvent considéré comme impossible à assouvir en cas de séropositivité, en raison du risque de transmission et de la charge financière qu’avoir des enfants représente. Alors que le mariage peut être remis en question transitoirement par la nécessité de test préalable, la paternité l’est moins. La paternité est présentée par nos interlocuteurs comme la source de reconnaissance sociale la plus importante ; elle fait l’objet d’une pression majeure, conduisant certains hommes ayant pourtant fermement rejeté l’union maritale à la reconsidérer afin d’accéder à la paternité. De l’avis de certains hommes, la découverte d’une séropositivité les empêcherait physiquement et moralement de procréer, la séropositivité étant assimilée au SIDA (mortel à court terme) et trop lourde à supporter financièrement ou psychiquement.
Troisièmement, la peur de la stigmatisation, qui découle de l’importance de la réputation, entraîne un rejet du test. En effet, selon certains hommes, leur consultation des structures de test serait perçue par l’entourage comme une prise de risque et le signe d’une possible séropositivité.Knight R, Small W, Shoveller JA. HIV stigma and the experiences of young men with voluntary and routine HIV testing. Sociology of Health & Illness. 2015;ISSN 0141-9889 : 1–15.Dans d’autres cas, plus rares ici, cette importance de la réputation oblige à la réalisation du test dont le refus pourrait être associé par les proches à la séropositivité. On pourrait aisément comprendre que la volonté de préserver un lien familial souvent intimement lié à la réputation, notamment dans les familles traditionnelles, soit à l’origine d’un refus du test. Ce d’autant plus qu’il n’y a pas encore de symptômes et qu’il existe cette peur de révéler son statut aux proches. En effet, cette révélation conduit parfois à des réactions de rejet violentes. On observe chez les séropositifs pour lesquels existait une dépendance vis-à-vis des proches une rupture de ce lien une fois la séropositivité révélée.
Enfin, pour certains et même pour ceux qui ont conscience du VIH, cette infection s’envisage comme d’autres pathologies, le paludisme par exemple, et le test ne mérite d’être réalisé que lorsque des symptômes apparaissent. Dans d’autres cas, ces symptômes ne sont pas mis sur le compte d’une possible infection par le VIH et le test est retardé. Nous avons observé que la différence entre maladie et séropositivité n’est pas claire pour certains. Comme nous l’avons vu, un test positif étant souvent équivalent à la maladie et la maladie étant équivalente aux symptômes et à la mort, autant attendre l’apparition de symptômes pour se diriger vers un test et accéder au traitement le plus tard possible. Ce constat est présent dans des études consacrées à des contextes comparables.Forestier D, Vangrevelynghe G. Étude des représentations du dépistage du cancer et politique de prévention. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle (Vol. 39). 2006;97-113. Chikovore J et al. Control, struggle, and emergent masculinities: A qualitative study of men’s care- seeking determinant for chronic cough and tuberculosis symptoms in Blantyre, Malawi. BMC Public Health. 2014;14:1053.
Pourtant, la différence est majeure entre la découverte d’une séropositivité au stade SIDA ou à un stade plus précoce, notamment en ce qui concerne l’efficacité du traitement, la diminution des infections opportunistes, la diminution du risque de transmission. Sans connaissance claire de ces différences et des avantages à un traitement précoce et sachant que le traitement n’est pas curatif, on peut comprendre qu’il soit difficile de demander un test qui premièrement pourrait menacer la réputation ou le mariageParrott FR. Combining qualitative and quantitative evidence to determine factors leading to late presentation for antiretroviral therapy in Malawi. PLoS ONE. 2011;6 (11):e27917.et deuxièmement qui impliquerait, s’il s’avérait positif, l’adoption de mesures préventives et thérapeutiques qui constitueraient pour certains un poids économique supplémentaire.Mburu et al. Intersectionality of HIV stigma and masculinity in eastern Uganda : implications for involving men in HIV programmes. BMC Public Health. 2014;14:1061.Les processus logiques des institutions proposant le dépistage diffèrent des représentations et des logiques guidant les comportements des populations.Forestier D, Vangrevelynghe G. Étude des représentations du dépistage du cancer et politique de prévention. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle (Vol. 39). 2006;97-113.Pour les premières, le test permet, s’il s’avère positif, de mettre en place un traitement pour éviter l’entrée dans la maladie. Pour les seconds, faire le test équivaut à la séropositivité, ou en tout cas à se considérer comme tel, et la séropositivité équivaut à la maladie, donc aux symptômes et à leurs conséquences physiques et sociales.
Au contraire, alors que parmi les générations les plus anciennes, le VIH est associé à une grande mortalité, les plus jeunes banalisent plus volontiers le VIH et la démarche de test. En effet, la vision de patients séropositifs équilibrés sous traitement ainsi que la généralisation de l’infection et des informations sur l’épidémie semblent favoriser cette banalisation. La banalisation et l’existence d’un traitement peuvent dans certains cas favoriser la démarche de test car l’association du test à une mort accélérée n’existe pas dans les générations les plus jeunes.Siu GE et al. Masculinity, social context and HIV testing : an ethnographic study of men in Busia district, rural eastern Uganda. BMC Public Health. 2014;14:33. Chen Y. Treatment-related Optimistic Beliefs and Risk of HIV Transmission: A Review of Recent Findings (2009–2012) in an Era of Treatment as Prevention. Curr HIV/AIDS Rep. 2013;10(1): 79–88.
C. DU TEST À L’ENTRÉE DANS LE RÉSEAU DE SOINS
Qu’un test soit négatif ou positif, il est demandé aux hommes d’intégrer la filière de soins. Aux séronégatifs, il est demandé d’effectuer un test tous les trois mois, du fait du caractère ubiquitaire du VIH. Aux séropositifs, il est demandé d’assurer le suivi du traitement et des consultations. A ces deux catégories, il est demandé d’adhérer aux recommandations médicales dispensées lors de la consultation. Que le VIH soit banalisé ou associé à une mort rapide et certaine, lorsque le test est réalisé, le message médical transmis lors de la consultation semble avoir un impact marqué.
La majorité des recommandations médicales concerne le comportement sexuel des individus séronégatifs comme séropositifs. Du fait du caractère universel du VIH, transmissible par voie sanguine, sexuelle, iatrogène un sentiment de remise en question de ses pratiques et de celles de l’entourage apparaît souvent suite au test. Ainsi, toutes les relations sexuelles deviennent potentiellement à risque, même chez les couples séronégatifs. Il est alors demandé à ceux-ci soit de stopper leur sexualité extra voire intra-maritale, soit de la réduire et de la protéger malgré le désir de paternité. Ces recommandations sont variables d’un médecin à l’autre mais ont toutes un caractère restrictif. Notre travail met en évidence qu’il est rarement possible de suivre ces recommandations.
Ces recommandations médicales s’articulent parfois mal avec le travail, qui constitue un moyen de survie, de bien-être familial et d’acquisition d’un statut social. En effet, la gratuité des antirétroviraux, au début mise en place par MSF, n’empêche pas les soins dans leur globalité d’être difficilement accessibles pour ces hommes. Le VIH est devenu, suite à l’introduction des traitements, une maladie chronique suscitant de nouvelles problématiques auxquelles il a fallu s’adapter. Tout d’abord, selon le corps médical, la prise du traitement ne doit se faire qu’en étant sûr de pouvoir s’alimenter dans le même temps. Ensuite, les patients doivent trouver les moyens de se procurer une alimentation plus riche afin d’améliorer leurs états de santé. Ces recommandations semblent difficiles à respecter pour la plupart des patients, d’où une certaine inobservance. Le respect de ces règles hygiéno-diététiques ne peut ainsi se faire que par l’augmentation des activités rémunératrices. Mais pour compliquer les choses, il leur est demandé de limiter leurs activités physiques, représentant pourtant pour la majorité la seule façon d’accéder à un revenu, qui dans beaucoup de familles est assuré par les hommes. Voici les recommandations telles qu’elles sont présentées par le corps médical : l’alimentation enrichie permettrait, avec la prise des médicaments, de mieux travailler. Cela conduirait à une augmentation des revenus, qui eux donneraient un moyen d’accéder à une alimentation plus riche. Et ainsi de suite. La question qui se pose est : par où commencer ? La plupart des hommes rencontrés n’avaient que peu de marge de manœuvre pour respecter ces recommandations à la lettre, ne pouvant pas accéder à cette alimentation aisément et encore moins augmenter leurs revenus. C’est là que de plus grandes difficultés économiques apparaissent, à l’origine notamment d’une reformulation des relations homme-femme que nous avons évoquée. De plus, le coût des transports pour atteindre les structures de soins, malgré leur extension sur tout le territoire lors de la décentralisation, ne les rend pas pour autant facilement accessibles. En effet, plusieurs hommes nous ont assuré qu’ils voulaient s’éloigner des structures de soins les plus proches afin d’éviter une stigmatisation.
Nous avons noté la tendance des hommes séronégatifs et séropositifs à changer leurs comportements sous l’effet des recommandations médicales, une fois qu’ils avaient pris conscience du VIH. Cela a souvent été observé, que les avis médicaux prennent l’allure d’un simple conseil médical ou de recommandations culpabilisantes associées à un jugement de valeur sur les pratiques passées. D’autres travaux que le nôtre soulignent l’impact négatif des jugements moraux.Camlin CS et al (SEARCH Collaboration). Men “missing” from population-based HIV testing: insights from qualitative research. AIDS Care. 2016;28 Suppl 3:67-73.En outre les recommandations médicales semblent souvent similaires d’une consultation à l’autre donc peu individualisées, visant tout particulièrement à éviter la transmission du VIH quitte à sacrifier d’autres aspects de la vie qui ne semblent que rarement pris en compte. De plus, il semble exister une remise en question des liens sociaux. Le diagnostic est souvent le moment où l’on observe celle-ci notamment du fait des comportements de rejet, d’exclusion à l’égard les hommes séropositifs. Il peut s’agir d’une auto-exclusion du fait de l’inadéquation entre des recommandations médicales et la poursuite de son ancien mode de vie (comme la consommation d’alcool par exemple). Il peut s’agir d’une exclusion de la sphère familiale, une séropositivité étant associée à la mort proche ou à une perte de la réputation. Certains hommes élaborent des stratégies pour associer la maladie à une certaine intégration sociale, quand d’autres s’affirment par leur capacité à affronter la maladie seuls. D’autres encore n’ont pas les ressources suffisantes pour redéfinir leurs liens sociaux et leur masculinité, cela entraînant une souffrance.
III. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
Les équipes engagées sur le terrain lors des actions communautaires ne sont pas suffisamment nombreuses, ni suffisamment reconnuesMcCollum R et al. Exploring perceptions of community health policy in Kenya and identifying impli- cations for policy change. Health Policy and Planning. 2015;1–11.ou armées pour répondre aux attentes et aux problématiques posées par la séropositivité, ou par la sérodiscordance.Senyonjo M, Atenu E. Report on findings from Formative research on HIV Discordance. Health Communication Partnership. 2006. Tsuma FC, Wekesa AS. Challenges Facing HIV Discordant Couples in Kenya. International Journal of Business and Social Science. September 2014 .Vol. 5, No. 10 (1).En effet, l’observation des séquences de dépistage en parallèle des entretiens montrent une certaine difficulté à adapter le discours à chaque consultation et à chaque individu. Certaines informations sur le VIH sont délivrées de façon identique d’une consultation à l’autre ; il apparaît que ne sont pas évaluées les caractéristiques et histoires individuelles qui pourtant ont une influence sur la prise de risque ou les connaissances du dépistage et du traitement. D’autres informations au contraire vont être dispensées au choix des intervenants, et c’est à ce moment-là qu’apparaissent leurs propres représentations des hommes et de leur santé, et certains a priori réducteurs. Les problèmes communicationnels masculins sont souvent mis en avant pour expliquer les inobservances d’hommes qui pourtant rapportent une volonté de partager, sous certaines conditions, leurs vécus et difficultés face au VIH. Il a été montréWachira et al. Health facility barriers to HIV linkage and retention in Western Kenya. BMC Health Services Research. 2014;14:646.un lien entre la qualité de la pratique du test et l’adhésion aux soins ultérieurs. L’inobservance semblait liée à une faiblesse du lien entre soignant et soigné, une difficulté d’accéder aux structures de santé, la peur de la stigmatisation résultant de la consultation des structures de soins, à une certaine inefficacité du système de soins en place et au peu d’aides offertes aux patients. Nous avons observé que les messages dispensés par certaines institutions, notamment gouvernementales, sont mis en doute car ces institutions sont associées à une image de corruption résultant notamment des années d’instabilité politique et de mise à l’écart de la société luo.Kagotho et al. “They make money off of us”: a phenomenological analysis of consumer perceptions of corruption in Kenya’s HIV response system. BMC Health Services Research. 2016;16:468.
L’accès limité aux soins de la population masculine semble provenir, au moins en partie, d’un décalage entre les soins proposés et prodigués par des personnes porteuses de certaines représentations (représentations de ce qu’est ou de ce qui fait un homme) et les transformations d’une société et de la population concernée.Pafs J et al. ‘You try to play a role in her pregnancy’ - a qualitative study on recent fathers’ perspectives about childbearing and encounter with the maternal health system in Kigali, Rwanda. Glob Health Action. 2016;9:31482.Comme nous l’avons vu, les recommandations médicales, chez ceux désireux de les suivre, s’articulent plus ou moins bien avec des vies masculines où d’autres préoccupations existent antérieurement ou apparaissent du fait du VIH.
Il est ainsi demandé de réduire sa sexualité (mesure qui paraît ici la plus respectée par des hommes considérés comme très sexualisés), son désir de paternité, son travail. Des études montrent chez certains patients la mise de côté et le déni de ces recommandations afin de normaliser leurs vies sexuelles par exemple.Chen Y. Treatment-related Optimistic Beliefs and Risk of HIV Transmission: A Review of Recent Findings (2009–2012) in an Era of Treatment as Prevention. Curr HIV/AIDS Rep. 2013;10(1): 79–88.En outre, dans notre enquête, il apparaît que certains hommes, voulant respecter ces recommandations, se trouvent parfois perdus dans une négociation entre des conseils biomédicaux et la nécessité de ne pas perdre l’ancrage avec leur réalité et leurs difficultés, notamment économiques. En effet, ces deux systèmes, bien qu’adoptés chez certains simultanément avec succès, semblent pour d’autres incompatibles. Ces deux systèmes sont associés pour ces hommes à l’idée de survie. Leur survie par l’accès à des ressources économiques, indispensables par ailleurs pour accéder à leurs traitements et honorer leurs consultations de suivi, leur survie sociale par le travail, la sexualité, la paternité, et par le respect qui en découle et enfin leur survie par le suivi d’un traitement et de recommandations médicales censés les protéger d’une infection mortelle.
Des travaux plus généraux invitent à se questionner sur le caractère éthique des interventions concernant la prise en charge du VIH notamment en Afrique subsaharienne.Obermeyer et al. HIV testing and care in Burkina Faso, Kenya, Malawi and Uganda: ethics on the ground. BMC International Health and Human Rights. 2013;13:6.En effet, l’augmentation du nombre de personnes testées ne signifie pas pour autant une acceptation inconditionnelle de ce même test, comme pourrait en attester le moindre nombre de personnes qui rentrent dans le système de soins une fois le diagnostic posé. L’acceptabilité de ces campagnes de test est mise en doute, car les procédures de recueil de consentement et d’informations sont parfois imparfaites. A Homa Bay, lors des consultations à domicile, la confidentialité n’est pas respectée, la pression sur les hommes est forte pour accepter le test devant leur entourage et finalement divulguer leur statut. Il paraît ainsi difficile pour ces hommes de refuser le test. D’autant plus du fait de l’image positive dont bénéficie MSF auprès de la population, qui pourrait entraîner une plus grande acceptation du test malgré tout. Le test conjoint présente un intérêt indéniable dans la prise en charge ultérieure des membres du couple, notamment des femmes, car permettant une révélation moins risquée à leurs partenaires masculins. Nous voyons que les interventions communes améliorent l’adhésion aux traitements des deux membres du couple.Kulzer L et al. Family model of HIV care and treatment: a retrospective study in Kenya. Journal of the International AIDS Society. 2012;15:8. Desgrées-du-Loû A, Orne-Gliemann J. Couple-centred testing and counselling for HIV serodiscordant heterosexual couples in sub-Saharan Africa. Reproductive Health Matters. 16(32): 2008: 151–161. Betancourt TS. Family-Centered Approaches to the Centered Approaches to the Prevention of Vertical Transmission of HIV. Journal of the International AIDS Society. 2010;13 Suppl 2 (Suppl 2):S2. Myer L et al. Family Matters: Co-enrollment of Family Members Into Care Is Associated With Improved Outcomes for HIV-Infected Women Initiating Antiretroviral Therapy. J Acquir Immune Defic Syndr. 2014;Vol 67, Supplement 4.
Le développement de nouvelle stratégies de dépistage et de soins comme la décentralisation ou le dépistage au domicile des populations offrent à l’évidence des avancées en termes épidémiologiques. Dans certains contextes, des initiatives ont émergé, permettant d’améliorer partiellement l’accès au test pour les hommes, notamment des actions communautaires, montrant ainsi une capacité à s’investir dans des domaines où on ne les attendait pas.Hensen B. et al. Systematic review of strategies to increase men’s HIV testing in sub-Saharan Africa. AIDS. 2014;28:2133-2145.Pourtant, cela semble encore insuffisant pour atteindre un nombre équivalent d’hommes et de femmes au Kenya comme dans d’autres contextes.Novitsky V et al. Estimated age and gender profile of individuals missed by a home-based HIV testing and counselling campaign in a Botswana community. Journal of the International AIDS Society. 2015;18:19918.
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