François Enten
Responsable animation scientifique, GRET
François Enten a été chef de mission pour Médecins Sans Frontières. En janvier 2017, il a soutenu une thèse à l'EHESS sur les systèmes d'alerte précoce en Ethiopie intitulé "Les systèmes d’alerte précoce (SAP) en Ethiopie comme jeux d’acteurs, de normes et d’échelles. Fabrique et usage des chiffres de l’aide alimentaire en Ethiopie (2002/2004 et 2016)".
PARTIE 1 Les systèmes d’alerte précoce (SAP)
Les systèmes d’alerte précoces se définissent comme un outil de rationalisation de l’attribution de l’aide alimentaire. Établis pour aider les donateurs, les agences des Nations unies et les autres acteurs de l’aide à planifier leurs interventions, les SAP se présentent comme des systèmes de collecte et d’analyse de données relatives à l’accès des populations à la nourriture. Ils doivent permettre de prévenir les crises alimentaires par le biais d’interventions précoces ou au pire, d’en atténuer les effets (Buchanan-Smith & Davies, 1995 ; UNHCR, 1996).
Les SAP sont exclusivement orientés vers la réponse aux famines par le biais de l’aide alimentaire (Devereux, 2000). À cet égard, Buchanan-Smith et Davies récusent le qualificatif de système d’alerte « précoce » au sens où les SAP cherchent plus à « sauver des vies » lors des crises déclarées, qu’à intervenir en amont pour maintenir le « niveau de vie » des populations (Buchanan-Smith & Davies, 1995). Au final, le succès d’un SAP « se mesure en terme de vies sauvées et non de moyens d’existence préservée » (Devereux, 2000).
A. ORIGINE ET ACTEURS
1. Du « Code de la famine » des Indes Britanniques à l’OMC
Certains auteurs situent l’origine des SAP dans le « Code de la famine » (Famine code) rédigé en 1880 par le régime colonial britannique suite aux grandes famines indiennes de 1876-1877. Le Code se caractériserait par l’ambiguïté de ses fonctions : prévention des famines et renforcement du pouvoir colonial (Devereux & Howe, 2004 ; de Waal, 2000). Le régime colonial « s’incarnait dans une administration centralisée, les statistiques d’Etat et, surtout, l’application progressive à partir de 1880 du Code de la famine » (Fourcade, 2003, p. 313). La rédaction du Code découlait d’un rapport de commission d’enquête parlementaire qui escamotait les responsabilités du colonisateur dans l’aggravation des pénuries alimentaires en Inde. Or ces dernières étaient avant tout le résultat du déficit commercial imposé par l’Angleterre à ses colonies, du développement des cultures d’exportation et de l’importance des taxes frappant les paysans.
Le Code de la famine définissait la famine comme le produit de causes essentiellement naturelles et la décrivait par des indices techniques précis, tels que la pluviométrie, les prix des céréales et la mortalitéPour mémoire, les premiers SAP éthiopiens s’inspiraient du Code de la famine (Buchanan-Smith & Davies, 1995).. Le suivi de ces indicateurs devait permettre de déclencher, le cas échéant, des mesures préventives comme la mise à disposition de fonds et de subventions destinés aux populations exposées aux pénuries. En pratique, le Code de la famine n’a pu contrer les famines de 1896-1908. Les alertes des administrateurs locaux n’ont pas su provoquer de réaction politique et les fonds de secours furent réalloués aux efforts de guerre à la frontière afghane. Seules furent appliquées les règles concernant le travail obligatoire et la libéralisation du marché céréalier (Davis, 2003).
C’est avec la Conférence mondiale de l’alimentation de 1975 qu’apparaissent les systèmes d’alerte précoce modernes dans le cadre de la formalisation des procédures d’attribution de l’aide alimentaire. Le premier SAP, le Système mondial d’information et d’alerte rapide (SMIAR), fut établi par la FAO en 1975. Instrument décisionnel des donateurs, des Nations unies et autres institutions de l’aide alimentaire, le SMIAR s’apparentait à un système d’analyse des données agronomiques à grande échelle. Suite aux famines africaines du milieu des années 1970, de nombreuses réformes cherchèrent à en améliorer la précision et la rapidité.
Entre 1985 et 1990, huit nouveaux SAP furent établis dans le Sahel et la Corne de l’Afrique. Influencés par les théories d’accessibilité à la nourriture (entitlement) d’Amartya Sen, ces systèmes reposaient sur des indicateurs multiples incluant des données socioéconomiques (Devereux, 2000). En 1985, USAID institua son propre SAP : le Famine early warning system (FEWS). Par la suite, des systèmes d’informations plus localisées furent lancés par des ONG. Ces systèmes reposaient sur des modèles multi-indicateurs adaptés à de petites échelles et permettant de procéder au ciblage fin des bénéficiaires (Buchanan-Smith & Davies, 1995 ; Devereux, 2000). En 1996, le Sommet mondial de l’alimentation impulsa un nouvel élan auprès des partenaires qui s’engagèrent à mettre en place des systèmes d’information et de cartographie sur l’insécurité alimentaire et la vulnérabilité (SICIAV) (Devereux, 2000).
Aujourd’hui, le poids de l’OMC est grandissant dans l’attribution de l’aide alimentaire. En 1994, à l’issue du cycle de l’Uruguay, il était recommandé de respecter les montants suffisants pour répondre aux « besoins légitimes des pays en voie de développement lors des programmes de réforme. » Les termes des « besoins légitimes » n’avaient pas été précisés et restaient encore très ambigus (Konandreas & Sharma, al, 2000). Par contre, en décembre 2005, les décisions prises par les membres de l’OMC en clôture du cycle de Doha nous acheminent vers un renforcement des mécanismes d’évaluation des besoins, voire une standardisation des méthodes d’évaluation qui conditionneront l’autorisation des donations en aide alimentaire par les instances internationales (OMC, FAO). En mettant fin aux débats autour de l’élimination des aides considérées comme des détournements commerciaux, il a été conclu de maintenir certaines formes d’aide, dont les aides d’urgences. L’autorisation d’attribution de l’aide alimentaire reste donc strictement conditionnée aux processus d’estimation des besoins par les organisations de l’aide, dont les méthodes d’évaluation et les résultats sont considérés comme fiables.
Cela se ramène (…) à une question empirique et pratique qui est de savoir si - pour ce qui est des résultats sur le terrain - ces organisations “se trompent”. Si la réponse est oui ou oui pour certaines d’entre elles, il pourrait y avoir une réticence compréhensible à inclure leurs appels en tant que critère. Mais si la réponse est non, pourquoi le fait d’inclure un appel émanant d’elles poserait-il un problème? (…) Il semble difficilement possible de contester leur expertise et leur rôle.
Document de référence du Président. Comité de l’agriculture, concurrence à l’exportation. Session extraordinaire du 11 avril 2006 (OMC, 2006).
La volonté de l’OMC de distinguer les aides adressées aux situations aiguës à celles répondant aux situations chroniques accentue l’importance des procédures de ciblage de l’aide (telles que les systèmes d’alerte précoce), sommées de différencier l’insécurité alimentaire structurelle et crise conjoncturelle.
Au final, chaque institution tend à se doter de ses propres outils de collecte et de traitement des données de façon à défendre l’indépendance de ses analyses (voir en annexe pour un aperçu synthétique des principaux SAP). Le SMIAR de la FAO est censé être de meilleure qualité que les SAP nationaux, et le FEWS d’USAID produire des résultats plus fiables que ceux du SMIAR. Mais chacun puise aux mêmes sources – les données agronomiques ou statistiques gouvernementales – pour finalement produire des résultats similaires. Si la différenciation des SAP révèle bien un souci d’indépendance des acteurs (USAID, PAM-FAO, ONG…), ces derniers n’ont toujours pas trouvé de méthodes applicables leur permettant de se démarquer par des analyses réellement originales.
B. UN ÉCRAN DE FUMÉE TECHNOLOGIQUE.
UNE ETHNOGRAPHIE DES SAP VUS DU NET
En dépit de leur nombre, la plupart des SAP ont de nombreux points communs. Ils se donnent ainsi à voir comme des objets scientifico-techniques performants et rationnels. Une brève lecture de nature ethnographique des SAP tels qu’ils nous apparaissent sur le Net permet de décrire cet « écran de fumée technologique ». Elle révèle in fine la part centrale du pragmatisme derrière le décorum high-tech. Les sites internet du Système mondial d’information et d’alerte rapide (SMIAR) et du Famine early warning system (FEWS) exemplifient en effet les systèmes, comme des « constructions théoriques et des méthodes pratiques » sur lesquelles reposent les SAP (Le Robert, 1986)Les adresses Web sont les suivantes : le Système mondial d’information et d’alerte rapide (SMIAR) , Famine early warning system (FEWS) .
Dès les premières pages d’accueil, l’information nous apparaît comme polymorphe. Elle est présentée sous forme de cartes, de rapports narratifs de missions d’évaluation, de bulletins mensuels plus succincts, illustrés par des tableaux, courbes ou photos. L’accent est mis sur la fonction d’alerte: au centre des pages d’accueil, la mappemonde du SMIAR indique les zones à risques, avec un accès aux derniers rapports spéciaux. Le FEWS met à disposition un inventaire des pays classés par degré de gravité des crises. Dans un deuxième temps, il est possible d’accéder aux indicateurs de suivi en consultant les dossiers ou bulletins faisant état de situations agricoles spécifiques. Des rubriques nous permettent d’aborder les aspects plus méthodologiques. Enfin, de brèves présentations décrivent les mécanismes de coopération institutionnelle sur lesquels repose le système.
1. LA « VOLONTE DE FAIRE SCIENCE»
Par la combinaison des normes scientifiques auxquelles il fait appel, le SAP revendique un caractère d’objectivité et d’universalité. Ses approches modélisées, standardisées et cartographiées, son recours aux hautes technologies de l’information et le traitement chiffré et statistique de ces dernières révèlent une «volonté de faire science» (Pestre & Dahan, 2004, p.15). À en croire ses concepteurs, le SMIAR fait appel à des «méthodes novatrices de collecte, d’analyse, de présentation et de diffusion des informations et a mis pleinement à profit la révolution des technologies de l’information et l’avènement des communications électroniques» (document SMIAR , p.2 ).
En d’autres termes, les SAP revendiquent leur appartenance à l’univers des « techno-sciences », c’est à dire d’un « ensemble institutionnalisé de mise en valeur systématique (…) d’applications scientifiques et techniques. » Par le biais des attributs de la techno-science, il participe à cette « culture de l’urgence et de la mobilisation permanente » héritée du second conflit mondial, perpétuée dans la guerre froide (Pestre & Dahan, 2004). Cette culture, animée d’une foi technologique sans faille enracinée « dans le mythe de la science qui a gagné la dernière guerre », s‘appuie sur la croyance « qu’une action techno-scientifique cordonnée et concertée (…) viendra à bout de n’importe quelle difficulté » (Pestre & Dahan, 2004, p.12).
2. UN ACCES IMMÉDIAT A UN SAVOIR GLOBAL
La visite de ces sites nous propose une lecture directe d’un monde global cartographié. Le logo de FEWS est un globe terrestre. Le site du SMIAR de la FAO donne à voir en ouverture une mappemonde des « pénuries alimentaires globales », où clignotent les pays à risque. Des liens nous invitent à accéder à une « carte de la faim » ou à une carte des échanges mondiaux du commerce agricole, alors que défile en continu une bannière avec la liste des « pays en crise», à la façon des flashs d’information de CNN. Le site de FEWS permet d’accéder directement à une cartographie des pays selon des catégories de gravité de la crise. En choisissant les rubriques « Nouvelles du SMIAR » ou « Dernières publications » (SMIAR) ou un pays particulier (FEWS), il est aussi possible d’accéder – de naviguer d’un clic – d’une situation catastrophique à une autre, d’un pays ravagé par les criquets, par les inondations ou atteint par la grippe aviaire… Ces systèmes nous offrent ainsi une connaissance quasi instantanée de la totalité d’un monde en crise, tout en proposant de traiter systématiquement de chaque cas particulier, de façon à la fois synthétique et rigoureuse. Il reflète une volonté d’agir sur l’ensemble de la planète.
De façon plus précise, on peut aussi consulter les rapports d’évaluation spéciaux par pays (FAO), les bulletins d’information (FEWS), ainsi que les archives chiffrées statistiques de FAOSTAT contenant les données des récoltes mondiales, par type de céréale, par pays récipiendaire ou donateur, etc. Une cartographie omniprésente accompagne ces documents – zones de population à risque ou population bénéficiaire, pluviométrie satellitaire, couverture végétale, etc. – et nous permet au fil de la lecture de mieux visualiser l’information délivrée.
3. UNE « MATHÉMATISATION DU REEL »
J’emprunte l’expression à Dominique Pestre, dans son article introductif à l’ouvrage collectif Les sciences pour la guerre (Pestre & Dahan, 2004, p.33).
Ce savoir systémique propose de répondre à tout type de question relative à la sécurité alimentaire mondiale, comme par exemple : « Combien de nourriture le monde produit-il? » « Quelles sont les interventions alimentaires les plus nécessaires? »Comme le propose un document de la FAO sur le SMIAR et ce, en fournissant une information « la plus précise et récente ». Se voulant une aide à la décision, le SAP propose des informations synthétiques et factuelles, principalement articulée autour du chiffre, de cartes et de courbes. En ce sens, il renvoie à ces pratiques de « valorisation de l’information (…) fondées sur la calculabilité et la prévisibilité, sur la mise en chiffre » découlant du développement des outils informatiques et de modélisation qui ont émergé des techniques de guerre (Pestre & Dahan, 2004).
Le site SMIAR nous amène directement aux documents statistiques de la FAOSTAT, rattachée à la division statistique sous-titrée « Statistics for a better world ». On y trouve un recueil de données statistiques brutes dépouillées de tout commentaire, qui à mes yeux, constitue une sorte de matrice de chiffres apposant une empreinte particulière à la façon d’appréhender et de formuler les problématiques globales. De fait, tous les rapports sont nourris de ces données chiffrées. « Se basant sur des séries statistiques de plus de 20 ans, les responsables (…) du SMIAR mettent à jour et analysent continuellement les données sur les productions alimentaires » (SMIAR, p.10Cf. Infra.). On explique plus loin qu’« une station de travail info (…) a été conçue spécialement pour l’alerte rapide, afin de faciliter la gestion et l’analyse des données, en permettant tant l’interprétation de l’imagerie satellite que l’estimation des besoins d’importation alimentaire. »
La forme épurée des résumés des rapports d’évaluation de la FAO sert à rappeler les principales données chiffrées – production agricole et variation en pourcentage, population exposée, montant nécessaire en aide alimentaire – d’une façon qui pourrait presque se condenser en tableau brut de données : « Selon les prévisions, la production totale de céréales et de légumineuses atteindrait 17,2 millions de tonnes, soit environ 14 % de plus que les estimations révisées de l’année précédente » (Rapport SMIAR FAO spécial Ethiopie, février 2006). Plus éloquents encore, les titres des bulletins FEWS allient chiffres bruts et formules choc, dans un style s’apparentant aux manchettes journalistiques ou aux spots télévisés: « Des régions de l’Ethiopie confrontée à une pré-famine » (FEWS 9/12/2002), « 600 000 personnes supplémentaires ont besoin d’aide alimentaire en 2003 » (FEWS 29/08/03), « Une aide d’urgence nécessaire en Ethiopie » (FEWS 11/05/04), « 10 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire en 2006 » (FEWS 26/01/06), etc.
Quant aux rapports d’évaluation ou aux bulletins d’information, s’ils sont rédigés sur un mode narratif respectant un style strictement technique, ils ont pour fonction triviale de mettre au jour les données chiffrées ou parfois de les commenter de façon plus qualitative. Ils sont d’ailleurs entrecoupés de tableaux de données, de graphiques, courbes colorées de prix des denrées, bâtonnets de pourcentages de populations bénéficiaires, etc., qui finalement constituent l’information proprement dite plutôt que son illustration.
4. UN OUTIL SITUÉ HORS DE L’ARENE POLITIQUE
Cette appartenance à l’univers scientifique confère au SAP une sorte d’immunité politique. Comme l’écrit Alvares, dans l’article Sciences du Dictionnaire sur le développement, « Cette technique de connaissance (est) si fiable que le savoir acquis n’(est) pas négociable lors de toute application pratique. Le savoir indispensable que la science prétend offrir (est) gardé hors de l’arène du politique. D’aucune manière, il (s’agit) de conséquences de marchandages ou de choix » (Alvares, 1995). Cette remarque rejoint les positions d’Alex de Waal qui interprète l’usage des SAP comme un escamotage des responsabilités politiques incombant aux gouvernements et agences internationales face aux crises alimentaires contemporaines. Au début des années 1980, les réformes néolibérales défendues par la Banque mondiale, qui prônaient austérité et privatisation, ont coïncidé avec les sécheresses africaines. Si les programmes d’ajustement structurel n’ont pas empêché la détérioration économique de ces pays, ils ont pris en compte les crises alimentaires via la formulation du concept de sécurité alimentaire par la Banque mondiale en 1986 ou de la notion d’« ajustement à visage humain » par l’UNICEF en 1987. Ces nouveaux concepts ont renforcé la tendance à considérer la problématique des famines hors de l’arène politique.
Dès lors, prévention et réponse aux famines apparaissent comme des questions essentiellement techniques, accaparées par la « citadelle des experts », dont le discours technocrate participe selon Alex de Waal à « la mystification et la bureaucratisation de la prévention des famines et de l’aide » (De Wall, 1997). De Waal considère que la suppression de ce « mordant politique » du problème de la famine, où ne subsistent que la charité et des questions d’ordre humanitaire, finit par désamorcer toute mobilisation locale. Il conclut que « c’est la bureaucratie humanitaire internationale elle-même qui constitue le principal obstacle à la prévention de la famine en Afrique » (De Wall, 1997)Pour permettre aux SAP d’être plus efficaces, De Wall pousse son raisonnement à l‘extrême, en proposant de faire basculer le SAP d’un champ technique apolitique à un champ politique, de façon à ce qu’il devienne « un déclencheur politique » avec le soutien de groupes professionnels, tels que les journalistes, commerçants, associations, administratifs, etc. (De Wall, 2000).
Le document de présentation du SMIAR rappelle en permanence le rôle des différents partenaires participant à son fonctionnement. Il s’achève par la liste des agences et sous directions d’agences multilatérales, des coopérations bilatérales, bailleurs multilatéraux, ONG, etc., avec lesquels il collabore. Ces évocations du réseau institutionnel sur lequel s’appuie le SAP rappellent en filigrane combien le rôle du SAP est politique, ne serait-ce qu’en fédérant chaque acteur impliqué dans le système de l’aide alimentaire.
5. UNE COMBINAISON ENTRE TECHNOLOGIE DE POINTE ET EMPIRISME A VISAGE HUMAIN
Le document descriptif du SMIAR accorde plusieurs pages à détailler les techniques d’imageries satellites et les logiciels de traitement de l’information. On explique que dans les pays où l’on ne dispose pas d’un « flux continu d’informations fiables », il a été établi « un système de suivi des cultures, basé sur l’imagerie satellite en temps réel », qui compare les données météorologiques d’après les données historiques et sont utilisées en complément avec des « images de différence normalisée d’indice de végétation » indiquant l’étendue de la couverture végétale. Ces données sont traitées par logiciels et recoupées avec les bilans céréaliers par pays, l’analyse des cartes et photos satellites, la gestion des dépêches d’agences, etc.
Cependant, il semble qu’il faille parfois se contenter d’approches plus empiriques. Le document du SMIAR consacre une page aux missions d’évaluation rapide. Elles sont organisées comme « solution provisoire » dans les pays où les informations précises font défaut. Ces missions ont pour but de « contrôler la fiabilité des données officielles en évaluant les cultures et en interrogeant les agriculteurs. » Les résultats doivent être fournis aux décideurs dans les 10 jours. À priori, ces missions, dont on peut retrouver les rapports sur le site rassemblent toutes les conditions d’un travail empirique, bien loin des qualités offertes par les hautes technologies si longuement décrites.
Si le SAP est présenté comme un système abstrait par son style technique dépersonnalisé où les équipes d’expertise sont désincarnées, on ne fait pourtant pas l’économie d’illustration de paysans aux champs ou de pasteurs accompagnant leurs troupeaux. Probablement dans un souci de rendre moins aride la lecture de ces documents, le site de SMIAR offre un accès à une série de photos typiques d’augustes paysans, d’étalages de marchés, de gracieuses femmes souriantes, personnes et lieux probablement croisés lors des exercices d’évaluation. S’y trouvent aussi des photos humoristiques, de clins d’œil à l’univers humanitaire telle cette photo d’une échoppe africaine affichant une pancarte « I need donation my businness ». Enfin, il est possible d’admirer l’incontournable photo de famille, la photo du groupe d’experts du SMIAR de la FAO, nous rappelant que derrière ce système désincarné, il y a des hommes et des femmes. Les montages photos participent aussi à l’entretien d’une illusion de coller au terrain, voire que les données proviennent directement d’une source paysanne. La couverture du document SMIAR, où se juxtaposent un énorme globe terrestre, des paysans dans leurs champs et des épis de céréales, illustre cette volonté d’installer une relation immédiate entre une information globale, planétaire et une information locale, à l’échelle du petit producteur, voire à l’échelle micro de la qualité d’un pied de blé.
Le SAP renvoie donc à une culture « techno-scientifique » où la souveraineté des techniques et la rationalisation scientifique président aux décisions. Il apparaît comme un objet technique résolument moderne par l’usage de hautes technologies, le traitement d’information quantitative et synthétique, sa présentation encapsulée dans des formules concises, sa diffusion par internet et son inscription dans un monde global. Les documents institutionnels ne remettent évidemment pas en question la rationalité de l’objet technique, sinon en filigrane, lorsqu’il est expliqué qu’exceptionnellement on peut avoir recours à des techniques empiriques. Tout comme il combine une approche désincarnée avec des touches personnalisées par les photos, on nous laisse cependant entrapercevoir que le SAP relèverait finalement plutôt d’un patchwork, un mixte entre high-tech et pragmatisme.
C. UTILITÉS TECHNIQUES ET POLITIQUES DES SAP
Il faut donc s’aventurer au-delà de l’écran de fumée créé par la façade technico-scientifique des SAP. Plusieurs questions se posent alors qui tiennent autant à l’efficacité des SAP qu’aux enjeux politiques qui se cristallisent autour d’eux. Comme outil de prévention aux famines, quelles sont les réelles capacités informatives du SAP? Comme outil politique, quels sont les enjeux déployés autour du SAP?
1. LA FAIBLE VALEUR PREDICTIVE DES SAP
Les spécialistes des SAP relèvent trois séries de limites techniques des SAP (Buchanan-Smith & Davies, 1995 ; Devereux, 2000 ; Pillai, 2000).
• La prédominance des données agricoles. L’information produite par les SAP est filtrée en fonction de leur objectif premier : guider l’allocation de l’aide alimentaire. En conséquence, les indicateurs de production agricole et de déficits alimentaires prédominent sur d’autres indicateurs socio-économiques. Les données nutritionnelles permettent plutôt de mesurer l’impact d’une crise alimentaire déjà étendue que de prendre des mesures préventives. En aucun cas ils ne permettent un ciblage fin des populations bénéficiaires. Le ciblage des SAP est axé sur l’évaluation d’un déficit agricole et du nombre de bénéficiaires sur une échelle géographique donnée. Permettant de décider en amont de l’attribution de tonnages d’aide par découpages géographiques et administratifs, le SAP est déconnecté des opérations en aval, qu’il s’agisse du ciblage plus pointu des bénéficiaires ou des modes de distribution effective de l’aide.
• L’insuffisance d’une approche en termes de bilans alimentaires. Le nombre de personnes souffrant d’un déficit calorique est calculé par le PAM et le FAO à partir des bilans alimentaires globaux (« Food balance sheet ») Le bilan alimentaire met en balance les disponibilités alimentaires nationales (productions + importations + aides alimentaires + stocks) avec les besoins de consommation (consommations humaine et animale + semences + agroindustrie + pertes). Les quantités destinées à la consommation humaine sont converties en Kcal/j. Le nombre de personnes en insuffisance alimentaire est calculé en comparant le minimum requis avec la quantité disponible.
. Outre que cette méthode s’appuie sur une moyenne des besoins énergétiques ne prenant pas en compte les disparités entre régions, elle réduit la sécurité alimentaire à une question de disponibilité alimentaire agrégée. Elle ne permet pas d’estimer les problèmes d’accessibilité, pourtant à l’origine des difficultés alimentaires dans bon nombre de pays. Elle fait aussi l’impasse sur les revenus non agricoles et sur les stratégies de survie (Devereux, 2002 ; Commission européenne, 2002).
• La mauvaise qualité des données. Les deux sources principales de données quantitatives sur la production agricole sont les modèles agro-météorologiques de rendement agricole utilisant la télédétection par satellite et les missions d’évaluation des récoltes et de prérécoltes cherchant à estimer la production à venir en multipliant les surfaces plantées par leur rendement théorique. Selon J-P. Minvielle, expert en sécurité alimentaire, ces données sont frappées de grandes imprécisions dont le cumul mène à des résultats parfois diamétralement opposés (bilan céréalier en excès ou en déficit). S’appuyant sur une analyse en terme de « filière d’information », il remonte à la source de la production statistique pour souligner la faiblesse des mesures de terrain effectuées par les agents techniques. Ajoutées à d’autres variables, ces données aboutissent à des résultats statistiques aléatoires (Minvielle, 1994). Depuis les années 1980, les projections des besoins en aide alimentaire issues des projections de disponibilités alimentaires mondiales souffrent d’une disparité des sources et des méthodes, qui fait passer du simple au double les estimations finales (Webb, 2003).
Il en résulte qu’il est impossible de prédire avec une grande précision l’occurrence de situations d’insécurité alimentaire et de fixer le montant exact de l’aide alimentaire nécessaire. Buchanan-Smith et Davies concluent que « la prédiction sera toujours plus proche de l’art que de la science (…). Les décideurs doivent apprendre à vivre avec (l’incertitude) » et « adapter leur système de réponse plutôt que d’attendre une prévision définitive » (Buchanan-Smith & Davies, 1995).
2. L’INCERTITUDE COMME IMPONDERABLE DU CONTEXTE D’ACTION DE L’AIDE HUMANITAIRE
Les acteurs de l’aide évoluent donc dans un contexte dominé par une double incertitude : incertitude quant aux futures disponibilités de l’aide, fortement conditionnées par la politique commerciale et étrangère des donateurs d’une part. Incertitude sur le contexte de sécurité alimentaire locale qui doit être levée grâce au SAP de l’autre. Or les décideurs sont à la recherche de certitudes factuelles sur lesquelles fonder des décisions qui concernent l’allocation de milliers de tonnes de nourriture et la survie de populations entières. Ces prises de décisions sont soumises à des contraintes de temps liées à l’urgence, aux calendriers climatiques et agricoles, aux délais administratifs, aux délais d’acheminement, etc.
Aldo Benini voit dans l’incertitude une composante irréductible de l’environnement de travail des agences de secours. Outre les aléas propres au contexte externe d’action, la complexité du fonctionnement interne des agences renforce les incertitudes, à l’instar des processus d’évaluation des besoins qui noient les agences sous des données inexactes. Il qualifie l’incertitude de « Némésis » des systèmes d’information des agences (Benini, 1997).
Cet auteur rejoint les analyses de sociologie des organisations, qui accordent un rôle central à la gestion de l’incertitude dans les relations entre acteurs organisationnels. Dans son ouvrage de synthèse Le pouvoir et la règle, Erhard Friedberg pose l’incertitude comme une contrainte incontournable de tout projet d’action collective, tant au plan de la définition des problèmes que de l’élaboration de leur solution. L’information étant toujours incomplète, la connaissance des possibilités d’action est toujours fragmentaire. Sans compter que la réalisation des projets dépend toujours d’enchaînements d’évènements imprévisibles (Friedberg, 1997).
Étayant leur position par des exemples concrets, Buchanan-Smith et Davies constatent qu’une meilleure prédiction apportée par les SAP n’a pas mené à des réponses plus efficaces. Pour ces deux auteurs, le véritable débat concerne moins la qualité des données et des informations que les contraintes affectant la prise de décision opérationnelle. Il y aurait un « chaînon manquant » entre les données des SAP et leur usage pour une réponse adéquate. Outre l’inadaptation des procédures institutionnelles Ces mêmes auteurs considèrent que les structures et procédures bureaucratiques gouvernementales ou des agences sont inappropriées pour répondre aux crises. Les principales contraintes citées par les auteurs se déclinent sous différentes formes : le manque de ressources humaines et financières des structures gouvernementales locales, la dépendance des ONG à l’égard des donateurs, la rigidité des procédures bureaucratiques, la mauvaise coordination terrain/bureaux et la contrainte des calendriers budgétaires. Tout cela étant aggravé par le manque chronique de mémoire institutionnelle., la quête de certitude serait au cœur des dysfonctionnements du système de l’aide (Buchanan-Smith & Davies, 1995).
D’après Buchanan-Smith et Davies, les bureaucraties se caractérisent par la tendance du personnel à éviter de prendre des risques. Dans ces conditions, l’incertitude inhérente au contexte d’action a pour effet de renforcer « l’évitement de la responsabilité ». La prise de décision est retardée tant qu’un certain nombre de procédures bureaucratiques – écriture de rapports, justification des décisions, etc. – n’auront pas permis d’atteindre le degré formel de certitude institutionnellement accepté. Un membre de ces institutions prend plus de risques en précipitant l’action et en contournant ces procédures que l’inverse. Les auteurs estiment que même si les donateurs disposaient d’une vaste information issue de différentes sources, ils ne disposeraient toujours pas du niveau de précision exigé par l’« évitement du risque » bureaucratique. La quête de certitudes pousse à attendre jusqu’à la quasi-fin des récoltes avant de promettre de larges quantités d’aide, généralement en janvier (pour la Corne de l’Afrique), ce qui ne permet jamais de distribuer l’aide à temps. Et les deux auteurs de conclure en citant Field : « la quête de certitude comme clef de décision convertit l’alerte précoce ‘early warning’ en alerte tardive ‘late warning’ » Ceci dit, si la quête de l’incertitude explique les délais d’attribution de l’aide, elle n’explique en rien les manquements aux ciblages de l’aide, qui est la question initiale que je posais en introduction. (Field 1993, cité p.36).
3. LE SAP COMME OUTIL PRESCRIPTIF
Le SAP présente une similarité avec l’outil des statistiques modernes, dont la genèse a été traitée par Desrosières dans son ouvrage La politique des grands nombres. La naissance de l’outil statistique fut associée à la construction des Etats modernes, leur unification et leur administration (Desrosières, 2000). De façon similaire, il est possible d’avancer que le SAP participe à la montée du régime humanitaire de l’aide, à la rationalisation de l’attribution des donations, à la définition des rôles des institutions multilatérales et des relations entre les autres acteurs du système, tels que les donateurs ou les pays donataires. De façon analogue aux statistiques modernes, la construction et l’utilisation du SAP présentent un paradoxe, car il doit d’une part revendiquer une autonomie, à travers ses valeurs objectivantes et universalistes, quand d’autre part, l’autorité de cet outil ne peut s’exercer qu’à travers la participation à l’univers de l’action, de la décision et de la transformation du monde.
L’outil statistique était soumis à « une tension entre une perspective descriptive et une prescriptive » (Desrosières, 2000, p.14). Dans notre cas, cette tension se traduit par un déséquilibre extrême entre les deux fonctions, où le prescriptif et l’impératif de la décision prennent le pas sur le descriptif dans un contexte présidé par l’incertitude.
4. LE SAP COMME INSTRUMENT DE LA POLITIQUE D’ARRANGEMENT INSTITUTIONNEL
Nous avons constaté que chaque acteur institutionnel a établi son propre SAP tout en utilisant des sources identiques, ce qui revient finalement à utiliser un seul et unique outil de mesure, toujours fortement entaché d’erreurs.
L’approche sociologique de Friedberg se positionne d’emblée dans un champ politique traversé par les jeux de pouvoir entre groupes d’acteurs du système d’action. Face à un environnement marqué par l’incertitude, les groupes d’acteurs qui maîtrisent la définition des problèmes – déficit alimentaire ou nombre de bénéficiaires – domineront les jeux de négociations et de coopération autour de l’attribution de l’aide. Les enjeux de pouvoir s’articulent, entre autres, autour du contrôle des incertitudes et de la maîtrise de la définition de la situation. Les incertitudes deviennent pouvoir, dès lors que l’on dispose de la maîtrise de l’outil d’évaluation. Nous sommes dans le cas de figure où les jeux de pouvoir entre acteurs ou groupes d’acteurs se matérialisent autour des méthodologies d’évaluation, qui permettent de quantifier/qualifier problèmes et solutions.
Sous cet angle d’analyse, nous pouvons dégager deux hypothèses explicatives des stratégies développées par les acteurs de l’aide. La première stratégie, où chaque groupe d’acteur cherche à établir son propre SAP, s’expliquerait par leur tendance respective à « établir son contrôle monopolistique sur les incertitudes » (Friedberg, 1997), chacun cherchant à se différencier par sa propre maîtrise de la définition de la situation, ce qui lui confère pouvoir et autonomie. La deuxième stratégie où chaque acteur puise aux mêmes erreurs pour aboutir à des résultats similaires se rapporterait à une situation de « logique des arrangements ». Dans un cadre de négociations, moins les instruments de mesure des besoins-moyens sont précis, plus les échanges sont dominés par le politique et participent à une « logique des arrangements » entre acteurs (Friedberg, 1997). Je reprends ici l’expression de Friedberg, lorsqu’il se réfère à Lucien Karpik, qui dans un article intitulé L’économie de la qualité décrivant les stratégies des avocats pour se constituer une clientèle, considère que lorsqu’une situation « comporte une part irréductible de complexité et d’imprévisibilité, l’action ne se résume pas dans l’usage des savoirs objectivés, elle passe par le choix des tactiques heureuses, par la conclusion d’alliances (….) : elle relève de l’art stratégique » (Karpik 1989, p.198). Karpik parle « d’arrangement institutionnel » (p.199). Dans notre cas, plutôt que de générer des conflits, comme l’aurait laissé croire la multiplicité des SAP, l’accord autour des SAP – dont personne n’ignore les risques d’erreurs, les limites et incertitudes – participerait à une alliance entre agences. Consensus qui procèderait d’une reconnaissance implicite de l’incertitude et d’un constat d’impuissance de mieux faire ! Les évaluations du PAM et FAO s’approchent des sources formelles des SAP considérées par les donateurs comme les plus sûres. Menés lors de la saison agricole, ils synthétisent l’information en une quantification directe des besoins de l’aide et « appose le tampon international de la crédibilité » (Buchanan-Smith & Davies, 1995).
5. LE SAP COMME SYSTEME EXPERT
On a vu que le SAP se caractérisait par la multiplicité des acteurs, des échelles d’action et de décisions, par l’ampleur de la chaîne d’information, le recours aux technologies sophistiquées, et enfin, par un investissement de forme indispensable pour fédérer les décideurs autour de résultats communs, permettant d’interpréter une situation abstraite coupée des réalités concrètes et mesurables. En cela, le SAP appartient aux « systèmes experts » décrits par Anthony Giddens dans son ouvrage Les conséquences de la modernité (Giddens, 1994). Pour Giddens, le développement des institutions modernes est déterminé par une distinction entre l’espace et le lieu, qui favorise les relations avec un autrui absent avec lequel on n’est jamais en situation de face à face. De telle sorte que « le lieu est de plus en plus fantasmagorique : les différents théâtres sociaux sont complètement pénétrés et façonnés par des influences sociales très lointaines » (p.27).
Il distingue alors deux mécanismes de délocalisation : la création de gages symboliques et l’établissement d’un système expert. Ce dernier est défini comme un « domaine technique ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs de notre environnement matériel et social » (p.35). Il fonctionne comme les « gages symboliques » des mécanismes de délocalisation en « garantissant nos attentes par rapport à un espace temps lointain. Cet ‘étirement’ des systèmes sociaux est obtenu par l’impersonnalité (..) du savoir technologique » (p.36). Le système expert repose sur la confiance, « sentiment de sécurité justifié par la fiabilité d‘un système »
(p.41) et qui constitue une « notion fondamentale des institutions de la modernité ». La confiance découle à la fois d’une insuffisance d’information, de la foi en un bon fonctionnement d’un système et de la validité de principes que l’on ignore. La foi en l’authenticité du système expert constitué par le SAP repose largement sur son investissement de forme mettant en avant ses attributs « technico-scientifiques » et statistiques.
D. LES SAP EN ETHIOPIE
Le système national d’alerte précoce éthiopien est le premier, en 1976, à avoir été établi en Afrique. Véritable institution, il s’inscrit dans un contexte où la précarité alimentaire constitue un élément structurant de la vie politique éthiopienne.
1. LA PRECARITE ALIMENTAIRE COMME ELEMENT STRUCTURANT DE L’ETHIOPIE
La précarité alimentaire se manifeste tant à travers la récurrence historique des famines et leur gravité actuelle, qu’à travers ses conséquences politiques et les institutions développées pour y faire face. L’Ethiopie subit un déficit alimentaire chronique et croissant, résultat d’une production agricole globalement insuffisante et d’une croissance démographique très élevée. La production ne progresse que de 1,2 % par an quand la croissance démographique avoisine les 3% (Webb & Von Braun, 1994). Après avoir baissé suite aux famines répétées des années 1970 et 1980 ayant décapitalisé la paysannerie, et aux effets désastreux de la politique agricole collectiviste du Derg et de la période de guerre, la production per capita s’est redressée dans les années 1990 à un niveau comparable à celui des années 1960-1970 (autour de 190 kg par an et par personne), mais reste très fragile, comme le montre les crises répétées de 1998, 2000 et 2003.
Par ailleurs, les famines s’imposent comme un fait récurrent de l’histoire éthiopienne. Les légendes des premiers saints chrétiens du IXème et XIIème siècles font mention, dans des termes apocalyptiques, de famines dévastatrices provoquées par le courroux divin. L’analyse chronologique des manuscrits médiévaux et des chroniques de voyageurs du XIIIème au XIXème siècles laissent à penser que des famines se sont produites tous les dix à trente ans (Pankhurst, 1985 et 1990). Parfois, ces récits attribuent un don quasi christique aux saints éthiopiens (Tekle Haymanot) ou aux empereurs (Lebna Dengel, 1508-1540) capables par miracle de multiplier les stocks de vivres (Pankhurst, 1985) !
Plus récemment, les famines ont directement bouleversé le cours de la vie politique du pays. Les sécheresses mondiales de 1888 à 1892, couplées à des épidémies de peste bovine furent les plus meurtrières. Elles provoquèrent la migration et la mort de milliers de personnes sur des régions entières. Ayant sinistré la région du Tigré, la famine aboutit à une recomposition de la hiérarchie régionale, où le pouvoir impérial passa d’une dynastie tigréenne épuisée par les famines à une dynastie amhara (Davis, 2003 ; Pankhurst, 1985). En 1974, les famines du Wollo précipitèrent la chute du régime d’Hailié Sellassié, qui avait ignoré la gravité de la crise ayant décimé entre 40000 et 200000 personnes. Lors de la famine de 1984-1985, l’aide fut utilisée de façon à déplacer massivement des populations opposantes et rebelles dans des camps de villagisation (De Waal, 1997; Jean, 1986). Le gouvernement actuel fait toujours face au défi de la précarité alimentaire du pays. Depuis son accession au pouvoir en 1991, il a connu une succession de crises en 1993, 1998-1999, 2000 et 2003.
Cette revue d’évènements historiques n’aurait qu’un intérêt limité s’ils n’étaient en permanence évoqués par les politiques lors des moments de crise par des rappels constants à la mémoire. Sous le régime socialiste du Derg, le symbole de la famine de 1974 était mobilisé comme repoussoir pour légitimer le nouveau pouvoir qui se promettait d’éradiquer les famines (De Waal, 1997) - comme l’illustre la publication d’un document historique sur la famine de 1889 de Pankhurst, dont la préface d’un organe gouvernemental (RRC) suggère que les tragédies de l’âge féodal sont définitivement reléguées dans le passé grâce à la nouvelle politique du régime (Pankhurst, 1985). En 2001 et 2003, sous le gouvernement actuel, le spectre des famines de 1984 fut régulièrement invoqué par le Premier ministre ou d’autres acteurs de l’aide pour mobiliser l’opinion publique et la communauté internationale. Les discours autour des crises ont systématiquement fait référence aux famines de 1984-1985, parfois par le biais de documentaires télévisés mêlant des images d’époques avec des images d’actualité. L’usage du terme « famine » n’étant cadré par aucune terminologie ni critère technique (Devereux & Howe, 2004), il permet en effet de basculer dans un registre émotionnel en partie alimenté par l’imagerie des anciennes crises.
2. LA GESTION CENTRALISEE DE LA PRECARITE
La totalité de l’aide internationale – y compris l’aide alimentaire – perçue par le gouvernement éthiopien s’élèverait à 10 % du PNB national. De 1984 à 1994, l’Ethiopie a reçu des donations équivalentes à 10 % de la production nationale, faisant de l’aide alimentaire l’équivalent d’une véritable aide budgétaire annuelle (Planel, 2005).
Les institutions gouvernementales et les programmes nationaux dédiés à la gestion de la précarité alimentaire constituent l’un des piliers du système politique éthiopien (Weissman, 2001). Les programmes politiques affichés par l’ancien régime du Derg (1974-1991) comme par le gouvernement actuel du Front révolutionnaire et démocratique du peuple éthiopien (EPRDF) accordent une place centrale à la problématique de la précarité alimentaire. La gestion de l’insécurité alimentaire s’est institutionnalisée par la création en 1974 d’une Commission de secours et réhabilitation (RRC) – transformée par le nouveau gouvernement en 1995 en Commission pour la prévention et la préparation des désastres (DPPC) puis en agence (DPPA) en 2004 –, par l’instauration en 1976 d’un système d’alerte précoce et en 1982 de réserves alimentaires d’urgences. Sans compter qu’aux institutions nationales s’ajoutent les agences des Nations unies, de coopérations bilatérales (USAID, UE, etc.) ainsi que les ONG. L’Ethiopie accueille en effet près de 300 ONG internationales et compte environ une centaine d’ONG nationales.
Le SAP actuel hérite du système développé sous le régime socialiste du Derg. Soutenu financièrement par les donateurs, ce premier système d’alerte était géré au sein du RRC Par les services d’alerte précoce et de planification (Early warning and planning services, EWPS).
Il s’agissait d’un système classique de détection et de réponse aux famines organisé du haut vers le bas. L’échec du SAP à prévenir les famines de 1984-1985 s’explique par des causes de nature essentiellement politique. La responsabilité en revient à la fois à la communauté des bailleurs de fonds pour qui l’Ethiopie était d’importance politique secondaire au sein de la sphère d’influence soviétique, et au gouvernement, plus préoccupé à célébrer le 10ème anniversaire de la prise de pouvoir militaire qu’à relayer les appels à une aide massive du RRC.
La défiance et la suspicion caractérisant les relations entre les pays occidentaux et le régime socialiste de Mengistu sont à l’origine d’une séparation entre les systèmes d’alerte précoce des donateurs et celui du RRC. De façon à obtenir l’aide occidentale, le gouvernement a toléré la duplication des SAP et permis aux donateurs d’agir de façon indépendante en confiant l’aide aux ONG plutôt qu’au RRC. Les évaluations du RRC étaient considérées comme « les plus dramatiques possible ». Mais les évaluations de la FAO et du PAM retenues par les bailleurs dépendaient de sources identiques à celles du RRC et ne manifestaient que de légers écarts avec celles du régime. Les agences de l’ONU étaient avant tout chargées de vérifier le SAP gouvernemental et d’apposer « l’imprimatur internationale » permettant de crédibiliser les données nationales.
Le National disaster prevention and preparedness strategy (NDPPS) élaborée en 1989 signale une nouvelle approche. Elle essaye de coupler l’aide d’urgence aux projets de développement censés réduire la vulnérabilité aux futures sécheresses. Les mesures d’application de cette stratégie sont consignées dans un Code d’urgence (Emergency code) inspiré du Code de la famine indien (Indian famine codes).
En 1993, le gouvernement transitoire a approuvé une version révisée de l’Emergency code, rebaptisé « Directives for disaster prevention and management ». Ce code affiche la détermination du gouvernement à s’émanciper de l’aide gratuite décrite comme une forme de dépendance. Il prévoit toute une série de mécanismes pour concilier satisfaction des besoins alimentaires à court terme et réalisation d’objectifs de développement à long terme. L’Employment generation scheme (EGS) reposant sur des échanges « travail contre nourriture » ou « travail contre argent » en est la composante principale. 80 % de l’aide sont censés être distribués contre travail, les 20 % restant étant destinés aux vieillards, aux femmes enceintes et aux handicapés.
Depuis 2003 et surtout 2005, les évaluations doivent différencier les problèmes d’insécurités alimentaires « chroniques » et « urgents ». Cette approche amende la stratégie précédente en s’inspirant des programmes de « Safety net » proposés par les principaux donateurs (PAM, USAID et UE). En théorie, elle propose une aide de 3 à 5 ans aux groupes considérés comme modérément affectés. Cette aide (de nature financière ou alimentaire) doit leur permettre de rebâtir leur économie familiale et d’atteindre l’autonomie financière.
Cette nouvelle orientation se superpose au vaste programme gouvernemental de villagisation consistant à déplacer et installer de façon progressive plus de 2 millions de personnes des zones arides à faible disponibilité foncière vers des zones plus prospères aux terres plus abondantes.
Si des déplacements spontanés eurent lieu à partir de la région Oromya (ouest et est Haragué) vers le Bale, c’est dès la fin 2002, que le gouvernement engagea une phase pilote dans les régions du Tigré et de l’Oromya, sans soutien financier de la part des donateurs. Des phases plus importantes furent déclenchées entre janvier et avril 2003 pour les populations des régions Amhara, la région sud (SNNPR) et le Tigré. Théoriquement, ce programme repose principalement sur la volonté des populations à se déplacer, l’apport de terres, d’outils, d’intrants et de bœufs de labour et enfin, l’apport d’infrastructures collectives ou individuelles Sans rentrer dans le détail des conditions de déplacements et d’installations qui varient selon les sites et les capacités organisationnelles de l’administration des districts d’accueil, deux points importants peuvent être soulignés. Tout d’abord, la mauvaise préparation du programme à son démarrage en 2003 puis la compétition de deux programmes d’assistance entre l’aide alimentaire et la villagisation. Des observateurs relatent que la préparation, l’enregistrement et le transport des premiers déplacés furent conduits de façon précipitée, sans assez de temps de préparation aux opérations de transport, au prépositionnement des infrastructures d’accueil. L’allocation des terres aux nouveaux arrivants n’a pas toujours été planifiée par les responsables de districts et furent parfois interrompues, l’allocation de paires de bœuf de labour et les conditions de crédit n’étaient pas satisfaisantes pour les paysans, qui n’avaient pas reçu ou interprété l’information correctement avant leur départ (Hammond & Dessalegn, 2003). Lors des enquêtes menées pour cette étude dans le Wag Hemra, la majorité des paysans partis en pionniers lors de la première vague début 2003 était rentrée, justifiant principalement les risques d’épidémie de malaria, l’insuffisance des infrastructures sanitaires, les difficultés des conditions de crédit pour l’obtention de bœufs de labour..
Si le départ en camp de villagisation est théoriquement motivé par la « volonté des population », il va sans dire qu’en se plaçant dans une logique individuelle de « copying mechanism » recourant à toutes les stratégies de recours, les programmes d’assistance alimentaire constituent pour les populations « bénéficiaires » un attrait compétitif au programme de villagisation, ralentissant la mise en œuvre de ces derniers. En témoignent les retards imposés aux organisations en charge de la distribution de l’aide alimentaire entre janvier et février 2003 jusqu’à l’enregistrement des déplacés « volontaires » pour les camps de villagisation (Hammond & Dessalegn, 2003).
3. LES LIMITES DES SAP EN ETHIOPIE
Si le SAP dépend des différents départements gouvernementaux, tel que le ministère de l’Agriculture (MOA), le Central statistical authority (CSA) et le National meteorological services agency (NMSA), il repose principalement sur les données du MOA et de façon croissante (depuis 2005) sur celles du CSA.
De nombreuses irrégularités ont été décelées dans le fonctionnement du SAP éthiopien (Pillai, 2000). Des « erreurs de ciblage » ont été mises en évidence notamment dans la répartition de l’aide entre les régions Nord et Sud, entre les districts déficitaires ou non ou entre les populations riches et pauvres d’un même district. Il n’y a pas de corrélations entre le déficit alimentaire d’une zone géographique donnée et le niveau de l’aide attribué. L’aide alimentaire n’atteint que 22 % de la population sujette à l’insécurité alimentaire, soit parce que leur district n’a pas été ciblé, soit parce que leur famille n’a pas été ciblée (Clay & Molla et al., 1999).
Si la fiabilité des données peut laisser à désirer, leur mise en forme fait l’objet d’une attention toute particulière destinée à les rendre convaincantes. Les innombrables empilements de dossiers dans les bureaux de l’administration se transforment par ces exercices en des rapports concis, numérisés, illustrés de photos ou d’attrayantes cartes multicolores. Ce traitement moderne de l’information peut d’ailleurs donner l’illusion que le système s’appuie sur un mode de collecte des données rigoureux et performant. Il participe évidemment à renforcer la légitimité des institutions liées à la gestion de la précarité alimentaire du pays.
4. LES TENTATIVES D’INDEPENDANCE DES ACTEURS HUMANITAIRES
Jusqu’en 2004, l’ensemble des activités des ONG et des agences internationales est contrôlé par le DPPC. Le PAM et les ONG sont des partenaires incontournables du gouvernement dans la mesure où ils fournissent l’essentiel des ressources en nourriture, en argent ou en moyens logistiques (véhicules, matériel informatique, etc.) nécessaires aux programmes d’aide alimentaire. En pratique, la nourriture apportée par le PAM ou les autres donateurs devient de facto propriété du gouvernement dès son entrée dans le pays. Elle est directement donnée au DPPC, qui en dispose selon ses décisions mais doit rendre compte de son usage aux donateurs.
La gestion globale de la précarité alimentaire et de l’aide repose principalement sur le comité national du DPPC, qui est en charge de toutes les décisions nationales au sujet de la prévention et de la gestion des risques. Il s’agit d’un comité interministériel présidé par le Premier ministre qui regroupe les ministères des Finances, de la Santé et du Développement économique. La structure est reproduite à tous les échelons de la hiérarchie administrative, au niveau de la région, de la zone, du woreda, du kebele et enfin du gott En simplifiant, le woreda est l’équivalent français d’un département, le kebele celui d’une commune et le gott d’un village.. D’un niveau à l’autre, la même structure administrative réunissant autour du DPPC d’autres départements (agriculture, économie, santé, etc.) est reproduite sous une terminologie différente.
Le DPPC est l’organe centralisateur directement chargé de produire des rapports réguliers sur l’état de la sécurité alimentaire du pays. Le recueil d’informations sur la sécurité alimentaire constitue une activité quasi-ininterrompue des agents gouvernementaux tout au long de l’année et à tous les niveaux hiérarchiques. Il se déroule selon deux méthodologies. L’une consiste à rédiger des rapports mensuels au niveau administratif villageois puis à chaque échelon de la pyramide administrative jusqu’à Addis Abeba où s’opère une ultime compilation des données. L’autre procède par des visites ponctuelles d’agents administratifs « sur le terrain ». Lesté par la lourdeur du processus et par les lenteurs de transmission et de traitement des données, le système d’alerte « précoce » génère une volumineuse paperasse dont sont extraits des rapports publiés avec 2 à 3 mois de retard. Mais il peut aussi bien être activé sur un simple coup de téléphone ou de radio en cas de crise localisée !
Certains acteurs de l’aide remettent en question les données produites par le DPPC et la fiabilité du SAP. Les estimations des populations touchées sont considérées comme trop élevées par les donateurs qui ont tendance à systématiquement réduire les chiffres. En 1994, la décentralisation du système d’alerte précoce aurait provoqué une compétition entre les régions pour l’obtention maximale de l’aide (Maxwell, 2002).
Les acteurs internationaux ont donc développé leur propre SAP. Du côté des donateurs, il s’agit avant tout des estimations de la production agricole annuelle par la FAO et de l’évaluation des déficits et des besoins par le PAM ou par le FEWS. Un inventaire exhaustif a permis de totaliser une trentaine d’évaluations menées par les organismes gouvernementaux, agences internationales et ONG (Standford, 2002). En se limitant aux systèmes d’alertes précoces, les auteurs d’une épaisse étude commanditée par USAID intitulée Risk and vulnerability in Ethiopia n’en retiennent plus que seize (Lautze & Yacob et al., 2003). Il s’avère encore que la source principale des SAP provient des données des récoltes du MOA, sources dont sont issues les SAP nationaux, les évaluations du PAM, de la FAO et de FEWS. Enfin, en 2000, pour remédier au manque de confiance de la part des agences donatrices, des équipes « multi-agences » ont été mises sur pied pour conduire les évaluations communes. Elles rassemblent des experts du gouvernement, des agences d’aide internationales et des ONG (Maxwell, 2002). Ces évaluations fournissent les données officielles pour l’attribution future de l’aide alimentaire du pays.
E. LA FABRIQUE DU CONSENSUS
À l’instar des autres SAP, le système d’alerte précoce éthiopien apparaît comme un outil destiné à la fois à décrire une situation d’insécurité alimentaire et à convaincre les acteurs internationaux d’apporter une aide alimentaire ou financière. Dans la mesure où le SAP puise à une source de données erronées et s’appuie sur des méthodologies insuffisantes, sa capacité à produire des informations précises et indépendantes s’avère très réduite. Par contre, l’investissement de forme aboutit à un objet technique possédant les attributs « technicoscientifiques » de l’objectivité et de la rigueur et laissant à peine transparaître les carences méthodologiques de la fonction descriptive de l’outil. Techniquement erroné, le SAP est effectivement opératoire comme outil de consensus permettant de conclure un accord entre décideurs. Par l’ampleur de l’investissement de forme, les décideurs peuvent prendre appui sur la validité supposée de cet objet technique. Le SAP rend alors la coopération possible entre les acteurs du système de l’aide en les rassemblant autour de mêmes résultats.
Reste alors à explorer les modalités autour desquelles s’articule ce consensus. Pour ce faire, il convient de mener des analyses plus fines et poussées des processus de fabrication des données des SAP. Comme le propose J-P. Minvielle, il convient de faire appel à une approche socio-anthropologique des processus internes décisionnels. Il nous faut ouvrir « les boîtes noires méthodologiques » de la création d’information au sein des institutions, comprendre les « conditions réelles » de la fabrique des données (Minvielle, 1994).
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