François Jean
Chercheur au Crash, François Jean nous a quittés le 25 décembre 1999. Il avait publié de nombreux articles et ouvrages dont plusieurs dans la revue Esprit. Il s'était passionné, entre autres, pour l'Afghanistan, le Caucase, la Corée du Nord, et analysait sans concession l'évolution de l'action humanitaire.
chapitre 5 : Divers
Georgie : Compte rendu de mission exploratoire
Rubrique Nouvelles des missions - Messages, N° 31, 14/07/89
Par François Jean
A la demande d'Andreï Sakharov, les autorités soviétiques ont invité Médecins Sans Frontières à enquêter sur les problèmes médicaux posés en Géorgie depuis la répression de la manifestation du 9 avril. Une équipe composée d'un toxicologue, d'un pneumologue cardiologue réanimateur, d'une infirmière réanimatrice et d'un administrateur, s'est rendue à Tbilissi du 15 au 22 mai dernier.
Le 9 avril dernier, 20 personnes avaient trouvé la mort lors d'une manifestation au cours de laquelle des gaz furent utilisés par l'armée. Depuis ce drame, dont les responsabilités ne sont toujours pas établies, la ville de Tbilissi a connu 3 vagues d'hospitalisations.
La 1ère, des 21 et 22 avril, a concerné des élèves de l'école N° 1 et des étudiants de l'Institut de Théâtre situés à proximité du lieu des évènements. La 2ème, du 28 avril, a touché des personnes ayant participé, de près ou de loin, au transport vers la cathédrale des fleurs déposées par la population sur les lieux du drame. La 3ème vague, qui a commencé le 17 mai et culminé le 19, a concerné des élèves de différentes écoles de la ville.
Ces événements se sont déroulés dans un climat très émotionnel lié au choc de la répression et à l’inquiétude légitime d'une population laissée dans l'incertitude sur la nature des gaz utilisés et la persistance de leurs effets. A son arrivée à Tbilissi, l'équipe de Médecins Sans Frontières s'est fixé 2 objectifs: identifier les gaz utilisés par l'armée le 9 avril et déterminer les causes des vagues successives d'hospitalisations.
A l'issue de 7 jours d'enquête et d'examens des patients hospitalisés, ses conclusions, partagées par l'équipe américaine de Physicians for Human Rights, présente à Tbilissi à la même période, sont les suivantes:
1) La question des gaz: faute d'avoir pu accéder à certaines pièces du dossier et notamment aux rapports d'autopsie, il n'a pas été possible de parvenir à des conclusions définitives. Cependant, des éléments convergents indiquent que des substances toxiques ont été utilisées en plus des lacrymogènes CN et CS dont l'emploi a été reconnu par les autorités soviétiques: les comptes rendus oraux de l'examen anatomo-pathologique de 14 des victimes du 9 avril indiquent que 2 d'entre elles ne présentent aucune lésion traumatique. Les 12 autres présentent des signes traumatiques et des signes d'intoxication (nécrose épithéliale des voies respiratoires, oedème pulmonaire dans certains cas. Ces éléments, qui demanderaient à être vérifiés dans les rapports d'autopsie sont confirmés par le rapport de toxicologues de Moscou et de Leningrad faisant état de cas d'intoxication grave. L'analyse par spectrographie de masse du contenu d'un aérosol qui aurait été trouvé sur les lieux de la manifestation a révélé de manière indiscutable la présence de Chloropicrine, un gaz irritant toxique, pouvant entraîner des lésions bronchiques et pulmonaires graves, l’œdème pulmonaire étant souvent cause de la mort. Cependant, l'utilisation de ce gaz le 9 avril n'a pu être formellement démontrée.
2) La recherche des causes d'hospitalisation a été effectuée, principalement à travers des discussions avec les médecins traitants et des examens approfondis des patients hospitalisés.
- En ce qui concerne les patients hospitalisés dans les jours suivant la manifestation et lors des 2 premières vagues d'hospitalisation, aucun signe objectif de séquelles liées aux gaz n'a été observé. On ne peut pour autant conclure à l’absence d'intoxication au moment des faits, plusieurs semaines avant l'arrivée des missions d'enquête de Médecins Sans Frontières et de Physicians Human Rights.
- Pour les patients de la 3ème vague qui ont été examinés dès leur admission à l'hôpital et dont l'évolution a été suivie trois jours durant, les conclusions des équipes sont formelles: les 38 adolescents et adolescentes concernés ne présentent aucun signe objectif d'intoxication. Les signes extérieurs observés chez certains patients sont attribuables à un phénomène de psychose collective déjà étudié dans d'autres contextes à la suite d'accidents chimiques, nucléaires ou de catastrophes naturelles.
***
Hong-Kong Chronique d’une mort annoncée
Commentaire, N°51, Automne 1990, p.479-486.
par François Jean
Dans un monde plein d’incertitude, Hong-Kong a le douteux privilège de connaître à l’avance l’heure de sa mort comme territoire britannique et de sa renaissance comme province chinoise. Dans une culture où tout est symbole, le choix du drapeau de la future région administrative spéciale augure mal de l’avenir de la colonie. Pékin a tranché en faveur d’un drapeau rouge frappé d’une fleur de bauhinie blanche pour témoigner que Hong-Kong est inséparable de la Chine » et illustrer « sa prospérité dans le sein de la mère patrie ». Sans doute pour ne pas éprouver la portée du principe « un pays, deux systèmes » énoncé par Deng Xiaoping, les commentaires officiels omettent toutefois de rappeler que la bauhinie blanche est une plante hybride, stérile.
Epilogue pour un empire
Le 19 décembre 1984, Londres et Pékin signaient une Déclaration conjointe prévoyant le retour de Hong-Kong à la Chine au 1er juillet 1997. Ainsi se refermait une parenthèse impériale, ouverte par les guerres de l’opium, qui, en cent cinquante ans, vit une île désolée et des territoires à bail devenir la onzième puissance commerciale du monde. Sans doute la Grande-Bretagne ne pouvait-elle pas, en vertu de l’histoire et de la géographie, éviter de céder le territoire ; du moins avait-elle des obligations envers sa population. A cet égard, le Foreign Office semblait avoir obtenu, avec peu d’atouts, un résultat satisfaisant pour un accord négocié entre puissances tutélaires : « un haut degré d’autonomie » pour Hong-Kong. Liant pour la première fois, sa conduite idéologique intérieure à un traité international, la Chine s’engageait, dans la Déclaration conjointe, à ne pas imposer le socialisme et à permettre que « le système capitaliste et le style de vie de Hong-Kong demeurent inchangés pendant cinquante ans ».
La Déclaration conjointe, toutefois, n’était pas une déclaration d’intentions dont le modus operandi devait être précisé pour éviter à Hong-Kong le sort du Tibet promis également à l’autonomie depuis 1971. Tandis que Pékin acceptait que Hong-Kong soit gouverné par ses habitants, le Foreign Office reconnaissait, lors d’un débat à la Chambre des communes, la nécessité d’ « établir fermement un gouvernement démocratique avant 1997 ». La suite justifia le scepticisme de ceux qui pensaient que ni la politique britannique ni les engagements de Pékin ne suffiraient à garantir le statu quo et les libertés qui leur étaient promis. L’encre des signatures n’était pas encore sèche que la Chine objecta vigoureusement aux propositions de démocratisation du système politique de la colonie. Londres s’inclina et chercha à camoufler sa retraite par de pieuses considérations sur la nécessaire « convergence » entre les vœux de Hong-Kong et ce que Pékin était disposé à accepter.
En fait de convergence, Hong-Kong est dominé par les cycles de la politique chinoise répercutés, à défaut d’expression politique, par les fluctuations de l’indice boursier Hang Seng qui chuta en septembre 1982, au début des négociations sino-britanniques, rechuta en 1983 lors de la campagne contre la « pollution spirituelle », plongea en janvier 1987 lors de l’éviction de Hu Yaobang et replongea en juin 1989 lors de la répression de la place Tien Anmen. Chacun est désormais conscient que le devenir de la colonie est irrémédiablement lié aux évolutions de la Chine.
Gens de Hong-Kong
Hong-Kong n’est pas la métropole internationale vantée par les guides touristiques mais une grande ville chinoise qui garde une mentalité de réfugié. Les souvenirs du passé se conjuguent aux incertitudes de l’avenir pour faire de 1997 l’année de tous les dangers. La plupart des 6 millions d’habitants de Hong-Kong sont, en effet, originaires de Chine populaire : deux personnes sur cinq ont fui la Chine lors des grandes vagues d’émigration qui ont suivi la prise du pouvoir par Mao, le « Grand bond en Avant » et la Révolution culturelle. En 1949, Hong-Kong devint une ville refuge et vit sa population doubler en quelques années. En 1962 et en 1967, la touch base policy permit aux réfugiés qui avaient réussi à franchir la frontière et à atteindre la ville de régulariser leur situation. Cette politique fut définitivement abandonnée en 1980 au profit d’un système de quotas d’immigration officielle et de reconduite à la frontière des immigrants illégaux. Même si, depuis 1981, les personnes nées à Hong-Kong représentent plus de la moitié de la population, les habitants de la colonie demeurent intimement liés à la Chine. La plupart acceptent tacitement que Pékin les considère comme des nationaux mais ils conçoivent, bien entendu, cette appartenance en termes plus culturels que politiques.
Le Printemps de Pékin, par les espoirs de liberté qu’il a fait naître, a réveillé le profond sentiment d’identité qui unit les chinois de la diaspora à leurs compatriotes de Chine populaire. Le massacre de Tien Anmen a fait basculer le rêve d’une Chine enfin libre et ouverte, d’une patrie à laquelle Hong-Kong pourrait revenir sans crainte. Il a jeté une lumière particulièrement crue sur les pratiques de toujours des dirigeants communistes et entraîné une grave crise de confiance dans l’avenir de Hong-Kong. L’émotion fut si forte qu’elle entraîna, dans une ville réputée pragmatique voire cynique, un million de personnes dans la rue la 21 mai et les deux dimanches suivants. Sur fond d’airs patriotiques, les habitants de la colonie unirent d’abord leurs espoirs de liberté future aux aspirations démocratiques des étudiants de Pékin. Vint ensuite le désespoir au lendemain du massacre de Tien Anmen qui rendit les gens de Hong-Kong si solidaires des victimes et si peu désireux de partager leur sort. Resurgit enfin le ressentiment envers la Grande-Bretagne, plus que jamais perfide Albion, coupable d’arrangements cyniques, de promesses non tenues, de passeports dévalués…Le malaise, né de la déclaration conjointe qui vit Londres et Pékin disposer de Hong-Kong par-dessus la tête de ses habitants, ne fit que croître dans les semaines qui suivirent la répression.L’état d’esprit des milieux libéraux est bien résumé par la question posée en décembre 1984 à Margaret Thatcher par Emily Lau, journaliste à la Far Eastern Economic Review : « Madame le Premier ministre, vous avez signé mercredi un accord avec la Chine promettant de remettre 6 millions de personnes entre les mains d’une dictature communiste. Est-ce moralement défendable ou est-il vrai que la seule forme de moralité en politique internationale est son propre intérêt national? » Il se manifesta avec force sous forme de demande d’élections directes et, surtout, de « vrais » passeports.
Pour les habitants de Hong-Kong, en quête d’une communauté politique qui puisse garantir leur liberté, l’équation « un empire, trois citoyennetés » est le pendant britannique du principe « un pays, deux systèmes » bricolé à leur intention par la Chine. Le statut de sujet britannique s’est progressivement érodé au fil des lois sur l’immigration et sur la nationalité qui ont enlevé aux ressortissants coloniaux le droit d’entrer librement dans le pays dont ils avaient la nationalité.Sur cette évolution, amorcée par le Commonwealth Immigrants Act de 1962, poursuivie par l’Immigration Act de 1971 et parachevée par le British Nationality Act de 1981, voir : Dominique Schnapper, « La nation, les droits de la nationalité et l’Europe ». Revue européenne des migrations internationales, vol. 5, n°1, 1989. C’est ainsi qu’à Hong-Kong, 3,28 millions de « citoyens britanniques des territoires dépendants » ont perdu la possibilité de trouver refuge en Angleterre si les choses tournaient mal en 1997. Lors de sa visite à Hong-Kong, en Juillet 1989, Sir Geoffroy Howe, alors secrétaire au Foreign Office, s’efforça d’éluder la question en promettant que, si le pire devait arriver, la Grande Bretagne mobiliserait le soutien de la communauté internationale. Pour n’avoir pas voulu répondre aux inquiétudes de ses sujets asiatiques, la Grande Bretagne renforça le sentiment fort répandu qu’elle ne cherchait qu’à de frayer une retraite honorable en sacrifiant Hong-Kong à ses relations avec la Chine. Mais si Londres ne songeait qu’à abandonner la place, qui donc tiendrait pour Hong-Kong?
Convergence et résignation
Le Printemps de Pékin sortit Hong-Kong d’une léthargie politique longtemps bercée par le rythme des affaires, la bienveillance de l’administration coloniale et la politique d’ouverture économique de Deng Xiaoping. Du massacre de Tien Anmen émergea la conviction que seul un gouvernement représentatif pourrait, sinon garantir la liberté face à Pékin, du moins permettre à Hong-Kong de s’exprimer. Les groupes pour la démocratie en furent confortés mais les grandes manifestations furent plus l’expression d’un rêve brisé que d’une mobilisation en faveur de la démocratie.
L’émotion retombée, le mouvement pour la démocratie se trouva confronté à l’apathie d’une population désabusée, au sentiment d’impuissance de classes moyennes en quête de passeports, à l’hostilité ouverte de Pékin pour son soutien aux « contre-révolutionnaires » et à la prudence de politiciens cooptés soucieux de préserver le statu quo en prévision d’un avenir incertain. Le devenir de la colonie dépend des évolutions de la Chine. Hong-Kong le comprend bien, peut-être même trop bien. Chacun est désormais conscient que, si les droits de l’homme ne sont pas respectés en Chine, ils ne pourront être préservés à Hong-Kong en 1997. Chacun sait également que les liens industriels, financiers, commerciaux se sont, depuis dix ans, considérablement renforcés entre la Chine et Hong-Kong au point de devenir inextricables. L’ironie du succès de Hong-Kong est qu’il ne peut plus se passer de la Chine où il sous-traite massivement et d’où il réexporte tous azimuts. Ce qui soulève une évidente question : la Chine a-t-elle autant besoin de Hong-Kong que Hong-Kong de la Chine?
En l’absence d’élections directes, le système politique reste dominé par les milieux d’affaires soucieux de préserver de bonnes relations avec la Chine et les milieux dits « modérés », sympathisants communistes ou hésitants anxieux de donner des gages de patriotisme à Pékin. Le mouvement pour la démocratie a du mal à lutter contre cet étrange lobby dont le message est fort bien résumé par le président de la Bourse : « Hong-Kong est et a été une colonie britannique qui va devenir une colonie chinoise et, comme telle, continuera de prospérer. Nous n’avons pas besoin d’élections libres ici. » Ces « gradualistes » ne souhaitent rien tant que repousser « les effets perturbateurs des élections directes » et éviter toute confrontation avec Pékin. Ils ont leur propre version de la convergence – « ne pas tirer les moustaches du tigre » - commentée amèrement par Martin Lee, l’un des leaders du mouvement pour la démocratie : « peu importe les moustaches, si c’est vraiment un tigre, il vous mangera ».
Après le massacre de Tien Anmen, les membres du Conseil législatif de la colonie se décidèrent cependant à demander une accélération du calendrier des futures élections. Mais cette décision hardie resta fort en retrait par rapport aux recommandations du Comité des Affaires étrangères de la Chambre des communes. Soulignant les obligations de la Grande Bretagne envers Hong-Kong, « seul territoire dépendant dont la population ne peut exprimer son droit fondamental à l’autodétermination », les parlementaires britanniques préconisaient l’élection de l’ensemble du Conseil législatif au suffrage universel direct dès 1995. Ce projet démocratique fut certes bien accueilli mais Hong-Kong attendait de la Grande Bretagne qu’elle honore ses obligations en offrant à ses nationaux un refuge de dernier recours. Au risque d’aggraver la crise de confiance, le rapport de la Chambre des communes resta très prudent en matière de droit d’accès et de résidence en Grande-Bretagne.
Londres et Pékin
Le massacre de Tien Anmen a également eu des échos à Londres où il suscita, en son temps, des inquiétudes largement partagées par la majorité et l’opposition : la crainte que la Grande-Bretagne ne soit tenue d’assumer, à la onzième heure, ses responsabilités impériales envers ses sujets du bout du monde ; la crainte que le whishful thinking ne suffise pas à assurer le retour en douceur de la prodigue colonie dans son reposoir naturel, la République populaire de Chine. Depuis 1984, Pékin détient, politiquement et peut-être moralement, toutes les cartes de la déclaration conjointe. Le seul atout des Britanniques est de faire valoir que la Chine n’a pas intérêt à tuer la poule aux œufs d’or. Depuis Tien Anmen, cet argument s’est trouvé singulièrement dévalué, de même que le pragmatisme de Deng Xiaoping. La Chine a plus que jamais besoin du dynamisme et des ressources de Hong-Kong mais la principale rationalité présente aujourd’hui à Pékin est celle de la crispation sur le pouvoir. Hong-Kong est toujours une source d’innovation, de technologie et d’investissements mais aussi une source de contestation et de diffusion d’idées nouvelles. Pékin peut profiter du dynamisme de la colonie, qui lui procure le tiers de ses ressources en devises et les trois quarts de ses investissements étrangers, sans hériter de la liberté d’opinion, d’expression et d’initiative qui est le ferment de sa prospérité. Aux yeux des dirigeants chinois, Hong-Kong vaut moins par les 2 millions de travailleurs qu’elle emploie dans la province du Guandong et par la respiration économique qu’elle apporte au Sud de la Chine que par le million de personnes descendues dans la rue et leur cortège de « pollution spirituelle ». Par la grâce d’un régime finissant, la porte de la Chine s’est muée en lieu de subversion.
Hong-Kong a souvent été présenté comme le catalyseur de la Chine. C’est, en tout cas, un catalyseur singulièrement sensible aux réactions qu’il provoque. Depuis juin 1989, les dirigeants chinois n’ont de cesse de faire sentir à Hong-Kong le poids de leur ressentiment pour son soutien aux « contre-révolutionnaires ». Leur première cible fut la presse et d’abord leur propre presse, influente à Hong-Kong, qui perturbait la réécriture des événements de Pékin. Ensuite, l’Alliance pour la démocratie en Chine, dont les leaders, Martin Lee et Szeto Wah, furent exclus du Comité de rédaction de la Loi fondamentale de la future région administrative spéciale. Sans doute l’Alliance soutenait-elle la démocratie en Chine et les étudiants en fuite à l’étranger mais, ce faisant, elle n’interférait que dans son propre avenir. Pékin y voyait une ingérence dans ses affaires intérieures et soupçonnait Londres de connivence avec « ceux qui tentent d’importer les « soi-disant démocraties », « liberté » et «droits de l’homme » de l’Occident ».
Le gouvernement de Hong-Kong, en effet, tenta d’enrayer la crise de confiance née du massacre de Tien Anmen et exacerbée par les menaces de Pékin. Mais, lorsqu’il adopta une position plus ferme pour regagner une crédibilité largement entamée par ses réticences en matière de passeports, Pékin déclencha un tir de barrage l’accusant d’interférer « sauvagement » dans la rédaction de la Loi fondamentale et de jouer « la carte de l’opinion publique et de la confiance » au lieu de lui remettre Hong-Kong prospère et soumise en 1997. Le nœud du problème est que les accusations d’hostilité et d’ingérence sont devenues des éléments intrinsèques des explications officielles actuelles sur ce qui s’est passé à Pékin entre avril et juin 1989. la thèse est que les manifestations furent organisées par une « poignée de conspirateurs » soutenus par des « forces internationales hostiles » suivant une stratégie d’« évolution pacifique » pour renverser le système politique chinois. La thèse fait rire, la carte chinoise n’est plus un atout, le marché chinois a perdu son effet de loupe, le régime chinois n’a jamais été aussi isolé et ses dirigeants aussi décomposés mais les gouvernements occidentaux se sentent toujours tenus de préserver de bonnes relations avec Pékin. L’ ennui est que l’approche conciliante adoptée par nombre de pays démocratiques n’a pas adouci les dirigeants chinois et que les accommodements qui pourraient être trouvés ne survivraient pas à Deng Xiaoping. Sans doute les partisans de la fermeté s’illusionnent-ils parfois sur l’influence qu’ils pourraient avoir sur la Chine, du moins n’apparaissent-ils pas comme influençables. L’ironie – amère pour Hong-Kong – est que la paranoïa chinoise multiplie, pour les pays occidentaux, les occasions de faire la preuve de leurs bonnes intentions.
L’affaire Yang Yang
La Grande-Bretagne n’est certes pas la seule à subir le retour de manivelle de la répression et du délire obsidional mais elle en est, par Hong-Kong, toute proche. La Chine ne manque pas de moyens pour prouver à la Grande-Bretagne qu’elle détient toutes les clés d’un voisinage encombrant : elle peut influer sur le climat des investissements, jouer sur les livraisons de nourriture, couper l’eau ou l’électricité, laisser partir les hommes… De tous ces leviers, celui des migrations est sans doute le plus puissant, tant il est sensible aujourd’hui dans les pays occidentaux. Ainsi, lorsque le nageur chinois Yang Yang, de passage à Hong-Kong, fut autorisé à chercher asile aux Etats-Unis, la Chine fit sentir son déplaisir en refusant de reprendre, comme il est d’usage depuis un accord conclu en 1982, les immigrants illégaux refoulés quotidiennement par la colonie. Ce faisant, la Chine ne craignait pas de s’engager sur un terrain potentiellement embarrassant : après tout la fuite de ses ressortissants – encore accélérée lorsqu’il se confirma qu’ils ne pourraient être reconduits à la frontière – peut-être considérée comme une condamnation implicite du régime de Pékin. Rien à craindre cependant : jamais les réfugiés de la Chine de Mao ne furent perçus, contrairement aux dissidents de l’Est européen, comme fuyant un régime communiste, jamais ils ne furent accueillis, comme le furent les boat people, dans les pays occidentaux, lors des grands exodes auxquels Hong-Kong fut confronté. A présent les Boat people eux-mêmes perdent leur épaisseur politique et viennent disputer aux immigrants illégaux les places des centres de détention de la colonie. Après quinze jours de blocage, mille Chinois du continent s’entassaient aux mains de la police, en attente d’un renvoi en Chine.
Le commentaire de l’Agence Chine Nouvelle pour engager les autorités de Hong-Kong à s’incliner résonne comme un écho à la réponse, dix ans auparavant, de Deng Xiaoping à Carter qui lui demandait de respecter la liberté de circuler en Chine : « Vous en voulez combien de millions? ». Après d’intenses négociations, la Chine accepta de reprendre ses ressortissants égarés mais tint à faire valoir que Londres avait courbé l’échine. Une lettre fut publiée dans laquelle le conseiller politique du gouverneur assurait les autorités chinoises que « le gouvernement de Hong-Kong [n’avait] pas l’intention de permettre que le territoire soit utilisé comme base d’activité subversives contre la Chine ». Tout en réaffirmant l’autorité de la loi, le fonctionnaire britannique rappelait à son homologue chinois l’arrestation des membres du Groupe du 5 avril, responsables d’une manifestation. La référence étonnante à la notion d’« activités subversives », inconnue comme telle de la législation en vigueur, semblait concéder à Pékin la faculté de fixer les limites du tolérable sans égards pour les lois de la colonie et le futur Bill of Rights, mais les manifestants arrêtés furent promptement relaxés par la justice.
Le système politique de Hong-Kong n’est certes pas démocratique : il concentre l’essentiel du pouvoir dans les mains d’un gouverneur nommé par Londres et les habitants de la colonie ne peuvent élire leurs représentants au suffrage universel direct. Mais si, pendant si longtemps, l’arbitraire a pu être limité, les libertés individuelles respectées et l’indépendance de la justice préservée, c’est parce que l’administration coloniale est en dernier ressort, responsable devant le Parlement britannique. Cette sauvegarde disparaîtra en 1997.
A moins que l’Assemblée nationale populaire, future interprète pékinois de la Loi fondamentale, ne devienne entre-temps un pouvoir démocratique. A moins que Hong-Kong ne se dote rapidement d’un Parlement représentatif et souverain. Bien entendu, aucun pouvoir législatif, même élu au suffrage universel, aucun projet de Constitution, même libéré de la dictée de Pékin, ne pourrait empêcher la Chine de les fouler aux pieds le moment venu. Du moins ferait-elle au prix d’une réprobation internationale certaine et d’un possible embarras diplomatique. Ce serait le meilleur garde-fou que la Grande-Bretagne pourrait laisser derrière elle.
Démocratie impossible…
Les premiers mois de 1990 furent une période cruciale pour Hong-Kong, à mi-chemin de la déclaration conjointe et de la reprise en main par la Chine. Ils se traduisent par un intense ballet diplomatique pendant que le Comité de rédaction de la Loi fondamentale, dominé par la Chine, mettait un point final à ses travaux. En visite le 12 janvier à Pékin, le gouverneur de Hong-Kong tenta en vain de rétablir le climat en appelant à distinguer « une petite pluie en un typhon » lors d’une conversation toute météorologique où il lui fut reproché de laissé semer « le vent et la tempête » à propos d’une manifestation isolée promettant à Deng Xiaoping le sort des anciens maîtres communistes d’Europe orientale.
Les Britanniques pourtant ne prétendaient pas étendre à Hong-Kong la célébration de la liberté retrouvée à l’Est. De passage dans la colonie, Douglas Hurd, nouveau secrétaire au Foreign Office, assurait que l’idéal serait de « mettre en place, à partir des élections de 1991 au Conseil législatif, un système qui satisfasse l’aspiration de Hong-Kong à plus de démocratie et qui dure au-delà de 1997 ». Ces propos sibyllins, accueillis avec un mélange de déception et de soulagement, reflètent le dilemme de Hong-Kong et la pente préférée des diplomates britanniques. Reste que sous la subtile notion de convergence se profile une encombrante réalité : en reportant toute décision de démocratisation pour s’assurer de sa conformité avec la Loi fondamentale, Londres se décharge sur Pékin du soin de tenir ses promesses ; en mettant l’accent sur la continuité, le gouvernement britannique donne, par anticipation, aux dirigeants chinois actuels un droit de veto sur la liberté et la démocratie à Hong-Kong.
La Loi fondamentale de la future région administrative spéciale de Hong-Kong fut approuvée le 16 janvier à Canton par un Comité de rédaction largement dominé par les représentants de Pékin. Ce fut, en théorie, un moment solennel présenté par Deng Xiaoping comme d’une « grande importance historique pour le passé, le présent et l’avenir, non seulement pour le Tiers-Monde mais pour toute l’humanité ». Mais la réalité déçut même les représentants de Hong-Kong les moins portés aux idées libérales sauf lorsqu’elles s’appliquent aux mille et une façons de faire de l’argent. Au terme d’un faux suspens entretenu par les consultations sino-britanniques, Pékin accepta de porter le nombre des élus au suffrage universel direct de 18 en 1991 à 20, soit le tiers des membres du Conseil législatif, en 1997. Pour faire bonne mesure, un système bicaméral assurera qu’aucune loi déplaisant à Pékin ne puisse être votée. Dès lors l’enjeu n’est plus la démocratie souhaitée par Londres mais l’autonomie promise par Pékin.
Autonomie improbable
Tout au long du processus de rédaction de la Loi fondamentale, l’attention s’est polarisée sur le système électoral plus que sur les questions cruciales des pouvoirs du législatif et de l’indépendance de la justice. Sans équilibre des pouvoirs, il n’y aura ni Etat de droit, garant des libertés contre l’arbitraire, ni administration transparente, garde-fou contre la corruption et les privilèges, ni même environnement favorable à ces libertés économiques que les hommes d’affaires tiennent souvent pour acquises. La Loi fondamentale instaure un chef de l’exécutif tout-puissant nommé par Pékin. La publication du Bill of Rights promis par Londres est, par contre, problématique, la Chine n’étant pas prête à admettre l’introduction à Hong-Kong de principes légaux ayant un statut supérieur à ses propres lois. La loi fondamentale elle-même est, selon les termes d’un représentant de Pékin, la « fille » de la Constitution chinoise et il n’est pas prévu de juridiction indépendante pour l’interprdéter en cas de conflit entre Hong-Kong et le gouvernement central.
Les désaccords sont déjà patents entre la Chine et la Grande-Bretagne sur l’exercice de la liberté ; ils risquent d’être résolus par le politique plus que par le judiciaire en 1997. Comme l’explique le président de la Cour suprême populaire : « c’est une erreur de penser que, parce qu’il y a une loi, la justice puisse être administrée indépendamment de la politique du Parti ». Jusqu’à quel point la future région administrative spéciale peut-elle être autonome lorsque le chef de l’exécutif n’a de comptes à rendre qu’à ses maîtres de Pékin, lorsque le pouvoir d’interpréter la Loi fondamentale est dévolu à la chambre d’enregistrement du régime et lorsque les dirigeants chinois ont tout pouvoir de définir et de réprimer les actes de « trahison, sécession, sédition ou vol de secrets d’Etat », d’imposer l’état de guerre ou d’interdire les formations politiques subversives ou ayant des liens avec des groupes étrangers?
Lorsqu’il rendit compte des négociations avec la Chine devant la Chambre des Communes, Douglas Hurd expliqua qu’il n’était pas facile de réconcilier les deux sentiments les plus fréquemment exprimés lors de sa visite à Hong-Kong : d’un côté le souhait d’une démocratisation rapide, de l’autre la crainte qu’une confrontation avec la Chine ne déstabilise Hong-Kong dans la période de transition et ne la rende ingouvernable. Le fait est que toutes les initiatives de la Grande-Bretagne sont perçues en Chine comme autant de provocations. Le problème est que la déraison de Pékin est ressentie à Londres comme une raison supplémentaire d’avancer prudemment, au risque de reculer sans combat. Dès lors, la question est de savoir si la Grande-Bretagne va effectivement cesser de gouverner Hong-Kong avant même le transfert de souveraineté.Voir Philip Bowring, « Loss of nerve », Far Eastern Economic Review, 18 janvier 1990 et Emily Lau, ibid., “Whithout a flight”, février 1990.
Londres n’a certes pas l’intention de supporter un condominium sino-britannique jusqu’en 1997 mais les repères se brouillent à Hong-Kong, comme en témoignent les explications d’un fonctionnaire après la censure d’un film sur Tien Anmen jugé, a priori, déplaisant pour Pékin : « ce qui irritait la Chine en avril 1989 n’est pas ce qui l’irrite aujourd’hui. C’est une cible mouvante…Nous devons rester attentifs à la sensibilité politique changeante des dirigeants de Pékin…Le gouvernement chinois pourrait s’offenser et attaquer Hong-Kong, ce qui causerait du souci et de l’inquiétude dans la population ». A l’heure où la population de Hong-Kong attend de la Grande-Bretagne qu’elle garantisse sa liberté, de tels propos grincent comme la dernière vis du cercueil. Trop de gens à Hong-Kong apprennent à dissimuler leur pensée pendant que les Britanniques s’épuisent à prévenir les réactions chinoises. Les journalistes sont en première ligne qui, à moins d’un passeport, hésiteront à offenser leurs futurs maîtres. Le dilemme des médias résume celui de Hong-Kong qui aspire à la liberté mais glisse insensiblement vers la conformité. Reste l’autocensure ou la fuite.
La course aux passeports
Sept ans avant le retour à la Chine, les promesses d’autonomie semblent soudain très lointaines et les perspectives de mise au pas, par contraste, toutes proches. Depuis le massacre de Tien Anmen, les habitants de Hong-Kong n’appréhendent plus l’inconnue du 1er juillet 1997 ; c’est à présent le connu qui les inquiète. La crise de confiance se manifeste avant tout par la recherche éperdue de passeports. La représentation de Singapour fut littéralement prise d’assaut lorsqu’elle annonça la prise d’assaut lorsqu’elle annonça l’attribution de 100 000 permis de résidence à des professionnels qualifiés et à leurs familles. Nombre de pays du Pacifique et d’Amérique latine rivalisent d’ardeur pour attirer compétences et investissements en proposant un refuge de rechange à ceux qui ne satisfont pas aux conditions imposées par les destinations phares des candidats au départ : Canada, Etats-Unis ou Australie. Dans la foulée, une cohorte d’intermédiaires plus ou moins autorisés se lancent dans un fructueux commerce de passeports de complaisance. Dans cette atmosphère délétère, les morts eux-mêmes se mettent à émigrer pour suivre leur famille dans leur pays d’adoption. Hong-Kong deviendrait-il un nouveau Casablanca – fragile sanctuaire plus que jamais voué à Mammon, où les passeports et les visas deviendraient l’ultime étalon de valeur?
Cette propension à l’émigration n’est pas un phénomène nouveau : Hong-Kong, ville refuge et création des migrations, est aussi la capitale de la diaspora chinoise et fonde sa prospérité sur la mobilité des hommes, des capitaux et des marchandises. Les mouvements de population ne sont pas uniquement liés à l’incertitude politique, ils témoignent de l’émergence de nouveaux réseaux tissés par les communautés chinoises autour du bassin Pacifique. Cette évolution de fond a été accélérée par le massacre de Tien Anmen qui y a ajouté un élément de panique. Singulier destin que celui de Hong-Kong qui, pour avoir si bien intégré le redéploiement de l’économie mondiale autour d’un ensemble de nouveaux flux qui se jouent des frontières et des territoires, en avait presque oublié que les hommes situés au cœur de ces réseaux ressortissent, quant à eux, d’une logique territoriale et que leur liberté de mouvement reste l’affaire des Etats. L’affaire de la Chine, d’abord, qui pousse les habitants de Hong-Kong à fuir leur avenir de ressortissants chinois, l’affaire des pays d’accueil, ensuite, qui ont une influence déterminante sur les possibilités de sortie : le rythme des départs est à la fois freiné par les quotas d’immigration et accéléré par les conditions d’accession à une citoyenneté. C’est ainsi que mille personnes quittent Hong-Kong chaque semaine soit pour s’installer définitivement à l’étranger, soit pour satisfaire aux obligations de résidence qui leur permettront d’obtenir une nationalité de rechange en 1997.
42 000 personnes ont quitté la colonie en 1989, soit quatre fois plus qu’en 1985, et le nombre des départs pourrait atteindre 55 000 en 1990. Si cette tendance se poursuivait, Hong-Kong deviendrait, en quelques années, une société sandwich privée de classes moyennes éduquées qui sont le ferment de sa prospérité. Les cadres qualifiés sont, en effet, les plus portés à émigrer : les couches populaires n’ont souvent ni les moyens, ni le désir de s’expatrier et les familles dirigeantes, si promptes à afficher leur confiance dans l’avenir, savent pouvoir se ménager une porte de sortie si leur optimisme s’avérait déplacé. La confiance est certes une valeur cotée en bourse mais la méthode Coué ne suffira pas à rassurer les investisseurs et le nouveau complexe aéroportuaire de 16 milliards de dollars lancé par les Britanniques en gage de prospérité future ne suffira pas à désamorcer le mouvement de repli qui porte les hommes, les capitaux et les entreprises vers des cieux plus sereins. Dans une ville où les investissements immobiliers s’amortissent en cinq ans, chacun sait que 1992 sera la période charnière où se compteront ceux qui parient sur l’avenir de Hong-Kong après 1997. Chacun sait également que si l’exode des cerveaux prenait la forme d’une hémorragie, ce serait la fin du miracle.
La chasse aux passeports touche indifféremment hommes d’affaires, ingénieurs informaticiens, enseignants, médecins, juges, policiers…dans un processus persistant qui peut à tout moment avoir un effet boule de neige. Ce malaise grandissant mine la compétitivité du secteur privé et la loyauté du service public, seule sauvegarde contre la corruption et le trafic d’influence rampants en Chine. Les affaires marchent à Hong-Kong parce que l’administration est simple et efficace et parce que la justice est impartiale. Même ceux qui se refusent à envisager que la Chine puisse sacrifier la poule aux œufs d’or à la pureté du dogme craignent qu’elle ne détruise Hong-Kong presque par inadvertance sur fond de déliquescence de l’administration coloniale. La corruption est déjà monnaie courante dans les affaires avec la Chine ; elle est aussi tolérée, pour des raisons politiques, dans les pratiques des entreprises chinoises de Hong-Kong ; elle risque de devenir la norme si le désir d’émigrer se transformait en débandade.
Le filet de sécurité
En 1984, lors de la signature de la Déclaration conjointe, Sir Geoffroy Howe déclarait à ceux qui demandaient des garanties : « je préfère me concentrer sur le navire plutôt que sur les canots de sauvetage ». Aujourd’hui, le principal souci des Britanniques est d’éviter que l’absence d’échappatoire provoque un sauve-qui-peut généralisé et que le navire devienne ingouvernable. Le meilleur remède contre la panique est une assurance en forme de passeports : les bénéficiaires seraient d’autant moins pressés de quitter la colonie qu’ils pourraient, le cas échéant, obtenir la pleine citoyenneté britannique sans avoir à justifier de cinq ans de résidence en Grande Bretagne. Selon cette logique d’apparence paradoxale, les passeports sont une incitation à rester – au moins jusqu’en 1997 – plutôt qu’à partir.
Le gouvernement de Margaret Thatcher a fait sien cet argument et proposé un filet de sécurité. Non pas pour honorer ses obligations envers ses trois millions de sujets asiatiques – selon les dirigeants Britanniques, l’opinion publique ne le tolérerait pas. Ni même pour faire pression sur la Chine en donnant aux personnes indispensables au fonctionnement de l’économie la possibilité de voter avec leurs pieds. Mais dans le soucis tout pragmatique d’ancrer les compétences à Hong-Kong jusqu’en 1997 et de retarder l’effondrement de l’administration. Dès lors, l’élément crucial est le nombre des passeports qui peut rassurer les 750 000 personnes les plus susceptibles de partir ou les déstabiliser par l’inquiétude des laissés-pour-compte. Après mûre réflexion, le gouvernement britannique annonça l’attribution de 225 000 passeports, provoquant une ultime déception à Hong-Kong et une levée de boucliers à la Chambre des communes. L’ aile droite du parti conservateur cria à la trahison en agitant l’épouvantail d’une vague d’immigration asiatique et le parti travailliste fut trop heureux d’habiller son refus d’accueillir les sujets britanniques de Hong-Kong par une dénonciation vertueuse de l’ « élitisme » du plan gouvernemental.
La Chine acheva de faire du gouvernement britannique le héros malgré lui de la cause de Hong-Kong. Dans un communiqué vengeur, l’Agence Chine Nouvelle l’accusa de chercher à perpétuer son règne en décidant unilatéralement de la citoyenneté des nationaux chinois de Hong-Kong. Le moyen imaginé par Londres pour restaurer la confiance fut dénoncé par Pékin comme un complot visant à déstabiliser Hong-Kong, ce qui relève sans doute de la magie du verbe, la paranoïa chinoise ayant précisément pour effet d’exacerber la crise de confiance. Pour faire bonne mesure, la Chine annonça que les porteurs de passeports britanniques seraient, en 1997, considérés comme des ressortissants de la République populaire privés de toute protection consulaire. Dans ces conditions, bien peu de bénéficiaires de passeports se risqueront à rester à Hong-Kong après le transfert de souveraineté. Les autres seront remis au groupe de bureaucrates, de démocrates ou d’autocrates qui se trouvera à la tête de la Chine en 1997.
Sept ans avant le retour à la Chine, les jeux sont loin d’être faits. Hong-Kong, comme la Chine, est suspendu aux battements de cœur de Deng Xiaoping qui rythment le théâtre d’ombres de la politique chinoise où quelques vétérans et leurs épigones se neutralisent mutuellement en recyclant des slogans d’un autre âge. L’heure de vérité sonnera lors de la mort de Deng Xiaoping et de la lutte pour le pouvoir qui s’ensuivra. Hong-Kong espère que les « réformateurs » l’emporteront mais la réaffirmation d’une politique d’ouverture ne suffira pas à rétablir la confiance. La différence, disaient les Polonais il y a quelques années, entre la liberté et la libéralisation est la même qu’entre un canal et une canalisation.
La seule réforme économique ne constitue pas le bout du tunnel : les Chinois l’ont appris à leurs dépens lors du massacre de Tien Anmen et les Vietnamiens sont en train de s’en persuader. Que demandent les habitants de Hong-Kong? Rien d’autre que ce qu’ils refusent aux Boat people : une issue de secours et un minimum de garanties pour envisager plus sereinement le retour à la mère patrie. Ils veulent être des individus avec leur liberté et leur responsabilité et non des masses indifférenciées ; des citoyens avec leurs droits et leurs devoirs et non de simples pions dans les mains du pouvoir. En quête d’une communauté politique où ils puissent exercer leurs droits, les habitants de Hong-Kong sont à la recherche d’une citoyenneté.
***
Le roi est nu, Ubu est un roi...
Messages, N°47, mars 1992 ou Le Soir (Bruxelles), 24/03/1992
par François Jean
Dans un monde en plein bouleversement, la Birmanie fait aujourd'hui figure de point fixe... jusqu'à la caricature. Le général Ne Win, au pouvoir depuis le coup d'Etat de 1962, a certes laissé place à une junte militaire - le SLORC - en juillet 1988 mais il continue de régner derrière le rideau. Les élections, promises après les massacres d'août et septembre 1988, ont certes été marquées par une victoire écrasante de la Ligue Nationale pour la Démocratie mais les démocrates sont toujours pourchassés, emprisonnés, muselés. Le pays, considéré dans les années 50 comme l'un des plus riches d'Asie, est certes devenu l'un des plus pauvres du monde mais ses ressources naturelles sont plus que jamais troquées par ses dirigeants contre des armes et des dollars. En ces temps incertains, la Birmanie a rejoint la confrérie des irréductibles qui, du Viêt-nam à la Corée du nord, se réchauffe à l'ombre de la Chine.
Mais cette oasis de stabilité déborde en permanence sur les frontières des pays voisins. Il ne s'agit bien sûr ni de dynamisme commercial, ni d'expansionnisme territorial mais tout simplement de réfugiés. Depuis plus de dix ans, la Thaïlande tolère, à titre précaire, des dizaines de milliers de Mons, de Karens et de Karennis réfugiés sur son territoire. De même, le Bangladesh est régulièrement confronté à l'exode des Rohingyas originaires de la province occidentale de l'Arakan. Des réfugiés d'ailleurs apparemment mal inspirés: à l'heure où chacun, en Europe, leur prête l'intention toute prosaïque d'aspirer à une vie meilleure, voilà qu'ils vont la chercher au Bangladesh... Les Rohingyas de Birmanie sont, avec les Touaregs du Mali ou les Somaliens d'Ethiopie, une triste illustration de ces réfugiés oubliés, poussés par la persécution vers un exil misérable, dans l'indifférence générale.
Ce n'est certes pas la première fois que les musulmans de l'Arakan s'enfuient au Bangladesh. En 1978 déjà, 25000 Rohingyas étaient venus s'échouer dans la région de Cox's bazar, fuyant un recensement en forme de chasse à l'homme au terme duquel ils furent poussés vers la frontière et qualifiés d'"immigrants illégaux". Il fallut alors de fortes pressions internationales pour que la Birmanie accepte leur rapatriement, au grand soulagement du Bangladesh qui craignait - et craint toujours - de devoir assumer, sur le long terme, les conséquences de la répression birmane. Cette année encore, plus de 100.000 Rohingyas sont venus chercher refuge au Bangladesh avec, toujours, les mêmes récits de quadrillage militaire, de destruction de villages, de travail forcé, de pillage, de viols et d'oppression. Avec comme seule issue l'exode, comme si les Rohingyas étaient devenus indésirables dans leur propre pays. Mais cette politique de terreur ne se limite pas à l'Arakan; elle s'inscrit dans une stratégie globale de liquidation des oppositions et des mouvements armés dans les régions de minorités. C'est ainsi qu'après avoir présidé à la transformation des guérillas communistes du Nord en bandes de trafiquants, le SLORC, dopé par des injections massives d'armes chinoises, a déclenché une offensive sans précédent contre les Mons, les Karens et les Kashins, avec comme conséquence un nouvel afflux de réfugiés en Thaïlande.
Mais si les minorités se rappellent à notre souvenir en débordant des frontières, les échos de la société birmane sont devenus presque inaudibles. Depuis 1988, l'histoire de la Birmanie est celle de l'étouffement progressif de toutes les composantes de la société: massacres d'étudiants, mise au secret d'Aung San Suu Kyi,Prix Nobel de la Paix 1991 arrestation des dirigeants élus de l'opposition, reprise en main musclée des bonzes, déplacements forcés des citadins, répression des minorités, remise au pas des fonctionnaires qui, selon des méthodes éprouvées, sont contraints de remplir inlassablement d'humiliants questionnaires pour assurer leur tranquillité. Depuis que les massacres de 1988 ont ponctué d'un bain de sang un quart de siècle de dictature militaire, le SLORC ne règne plus que par la peur et le mépris. La propagande du régime tourne à vide sur fond de régression économique et de répression politique. La "voie birmane vers le socialisme" a laissé place à l'exaltation de la "pureté birmane" et le chef actuel de la junte s'essaie à de sidérantes déclarations télévisées: "le pays est aujourd'hui régi par la loi martiale, la loi martiale veut dire pas de loi du tout"...
Le régime birman est sans doute l'illustration la plus achevée de ces pouvoirs mafieux qui règnent en prédateurs, dans un climat de terreur, sur le malheur d'un peuple. Les pays d'Asie du Sud-est, si portés à l'affairisme sous couvert d'"engagement constructif" et si prompts à récuser l'idée des Droits de l'homme au nom du "consensus asiatique", pourraient bien s'aviser un jour que la logique des mafias déborde les frontières des Etats.
***
Opération Overdrive
Edito Messages, N°57, février 1993
par François Jean
"il n'est pas de sketchs qui se puisse faire en 205, nous roulons en Jaguar, profitons en..."
Ce début d'année n'a pas failli à la règle et nous voici submergés de bilans de fin d'année qui tous déclinent des mots très familiers : humanitaire, militaire, assistance, ingérence... Notre agenda semble se généraliser et notre réflexion - de l'humanitaire-alibi à la délicate articulation entre humanitaire et politique - trouve soudain des ancrages emblématiques en Bosnie ou en Somalie. Mais notre action, surtout, se déploie à présent dans un environnement en pleine transformation : les doctrines évoluent, les acteurs se multiplient, la confusion s'accroît et les questions s'exacerbent dans une débauche de treillis et de sacs de riz, de résolutions onusiennes et de velléités d'assistance, d'obligation morale et de vacance politique.
Sur cette scène encombrée, le risque est grand que l'humanitaire, aujourd'hui courtisé, devienne la cantinière des armées, l'auxiliaire des Etats ou le miroir de la charité. Le risque est grand, aussi, que notre latitude d'action vienne à se rétrécir dans un climat de confusion intellectuelle, de concurrence institutionnelle, de surenchère télévisuelle, d'embrouilles organisationnelles et d'inertie opérationnelle... Mais nous n'avons pas dit notre dernier mot et les incertitudes actuelles sont une sorte de défi qui nous incite à nous renforcer pour devenir un pôle d'intervention et de proposition. Médecins Sans Frontières, en effet, n'aborde pas sans atouts cette période de recomposition : un savoir faire éprouvé, une efficacité reconnue, une image forte, une crédibilité croissante et une lucidité critique qui nous met en position de peser sur les évènements. Cette position doit être aujourd'hui mobilisée par une ambition et une réflexion.
Notre ambition est de nous affirmer à travers toutes nos sections comme un acteur central de l'aide humanitaire. Pas seulement pour des raisons institutionnelles mais aussi, et surtout, parce que les crises auxquelles nous sommes confrontés soulèvent des questions morales et politiques que nous ne pouvons éluder. C'est pourquoi, nous devons faire entendre notre voix, intervenir dans le débat public et assumer pleinement notre rôle d'acteur et de témoin des grandes tragédies de la planète. Mais cette ambition ne servirait de rien si elle restait confinée à quelques préposés à la parole condamnés à endosser le masque de l'expert ou du gourou. Cette réflexion ne peut qu'être collective tant il est vrai que les enjeux du moment sont ceux auxquels nous sommes chaque jour confrontés aux sièges et dans les missions.
Le prochain rapport annuel, qui fera suite à Populations en danger, pourrait être l'un des vecteurs privilégiés de cette ambition commune. L'an dernier, des délais de réalisation très serrés n'avaient pas permis d'assurer une vraie participation des membres de MSF à la réflexion sur les principaux thèmes de Populations en danger. Le chantier du prochain rapport doit démarrer sans tarder pour que puisse se développer une dynamique de réflexion dans l'ensemble du mouvement MSF. Quant au thème central du rapport, il faut en discuter avec tous ceux qui se sentent concernés mais il vous sera proposé dans le prochain numéro de Messages, dès que le Conseil International se sera prononcé. Que pensez vous de la Communauté internationale et des Nations unies?
***
Esthétique de la misère : contre-champ
Le Journal des Expositions, octobre 1996
Propos recueillis par Camille Saint-Jacques
L'économie est à la mode. Pas de bonne exposition d'art contemporain qui n'ait ses champions de l'économie "douce", ses chantres des échanges "infra", "trans", parallèles…de préférence en milieux exotiques: le ghetto, le Tiers-Monde, la Marge! C'est le chic de l'époque. Après le "plein-airisme" écolo d'hier, on s'adonne sans frein à une version molle et dépolitisée de l'esthétique de la misère vue depuis le Café Beaubourg. C'est franchement à vomir. Dînettes sociologiques et bons sentiments communautaires ravissent les "yeux fatigués des bourgeois affairés" - comme disait Matisse -, sans oublier de griser au passage les technocrates badins du ministère: business oblige!
Côté réalité, la vie continue, la guerre aussi avec son cortège de malheurs. Nous avons demandé à François Jean, directeur de recherches à la Fondation Médecins Sans Frontières, de retour d'une mission de deux mois en Tchétchénie, de faire le point sur les recherches actuelles concernant les économies de crise et de guerre. Hors sujet?
Camille Saint-Jacques: L'ouvrage collectif
Economie des guerres civiles, sous la direction de François Jean et Jean-Christophe Rufin, Collection Pluriel, Editions Hachette.
dont vous avez dirigé la rédaction en compagnie de Jean-Christophe Rufin rappelle qu'il n'y a pas d'armée de "libération" sans une économie de prédation plus ou moins criminalisée et dont les premières victimes sont en général les populations à "libérer" elles-mêmes. Le tabou sur ces questions d'intendance disparaît aujourd'hui car l'extinction du conflit Est-Ouest a dissipé la fumée idéologique qui les occultait jusqu'ici. Devons-nous en conclure à la fin des enjeux politiques au profit des guerres purement économiques, "ethniques" ou "tribales"?
François Jean: Je ne crois pas que l'on puisse conclure à la fin des conflits politiques, bien au contraire, la rébellion armée est toujours affaire de pouvoir. Cela étant, depuis la fin de la Guerre Froide, le nuage de fumée idéologique s'est en partie dissipé et l'on réalise à présent que l'on avait surestimé les facteurs extérieurs. Les conflits contemporains, longtemps perçus comme des manifestations périphériques de l'antagonisme Est-Ouest, apparaissent à présent pour ce qu'ils sont: des conflits internes où la dynamique de la violence procède essentiellement de déterminants locaux. On redécouvre aujourd'hui la diversité et la complexité des dynamiques de mobilisation, aussi bien économiques que politiques.
A cet égard, on ne peut que regretter la tendance actuelle à remplacer la lecture idéologique de la Guerre Froide par de nouveaux paradigmes centrés sur la dimension "ethnique" ou "mafieuse" des conflits. Ces schémas globaux d'explication sont tout aussi réducteurs que le précédent. Il nous semble, en effet, que l'économique occupe, le plus souvent, une place subordonnée dans des processus conflictuels qui restent dominés par le politique. Cela étant, les problèmes "d'intendance", comme vous dites, n'en sont pas moins importants. Pour financer leur lutte dans la durée, les mouvements armés doivent organiser des circuits économiques spécifiques pour acheter des armes, former leurs cadres, etc. mais surtout pour "gérer" leurs rapports avec les populations qu'ils contrôlent ou prétendent représenter. Cette dimension économique n'est donc ni exclusive, ni dominante, mais elle est essentielle dans la dynamique des conflits. Nous avons regroupé ces stratégies économiques en deux grandes catégories: la prédation et la criminalisation. La prédation consiste à extraire des ressources, en particulier sur le dos de la population. Ces pratiques de spoliation sont toutefois moins unilatérales qu'il n'y paraît : elles s'intègrent souvent dans une relation d'échange avec la population. Au Mozambique par exemple, en échange des ponctions - en nourriture ou sous forme de travail forcé - opérées sur les populations, la RENAMO (Résistance Nationale Mozambicaine) fournissait des prestations de sécurité ou de maintien à distance de l'Etat, considéré comme illégitime dans certaines zones rurales. Ce contrat tacite de protection, même s'il n'est pas volontaire, témoigne cependant d'un certain degré de légitimité de la guérilla vis à vis de la population. On retrouve ici une forme primaire de contrat social entre des citoyens qui acceptent de payer pour être protégés par un Etat dont les attributs essentiels sont, précisément le monopole de la violence et le monopole de la fiscalité. On observe aussi, notamment à travers ce racket de la protection, une tendance à la constitution de contre-Etats en marge des Etats existant dans beaucoup de conflits internes.
La criminalisation renvoie à des pratiques qui vont de l'exploitation et de la commercialisation de ressources licites: bois, pierres précieuses…, mais en dehors de la légalité, jusqu'aux trafics de produits illicites tels que la drogue ou les objets archéologiques. Audelà de l'illégalité, ce qui caractérise ces processus, par ailleurs assez proches des mécanismes de l'économie capitaliste, c'est leur côté destructeur: le plus souvent, cette extraction s'effectue sans souci du futur ou de ses conséquences économiques et sociales.
C.S.-J. : L’intérêt des intellectuels, des artistes et des chercheurs pour les économies de crises ou de guerres ne fait que croître depuis plusieurs années. Le troc, les systèmes économiques non monétarisés ou marginaux, les systèmes juridiques non écrits attirent et séduisent plus que jamais les faiseurs de modes. Comment expliquez-vous ce phénomène? Quels enseignements peut-on espérer en tirer pour nos sociétés?
F.J. : Ces phénomènes étaient auparavant assez peu étudiés parce que la science économique – ou politique – tend à perdre ses repères lorsqu’elle ne peut plus se référer à un cadre politique défini, en l’occurrence par l’Etat. L’inadaptation des schémas classiques d’explication, évidente dans les zones de conflit, est également perceptible à propos de ce que l’on appelle en France des « zones de non-droit » ou aux Etats-Unis des « ghettos ». Cela renvoie, plus largement, à la difficulté d’appréhender une réalité à la fois globale et fragmentée où les clivages Est-Ouest, et même Nord-Sud, de nouvelles lignes de fracture apparaissent au sein même de chaque société tandis qu’émergent de nouveaux flux (de biens légaux ou illégaux, de personnes mais aussi de valeurs et de phénomènes culturels) qui se jouent des frontières et des territoires et échappent très largement aux modes de régulation traditionnels. L’analyse des situations de conflits peut faciliter une meilleure compréhension de ces dynamiques sociales, de ces phénomènes de réseaux, etc. qui débordent les Etats ou les remettent en cause.
C.S.-J. : Beaucoup sont enclins aujourd’hui à considérer que ce qu’on appelait autrefois « l’économie informelle » est désormais la réalité de l’économie. A la fois parce que c’est la seule qui semble se développer inéluctablement, en rhizomes, et aussi parce qu’on peut la comparer au premier âge de l’économie capitaliste, ce qui revient à lui faire don d’un futur historique qui semble manquer au système formel. En renversant ainsi les hiérarchies ne risque-t-on pas d’aboutir à une collusion avec le discours libéral qui, lui aussi, ne voit dans les systèmes étatiques de contrôle que des artifices nuisibles?
F.J. : Les économistes parlent d’économie informelle pour désigner – faute de mieux – la part de l’activité qui échappe aux statistiques officielles. On en a beaucoup parlé à propos de l’Afrique parce que les données recueillies par les institutions financières internationales, donnaient l’impression d’un continent en train de sombrer…Et pourtant, tout le monde peut en témoigner, l’Afrique est loin d’être moribonde ! On voit bien que cette économie - dont les mécanismes ne sont d’ailleurs pas si différents de ceux de l’économie dite réelle – fonctionne. Dans certaines des situations auxquelles nous nous sommes intéressés – je pense à la Somalie, au Liberia…- l’Etat s’est effondré et l’économie tout entière est de facto devenue informelle. Ce qui pose problème c’est que l’Etat ayant disparu, il n’y a, souvent, plus de cadre légal favorisant les investissements à long terme, plus de mécanismes de redistribution, plus de services publics…Dans ces conditions, on observe une tendance à l’internationalisation et à la privatisation de la protection sociale ou de ce qui en tient lieu. De même que, dans les pays occidentaux, l’usure de l’Etat providence se traduit par une privatisation progressive de la protection sociale, assortie d’un traitement spécifique - et très largement caritatif – pour les « exclus » ; de même, dans les pays en crise, on observe la mise en place d’un filet de sécurité minimum essentiellement géré par les organisations internationales ou les ONG occidentales. C’est ainsi qu’après avoir perdu le monopole de la violence et de la fiscalité, certains Etats se voient également dépossédés de leurs responsabilités, en termes de protection sociale et de services publics.
Période
Newsletter
Abonnez-vous à notre newsletter afin de rester informé des publications du CRASH.
Un auteur vous intéresse en particulier ? Inscrivez-vous à nos alertes emails.