Réfugiés en Tanzanie
Chapitre
François
Enten

Responsable animation scientifique, GRET

François Enten a été chef de mission pour Médecins Sans Frontières. En janvier 2017, il a soutenu une thèse à l'EHESS sur les systèmes d'alerte précoce en Ethiopie intitulé "Les systèmes d’alerte précoce (SAP) en Ethiopie comme jeux d’acteurs, de normes et d’échelles. Fabrique et usage des chiffres de l’aide alimentaire en Ethiopie (2002/2004 et 2016)". 

Date de publication

Introduction

Cette analyse porte sur la fabrique institutionnelle des données de sécurité alimentaire. Elle est le prolongement d’une expérience avec MSF en Ethiopie où j’ai travaillé comme chef de mission de janvier 2000 à octobre 2002. Confronté pendant cette période à plusieurs urgences nutritionnelles, nos critères d’intervention m’ont souvent laissé perplexe. Tout d’abord, le savoir nutritionnel encore criblé d’incertitudes nous contraignait à procéder à de multiples ajustements pour donner sens à nos programmes. Les contraintes de l’urgence nous amenaient parfois à choisir les zones d’intervention en ajustant la part « scientifique » basée sur des résultats d’enquêtes nutritionnelles parcellaires et la part « empirique » du savoir-faire « maison » en matière de réponse aux urgences nutritionnelles, tels que les centres nutritionnels thérapeutiques (CNT). En outre, il arrivait que nos interlocuteurs éthiopiens remettent en question la validité des résultats d’enquête et la pertinence des programmes type CNT. Nos logiques médico-nutritionnelles, si laborieusement conçues, se heurtaient à des résistances semblant relever d’autres logiques. S’agissait-il de la crainte de perdre le contrôle des populations médicalisées dans les CNT, de la mise en évidence d’échec des politiques éthiopiennes de sécurité alimentaire ou encore du risque de dérapage médiatique autour d’images d’enfants faméliques concentrés dans les CNT? Quoi qu’il en soit, nos critères nutritionnels pouvaient être tout à fait inopérants pour convaincre les autorités éthiopiennes du bien fondé de nos opérations.

De notre côté, le montage des programmes nutritionnels s’accompagnait d’une méfiance similaire - justifiée ou non - de manipulation à des fins politiques des informations relatives à la sécurité alimentaire. Si des idées préconçues et parfois obscures sur les liaisons dangereuses entre famines et politique pouvaient entretenir cette défiance, cette dernière était renforcée par l’incohérence des informations disponibles sur la sécurité alimentaire. Nous faisions face à une difficulté à identifier les poches d’insécurité alimentaire et à définir des priorités d’action, difficulté qui tenait tant au foisonnement des sources issues d’ONG, du gouvernement ou des agences internationales qu’à la multitude de rapports d’évaluation parfois contradictoires, sinon parcellaires, circulant de réunion en réunion.

Enfin, après avoir dépensé des fortunes pour répondre aux « urgences » persistait le doute d’avoir participé à une surenchère du drame et de l’action. Comment admettre sans sourciller la démesure généralisée des programmes urgentistes? Dans ce pays quadrillé par plus de 400 ONG, où la présence des Nations unies est massive, où l’aide est déversée depuis tant d’années, où un nombre incalculable de fonctionnaires et d’experts travaillent à évaluer les situations alimentaires… Ne devrait-on pas s’attendre à ce que les crises soient identifiées avant qu’elles ne s’amplifient et ne soient traitées qu’en catastrophe? Au bout du compte, on peut aussi se demander si les crises effectivement provoquées par des mauvaises récoltes sont-elles même exacerbées par les « dysfonctionnements » du système de l’aide, qui participe alors à la reproduction d’une urgence institutionnelle. En dernier recours, l’ONG arrive en bout de chaîne, pour colmater les insuffisances du dispositif et rattraper les carences des systèmes d’évaluations dits d’alerte précoce. Elle efface les responsabilités des décideurs. En ce sens, elle prolonge le système de l’aide, elle y adhère pleinement, le consolide en entretenant sa dynamique exponentielle.

La crise de l’année 2003 a de nouveau souligné l’existence de trous noirs dans le processus d’identification des besoins alimentaires en Ethiopie. Suite aux évaluations nationales des équipes « multi-agences » de novembre 2002, la situation avait été déclarée catastrophique principalement dans des zones des hauts plateaux (Tigré, Wollo) et des basses terres (Ogaden, Harargue). La zone du Woleyta n’avait pas été jugée à risque jusqu’à ce que des taux élevés de malnutrition aient été révélés par MSF. À cette époque, les montants nationaux d’aide et de bénéficiaires avaient déjà atteint des niveaux historiques records et les distributions étaient en cours dans le reste du pays. L’omission du Woleyta était d’autant moins justifiable que cette zone était facilement accessible, sécurisée, connue pour être le terrain de « famines vertes » récurrentes, et objet d’attention de quelques ONG campées sur leurs districts. En quelques semaines, les centres nutritionnels thérapeutiques ont poussé comme des champignons, la capitale de région est devenue capitale de la saison d’urgence 2003, accueillant ONG, agences et médias.

Comment expliquer de tels dérapages dans la répartition de l’aide? Un premier réflexe serait de rallier les théories du « complot » développées sur l’arme de la faim et l’instrumentalisation de l’aide alimentaire (Brunel, 2002). Mais le manque évident d’enjeux politiques dans le Woleyta en 2003 ne permet pas d’alimenter de telles assomptions. Outre que ce type d’analyse simplifie à outrance la complexité des enjeux et du paysage politiques éthiopiens, elle fait l’impasse complète sur le fonctionnement des systèmes d’alerte précoce (SAP), dont l’analyse permettrait de nuancer ces thèses assez radicales.

Je propose donc d’interroger plus avant le rôle des SAP dans les mécanismes d’attribution de l’aide alimentaire. Ma réflexion s’articule autour de l’idée suivante : les SAP sont des outils de régulation des logiques politiques d’attribution de l’aide alimentaire. Avant d’étayer cette idée par des éléments d’enquête de terrain sur les pratiques d’évaluations « multi-agences » éthiopiennes, je rappellerai brièvement le contexte et les procédures qui ont présidé à l’apparition des SAP.