François Enten
Responsable animation scientifique, GRET
François Enten a été chef de mission pour Médecins Sans Frontières. En janvier 2017, il a soutenu une thèse à l'EHESS sur les systèmes d'alerte précoce en Ethiopie intitulé "Les systèmes d’alerte précoce (SAP) en Ethiopie comme jeux d’acteurs, de normes et d’échelles. Fabrique et usage des chiffres de l’aide alimentaire en Ethiopie (2002/2004 et 2016)".
PARTIE 2 Le SAP éthiopien au ras du sol: pratique des experts, production du chiffre et part du politique
En abordant de façon empirique la pratique de fabrication des données, nous essaierons de répondre à de multiples questions. Lors des étapes de fabrication des données des SAP éthiopiens, comment aboutit-on au consensus indispensable au fonctionnement du régime de l’aide alimentaire? Comment les relations de pouvoir s’agencent-elles avec d’autres facteurs relevant de la pratique bureaucratique (routine conduisant à la reproduction des formes antérieures de fonctionnement, etc.)? Comment s’arrangent les acteurs internationaux et gouvernementaux? Comment s’allient alors la part d’objectivité de l’expert et la part d’intersubjectivité du politique? Et enfin, qu’en est-il à l’échelle villageoise? En observant le fonctionnement du SAP au plus près du terrain Lors d’une enquête de terrain réalisée entre novembre 2002 et décembre 2004 en région Amhara., au ras du sol en somme, il est possible de comprendre comment s’entrecroisent travail des experts et part du politique dans la production des chiffres de la sécurité alimentaire.
Je m’intéresse ici aux évaluations dites « multi-agences » calées sur le calendrier des deux récoltes principales. Ces évaluations se déroulent en deux temps : en novembre, à la fin de la grande saison des pluies, dont les récoltes du Meher sont déterminantes dans les bilans céréaliers du pays ; puis en juin, à la fin de la petite saison des pluies du Belg, de façon à compléter le bilan global des besoins.
Les évaluations « multi-agences » constituent un moment clef dans le cycle d’attribution de l’aide. Coïncidant à la fois avec le calendrier agricole et celui des bailleurs de fonds, elles débouchent fin décembre-début janvier sur l’appel annuel du DPPC aux donateurs, établissant les besoins à partir desquels la machine de l’aide va se mettre en branle. En juinjuillet, les besoins subissent une deuxième révision. Destinées à officialiser les estimations de bénéficiaires du pays, les évaluations « multi-agences » s’achèvent par la publication formelle de résultats chiffrés pour chaque échelon administratif. Si ces évaluations n’ont en soi rien d’exceptionnel et s’inscrivent dans une routine administrative bien rodée, leurs résultats conditionnent de façon décisive les futurs montants d’aide alimentaire et leur répartition dans le pays.
A. DES ÉQUIPES «MULTI-AGENCES» MAÎTRISÉES PAR LE DPPC
1. L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DES EQUIPES
Les équipes d’évaluation « multi-agences » rassemblent des représentants des différents ministères et départements administratifs (agriculture, statistiques, météorologie), des ONG (SCF, CARE, la Croix-Rouge, etc.) et des donateurs (PAM et USAID). L’objectif des évaluations étant de parvenir à un consensus entre tous les acteurs du système, l’activité des équipes s’articule principalement autour de réunions. Le reste du temps est consacré aux voyages de ville en ville – permettant de visualiser l’état des récoltes le long des routes – et à la rédaction des rapports. Les équipes sont soumises à des contraintes de travail assez sévères qui transforment ces évaluations en un double défi contre le temps et l’incertitude.
À quatre reprises, j’ai suivi les équipes qui travaillaient en région Amhara, dans les quatre zones du Nord et Sud Wollo, du Wag Hemra et de l’Oromya Les zones visitées lors des évaluations dépendent des saisons des récoltes. Les évaluations du Meher excluent les woreda exclusivement Belg. Les zones rassemblent les woreda suivants : - Nord Wollo : Bugna, Dawent-Delanta, Gedan, Gubalafto, Haberu, Kobo, Meket, Wadla - Sud Wollo : Kalu, Kelela, Kubaber, Legambo, Mekdela, Sayent, Tehuledere, Tenta, Wegde, Werebababu, Wereilu, Yama, - Wag-Hemra : Dehanna, Sekota, Zikwala - Oromia : Artumafusi et Jile, Bati, Chefegoala et Daw.. En l’occurrence, il s’agissait d’équipes pluridisciplinaires de cinq à six personnes de nationalité éthiopienne Dans d’autres régions, il arrive que les équipes soient réduites à 2 ou 3 personnes. Exceptionnellement, en novembre 2002, une Anglaise de l’ONG Save the children UK, Judith Standford, travaillant en appui au DPPC de la région, s’est jointe à l’équipe. , Les noms des personnes citées dans cette restitution ont tous été modifiés., et de formation variée : agronomes, météorologues, statisticiens, économistes agricoles, géographes ou cartographes.
La plupart des membres de l’équipe possède un niveau d’études élevé. Ils ont suivi des formations de trois à quatre années dans les collèges d’agronomie ou à l’université en mathématiques, en sociologie ou en géographie. Certains ont étudié à l’étranger. Les experts du DPPC qui avaient débuté leur carrière sous le RRC ont été formés dans les pays de l’Est (Russie, Tchécoslovaquie) et les plus jeunes en Inde. Certains représentants des agences donatrices ou du DPPC ont étudié en Angleterre ou en Hollande. Beaucoup ont eu l’occasion de participer à de multiples stages et séminaires de sécurité alimentaire au Kenya.
En raison du manque de personnel qualifié, les équipes constituées d’office à Addis-Abeba par le PAM et le DPPC se composent souvent de personnes sans expérience. Le PAM s’efforce de placer un agent dans chaque équipe. L’administration éthiopienne affecte les cadres du DPPC (fédéral ou régional) aux zones d’évaluation les plus sensibles. Les places vacantes sont pourvues par les cadres des autres bureaux (agriculture, statistique, météorologie) en fonction des disponibilités – bien maigres – en personnel. Enfin, les membres des ONG sont affectés selon le choix de ces dernières.
Si les membres des équipes peuvent s’appuyer sur leur formation technique, il leur manque souvent l’expérience pratique des évaluations. Les plus aguerris sont évidemment les agents du DPPC et du PAM. Les premiers, experts en sécurité alimentaire à plein temps, procèdent à des évaluations continues tout au long de l’année. Les seconds sont chargés d’observer et de superviser la distribution de l’aide en provenance du PAM. À ce titre, ils sont amenés à visiter régulièrement les administrations pour recueillir des données. Il en va de même des délégués des agences donatrices bilatérales. Les représentants des ONG que j’ai rencontrés ont un profil de coordinateur de programme et sont de ce fait peu familiers de la pratique de collecte et de traitement des données de sécurité alimentaire. Quant aux experts détachés par les autres agences des Nations unies, la plupart ont acquis une bonne connaissance du monde institutionnel, fruit de nombreuses expériences de travail au sein de l’administration éthiopienne (tel que le ministère de l’Agriculture), d’ONG internationales et d’agences donatrices.
2. LE PRIMAT DU DPPC
L’hétérogénéité de l’appartenance institutionnelle induit une inégalité relationnelle entre les membres de l’équipe lors des exercices de négociation qui accompagnent les évaluations. L’appartenance à une agence internationale apporte à ses membres un sentiment d’assurance – matérialisée tant par les outils de travail que par leur relative aisance financière personnelle. Mais leur responsabilité est diluée dans un vaste système où cohabitent acteurs internationaux et nationaux. En outre, le contrôle exercé par les agences internationales sur ces experts est assez lâche comparé à l’emprise de la fonction publique éthiopienne sur ses membres. Le Gemgema, procédure d’évaluation interne organisée chaque année par l’administration éthiopienne, résume à elle seule ce contrôle permanent. À l’occasion de cette séance collective d’évaluation, chaque fonctionnaire est soumis à la critique de ses collègues et doit faire sa propre autocritique. Les reproches d’ordre professionnel ou privé peuvent influer sur la notation finale du fonctionnaire par ses supérieurs. Or, cette notation détermine significativement les carrières individuelles.
Enfin, les experts du DPPC fédéral sont dans une relation hiérarchique supérieure directe avec les interlocuteurs des niveaux administratifs régionaux (woreda et zones), alors que les représentants des donateurs seraient plutôt des intermédiaires entre les décideurs internationaux et les autorités éthiopiennes. À travers leur activité de « monitoring », ces derniers se limitent habituellement à collecter des données pour les transmettre aux échelons hiérarchiques supérieurs, dont les postes clefs sont tenus par des étrangers. Ils ne représentent qu’une autorité extérieure et diffuse sans emprise directe sur le fonctionnement interne de la fonction publique. En revanche, les cadres du DPPC qui appartiennent au même appareil administratif éthiopien, sont constamment sur la sellette, soumis sans échappatoire à une pression dont ils ne peuvent pas se dégager. Déjà aguerris par la pratique routinière exercée toute l’année, aiguillonnés par ce contrôle permanent qui ne leur permet ni erreur ni relâchement, ils sont beaucoup plus disposés à endurer avec patience et acharnement la pression des négociations !
Au vu de mes observations, ces différents éléments structurels semblent peser sur les comportements individuels et sur le cours des évaluations. En pratique, les décisions et les négociations, tant à l’intérieur de l’équipe que lors des réunions avec l’administration, sont principalement dirigées par les agents du PAM ou des donateurs ainsi que par les délégués du DPPC. La dimension « multi-agences » se réduit à un face-à-face entre représentants du DPPC et du PAM ou éventuellement d’USAID. Peu expérimentés en matière de négociations et ne jouant pas leur carrière, les membres des ONG ont tendance à rester en retrait. Ils occupent un rôle secondaire d’assistant et constituent un cortège passif de témoins presque muets. Lors des réunions avec les comités des woreda/zone qui sont menées par une ou deux personnes, ils interviennent en appoint dans les négociations. Lorsque les principaux interlocuteurs sont en panne d’arguments, ils peuvent alors apporter un point de vue complémentaire.
En cas de désaccord au sein d’une équipe d’évaluation, j’ai constaté que les cadres des Nations unies sont à chaque fois perdants face aux agents gouvernementaux du DPPC. Soit les dirigeants du DPPC réussissent à les faire céder à l’usure, à force de harcèlement et/ou d’arguments remettant en cause la valeur de leur expertise technique ; soit les cadres du PAM restent campés sur leurs positions mais échouent à convaincre leur coéquipier du DPPC et sont mis en minorité par le reste de l’équipe.
3. LE ROLE CLEF DU « TEAM LEADER »
En raison de leur hétérogénéité, les équipes connaissent une phase de « rodage ». Au démarrage de l’évaluation, la plupart des intervenants ne se connaissent pas et doivent graduellement apprendre à travailler ensemble : répartition des tâches et équilibre des compétences, fréquence des réunions de briefing/débriefing et de prise de décision interne, mise au point des stratégies de négociation avec les woreda. L’apprentissage du fonctionnement en groupe passe en grande partie par la vie sociale quotidienne.
Si les règles élémentaires ne sont pas établies dès le premier jour par le chef d’équipe (« team leader »), l’équipe est condamnée à un fonctionnement présidé par l’improvisation et la compétition. Les pratiques classiques de rétention d’informations, tant d’ordre technique (documents, données) qu’organisationnel (programme), ainsi que l’imposition de décision sans concertation (programme de visite, dates de réunion) accentuent le caractère aléatoire du processus, la fragmentation des informations et l’incertitude auxquels sont déjà soumis les experts. Ces derniers discutent alors par sous-groupes (selon la répartition par voiture), mais ne se réunissent qu’exceptionnellement pour une prise de décision collective, sinon lors de l’exercice incontournable de l’écriture des rapports. Les planifications sont souvent décidées au moment du départ, en prenant des notes en s’appuyant sur le capot de la voiture, moteur ronflant et portières ouvertes. Les transmissions d’informations se font au coin d’une table de restaurant ou de café.
Ces échanges faits en urgence engendrent souvent le doublement des activités (recherche de documents, prise de rendez-vous, écriture de rapport) et l’oubli de données cruciales. Mais surtout, l’absence d’entente préalable confine l’expert à un certain isolement : il aborde individuellement les négociations avec le woreda. Le groupe ne forme pas un corps unifié capable d’affronter les autorités locales. Si l’un des membres est en conflit avec le reste du groupe, les négociations internes ont rarement lieu au préalable. Elles se déroulent après les réunions, alors que les chiffres de bénéficiaires ont déjà été arrêtés en partie. En cours de réunion dans les woreda, les équipes s’efforcent d’effacer leurs dissidences. S’il y a conflit interne – entre les représentants du PAM et du DPPC par exemple – le dissident minoritaire garde ses objections pour en débattre après coup, de façon à conserver l’image d’une équipe homogène face aux comités des woreda.
Le « team leader » occupe un rôle central dans le maintien de la cohésion du groupe. Il définit avec l’équipe le cadre de travail : calendriers de visite, de rendez-vous, répartition du travail, de la collecte des données (pluviométrie, récoltes, élevage, prix, etc.), coordination de l’écriture des rapports, etc. Auprès des autorités extérieures et des autorités supérieures de la région ou d’Addis-Abeba, il est en charge de représenter le groupe, de mener et de conclure les négociations. Soulignons que le rôle du chauffeur est parfois tout aussi déterminant dans la cohésion du groupe. Témoin des discussions qui ont lieu pendant les pauses, il participe à la circulation des informations entre les membres d’une équipe morcelée. Même lors des divisions, il reste un lien relativement neutre de la vie sociale. Il peut faire basculer les décisions relatives au circuit de visite, parfois bloquer la visite de tel woreda à cause de l’état des routes.
Le rôle du « team leader » déborde largement du cadre du travail. Il pèse également sur la vie quotidienne, guidant le choix des hôtels, des restaurants, voire des menus. Il orchestre la micro vie sociale permettant de souder l’équipe jusqu’à la fin de l’évaluation. Les évaluations ne sont pas composées que d’austères réunions et de rédactions de rapports. Elles sont aussi rythmées par les repas, les pauses-café, les sorties dans les bars, qui donnent lieu à des invitations réciproques où l’on discute à bâtons rompus et se raconte d’innombrables blagues. Pour certains, ces évaluations permettent aussi de découvrir des régions encore inconnues, de visiter les églises incontournables (Lalibella), de faire des achats multiples de spécialités locales (tapis en laine ou robe tissée du Wollo, miel de Sekota, alcool de Debré Sina)…
Parmi les équipes que j’ai accompagnées, une seule personne, Ahmed du PAM, s’est efforcée de jouer pleinement le rôle de chef d’équipe. Ainsi, il interrompait parfois les discussions avec les woreda pour demander conseil à son équipe. Il lui arrivait de recourir au vote pour décider d’une visite de kebele, trancher entre des données opaques et parvenir à un nombre final de bénéficiaires. À chaque fois, il s’efforçait de reprendre, synthétiser oralement ou par écrit les points de vue divergents, de façon à susciter la réflexion collective. Lors des repas ou des pauses, il faisait le point avec son équipe. Néanmoins, cette pratique démocratique n’a pas empêché qu’Ahmed soit mis en minorité par l’équipe récusant son point de vue sur les nombres de bénéficiaires. Du fait des excellentes récoltes du Belg de 2003, Ahmed poussait à la baisse, quand son co-équipier du DPPC, Zelalem, vieux briscard du RRC, défendait la tendance inverse. Toujours est-il que les membres de l’équipe (ONG et ministère de l’Agriculture) se sont tous rangés du côté de l’autorité administrative éthiopienne représentée par Zelalem. Dans les négociations, Ahmed a perdu à toutes les manches, sans pour autant démissionner de sa tâche fédératrice dans l‘organisation d’une équipe qui est restée unie jusqu’au bout.
Lors d’une autre évaluation, un jeune météorologue d’Addis-Abeba, Girum, avait été nommé chef d’équipe. Il était dépourvu de toute légitimité de par son âge et son inexpérience de la région et des pratiques d’évaluation. Il s’est vite retrouvé dépossédé de ses fonctions. Tout en essayant péniblement de s’y accrocher, il a été réduit à faire les présentations d’usage en réunion ou à fixer les heures de réunion pour l’écriture des rapports, heures que personne ne respectait. C’est toujours Zelalem qui officiait, prenait les rendez-vous, menait et concluait les discussions. Girum ne pouvant pas fédérer le groupe, aucune information ne circulait au sein de l’équipe où Zelalem centralisait décisions et négociations. Ce qui ne s’est pas fait sans frictions ni tentatives de manœuvres avec le représentant du PAM, Mulugeta. Mais ce dernier, également nouveau à son poste et venant d’une autre région, pouvait difficilement tenir tête à Zelalem. Girum et Mulugeta se sont alliés dans leur impuissance, sans avoir de réelle influence sur les décisions, hormis sur des précisions d’ordres météorologiques secondaires ou la formulation des rapports en anglais. L’absence d’un chef d’équipe légitime provoquant la fragmentation du groupe, l’unique personne décisionnelle a été un fonctionnaire du DPPC !
La composition des équipes détermine donc leur capacité effective à mener les négociations avec les autorités des woreda. Dans la plupart des cas, j’ai constaté que les équipes fragmentées laissaient le champ libre à un ou deux acteurs décisionnels, dont les plus à même de contrôler les incertitudes et les conclusions étaient les cadres du DPPC.
B. UN UNIVERS BUREAUCRATIQUE DOMINÉ PAR LES CHIFFRES
1. DES BUREAUX…
Les étapes de l’évaluation suivent les échelons hiérarchiques de l’administration éthiopienne correspondant à des niveaux géographiques. À chaque échelon – kebele (commune), woreda (district/canton), zone (département) et région – les montants de bénéficiaires calculés par les agents du DPPC local doivent faire l’objet de validation par un comité local rassemblant les agents des services de l’agriculture et de l’élevage, de la santé, de l’eau et de l’économie rurale, etc. Tout en respectant cet ordre immuable du niveau central d’Addis-Abeba jusqu’au woreda, les équipes d’évaluation doivent traiter avec ces comités multidisciplinaires. D’où la lourdeur dans l’organisation des réunions, requérant à chaque étape la présence de tous les interlocuteurs, eux-mêmes tiraillés par d’autres réunions et travaux prioritaires.
Ces rencontres suivent un long cheminement d’aller-retour s’étirant sur une période de trois semaines. Dans un sens, les équipes collectent les informations au cours de sessions de briefing répétées à chaque étape. Dans l’autre, elles remontent la chaîne hiérarchique par des restitutions doublées de négociations et d’une consolidation progressive des chiffres. Par la répétition des réunions, ce travail tourne très vite à une routine extrêmement laborieuse et ennuyeuse. D’autant que les informations sont rabâchées sur un mode stéréotypé, suivant le même plan, la même « check-list » de questions, utilisant souvent les mêmes phrases… Une fois la routine établie, l’humeur enthousiaste des équipes lors des premiers jours de réunions se mue en un ennui profond. Les entretiens avec les représentants des woreda s’accompagnent alors de profonds soupirs ou de crises de bâillements irrépressibles. Certains experts s’avachissent complètement dans des pensées bien lointaines ou désertent la salle, laissant se débrouiller les plus aguerris à cette épreuve d’usure, c’est-à-dire les fonctionnaires du DPPC ! Néanmoins, pour reprendre goût à la vie, il arrive qu’en fin d’évaluation, lors des séances de rédaction des rapports, les équipes ironisent sur la litanie des données qu’ils ont subie, en mimant une machine automatique rabâchant sa leçon « à cause des arrêts sporadiques et prématurés des pluies, nous subissons une perte totale des récoltes, etc. »
À cette routine implacable s’ajoute la contrainte de temps. Avant même de débattre du cœur du problème, il est nécessaire d’ajuster un agenda tenant compte des rendez-vous de briefing-débriefing avec les équipes de chaque woreda et de zone, des voyages entre capitales de woreda séparées de plusieurs centaines de kilomètres et du temps d’écriture des rapports. Le manque de disponibilité des fonctionnaires locaux – le plus souvent absents, en réunion, visite ou « workshop » – rend plus ardue encore l’organisation des réunions avec les comités représentatifs habilités à fournir les données nécessaires au remplissage des formulaires d’évaluation. Parfois, les données n’ont toujours pas été validées par le comité local et nécessitent encore quelques ajustements en coulisse avant d’entamer toute négociation. Les équipes sont souvent soumises à de longues attentes dans un couloir afin que tous les experts présents rejoignent la salle de réunion ou que des chaises supplémentaires soient glanées de bureaux en bureaux ou encore que la clef du bureau renfermant le dossier crucial soit retrouvée chez une secrétaire partie en congé.
Au final, le travail tourne vite à une course-poursuite épuisante après des interlocuteurs fantomatiques et des chiffres parcellaires. Il en découle une minimisation des autres modes de collecte d’information, comme les visites de marché et les interviews de paysans. De par la faible emprise des autres sources d’information sur les décisions, l’ossature principale des évaluations se réduit à des échanges à caractère bureaucratique par le biais de réunions de bureau dont le média principal est le rapport écrit et chiffré.
2. … ET DES CHIFFRES
Au cours des réunions, chaque expert du comité local décrit de façon détaillée les évènements météorologiques, la qualité des différentes récoltes, les divers dégâts ayant endommagé les cultures, l’état de santé des animaux ou celui de la population, etc. Ces présentations donnent lieu à la lecture d’une litanie de chiffres, recopiés scrupuleusement par chaque membre de l’équipe d’évaluation : surfaces labourées, semées, récoltées ; quantités récoltées par type de culture ; pertes par cause de dégâts et type de cultures ; nombre de têtes de bétail ; etc. Ces inventaires chiffrés sont bien évidemment détaillés à la virgule près avant d’être reformulés sous forme de pourcentage.
L’ensemble de ces résultats résulte déjà d’une compilation des données envoyées par les « agents de développement » Les agents de développement sont des techniciens du ministère de l’Agriculture formés entre 6 et 2 ans. Basés dans les kebele, ils représentent la première interface technique entre l’administration et les paysans. Ils sont en charge « d’encadrer » les agriculteurs par des conseils et formations, par l’apport en intrants (insecticides, etc.), la démonstration de techniques améliorées, etc. Ils sont aussi en charge de superviser les activités de vivres contre travail, de participer aux réunions de comités de kebele et de collecter les informations agropastorales et de les transmettre au district. des kebele (commune) au woreda (canton), éventuellement amendées par les observations des experts du woreda sur le terrain. Ces compilations de chiffres et de virgules sont retranscrites sous forme de rapports et de tableaux, le plus souvent imprimés, parfois encore à l’état de brouillon, de feuilles scotchées les unes aux autres formant d’immenses parchemins, raturés et recouverts de Blanco, traces ultimes des exercices de refonte préalable.
C’est à partir de ces compilations de données agricoles que les équipes d’évaluation « multi-agences » estiment le nombre de bénéficiaires du woreda. Elles ne procèdent qu’à d’exceptionnelles investigations directes au niveau des kebele ou des villages. À l’issue des réunions, les chiffres du woreda sont repris et cumulés dans les rapports d’évaluation de la zone et ainsi de suite jusqu’à la région et Addis-Abeba. Hormis les visites ponctuelles et localisées sur le terrain et la vision globale du paysage agricole lors des déplacements, les informations recueillies par les équipes sont des rapports écrits. Le rôle des équipes est de justifier et valider le contenu des rapports des woreda puis de les synthétiser en de nouveaux rapports dont la forme aboutie est la synthèse de l’appel annuel national destiné aux donateurs.
Le contenu substantiel de ces rapports est fait de données chiffrées. Aussi, l’écriture des parties narratives se résume-t-elle souvent à un exercice de duplication de formules tirées des rapports de l’année précédente, amendés en fonction de la situation météorologique et agricole, et parfois agrémenté de quelques informations originales. Autrement dit, l’activité des experts est centrée sur l’obtention et la validation des chiffres, le remplissage de tableaux et de formulaires.
Lors de l’évaluation de novembre 2003, il avait été demandé aux équipes de distinguer parmi les bénéficiaires le nombre d’hommes et de femmes. Or, calculé sur la base de données agricoles, le chiffre global de bénéficiaires ne correspond à aucune réalité villageoise physique. Pourtant, une fois finalisées les estimations de bénéficiaires, Girum, le « team leader » s’était mis en tête de faire ce calcul à partir des statistiques de population par woreda. Il a pu effectivement remplir le tableau de bénéficiaires hommes/femmes du rapport final en y inscrivant des données précises à l’unité près. À mes commentaires stupéfaits sur ce procédé, il s’est exclamé pour me rassurer « Mais, fais-moi donc confiance, j’ai une licence en mathématiques ! »
C. LA COUPURE AVEC LE MONDE PAYSAN
Les réunions à l’échelle des woreda constituent l’unique fenêtre d’accès aux réalités rurales. Si la vue est passablement bouchée par un assemblage de rapports, d’alignements de chiffres et de pourcentages, des zooms sur des points précis peuvent être effectués par des descentes express dans certains kebele « représentatifs » en compagnie d’un expert du woreda, de façon à visualiser des champs effectivement endommagés et comparer avec d’autres kebele moins affectés. Ces visites peuvent donner lieu à des rencontres éphémères entre paysans et experts.
En fait, les interviews de paysans apparaissent comme superflues dans cet univers régi par des réunions de bureaux, rythmé par la poursuite des chiffres, les compilations de données et l’écriture de rapports. Si on s’accorde à rencontrer des paysans, il ne faut pas traîner parce qu’« on a assez pris de temps avec les autorités, dans ce cas, pas plus de 15 minutes »! Il s’agit d’une formalité faite à contre-cœur dont il faut se débarrasser au plus vite. Parfois même, certaines visites de woreda, voire de zone, font l’impasse totale sur l’interview des paysans, d’autant qu’il y a toujours une entrave à la visite des sites et à la rencontre des paysans : le manque de temps, d’essence, de route de qualité, etc.
Les rencontres résultent toujours d’une urgence hasardeuse, là où le véhicule s’arrête ou passe, croisant des personnes au bord de la route ou dans leurs champs. Il arrive que l’échange verbal se fasse sans même descendre de voiture, juste en baissant la vitre de la portière. Et s’il faut marcher pour rencontrer un paysan, c’est la fin de tout. En novembre 2002, la visite du woreda de Ziquala a posé d’innombrables problèmes à Judith de SCF. Certes, il faisait très chaud, le site était désertique et caillouteux et rejoindre un village posait un réel problème d’accès en voiture. Comme Judith insistait, les autres membres de l’équipe se sont décidés à tenter l’expédition, qui s’est finie après quinze minutes en bout de piste. Entraînés par Judith, Bekele et Getu du DPPC continueront à pieds jusqu’à un hameau à plusieurs centaines de mètres. Les autres, Anteneh (UN) et Fissaye (USAID) sont restés à une vingtaine de mètres de la voiture, à l’ombre d’un épineux, à attendre d’éventuels passants…
Lorsqu’elles ont lieu, les rencontres experts/paysans sont anonymes et brèves. Le plus souvent, un groupe compact de quatre ou cinq experts déboule des 4x4 pour s’approcher d’un groupe de paysans au travail et poser des rafales de questions sans jamais se présenter. Getu du DPPC de la région Amhara m’expliquera que « les présentations sont inutiles, ce n’est pas la peine, ils savent bien pourquoi on est venu là ». Parfois même, le nom de la localité visitée échappe aux experts. L’échange est fait debout, en plein soleil, les interlocuteurs distants de deux à trois mètres. Au pire, ces faces à faces tournent à l’interrogatoire systématique et creux pour ne récolter que des réponses évasives, contradictoires ou invraisemblables. Ce qui provoque après coup la colère de certains experts, comme Ahmed du PAM, indigné par les incohérences flagrantes qui ne faisaient d’ailleurs pas broncher le reste de l’équipe : « Non, mais je perds tout appétit à rencontrer le moindre des paysans ! Mais regarde moi celui-là ! Il me déclare que la récolte n’est qu’une misère alors qu’il est noyé jusqu’à mi-corps dans son champ de blé ! » Vidant l’échange de tout contenu informatif, cette incapacité à communiquer de façon saine avec le paysan renforce bien évidemment la tendance à écarter les interviews, jugées comme des exercices totalement vains.
Au mieux, un expert parvient à se séparer du groupe pour mener des échanges individuels. Le fermier peut alors détailler son point de vue sur les pluies et les récoltes des alentours, montrer des échantillons, le guider jusqu’à un champ voisin pour comparer telle qualité d’épis ou de terre. Je n’ai rencontré qu’un seul expert, Bekele, technicien agronome passionné travaillant pour le ministère de l’Agriculture, qui pensait pouvoir tirer des conclusions solides en recoupant les informations recueillies auprès des paysans avec ses observations de terrain. S’il se comportait de façon quasi autarcique avec le reste de l’équipe, il se métamorphosait au contact des fermiers, devenant chaleureux et loquace. Il se présentait en leur serrant simplement la main et dialoguait de façon rapprochée, en échangeant les points de vue. Bekele se plaignait évidemment de l’importance accordée aux réunions de bureaux. D’autant que lorsqu’il intervenait, ses points de vue, trop nuancés, permettaient rarement au reste de l’équipe de se prononcer. Ses avis n’étaient pas pris en compte.
Si ces échanges experts/paysans se caractérisent par leur contenu vidé de sens, ils témoignent surtout des rapports entre l’expert urbanisé et le paysan, le premier imposant au second son interrogatoire. Il révèle aussi des stratégies d’évitement et de résistances paysannes, par des réponses truffées d’incohérence ou d’exagérations invraisemblables. Il illustre bien la fracture entre le monde des experts et le monde paysan.
D. LA SUBJECTIVITÉ DES MÉTHODOLOGIES
1. LE DESARROI DE L’EXPERT
Tous les experts des équipes d’évaluation, les organisateurs du DPPC, du PAM ou de FEWS rencontrés à Addis-Abeba reconnaissent que les méthodologies employées sont « subjectives ». Cette subjectivité méthodologique constitue la principale plainte des experts en réunion de briefing ou de restitution comme lors des entretiens. Elle fait souvent l’objet de discussions dont l’issue est vite tranchée par l’absence de toute alternative.
Ainsi, en novembre 2002, lors de la première réunion d’accueil organisée par Aderaw, le chef commissionnaire du DPPC de la région Amhara, Ahmed du PAM exposait sans détour le malaise ressenti : « Aucune méthodologie claire n’a été fournie au niveau fédéral. Quelle méthodologie allons nous utiliser? » La réponse donnée signifiait qu’il fallait se débrouiller : « une nouvelle méthodologie est en cours d’étude avec un comité d’alerte précoce et devrait être essayée dans le Wag Hemra. Elle repose sur des calculs et des formules assez complexes ! Actuellement, la méthodologie reste empirique, selon l’expérience de chacun, assez subjective. Mais pour l’instant, il faut utiliser les méthodologies habituelles, celle des “balance sheet” qui donne toujours une indication. » À quoi Ahmed répond poliment : « oui, mais on ne peut pas s’y fier entièrement… ». Un autre expert du PAM cherche à le réconforter en ces termes : « il y a bien eu des efforts pour obtenir des données plus proches du terrain [grassroot level] mais ça a échoué. Aboutir à un nombre exact de personnes n’existe pas. Il n’y a pas de formule-miracle, et c’est comme ça depuis 20 ans. C’est ce qui crée ce sentiment de défiance de la part des donateurs étrangers qui croient en des manipulations de chiffres ! » Le Commissionnaire du DPPC de la région ne bronche pas. Il ajoute juste que « ces méthodes doivent être utilisées très sérieusement. » En bref : débrouillez-vous avec ce que vous avez, mais ramenez-nous des résultats, même si la méthode ne vous permet pas de travailler correctement.
On retrouve cette même lucidité au niveau des zones. Dans le Nord Wollo, l’expert local de sécurité alimentaire, Moges déclare lui-même qu’« un ciblage correct des populations bénéficiaires est un problème » et que « la méthode que nous utilisons est trop subjective ! »
En privé, les propos des experts sont tous pétris de questionnements laissés sans réponse : « d’après mon expérience de l’année passée, l’usage du ‘balance sheet’ est problématique. Doit-on l’utiliser entièrement? Elle dépend trop du jugement personnel, tel que la propriété de bétail et les revenus individuels. » Ou encore : « S’appuyer sur les scénarios ne peut donner une image exacte de la réalité. C’est simplement un indicateur, une supposition technique, qui ne reflète pas le cas de chaque district, surtout lorsqu’il y a des différences d’un kebele à un autre ». Ahmed du PAM illustre la subjectivité des méthodologies en ces termes : « C’est une méthodologie qui mène à beaucoup d’erreurs. Elle dépend de la personne qui fait l’évaluation selon sa propre expérience du terrain. Par exemple, si l’expert est quelqu’un de la ville qui n’a qu’une connaissance théorique, il ne pourra pratiquement pas comparer les données avec la qualité des cultures, estimer les rendements, comprendre les mécanismes de survie des paysans. Ses conclusions pourront être opposées à celles d’un expert de souche paysanne ! » Beletu, experte au DPPC d’Addis-Abeba, exprime à demi mot son malaise : « nous sommes soumis à un jugement très subjectif pour estimer les pertes des récoltes. Parfois, nous faisons bien des mesures de rendement sur un mètre carré, mais nous dépendons des données des agents du ministère de l’Agriculture et des indications des paysans. » Quant à Zelalem du DPPC de la région Amhara, il déplore catégoriquement qu’« on manque vraiment de méthodologie. Chacun peut poser sa méthodologie comme étant la meilleure puisqu’il n’y a aucune méthodologie valable ! » Fataliste, Zelalem est effectivement passé maître en la matière de l‘ajustement des données, avec beaucoup de tact et, si j’ose dire, de professionnalisme !
2. L’INTROUVABLE METHODOLOGIE
Dans la majeure partie des cas, les experts suivent un canevas de calcul qui consiste à panacher de façon empirique l’approche « food balance sheet » de la FAO et les données socioéconomiques. Le « food balance sheet » se limite à considérer que le déficit agricole annuel lié aux pertes doit être couvert par le montant annuel de l’aide alimentaire. Ces quantités exprimées en quintaux par an sont ensuite converties en nombre de bénéficiaires par un coefficient oscillant entre 15 kg et 12,5 kg de céréales par personne et par mois. Pour autant, d’autres indicateurs sont parfois pris en compte. En novembre 2002, Getu du DPPC de la région était en formation avec Judith de SCF. Sans ordinateur, il travaillait avec sa calculatrice et reprenait plusieurs fois ses calculs à la main sur son carnet. Il s’appuyait sur les pourcentages donnés par les autorités pour retrancher des besoins globaux la nourriture générée par les activités d’élevage ou de commerce. Au cours des évaluations de 2003 et 2004, ces pratiques de panachage méthodologique se sont généralisées aux autres équipes, qui déduisaient des montants totaux de l’aide la part de nourriture à laquelle les revenus non agricoles permettraient d’avoir accès.
Mais fin 2004, ni les efforts déployés à Addis-Abeba pendant près de trois ans par un comité technique rassemblant le PAM, DPPC, FEWS, SCF avec l’appui d’un consultant étranger, ni les propositions d’enquête fondées sur l’économie domestique élaborées par SCF-UK, ni les techniques du PAM d’estimation visuelle des rendements, n’avaient, dans la région Amhara, abouti à l’adoption d’une nouvelle approche standardisée.
Expérimentée dès 1992 en Ethiopie et mise au point par SCF, la méthode « household economy survey » n’avait été adoptée en 2005 que par une seule région sans avoir pu remplacer les anciennes méthodes encore en cours dans le reste du pays. Alors que les représentants de SCF-UK s’étaient efforcés pendant plus de dix ans de la faire adopter par le DPPC, au titre du « capacity building », seules quelques étapes furent laborieusement franchies. Le soutien de consultants au sein du comité technique à Addis-Abeba ou des équipes du DPPC en région Amhara (Judith) n’a pas abouti à la formulation d’un nouveau manuel d’enquête ni même à l’application de la méthodologie par le DPPC régional. L’élaboration par SCF d’une base de données sur l’économie locale et la situation agropastorale (« baseline » dans le jargon) de certaines parties des régions Amhara et Ogaden n’ont pas fait basculer les pratiques habituelles, pas plus que les formations pratiques de différents cadres du PAM et du DPPC. Fin 2004, sous prétexte du départ précipité d’un expert de SCF chargé de rédiger le manuel final destiné à la formation généralisée des agents du DPPC, les engagements du chef du département d’alerte précoce à Addis-Abeba sont restés lettre morte. Seule la région Sud (SNNPRS) a choisi d’adopter la méthodologie et entamé l’élaboration d’une base de données économiques (baseline) par zones agro-écologiques.
La résistance au changement est souvent justifiée par les cadres du DPPC et du PAM par des considérations techniques, comme l’impossibilité logistique de mener des enquêtes simultanées dans les villages lors des évaluations « multi-agences », la difficulté de déterminer la représentativité de quelques kebele pour une immense zone agro-écologique, la complexité des calculs informatiques et la subtilité des dosages lors des extrapolations et calculs finaux. Les risques de manipulation par les paysans lors des interviews et enfin, le coût de la méthodologie qui requiert une mise à jour régulière de la base de données sont également invoqués. Les manuels du PAM sur les méthodes de mesure des rendements sont restés sur les bureaux et n’ont toujours pas été utilisés lors des dernières évaluations de novembre 2004.
Pour les experts, les attentes d’un nouvel outil plus objectif n’ont d’égal que leur déception à l’égard des méthodologies proposées, toujours entachées de subjectivité : « Pas la peine de changer si c’est pour c’est être confronté aux mêmes problèmes de subjectivité ! C’est toujours de la cuisine ! » Au final, l’établissement d’une méthodologie fiable n’est plus qu’une sorte de mirage fort improbable pour l’expert, qui doit continuer à traiter avec une méthodologie subjective devenue fatalité incontournable. À quoi s’ajoute la fragmentation des données et les conditions chaotiques générales du travail. Philosophe, Ahmed résume les règles du jeu : « il faut se débrouiller avec ! Dans de telles conditions, chacun doit développer sa propre stratégie pour obtenir les meilleures informations. »
3. L’ART DE L’EVALUATION
3.1 Des données en vrac
L’expert ne dispose donc d’aucune donnée mesurée directement par ses soins sur le terrain. Il doit prendre des décisions à partir de chiffres de seconde main compilés par les bureaux des woreda. En l’absence de relevés ou de mesures directement réalisées sur le terrain, il n’a aucun outil quantitatif pour vérifier la concordance des données collectées avec la réalité.
Dans un premier temps, un certain nombre de données préliminaires sont confiées au chef d’équipe lors du briefing à Addis-Abeba. Cette session de présentation se déroule dans l’immense salle de réunion officielle du DPPC, dont l’ambiance confinée avec ses fenêtres calfeutrées de tentures rouges et son éclairage au néon prédispose à l’ennui mortel des exercices à venir. Les représentants du DPPC, du PAM et de FEWS présentent des informations générales sur la situation du pays en soulignant les zones à risques. Un descriptif théorique des méthodes de travail est lu et commenté. Cette liste de méthodes et d’approches sorties tout droit d’un manuel de sécurité alimentaire, s’avèreront vite être en décalage avec les pratiques effectives du terrain. Les organisateurs de cette réunion initiale commentent les données techniques de références et le calendrier d’action tous deux contenus dans un classeur appelé « kit » de travail. Ce dernier renferme une compilation des données des dernières années. À l’exception des rapports d’évaluation DPPC de l’année précédente, ces documents composés de données brutes ne fournissent aucune analyse. Le « kit » est composé principalement de données indicatrices par district Les courbes de pluviométrie mesurée par satellite sur les derniers 6 mois par district, - Des cartes de district indiquant les altitudes et la pluviométrie, - La population de l’année en cours (projection du recensement de 1994 du Centre de statistique éthiopien), - Des tableaux des données officielles cumulées sur les dix dernières années : la population bénéficiaire par district ; les différentes récoltes par district en surfaces cultivées (en hectares) et productions annuelles (quintaux) ; les quantités de fertilisant distribuées par zone. - Des pourcentages d’activités économiques des populations pour chaque woreda. - Des données statistiques générales sur la taille moyenne d’une famille, la durée moyenne de dépendance de l’aide alimentaire (6 mois par an), la taille moyenne des exploitations familiales (0,81 ha/famille) ou les chiffres moyennés du nombre d’animaux par famille (0,81 bœuf, 0,76 vache), etc. .
Dans un deuxième temps, lors des visites auprès de la zone ou du woreda, les experts collectent les données officielles annuelles qui précisent les récoltes attendues ou perdues et les populations affectées. Systématiquement, les données rapportées par district sont exprimées à la virgule près pour chaque type de récolte ! On estime à 18626 hectares les surfaces cultivées et à 175 676,5 quintaux le produit de la moisson, etc. Les pertes sont exprimées en pourcentage, ce qui permet de calculer des pourcentages de pourcentages (« sur les 87 % plantés, il y a une perte de 63 %. ») On spécifie la part des pertes liée à chaque cause de dégâts (manque de pluies, grêle, mauvaises herbes, inondations, etc.), le pourcentage de bêtes qui auraient migré à cause de la sécheresse ou le nombre de décès d’animaux. À l’inverse les données relatives à la morbidité (malaria) ou à la malnutrition sont toujours vagues, du type : « il y a beaucoup de cas de malnutrition dans tel kebele. »
L’expert dispose donc d’un vrac de données hétéroclites, à la fois trop précises ou trop imprécises, le plus souvent synthétisées à l’échelle du woreda sans accès à l’échelle plus fine du kebele. Son travail consiste à assembler les morceaux pour reconstituer une image cohérente de la réalité. Pour ce faire, il doit raisonner en termes relatifs en comparant la situation agricole et les estimations de bénéficiaires à trois références principales: les scénarii de la situation agricole donnant les fourchettes de bénéficiaires, les données compilées sur les dix dernières années (déficit agricole et nombre de bénéficiaires) et leur propre observation du paysage agricole.
3.2 Scénarii indicateurs et moyenne des données
Le kit de travail remis à Addis-Abeba contient des chiffres indicatifs de bénéficiaires par woreda selon trois scénarii indicateurs : « best-middle-worst cases ». Ces fourchettes sont établies le mois précédant les missions d’évaluation multi-agences à l’occasion de visites conjointes du PAM et du DPPC dans la plupart des woreda. Elles servent à la fois à orienter les experts dans leur décision et d’argument d’autorité (« l’estimation d‘Addis-Abeba ») lors des négociations difficiles. Couplées aux informations d’ordre général, ces fourchettes de données fixent pour chaque région un premier cadre de décision définissant les bornes à ne pas dépasser, ni par les autorités des woreda, ni par les équipes d’évaluation « multi-agences ». Il est frappant de constater à quel point le processus de fabrication des données fonctionne en boucle, dupliquant aux différents échelons les mêmes invraisemblances et validant finalement des décisions déjà largement entérinées.
Au niveau du woreda, les experts reçoivent les données de récoltes et de déficits ainsi qu’une première estimation du nombre de bénéficiaires. La comparaison de ces données brutes et du ratio « déficit agricole/nombre de bénéficiaires » avec ceux de l’année précédente ou avec la moyenne des données sert de point de départ à toute négociation. Généralement, les experts se référent à une situation « normale » renvoyant à la moyenne des dernières années, comme par exemple, la moyenne des bénéficiaires. Les discussions avec les autorités sont presque toujours amorcées en comparant les écarts des récoltes d’une année à l’autre avec les écarts de nombre de bénéficiaires correspondant. Toute disproportion exige d’être justifiée, ce qui amène les équipes à faire des plongées dans les chiffres et à entamer les procédures de négociation.
Néanmoins, les données « normales » sont encore discutables. Au sein de l’équipe d’évaluation du Belg 2003, personne n’était d’accord avec la définition d’une situation « normale », ce qui engendrait des discussions interminables : « Faut-il calculer une moyenne sur cinq, huit ou dix ans? Faut-il éliminer les années de mauvaises ou d’exceptionnelles récoltes? Qu’est-ce que c’est la situation normale? Prend-on les chiffres qui reviennent le plus souvent sur les cinq dernières années? Ou alors est-ce la moyenne? » Zelalem me commentera plus tard, qu’« il n’y a pas de données précises à ma connaissance qui permettent de définir une référence [baseline], nous n’avons pas eu le temps de compiler les baseline à Bahir Dahir [capitale de la région Amhara] ». Pour Bekele du MOA, « l’idée de situation normale n’a pas de sens. On nous a demandé à Addis-Abeba et à la région de se référer à une situation normale, mais en pratique on n’a pas de référence précise. »
Quoiqu’il en soit, les précédents historiques jouent un rôle important dans la détermination des données finales. Or la comparaison avec des moyennes historiques sous-entend que chaque exercice antérieur était raisonnable et réaliste, que les chiffres ou plutôt les décisions passées étaient judicieuses. Du fait du roulement important des membres des équipes, où seuls perdurent les cadres du DPPC et du PAM, rares sont les remises en cause des données des années passées, chacun ignorant les conditions dans lesquelles les chiffres ont été arrêtés. Ce procédé renforce encore le processus d’un système en boucle qui reproduit ses propres références, ses propres données et peut ainsi fonctionner en circuit fermé, totalement coupé des réalités.
3.3 L’observation empirique du paysage agricole
L’observation empirique du paysage agricole est l’unique outil permettant à l’expert de se dégager de l’étroitesse bureaucratique à laquelle il est soumis. Fissaye d’USAID m’explique de façon abrupte que les autorités des woreda « peuvent bien avoir leurs propres critères, je n’en tiens pas compte. On fait ce qu’on a à faire. Ce qu’il faut, c’est avoir une référence [baseline], une ligne à suivre ». Les autres experts procèdent de façon similaire. Se constituer une « baseline », c’est tout d’abord être en mesure d’estimer l’état des lieux d’un woreda ou d’un kebele. Visuelle, l’estimation porte sur l’état des récoltes ou des troupeaux lors des voyages le long des routes. Zelalem me confie modestement sa façon de procéder : « En voyageant d’un lieu à l’autre, même si on n’est pas professionnel dans tous les domaines, on peut comparer les récoltes. Ce qui permet de mémoriser l’état des récoltes et être à même de discuter ensuite avec les autorités du woreda si elles cherchent à dramatiser la situation. À force d’expérience, certains experts agronomes peuvent même juger d’un seul coup d’œil la production à l’hectare, par sa couleur, sa densité… Moi je me contente d’estimer les pourcentages de pertes. Lors des voyages en voiture, je regarde les champs le long de la route, sur une ligne continue, les alternances des qualités de récoltes, je comptabilise les bonnes et mauvaises récoltes, ce qui me donne une estimation, que je traduis en pourcentages approximatifs. Sinon, l’observation des champs à partir de points hauts nécessite une paire de jumelles». À l’issue d’une visite d’une demi-journée dans deux kebele sensibles, l’équipe d’Ahmed put s’entendre, lors du Belg de juin 2003, sur les pourcentages de l’avancement des récoltes et des pertes, pourcentages nécessaires aux négociations.
Ce type d’estimation grossière permet de définir une référence à partir d’un état de woreda ou kebele considéré comme le plus touché. Cette référence servira de degré maximum dans l’échelle de gravité des situations. Selon son expérience, chaque expert se forge sa propre échelle en référence aux années passées ou à d’autres zones du pays récemment visitées. Cette méthode personnelle reposant sur la comparaison visuelle constitue à mes yeux toute l’originalité du savoir-faire individuel de l’expert. On a vu que les objectifs de son travail exigeaient de « classer » des situations par ordre de priorité, selon des scénarii préétablis. C’est comme si l’expert avait aiguisé ses sens de l’observation et d’analyse pour répondre à cette catégorisation des besoins en un temps record. Plus il est expérimenté, plus il sera capable de mémoriser les différentes situations, de les comparer et de les classer les unes par rapport aux autres. Dans la mesure où les contraintes de travail exigent de sillonner le pays de part en part sans être à même d’approfondir, la « baseline » constitue un outil personnalisé, outil peut-être le plus juste, du moins le plus honnête face à la pratique de distorsions des chiffres. Elle est d’autant plus intéressante qu’au cours d’une évaluation, l’expert va forger son propre outil à chaque visite. Chaque nouvelle visite va réajuster son regard sur le paysage traversé et l’état des récoltes.
E. DES NÉGOCIATIONS PROTOCOLAIRES
Les deux principaux cadres de négociations sont celui du woreda et de la zone. Le but des réunions au niveau des woreda est de s’accorder sur un nombre global de bénéficiaires en fonction des déficits agricoles. Après l’énoncé interminable des données de la situation locale – préambule permettant aux protagonistes de se sonder mutuellement – la rencontre se concentre sur l’ajustement du chiffre final de bénéficiaires. À ce niveau, les rapports de forces tournent le plus souvent en faveur de l’équipe d’évaluation. Les équipes parviennent à dominer leurs interlocuteurs par le biais d’une argumentation technique, la maîtrise des méthodologies, l’usage de données comparatives et parfois le recours à des arguments d’autorité. Lorsque le comité du woreda refuse d’accepter les chiffres de l’équipe d’évaluation, cette dernière doit convaincre les autorités de la zone. Les équipes d’experts s’efforcent de conclure au niveau du woreda, sachant que les résultats seront plus difficiles à négocier auprès des autorités de la zone, généralement favorables aux positions des districts. Le dernier recours du woreda sera de relancer la plainte au niveau hiérarchique supérieur, où les relations dominantes au bénéfice de l’expert peuvent s’inverser en raison de la prédominance du politique.
1. LES NEGOCIATIONS ENTRE LE WOREDA ET LES EQUIPES D’EXPERTS
Le cas d’une négociation conduite en novembre 2002 avec le woreda de Wadla permet d’illustrer quatre principaux types d’argumentation.
1.1 Les argumentations comparatives
Une première remise en question des chiffres repose sur la comparaison des données récentes avec les moyennes, les chiffres de l’année précédente, ceux des bonnes et des mauvaises années ou encore avec les projections contenues dans les scénarii définis à Addis-Abeba. Lorsque l’équipe a déjà entamé l’évaluation et fixé des résultats dans d’autres woreda, les propositions sont aussi jaugées en fonction des accords précédents, qui définissent comme on l’a vu la « baseline », l’échelle d’évaluation des experts. Cette approche évolutive accentue le côté relatif et subjectif des résultats. L’ampleur des réajustements et l’inflexibilité des équipes se renforcent à mesure qu’elles gagnent de l’assurance et qu’elles accumulent les victoires dans les négociations. La comparaison permet d’effectuer un premier dégrossissage des chiffres et de déstabiliser les comités locaux en soulignant les incohérences « injustifiables » contenues dans leurs estimations. Elle permet aussi d’ouvrir le débat sur les données et la méthodologie.
A Wadla, avant d’entrer dans les détails, Getu du DPPC procède à un premier calcul sapant d’office les propositions du woreda, qui avait fixé le nombre de bénéficiaires à 20000 personnes. Il déduit d’emblée 20 % de la quantité totale des besoins en nourriture arguant que les bilans alimentaires sont excédentaires comparés à l’année passée. D’un rapide calcul sur sa calculette, il montre que les récoltes couvriraient complètement les besoins de la population et s’exclame qu’« on serait même en situation de surplus ! Il n’y aurait même pas besoin d’aide alimentaire dans ce cas ! ». Silence de mort dans la salle ! Les négociations peuvent commencer.
1.2 Les argumentations méthodologiques
En prenant en considération les facteurs socio-économiques, la «nouvelle» approche méthodologique permet également aux équipes d’évaluation de contester les chiffres du woreda reposant la plupart du temps sur un calcul basique de «food balance sheet» (bilan production céréalière-consommation locale). Les coefficients permettant de passer des déficits agricoles au nombre de bénéficiaires font l’objet de négociations, certains experts du woreda utilisant toujours l’ancien coefficient du RRC Le coefficient permet de convertir les déficits agricoles en nombre de bénéficiaires. Celui du PAM adopté par le DPPC est de 1,89 et celui du RRC de 1,81. Aussi, un autre argument datant des modalités de calcul RRC a été utilisé en novembre 2003 par la zone du Wag Hemra qui cherchait à baisser le nombre de bénéficiaires du woreda de Ziquala, où les besoins estimés par le « food balance sheet » ont été réduits de 25 %. Zelalem m’expliqua plus tard que « la règle des 3/4 et 1/4 est héritée du RRC, qui ne considérait jamais d’emblée une perte à 100 % mais ne s’engageait qu’à couvrir 75% d’un déficit ! » qui gonfle les chiffres de bénéficiaires ! Aussi, les équipes d’évaluation imposent-elles de prendre en compte les autres activités des paysans, exprimées en pourcentages, de façon à déduire des bénéficiaires une fraction de la population dont les ressources dépendent d’activités non agricoles.
Incapables de négocier avec des arguments méthodologiques qu’ils ne maîtrisaient pas, les représentants locaux n’ont pas d’autre choix que de s’incliner devant le savoir de l’expert et ses techniques de panachage. Par contre, les pourcentages de chaque activité non agricole – données pourtant issues des départements de statistiques des woreda – sont à nouveau l’objet de marchandages. En novembre 2002, l’approche socio-économique était encore ignorée par les woreda, qui l’ont progressivement intégrée au cours des années suivantes. En novembre 2004, la majorité des woreda ne l’appliquaient pas encore systématiquement, attendant que la coupe soit effectuée par les experts ! Mais si la méthode ne provoque plus de surprise, il est toujours nécessaire de négocier sur la part des activités non agricoles dans l’alimentation des familles.
À Wadla, les négociations se cristallisent sur le pourcentage des besoins alimentaires couverts grâce aux emplois journaliers et au petit commerce. Le chiffre des autorités se monte à 1,5 %, quand celui de SCF s’élève à 40 % pour les populations pauvres. Les représentants du woreda contestent les chiffres de l’enquête SCF : « 40 % des revenus ne peuvent provenir du travail journalier pour les populations pauvres car il n’y a aucune opportunité de travail ici pour atteindre un tel seuil ! » Getu admet leur point de vue et les deux parties finissent par s’entendre sur un pourcentage de 10 % qui permet de parvenir au chiffre de 10000 bénéficiaires (un chiffre « cohérent » avec les références et scénarii du DPPC).
1.3 Les argumentations techniques
Les discussions techniques procèdent d’une plongée dans les registres et archives et d’un décorticage besogneux des chiffres et des informations. Elles exigent de la part des experts un savoir agronomique plus pointu, mais aussi une connaissance précise des procédures de fabrication des chiffres au sein du woreda. Les bilans agricoles sont recalculés pour chaque type de culture, souvent en modifiant les rendements à l’hectare (revus à la hausse ou la baisse), ce qui parfois requiert de nouvelles négociations sur les fourchettes de rendement. Les types de pertes font aussi l’objet de discussions. Les pertes liées aux mauvaises herbes ne sont pas comptabilisées, car elles sont considérées comme le résultat de la « paresse des paysans » et non comme une calamité naturelle. Les kebele ou parties de kebele sont étudiés au cas par cas, ainsi que l’inventaire des dégâts par type de récoltes. Les estimations des pourcentages de pertes par les équipes d’évaluation proviennent des exercices d’observation le long des routes pendant les déplacements.
À Wadla, Getu anéantit les ultimes résistances du groupe en corrigeant une « erreur de compréhension » dans le raisonnement du woreda, qui incluait dans son calcul 3000 personnes dépendantes des petites pluies du Belg. À raison, il leur explique qu’« il n’y a aucune raison que les populations dépendantes du Belg soient inclues dans le nombre des bénéficiaires dépendantes du Meher ». Tout le monde s’accorde sur le chiffre final de 7000 bénéficiaires et se quitte en bon terme… La négociation s’est déroulée de façon très fair-play !
1.4 Les argumentations hiérarchiques
En dernier recours, l’équipe d’évaluation en panne d’idées fait appel à l’argument d’autorité hiérarchique. À Dehanna en novembre 2003, Befekadu de CIDA lève les dernières réticences du woreda en comparant ses propres estimations avec les « scénarii d’Addis-Abeba ». Après avoir jugé le chiffre de 31000 bénéficiaires trop élevé au regard des autres woreda, il juge que «bon, c’est beaucoup en comparaison avec Kobo et Habru qui avoisinent les 12000-15000 maximum. D’autant qu’ici, le problème est chronique et la courbe de pluie est bonne. Les zones de moyenne altitude, qui sont majoritaires ici, ont eu des conditions favorables. » En réponse, les représentants du woreda ressassent l’ampleur des dégâts liés à la grêle et les quantités perdues. Befekadu embraye sur la méthodologie « Quelle méthode avez-vous employé pour atteindre 31000? » L’expert DPPC du woreda décrit le « food balance sheet. » Befekadu demande : « vous n’avez pas pris en compte les autres revenus? Vous n’avez pas les calculs de partage de revenus sur le woreda ? » On lui répond : « on n’a pas reçu le formulaire et le comité du DPPC ne dispose pas des données ». Il fait comprendre que les données relatives aux activités non agricoles sont trop basses : « la moyenne sur les autres woreda du Nord Wollo avoisine les 30-40 % pour les autres activités. » Les experts du woreda se justifient : « mais ici il n’y a pas de marché car c’est très reculé et il n’y a pas de moyen de se faire de l’argent. » Befekadu : « mais quoi, ici le woreda est réputé pour son miel connu pour sa valeur. » Le comité local : « mais on vous répète qu’il y a eu d’importants dégâts à cause des nuisibles. » Befekadu grommelle : « redis-moi combien de pertes? Cent mille et quelques, ben alors, c’est rien ça ! Il faut être raisonnable et reconsidérer ce chiffre ! C’est encore à Dehanna que les chiffres sont élevés, alors qu’ailleurs ils baissent partout ! Vous savez, au niveau national, le seuil à ne pas dépasser est de 5 millions. D’autant qu’il y a d’autres possibilités pour les paysans avec les programmes ‘argent contre travail’ [cash for work] ». Les experts du woreda ne démordent pas puis ils cèdent : « mais vous savez bien que la fertilité des sols est très pauvre ici… Bon, on reconnaît le fait que nous n’avons pas pris en compte les autres revenus. On est prêt à réduire. » Befekadu, soulagé : « ah, c’est bien, vous savez Kobo, ils sont passés de…, combien déjà, tu peux me rappeler? Ah oui, de 40000 à 15000 ! Je propose de réduire de 20 % pour tenir compte des problèmes d’accès aux marchés. Hé, ça coïncide avec le contingency plan proposé par Addis-Abeba, on trouve environ 25000 bénéficiaires. Là, pour moi, c’est très honnête. Vous savez à Kobo et autres, ils n’ont que 5000, 4000 et 3000 bénéficiaires, alors, 25000, c’est même plus que nécessaire, c’est raisonnable. » Adjugé, tout le monde s’incline parce que c’est la « décision d’Addis-Abeba ».
2. LES NEGOCIATIONS AU NIVEAU DE LA ZONE
Le cas du woreda de Meket lors des évaluations du Belg de juin 2003 est révélateur de la plasticité des chiffres et de leur transformation au gré des négociations aux différents échelons administratifs.
À l’origine, le comité du woreda estime à 5 624 le nombre de personnes ayant besoin d’assistance contre 3000 pour l’équipe d’évaluation. Le principal désaccord porte sur les pourcentages de pertes agricoles, le comité annonçant que 1 312 hectares avaient subi une perte de 100%, soit l’équivalent de 11 814 quintaux. Justifiant ses calculs sur la base des rendements à l’hectare, Ahmed du PAM n’admet pas que les pertes puissent s’élever à 100%. « Ça n’existe pas ! À moins d’un désastre, une perte de 100 %, d’après mon expérience, ça n’existe pas ! » Les représentants du woreda lui expliquent que leur estimation procède d’un cumul de pertes réparties sur l’ensemble du woreda, avec des pourcentages localement inférieurs. Mais ils maintiennent que sept kebele ont subi une perte de 60 % et trois de 100 %. La discussion tourne court et Ahmed, à bout d’arguments, sans moyen de négocier ou de les faire céder, suspend la réunion sans aboutir à un accord, furieux, réitérant son désaccord avec ces 100 % de pertes. Il ne lui reste qu’une seule option : étayer ses affirmations par des observations de terrain et convaincre les autorités de la zone.
Le même jour, les récoltes de deux kebele concernés sont observées le long de la route. Avant d’entamer les négociations avec la zone, Ahmed propose à son équipe de réduire le nombre de bénéficiaires de 5624 à 4683 estimant que 25% des besoins alimentaires sont couverts par des revenus non agricoles, résultats acceptables au regard des chiffres de l’année passée.
C’est Ahmed qui négocie avec le comité de la zone. Il commence par décrire le bon état des récoltes observées le long de la route et propose de limiter le nombre de bénéficiaires à 3000. Le chef de la zone trouve que c’est une bonne idée. Mais il exige de clarifier les bases de calcul. Ahmed s’appuie sur la comparaison avec le long terme (1998-2002) et l’année passée. Bekele abonde dans ce sens, « le kebele 27 est exceptionnellement bon cette année ». Le représentant du DPPC zonal rétorque qu’au contraire « la situation de Meket est mauvaise, et n’a pas la chance de connaître d’autres alternatives économiques. Si les gens du woreda étaient là, ils pourraient mieux défendre leur situation que moi ! » Zelalem ajoute que les paysans qui ont fait face à de mauvaises conditions du Belg ont déjà commencé à planter pour le Meher. Ahmed rajoute encore que « les pluies et les récoltes confirment notre position et permettent de conclure à une bonne récolte ». Les deux arguments déterminants – le pourcentage des autres revenus et les proportions Belg et Meher – ne permettent pas de faire céder le comité de la zone. C’est le chef de la zone qui dénoue la situation en proposant 4000 bénéficiaires que tous finissent par accepter, soulagés de cet arrangement final.
F. DES NÉGOCIATIONS AUTOUR DE CHIFFRES CREUX
1. LA FRAGILITE DES DONNEES LOCALES
Ces marchandages prennent une dimension surréaliste quand on sait qu’ils reposent sur de grossières estimations de terrain compilées sous forme de rapport. En novembre 2003, j’ai eu l’occasion d’accompagner un agent de développement du MOA, lors des estimations de pertes de récoltes dans un kebele du woreda de Dehanna. Appelé par les villageois pour constater les dégâts causés par la grêle, il ne procède à aucune mesure physique des surfaces endommagées. Jaugeant à vue de nez le pourcentage des dégâts pour chaque parcelle, il arrête un pourcentage global de pertes qui lui permet de calculer la surface totale des parcelles endommagées. Ce calcul repose en outre sur une conversion automatique des unités de mesure traditionnelle (le Temad ou Tinde) en hectare, ce qui entraîne également des erreurs.
D’après leurs témoignages, les agents ne se déplacent pas systématiquement pour constater les dégâts dans les champs. Leurs rapports destinés au woreda reposent sur les informations envoyées par les chefs de village (nombre de champs ou familles affectés) et retranscrites sous forme de données standardisées sur la base des moyennes de terres par familles et des tables de conversion Temad/hectares. Quant aux évaluations des comités des woreda, elles consistent en des visites rapides destinées à estimer le rendement des cultures. Ils ne procèdent à aucune mesure physique mais à une observation de l’état général des récoltes. Les agents du woreda se contentent principalement de compiler les données envoyées par chaque agent de développement. La précision des chiffres autour desquels tournent les négociations est en complet décalage avec les approximations des méthodes de collecte de données.
Les experts des équipes d’évaluation sont tout à fait conscients des limites des données dont ils disposent. Zelalem du DPPC m‘explique que « les pertes et surfaces en pourcentages de terrains affectés sont estimées de façon visuelle par les agents de développement. En théorie, il y a la ‘cutting sampling methodology‘, qui doit s’effectuer sur plusieurs échantillons de 0,5 m x 0,5 m sur chaque champ. Il faut prélever des épis, compter les grains et à partir de ces échantillons prélevés sur une surface connue, on peut estimer le rendement. Mais, cette méthode est trop difficile, à cause du manque de temps et d’outils appropriés. Ça nécessiterait 3 mois de travail pour un agent. Alors, il fait des estimations, qui sont ensuite cumulées au niveau du woreda. Il n’y a pas d’autres alternatives. Quant aux pratiques d’évaluation de woreda, je les connais : ils font des visites rapides et procèdent plus à un recueil de données auprès des agents et à la compilation des données des surfaces et production et font des ajustements de pourcentages ! »
Molla de l’ONG Concern fait des commentaires similaires : « on n’a pas d’autre choix que d’accepter les données du ministère de l’Agriculture ou d’aller mesurer nous-mêmes les champs. On se satisfait de ce calcul de cumul de toutes les surfaces touchées. Les agents de développement font des estimations, des suppositions. Ils devraient mesurer dans les champs et les parcelles les plus affectées et celles qui sont en bonne condition, mais ils manquent de moyen et refusent de le faire. Alors ils estiment l’état des champs de visu. Quant aux données de l’unité traditionnelle de surface, ce sont aussi des données relatives. »
Les propos d’Ahmed du PAM accentuent encore ce sentiment d’impuissance à obtenir des données précises : « on peut avoir des agents qui ne font juste que demander aux chefs de village d’apporter les données, sans vérifier quoi que ce soit. Aussi bien, ils ne sont pas supervisés, peut être 2 ou 3 fois par an par les woreda. Comme ce sont des personnes éduquées, ils n’ont pas envie de séjourner dans les villages auprès des paysans et se déplacent le moins possible dans les villages. Quand bien même l’agent demanderait au paysan combien il a planté, il n’aura jamais la bonne réponse ! Même à ses propres enfants, le paysan ne dira jamais combien il a récolté! Il a trop peur de payer encore plus d’impôts au gouvernement ! Alors, s’il a obtenu 6 quintaux, il dira seulement 4 ou 5 quintaux… Nos résultats sont tous subjectifs. Même sur la base de calculs corrects des données officielles, nous ne savons pas comment ces données sont produites, si l’agent travaille soigneusement ou même s’il existe des agents dans les kebele ! Nous pouvons aussi bien calculer des chiffres et des pourcentages se référant à des endroits où il y a des agents peu scrupuleux ou pas d’agent du tout ». Son point de vue sur les woreda est encore plus cynique : « les woreda ajustent les résultats de déficit et de production de leur zone comme ils le souhaitent. Juste selon les tendances et en comparant avec les données de l’année passée. En plus, les équipes d’experts des woreda changent tout le temps, il y a un roulement très important. Du coup, il y a des conflits entre les nouveaux venus et l’administrateur des woreda. Les experts n’ont généralement pas le courage d’affronter l’administration, alors ils sont prêts à accepter les données brutes de l’équipe en place. »
2. LE JEU DES NEGOCIATIONS
La dimension virtuelle de ces marchandages forcenés autour de chiffres creux auxquels personne ne croit laisse à penser que l’enjeu réel de la négociation n’est pas de parvenir au «chiffre vrai» mais de gagner une partie sur son adversaire. Les négociations s’accompagnent parfois d’opérations frénétiques à la calculette, chacun ajustant sa démonstration pour faire valoir son résultat sur celui des autres. L’intensité de ces moments contraste fortement avec l’inertie ambiante du reste des séances. Mobiliser une méthodologie contre une autre, puiser un atout dans le vrac de données disponibles, se faire contrer son argumentation avant de rebondir en réajustant sa démonstration…: cette succession de coups tourne vite au vertige du joueur.
Ces tournois de chiffres donnent lieu à des joutes acharnées. On savoure un bref instant la victoire d’un point gagné grâce à l’usage stratégique d’un argument avant de se renfrogner lorsqu’une autre démonstration fait flop – un point perdu. Comme le dit Ahmed: «moi-même, je travaillais comme agronome pendant des années au gouvernement et je sais comment il est possible de fabriquer des données, de jouer avec les chiffres! C’est pourquoi, j’essaie lors des réunions de trouver les points faibles dans leurs rapports et leur logique. J’essaie de démonter leur argumentation. Je suis capable ensuite de négocier et d’imposer mon point de vue ! » La réduction du rôle de l’expert – généralement hautement qualifié – à celui de négociant ne se fait pas sans amertume. Comme l’exprime avec déception Ahmed, gagner au jeu des négociations n’apporte qu’une piètre consolation: «je perds mon savoir technique et mes compétences. Ce que j’apprends, c’est uniquement à négocier avec les autorités et les gens des woreda.»
Mais le processus de l’évaluation est de longue haleine. Si chaque « victoire » permet de renforcer son argumentation pour les futures tractations avec les woreda, chaque « échec » renvoie la négociation au niveau plus élevé de la zone, où les résultats de l’ensemble des woreda sont validés. La zone est la dernière instance où l’équipe d’évaluation peut faire valoir son point de vue, car comme le dit Zelalem, « si on n’arrive pas à convaincre la zone de nos résultats, ça va être difficile à la région d’aller à l’encontre des décisions prises à la fois par le woreda et la zone. »
3. LE MAINTIEN DE RELATIONS CORDIALES
Au niveau des woreda et de la zone, les négociations aboutissent à un savant équilibre entre le maintien des relations diplomatiques entre expert et autorités locales et la cohérence des résultats avec les moyennes et scénarii attendus. L’absence de rupture entre l’équipe et les autorités locales est assez révélatrice. Les échanges structurés autour des argumentations techniques permettent toujours de trouver un consensus sur des fourchettes de chiffres assez réduites, tendant vers une moyenne entre les différentes propositions. Bien que s’appuyant sur des chiffres abstraits, ces moyennes sont finalement satisfaisantes pour tout le monde. Le consensus permet de maintenir les relations cordiales nécessaires à la continuité des futurs échanges.
En effet, passée l’évaluation « multi-agences », les agents du DPPC, du PAM et les représentants des autorités locales auront encore à se rencontrer régulièrement pour échanger les informations indispensables au fonctionnement quotidien du système d’alerte précoce. Lors de l’évaluation assez désastreuse de 2004, Gebre Maryam du PAM m’explique qu’il est délicat de pousser le conflit jusqu’à la rupture qui rendrait impossible les futures rencontres dont dépend la collecte des informations de routine : « Nous sommes limités dans les négociations, on ne peut pas aller à la rupture. Nos agents du PAM effectuent régulièrement des visites ici et ça créera des problèmes pour le futur. » En 2002 et 2003, les rares cas de rupture que j’ai pu observer ont fait l’objet de procédures de recours auprès des autorités supérieures de la région, lesquelles servaient en quelque sorte de médiateurs entre les deux parties.
G. CAS DE RUPTURE ET DE RÉPARATION
Lorsque les woreda font appel aux autorités supérieures de la région pour exiger le maintien de leurs estimations, les rapports d’autorité entre les équipes d’évaluation et les autorités tendent à s’inverser : le pouvoir de négociation technique des experts s’éclipse derrière des arguments d’ordre politique. En novembre 2002, les équipes ont été contraintes de modifier leurs résultats à leur retour à la capitale de région. Le différend concernait les woreda de Meket et de Dewa Cheffa.
1. LE CAS DU WOREDA DE MEKET
Lors de la première étape de la négociation, l’équipe d’évaluation « multi-agences » et le comité du woreda de Meket avaient convenu, après avoir procédé au marchandage habituel des pourcentages des activités non agricoles, de réduire la proposition initiale de 53000 bénéficiaires à 19 500. Tout le monde s’était quitté avec force sourires et poignées de mains. Deux semaines plus tard, alors que l’équipe en était à la phase de rédaction des rapports d’évaluation, les autorités de Meket envoyèrent un fax au DPPC de la région, contestant les réductions imposées par l’équipe. Le chef de woreda y reprenait l’exercice détaillé de calcul présenté par Getu lors de la réunion, mais en intervertissant l’ordre de calcul de façon à retomber sur leur proposition initiale proche de 50000 personnes. Le fax n’eut tout d’abord aucune portée sur la décision de l’équipe qui considérait que les experts du woreda n’avaient toujours rien compris et qu’ils avaient jonglé avec les chiffres ! D’autant que Getu du DPPC, qui avait dû sentir venir le problème, s’était mis d’accord avec le reste de l’équipe, pour procéder à son propre « jonglage » en augmentant le nombre des bénéficiaires de 19 500 à 30100 personnes sur la base des moyennes de bénéficiaires des dix dernières années.
Le dernier jour de rédaction, alors que nous travaillions dans le bureau de Judith au DPPC, le chef du département d’alerte précoce de la région, Amara, se joint au groupe pour nous demander d’augmenter le nombre de bénéficiaires de Meket en évoquant leur plainte envoyée par fax. Anteneh refuse catégoriquement «Pourquoi toujours accepter d’augmenter les données. Nous estimons que les données doivent être baissées. À quoi sert notre travail?» Amara répond qu’il ne s’agit pas de cela mais que d’après d’autres sources sûres, il y a eu de récents dégâts localisés dans certains villages causés par des gelées. Il cite les équipes de l’ONG SOS Sahel «qui ont pu voir sur le terrain, même les toucher, que les récoltes ont été affectées». Getu conteste l’information: «mais, ils ne nous ont rien rapporté pendant nos entretiens», tout comme Judith: «même la zone n’a rien annoncé». Anteneh ajoute que «nous-mêmes n’avons rien vu lors de la visite de terrain!»
Malgré l’avalanche de contestations collectives, le chef monte d’un cran la pression en mettant en cause la compétence de l’équipe : « si un problème arrive, nous allons faire face à de la malnutrition… nous devrons recourir à une équipe au niveau fédéral ! ». Anteneh oppose un ultime argument: « soit, comment pouvons-nous changer les chiffres alors qu’une seule parcelle aurait été touchée, ça ne suffit pas? » Amara sort les armes : « bon, aujourd’hui nous n’avons pas le temps de discuter plus. Nous avons à finaliser les données au niveau de la région. Nous devons aboutir à un compromis et augmenter le nombre à cause des gelées. Il y a eu un malentendu et une mauvaise information entre vous et les autorités. Nous devons trouver un accord. Et prendre en considération la crainte de la région. Si on ne se décide pas maintenant, nous devons rencontrer le commissionnaire ! » Getu capitule : « bon, alors s’il y a eu des gelées, prenons les en compte. » Fissaye propose alors de réajuster le chiffre en fonction de la moyenne des dix dernières années, ce qui offrira finalement une porte de sortie vers le compromis. Environ 8000 personnes sont additionnées aux 30 100 pour parvenir à 38000 personnes… Affaire conclue.
2. LE CAS DU WOREDA DE DEWA CHEFFA
Les autorités du woreda de Dewa Cheffa avaient également envoyé un fax de plainte à la région rappelant que l’équipe d’évaluation n’avait accepté que 30000 bénéficiaires sur les 60000 comptabilisés localement. Affirmant que le chiffre du déficit de production présenté lors de la visite avait été sous-estimé à 100000 quintaux près (!), ils demandaient que le nombre de bénéficiaires soit revu à la hausse pour atteindre 80000 personnes. Anteneh, Getu et Judith reprennent leurs calculs et après avoir ré-estimé la part des revenus non agricoles dans l’alimentation des ménages à 20 %, ils avancent le chiffre de 38000 bénéficiaires. Toute l’équipe s’accorde sur ce montant, sauf Fissaye qui considère que l’on est trop flexible et pas assez intransigeant !
Dans la foulée des négociations de Meket, le chef du département d’alerte précoce de la région, Amara, avait essayé d’augmenter les chiffres de bénéficiaires pour Dewa Cheffa en mobilisant deux séries d’arguments : les données moyennes des deux dernières années et le rapport récent de la FAO sur Dewa Cheffa qui faisait état d’une situation critique. Il insistait en mentionnant qu’historiquement ce district était une poche exposée à des sécheresses récurrentes. Comme nous étions tous épuisés par les négociations de Meket, il décida d’en rester là, nous donnant rendez-vous le soir même avec le commissionnaire en précisant que « de toute façon, nous aurons à trouver un compromis. »
À huit heures du soir, nous nous retrouvons dans le bureau du commissionnaire du DPPC de la région, Aderaw. Il évoque les délais très courts auxquels nous sommes soumis et la forte pression des donateurs à Addis-Ababa pour obtenir les données avant Noël. Étant donné la situation de « crise », les donateurs veulent aller vite. Avant d’entamer tout marchandage, Anteneh précise que remettre en cause nos résultats pour Dewa Cheffa c’est contester la totalité de notre travail d’expertise. Rassurant, Aderaw nous félicite pour le travail intensif et de grande qualité que nous avons réalisé. Les chiffres réajustés pour le district de Meket lui conviennent. Ils sont en accord avec la moyenne de l’aide sur le long terme. Par contre, il y a eu un déficit d’information concernant Dewa Cheffa, erreur dont nous ne sommes pas responsables : « vous ne disposiez pas de toutes les informations pour décider. Les autorités du district et de la zone se sont trompées dans leur système de collecte et d’analyse des données. Vous ne pouvez pas vous baser sur leurs données. Il y a des rapports de la FAO qui sont plus alarmants. Nous risquons de rater une urgence. Plutôt que 38000, c’est un minimum de 45000 personnes qu’il faut cibler pour compenser leur erreur. Même au niveau fédéral, ils ne vont pas accepter ce chiffre de 45000 personnes. » Comparant les chiffres de déficit agricole et de bénéficiaires de 2002 avec ceux 2001, Anteneh défend encore sa position : « nous ne pouvons pas justifier ces chiffres aux donateurs ! »
Le ton monte et Aderaw s’acharne sur l’incompétence des autorités locales à fournir des chiffres valables. Magnanime, il ajoute : « mais nous n’avons pas à les punir à cause de leur comportement, évidemment ! » Judith souligne que les erreurs d’estimation des autorités locales ne sont pas de taille à transformer les chiffres déjà établis. Mais Aderaw insiste et agite le péril de la catastrophe: «si on se trompe, nous risquons de rater une urgence!» Anteneh abandonne toute résistance : « nous ne sommes pas là pour créer des problèmes. » Il ne reste plus qu’à convenir d’un chiffre. Aderaw revient sur le chiffre de 45000 personnes que nous acceptons, vidés.
H. LA MARGINALISATION DES EXPERTS
1. PRESSIONS POLITIQUES A LA HAUSSE
En novembre 2002, les évaluations furent soumises à une forte pression de la part du gouvernement pour atteindre le chiffre de 15 millions de bénéficiaires à l’échelle nationale. Dès octobre, et jusqu’à la publication finale des résultats de la dernière tournée d’évaluation début décembre, la tendance officielle est au pire des scénarii envisagés. Mi-novembre, les chiffres « worst case » arrondis à 15 millions de personnes sont déjà annoncés à la radio, à la télévision et dans les journaux par les représentants du PAM, du DPPC et le Premier ministre éthiopien. Les institutions annoncent un désastre à l’échelle du pays avant même que les conclusions finales du travail d’évaluation mené en novembre aient été rendues.
Dans le journal gouvernemental, Ethiopian Herald (13/11/02), titrant « Sécheresse, manque de nourriture en Ethiopie menacent des millions de personnes », le PAM annonce que 14 millions de personnes sont touchées selon le « pire des scénarios. » Les articles où s’exprime le Premier ministre Meles Zenawi ne font plus mention de scénarii, mais de famine avec des chiffres arrondis à 15 millions ! Dans The Ethiopian Herald des 12 et 16 novembre 2002, les articles affirment que « l’Ethiopie affronte une famine pire que celle de 1984, qui a presque tué 1 million de personnes. […] Le nombre de personnes souffrant de la faim pourrait atteindre 15 millions en début de l’année prochaine, si les donateurs internationaux ne soutiennent pas l’aide internationale.[…] Si la famine de 1984 était déjà un cauchemar, celle-ci sera vraiment atroce à voir. Meles prévoit que le nombre de personnes affectées par la sécheresse sera trois fois supérieur au nombre de celles touchées par la famine précédente. » On peut noter que nous sommes passés sans transition d’un registre encore objectif à un registre dramatique et émotionnel comparant la situation actuelle à celle de la famine de 1984, images à l’appui.
Exactement à la même période (mi-novembre), les équipes d’évaluation en sont encore à rédiger leurs rapports finaux d’évaluation… Les résultats cumulés au niveau national se montent péniblement à 10 millions de personnes. Tous les moyens sont bons pour grignoter quelques zéro et se rapprocher des 15 millions. Les équipes d’évaluation parviennent ainsi au chiffre de 11,3 millions de personnes affectées. Une révision en avril 2003 permet de passer à 12,6 millions. Comme me le confiera deux ans plus tard, Mohammed, un des experts du DPPC régional, les résultats de son équipe d’évaluation de novembre 2002 sur la zone du Nord Shoa furent revus à la hausse, sans même négocier, en intégrant les populations dépendant des petites pluies du Belg et susceptibles d’être affectées… en juillet 2003! Il semble que l’ensemble des résultats ait été gonflé artificiellement par l’ajout des populations du Belg.
Pour ces raisons, l’évaluation des récoltes du Belg menée juin 2003 par notre équipe se solda par un coup de théâtre à la région. Les chiffres totaux de bénéficiaires parmi les populations dépendant du Meher et du Belg furent systématiquement réduits des montants ajoutés artificiellement en novembre 2002. Le montant total des bénéficiaires à l’issue des évaluations du Belg en juillet 2003 n’a finalement plafonné qu’à 13,2 millions.
2. PRESSIONS POLITIQUES A LA BAISSE
En novembre 2003, les pressions politiques s’exercent en revanche à la baisse. La nouvelle politique de « Safety Net » engagée par le gouvernement et les donateurs doit se traduire par une réduction visible du nombre de personnes dépendant de l’aide alimentaire.
Lorsque les équipes d’évaluation « multi-agences » entament leur tournée fin 2003, les estimations réalisées au niveau des woreda ont déjà été révisées à la baisse par les autorités locales. Certes, les récoltes de 2003 sont bien meilleures que celles de l’année précédente. Mais les coupes réalisées au niveau local sont considérables et vont bien au-delà des réductions classiquement faites à partir des moyennes et des scénarii. Les équipes d’évaluation ne parviennent pas à négocier les chiffres à la hausse. Résultat, les estimations finales pour la région Amhara ne font état que de 450000 personnes nécessitant une assistance alimentaire, contre 2 millions en moyenne au cours des années précédentes. Tous les experts reconnaissent que des ordres « venus d’Addis-Abeba » ont été donnés à l’administration des woreda qui ont appliqué à la lettre les consignes de réduction.
Les premiers résultats des évaluations « multi-agences » révèlent donc une baisse drastique des chiffres de bénéficiaires au niveau régional. Les estimations sont si basses qu’un contre-ordre venu du DPPC d’Addis-Abeba exige des équipes qu’elles différencient les populations affectées selon qu’elles souffrent d’un déficit « chronique » ou « aiguë », dans l’espoir que les populations souffrant d’un déficit alimentaire chronique n’aient pas été inclues dans le décompte. Zelalem s’attèle à la tâche en compulsant ses archives et statistiques. Mais de toute évidence le temps manque pour conclure avant la date officielle de restitution à Addis-Abeba.
Lors de la cérémonie de restitution, l’impossibilité de distinguer les deux types de populations et de justifier ainsi le montant national aussi bas d'un million de bénéficiaires conduit au report de la publication officielle du chiffre final. Tashome, le chef du département d’alerte précoce d’Addis-Abeba, avance que la précocité du calendrier d’évaluation ne permettait pas d’estimer correctement des récoltes encore vertes. Il clôture la séance publique en ces termes : « la date de l’évaluation était trop précoce, sans une préparation adéquate au niveau des woreda, ce que reflète la qualité des résultats des évaluations. L’évaluation post-récolte permettra d’obtenir une image claire et finale pour 2004. Néanmoins, il apparaît que la production est meilleure que l’année passée. Des surplus sont même attendus, comme en région Oromo. Mais des poches nécessitent toujours une assistance. Le problème est de distinguer les « sévères » des «chroniques» dans tous les endroits car il a été effectué un mélange entre les deux. Malheureusement, des évaluations supplémentaires sont nécessaires pour les besoins chroniques. Le nouveau cadre de sécurité alimentaire devrait donner une direction. »
Deux semaines plus tard, les chiffres sont publiés à la date prévue. Ils annoncent 2 millions de bénéficiaires pour la région Amhara et 7,2 millions au niveau national. D’après Mohammed du DPPC régional, les calculs de la région Amhara furent à la charge de Zelalem qui s’était basé sur les moyennes de bénéficiaires.
D’aucuns expliquent ces manipulations de chiffres ainsi : dans un premier temps, l’ordre de couper le nombre de bénéficiaires aurait été effectivement donné directement aux administrateurs des zones et des woreda en court-circuitant les bureaux du DPPC régionaux et centraux. Dans un second temps, les réactions alarmistes des donateurs auraient poussé à réviser à la hausse les montants. Au final, la refonte des chiffres a annihilé le travail des équipes d’évaluation. Néanmoins, le rapport officiel 2004 Humanitarian appeal for Ethiopia stipule que les résultats sont fondés sur « une évaluation complète de la situation alimentaire, etc. » et mentionne que « les évaluations multi-agences ont prévu des productions agricoles comparables aux cinq dernières années dans les zones des hauts plateaux. »
3. LE REVIREMENT DE LA POLITIQUE DE L’AIDE EN ETHIOPIE
En novembre 2004, l’adoption officielle du programme « Safety Net » a modifié l’approche de l’évaluation des récoltes. Ce programme est censé apporter une nouvelle forme d’aide aux populations dont les déficits alimentaires seraient liés à une dégradation progressive de leurs conditions d’existence. Il s’agit d’une aide alimentaire et/ou financière conditionnée à la réalisation de travaux d’intérêts collectifs et doublée de possibilité de crédits à l’investissement sous forme de têtes de troupeaux, de ruches etc. Son ambition est de sortir ses bénéficiaires de la précarité alimentaire en 3 à 5 ans afin qu’ils puissent se passer de l’aide gouvernementale. Les populations touchées par une crise naturelle aiguë et localisée reçoivent quant à elles une aide d’urgence classique.
Si cette politique se présente comme un tournant historique dans la gestion de l’aide, rien n’a vraiment changé dans le fond. Les paysans continuent à recevoir une assistance alimentaire et sont soumis aux travaux collectifs. Mais l’aide est désormais pensée comme une mesure transitoire dans le cadre d’une idéologie articulée sur le volontarisme et la responsabilisation des individus, et qui dénonce « l’assistanat » et « la dépendance » comme autant de maux associés aux distributions gratuites.
Dès l’automne 2004, la mise en place du programme s’accompagne de campagnes d’information intensives auprès des cadres administratifs à tous les échelons hiérarchiques. Ces derniers doivent organiser des réunions villageoises destinées à informer les paysans des kebele de ces nouvelles orientations. Des affiches placardées dans tous les bureaux administratifs fustigent le recours à l’aide assimilé à une mendicité honteuse tout en glorifiant le travail comme valeur salvatrice. Ces slogans sont aussi véhiculés à travers les discours stéréotypés des fonctionnaires qui blâment hargneusement le «syndrome de dépendance» et la paresse des paysans.
Cette politique s’accompagne d’un renforcement des programmes de déplacement de population vers des camps de villagisation enclenchés début 2003 (voir pages 27 et 28). Pour la région Amhara, ce programme risque de se solder par un échec en raison du refus des paysans de s’installer dans les camps de Metema, dans la zone de Gondar. Les quelques pionniers qui ont rejoint le site en 2003 sont presque tous rentrés, principalement en raison des mauvaises conditions d’accueil et des risques de malaria. Selon la version officielle, le programme de villagisation ne fait que soutenir les migrations « volontaires » des paysans. Mais en pratique, ceux qui refusent de partir ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes. L’aide alimentaire «gratuite» dans les régions d’origine est désormais perçue comme un obstacle au déplacement des paysans et une entrave au développement par le travail.
De fait, en 2004 dans les villages du Wag Hemra et du Nord Wollo, l’aide n’a été attribuée qu’aux personnes capables de participer aux travaux collectifs de « développement ». Les vieux, les handicapés, les femmes enceintes et les enfants de familles nombreuses en ont été exclus. Les autorités des kebele, des woreda et de la zone m’ont justifié cette décision – sans discussion possible – au nom de la lutte contre le « syndrome de dépendance » et des méfaits de l’aide gratuite. En revanche, lors des réunions officielles dans les villages, il est clairement annoncé depuis janvier 2003 que l’aide alimentaire est disponible dans les camps de villagisation. Pour les populations dont les récoltes ne permettent de couvrir que six mois de consommation par an, l’arrêt brutal de l’aide est synonyme de déplacement forcé en direction des camps. Au niveau local, l’aide alimentaire sert à la fois de carotte et de bâton pour mener à bien les programmes dessinés par le gouvernement.
C’est dans ce contexte que les équipes d’évaluation des récoltes du Meher 2004 sont chargées de quantifier les populations victimes d’une pénurie «aiguë» devant recevoir une aide d’urgence dans les mêmes conditions que les années précédentes. D’entrée de jeu, de nouvelles catégories sont définies à Addis-Abeba, distinguant les populations n’ayant pas de besoin, les populations bénéficiaires de l’aide provisoire du « Safety Net » et celles devant recevoir une aide d’urgence. La population du « Safety Net » est calculée pour chaque woreda, zone, etc., sur la base de la moyenne des dix dernières années des bénéficiaires de l’aide alimentaire. Pour l’année 2005, elle se monte à 5 millions de personnes. Sur le terrain, les processus et méthodologies d’évaluation restent inchangés. Les équipes n’ont pas la latitude de discuter les critères permettant de différencier les catégories, même si elles estiment que la distinction est ambiguë et très théorique. Lors des visites de woreda en woreda, les critères d’appartenance à chaque catégorie apparaissent très variables. Le nombre de bénéficiaires « aiguës » est calculé au travers d’un panachage méthodologique comparable à celui utilisé les années précédentes. Au final, les bénéficiaires au niveau national de l’aide d’urgence pour 2005 se monte à 3,2 millions de personnes.
En novembre 2004, la période d’évaluation multi-agence coïncide avec la phase d’intense propagande auprès des administrateurs des woreda et des kebele. Non seulement les équipes d’évaluation ont peu de temps, mais elles sont dépourvues de données consolidées pour les négociations. Elles doivent presque quémander l’organisation de réunions pour finaliser leur travail. La tendance à la baisse du nombre de bénéficiaires se durcit, au point que certains woreda et zones déclarent « zéro bénéficiaire ». Le cas de la zone du Wag Hemra est exemplaire. Tout occupé à l’organisation des réunions d’information villageoise, l’administrateur du woreda de Dehanna refuse tout d’abord d’accorder un entretien à l’équipe. Celle-ci s’adresse directement au chef de la zone, négociant la possibilité de recueillir les informations techniques à condition de ne pas aborder le nombre de bénéficiaires ! Finalement, l’équipe quitte la zone sans avoir négocié aucun chiffre.
Les jours suivants, Mohammed du DPPC régional se décide finalement à proposer un nombre de bénéficiaires en s’inspirant des chiffres du Nord Wollo. Mohamed est alors persuadé que la décision du chef de la zone du Wag Hemra tient à un malentendu sur la nouvelle politique. D’un coup de téléphone, il demande à son supérieur hiérarchique à la région d’intervenir auprès du chef de la zone du Wag Hemra pour décider d’un montant de bénéficiaires. En vain. J’ai appris par la suite que le chef de la zone du Wag Hemra aurait ensuite directement contacté un ministre pour exiger du DPPC fédéral de ne pas prendre en compte les requêtes des équipes d’experts. La même procédure aurait été appliquée par les autorités du woreda de Kalu pour passer de 20000 à 4000 bénéficiaires. Dans ce cas de figure, nous sommes effectivement en présence d’une marginalisation radicale des experts totalement dépossédés de leur pouvoir dans le processus d’attribution.
4. DES EXPERTS CONSCIENTS DE LEURS LIMITES
Les experts sont tout à fait lucides des limites de leur expertise technique dans les décisions finales. Mohammed du DPPC me confie qu’il ne joue qu’un rôle de conseiller auprès des politiques et des chefs de bureau. « Nous, en tant qu’experts, nous nous efforçons d’approcher au mieux la réalité. Mais les politiciens imposent d’infléchir ou d’augmenter les bénéficiaires après les évaluations, comme pour le Meher 2003 où nous devions ajouter les populations du Belg ! Les politiciens nous considèrent comme des conseillers seulement. Nous apportons les données. Ce sont eux qui sont décisionnels. Pas nous. S’ils attendent de nous d’augmenter ou de baisser les données c’est toujours après les évaluations que cela se passe. Il y a 4 ou 5 ans, il fallait baisser. Il y a 2 ans augmenter. Cette année, il faut à nouveau baisser. »
À leurs yeux, déborder de ces prérogatives représente un risque coercitif plus ou moins fort. Pour Mohammed, le risque est de perdre son emploi : « nous n’avons pas le choix, si nous controns les décisions politiques, nous pouvons être virés du bureau. » Pour d’autres, les conséquences vont de la prison à la censure. En novembre 2003, par exemple, toute l’équipe s’exprime sans détour sur la manipulation politique ayant conduit à la baisse du nombre de bénéficiaires. Lors de l’écriture des rapports, alors que l’équipe ne parvient pas à justifier la coupe imposée pour certains woreda, Befekadu de CIDA mentionne les choix politiques des woreda. Je lui suggère de mentionner cette justification dans le rapport. Girum, le jeune chef d’équipe, horrifié me répond : « si tu écris ça, tu finiras en prison ! » Sur le ton de la plaisanterie, je lui rétorque que comme agent de sécurité alimentaire, il pourra alors m’apporter des oranges. Il me répond : « on ne le pourra même pas, parce que c’est nous tous qui irons en prison. » Zelalem du DPPC ne dira rien. Plus tard, Befekadu tempère « non, Girum est jeune et il panique ! Si on écrit des trucs pareils, ça n’ira jamais jusqu’à la prison. Mais une telle explication ne passera jamais dans un rapport, le DPPC fédéral ou régional le censurera d’office. Ce n’est pas possible d’écrire ça dans un rapport gouvernemental. »
Le point de vue d’agents du PAM, comme Ahmed, n’est guère plus optimiste : « travailler avec le PAM ne permet pas de changer quoi que ce soit. Nous sommes juste des messagers ; rapportant des rapports des autorités au bureau à Addis ou recevant des notes quand la nourriture arrive : ‘La nourriture arrive à tel endroit, soyez prêts à la réceptionner !’ C’est tout ! Les autorités imposent le point de vue des bureaux principaux sans aucune flexibilité. »
I. LES MESSAGERS DU POUVOIR
Il apparaît à travers cette restitution ethnographique que la marge de manœuvre des experts pour défendre une approche technique est extrêmement limitée. L’exercice technique de l’expertise est borné par le politique. En amont, les experts sont soumis à un premier cadrage figeant des fourchettes de chiffres prédéterminés qui vont influencer les tendances des résultats. En aval, si les experts sortent du cadre prédéfini, d’ultimes rectifications par le biais du recours auprès des autorités supérieures permettent de renverser les jeux de pouvoir et de court-circuiter les décisions des experts. Au final quand la priorité est donnée au politique, l’expert est exclu de la sphère de décision de façon autoritaire.
Dans l’espace possible d’un travail indépendant des contraintes politiques, il s’avère que le pouvoir potentiel des experts est neutralisé par l’absence de méthodologie fiable. Ils ont recours à un savoir-faire empirique fondé sur l’observation de la situation agricole et sur les comparaisons avec les années précédentes et les autres districts. Notons toute l’originalité et le savoir-faire pragmatique de l’expert dans ses exercices d’évaluation visuelle des récoltes adaptés aux contraintes de l’évaluation et à l’absence d’outil plus fin. L’usage de ces méthodologies « subjectives » évolue avec le déroulement de l’évaluation, fait de tâtonnements et de déductions itératives. L’exercice des évaluations se réduit donc à un marchandage des résultats avec les autorités locales. Marchandage fait dans l’urgence, où les arguments reposent sur le panachage de méthodologies et sur la sélection opportuniste de données fournies en vrac, de façon à cadrer au mieux avec les scénarii prédéfinis. La qualité des négociations est elle-même fortement liée à la composition et à la dynamique des équipes d’évaluation et des comités formés par les autorités locales.
L’impuissance des équipes à mener une estimation objective et à contrer le poids du politique les cantonne alors à un rôle de transmission de chiffres dans la longue chaîne d’information, partant des villages jusqu’à Addis-Abeba. Travaillant sur des données dont la source est déjà le produit d’évaluations grossières et de refontes, les équipes apportent effectivement le sceau du professionnalisme permettant l’acceptation des chiffres dans la sphère des décideurs internationaux. Ces chiffres entretiennent l’illusion de neutralité de l’évaluation. Ils procèdent malgré eux à un blanchiment des données permettant de valider tous les choix politiques de gestion de l’aide que ce soit à la hausse ou à la baisse.
Les négociations entre les comités locaux et les équipes d’évaluation sont menées en double aveugle, où, pour les deux parties, les chiffres sont complètement coupés des réalités de terrain. Les chiffres tournent en boucle par l’usage des moyennes des années précédentes résultants de pratiques similaires et par le « copier-coller » lors de l’écriture des rapports. Vidée de son sens premier, l’évaluation prend toute sa signification dans le jeu des négociations. Sa fonction opératoire est de permettre la construction d’un consensus diplomatique entre les acteurs des différents niveaux hiérarchiques de l’administration et entre les acteurs gouvernementaux et les agences donatrices. L’exercice du SAP colle bien à la politique d’arrangement décrite par les sociologues des organisations. Il permet de conserver l’équilibre du système institutionnel de la gestion de la précarité.
Ces évaluations revêtent un caractère d’absurdité accentué par la conscience des protagonistes des limites des données et méthodologies et par le décalage entre le haut niveau de qualification des experts et le travail débilitant de marchandage. Travail que certains experts exècrent, allant jusqu’à dire : « ce boulot, c‘est vraiment de la merde ! J’en ai ma claque de bosser comme si j‘allais acheter une chèvre au marché. »
La conscience qu’ont les experts des risques de censure ou de licenciement me fait dire qu’ils sont soumis à une réelle coercition d’un appareil administratif autoritaire. Celle-ci se traduit ici par la dictature des chiffres, elle-même générée par les attentes des donateurs et le formatage, tant dans la forme que dans le fond, des rapports d’évaluation.
Enfin, la coupure avec le monde paysan escamote les réalités villageoises, et en particulier les modalités d’attribution de l’aide. Quand bien même ils le souhaiteraient, les experts sont dans l’incapacité de peser sur les éventuels usages politiques de l’aide au niveau villageois. Outre que cette ignorance subie ou volontaire permet toutes les manipulations de l’aide sans que personne ne réagisse, elle entretient un système d’information et de décision coupé des réalités, ce qui explique les omissions de poches de malnutrition, comme celles qui sont apparues au printemps 2003.
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