François Jean
Chercheur au Crash, François Jean nous a quittés le 25 décembre 1999. Il avait publié de nombreux articles et ouvrages dont plusieurs dans la revue Esprit. Il s'était passionné, entre autres, pour l'Afghanistan, le Caucase, la Corée du Nord, et analysait sans concession l'évolution de l'action humanitaire.
chapitre 1 : Famine
Aide à l’Ethiopie, les pièges à éviter
L 'Hebdo (Genève), 17/12/1987
Propos recueillis par Jean-Claude Buffle et Roger Gaillard
La pluie n’est pas tombée depuis une année, et la famine gagne à nouveau l’Ethiopie. Dans les dix mois à venir, cinq millions d’Ethiopiens auront besoin de plus d’un million de tonnes de nourriture. Sinon la mort attend nombre d’entre eux. Même avec l’aide occidentale, un million de personnes, estime-t-on, ont péri lors de la grande famine de 1984-1985. Mais faut-il vraiment que l’Occident vole une nouvelle fois au secours de l’Ethiopie? Cette question provocatrice a été soulevée une première fois par l’organisation humanitaire française Médecins Sans Frontières, après qu’elle eut été expulsée du pays, en décembre 1985, pour avoir publiquement mis en cause la politique officielle de déplacements de populations. Médecins Sans Frontières reproche, en effet, au régime socialiste du colonel Mengistu de s’être servi de la famine à des fins politiques. Elle l’accuse d’avoir empêché l’acheminement de l’aide alimentaire dans des régions en rébellion, comme le Tigré et l’Erythrée, afin d’y affaiblir les mouvements de guérilla. Elle l’accuse également d’avoir pris prétexte de la famine pour transférer, souvent sous la contrainte, quelque 500000 habitants des hauts plateaux du nord vers les terres plus fertiles du sud sans préparer des structures d’accueil adéquates.
Elle l’accuse enfin de s’être lancé, pour de pures raisons idéologiques, dans un programme de collectivisation agraire, dont le premier stade est le processus de « villagisation » - le regroupement dans de petites agglomérations de paysans traditionnellement disséminés dans leurs campagnes. Cette politique, affirme Médecins Sans Frontières, ne peut que diminuer la productivité agricole et augmenter les risques de famine. Faut-il de la sorte « engraisser les bourreaux pour nourrir les victimes », demande l’organisation française, et cautionner, au nom de l’aide humanitaire, une politique inhumaine? Mais la majorité des donateurs étrangers répondent que, en se retirant, l’Occident punirait la population éthiopienne pour les méfaits de ses dirigeants, et se priverait de toute possibilité d’infléchir leur politique.
Face à la nouvelle crise alimentaire que traverse l’Ethiopie, nous avons demandé à cinq spécialistes de faire le point sur ces interrogations : Claire Brisset, chef de l’information de l’Unicef et ancienne journaliste au « Monde » et au « Monde diplomatique », pour lequel elle a réalisé un reportage en Ethiopie au printemps dernier ; Henri-Philippe Cart, chef des opérations de la coopération suisse au développement et spécialiste de l’Afrique de l’Est ; Gilbert Etienne, professeur d’économie du développement, qui s’est lui aussi rendu en Ethiopie au début de l’année ; François Jean, de Médecins Sans Frontières et auteur d’un ouvrage sur l’Ethiopie « Du Bon Usage de la Famine » ; et enfin André Pasquier, directeur des opérations du CICR, qui revient tout juste d’Ethiopie.
- André Pasquier, L’Ethiopie a besoin, dans les mois à venir, de plus d’un million de tonnes de vivres. Les recevra-t-elle?
- André Pasquier – A l’heure actuelle, les contributions annoncées couvrent 40 % des besoins.
- Le président du CICR a demandé aux belligérants – forces gouvernementales et forces rebelles du Tigré et de l’Erythrée – de laisser librement circuler les camions transportant cette aide alimentaire d’urgence. A-t-il été entendu?
- André Pasquier – Pas encore. Un pont aérien est en place. Mais ce n’est qu’une solution partielle. Il faut que les routes soient ouvertes pour que l’essentiel de l’aide puisse être acheminé.
- Henri-Philippe Cart (à André Pasquier). – Est-ce que, par rapport à 1984-85, on a mis sur pied un système d’alerte?
- André Pasquier – Oui, un système de détection avancée a été mis en place. Nous avons une carte précise de la situation. Dans les régions bien loties, le déficit alimentaire est de 30 %, dans le Tigré et l’Erythrée, de 80 %.
- François Jean – Il y a une autre amélioration, de taille. En 1984, l’Ethiopie avait délibérément caché la situation jusqu’en octobre, d’où les migrations massives. Alors que le Kenya, qui devait faire face lui aussi à un déficit d’un million de tonnes, avait réagi à temps, acheté des céréales à l’étranger, et les avait distribuées par les canaux commerciaux normaux. Si bien que les paysans ont pu retourner dans leurs champs aux premières pluies.
- André Pasquier – Par rapport à 1984, la grande différence est en effet que nous n’avons pu voir cette crise arriver. Dès lors, nous voulons agir préventivement, avant que les paysans ne soient contraints d’abandonner leurs maisons. Nous voulons ensuite leur permettre de retrouver leur autonomie dès la fin du programme d’aide alimentaire, par la distribution de semences et d’outils.
- Ces objectifs peuvent-ils être atteints si les routes restent fermées?
- André Pasquier – Non. Si l’on ne peut pas utiliser les routes, on va retomber dans la stratégie des camps.
- Quelle part de responsabilité incombe au gouvernement dans la famine actuelle? « Le Monde » a écrit que, sur un million de tonnes de déficit alimentaire, 400 000 tonnes ne tenaient pas à ces causes naturelles.
- Gilbert Etienne – Techniquement, on ne peut pas distinguer. La famine tient en partie à des causes très anciennes : le manque de cadres, la poussée démographique, la détérioration de l’écosystème. L’Ethiopie est un pays très fragile, et un cas très coriace de développement. Mais la politique de collectivisation du gouvernement n’a rien fait pour arranger les choses.
- Claire Brisset – J’aimerais insister sur la question démographique. L’Ethiopie a fait son premier recensement en 1984. Le gouvernement pensait trouver 35 millions d’habitants. Il en a découvert 42 millions. Il y en a aujourd’hui près de 46 millions. En moyenne, chaque couple a près de huit enfants. Or, 90 % de cette population vivent sur les hauts plateaux, qui sont pour la moitié complètement érodés. D’où l’idée très ancienne de transferts de population.
- Henri-Philippe Cart – S’il ne pleut pas pendant une année, ce n’est pas une question de politique. Et la géographie est impossible. Ajoutez à cela que l’Ethiopie n’a jamais eu de routes, alors que presque tous les pays d’Afrique en ont plein.
- Claire Brisset – Et ces routes éthiopiennes sont souvent des pistes.
- Henri-Philippe Cart – Maintenant, la politique de villagisation a-t-elle entraîné une baisse de la production agricole? J’ai là une étude suédoise qui montre que cette production n’a pas diminué.
- François Jean – Oui, mais l’enquête a été menée dans une région très particulière, l’Arssi, où les paysans, nouveaux venus, ont été moins déstructurés par la villagisation. De plus, affirment les auteurs, celle-ci est un élément d’une politique générale de collectivisation qui, elle, a long terme, influera défavorablement sur la production agricole. Sur ce point, le consensus est général. Même les Soviétiques, en décembre 1985, ont conseillé au gouvernement d’interrompre immédiatement les opérations de transfert de population et de villa-gisation. Mais le régime a préféré la fuite en avant.
- André Pasquier – N’empêche qu’ailleurs, des politiques analogues n’ont pas eu des conséquences aussi dramatiques. Voyez cette carte. Dans le Chiré, au Nord du Tigré, le déficit alimentaire n’est que de 30 %. Dans une région limitrophe, il est déjà de 60 %, et ailleurs de 80 %. Or, ce sont les mêmes paysans. Simplement, ceux du Chiré ont bénéficié, au moment des semailles, de conditions climatiques plus favorables. C’est le facteur majeur.
- Claire Brisset – Je suis d’accord avec vous. A propos des transferts de population, j’aimerais aussi dire que la plupart des experts, et pour commencer la FAO et la Banque mondiale, les jugent nécessaires dans leur principe. Malheureusement, ils se sont déroulés de façon inacceptable.
- François Jean – A Médecins Sans Frontières, nous avons toujours été clairs là-dessus : nous n’avons jamais contesté que la façon dont ces transferts s’étaient effectués. Quoi qu’ils nous semblent être aussi le produit d’un mode de développement imposé d’en haut, et par là préjudiciable.
- Henri-Philippe Cart – Mais partout en Afrique, malheureusement la volonté part du haut et on écoute trop peu les paysans. Et cela tient à ce que nous avons dit : au manque de cadres. Dans une situation d’urgence, il faut agir. Mais le petit fonctionnaire, au niveau du village, n’a pas la formation nécessaire pour interpréter les directives. Il les applique à la lettre : jusqu’à l’absurde.
- Gilbert Etienne – Rien ne prouve non plus que le Sidamo, et les autres coins du Sud, soient un tel eldorado. C’est bien joli de défricher. Mais rien ne dit qu’on puisse accueillir tellement de gens là-bas.
- Henri-Philippe Cart – Dans ce domaine de défrichement, ce n’est pas seulement le gouvernement Mengistu qui fait des bêtises, c’est un peu tout le monde. Toute forêt tropicale est par définition très fragile. Cela dit, je reste persuadé que le surpeuplement du Nord rend nécessaires les transferts de population. Sinon la dégradation des sols va empirer. En d’autres termes, que vous soyez marxistes ou libéraux, vous êtes dans le pétrin jusqu’au cou.
- Les bailleurs d’aide occidentaux ne portent-ils pas, eux aussi, une part de responsabilité dans la situation actuelle? L’ an dernier, le gouvernement éthiopien leur avait demandé de l’aider à constituer des stocks de réserve, mais ils se sont fait tirer l’oreille.
- François Jean – C’est tout le problème de l’aide à l’Ethiopie. Elle est quatre à cinq fois plus faible que l’aide accordée aux autres pays africains. Mais pourquoi? Parce que les donateurs, la Banque mondiale, la CEE, la Suède même, se demandent si elles doivent continuer d’aider un pays qui s’acharne à décourager les producteurs agricoles.
- Gilbert Etienne – Ce qui passe le sens commun, c’est de voir le gouvernement éthiopien s’obstiner dans une politique de collectivisation quand même la Chine ou le Mozambique en sont à la libéralisation. Mon espoir, c’est que les amis russes des Ethiopiens leur disent de s’inspirer un peu de la politique de Gorbatchov.
En matière de stocks, je propose depuis longtemps déjà que les gouvernements européens et africains se lancent dans une politique commune. Ils géreraient ces stocks ensemble, et les pays africains y puiseraient au moment nécessaire. Mais on en est encore loin, les Africains, à cause de certaines susceptibilités nationales, les Européens, faute souvent d’une vision à long terme.
- Henri-Philippe Cart – En matière de céréales, le principal élément perturbateur tient, ne l’oublions pas, au subventionnement par les Américains et les Européens de leurs excédents de blé. Dans le port de Dakar, le kilo de blé américain se vend à 40 francs CFA. Mais le kilo de farine de sorgho ou de millet, si l’on veut rémunérer honnêtement le paysan sénégalais, se vend à 120 francs CFA. Le marché mondial est complètement distordu. Nous donnons des conseils, mais nous ne sommes même pas capables de mettre de l’ordre dans ce domaine.
- Claire Brisset – L’Ethiopie a un problème d’image. On ne parvient plus à récolter de fonds pour elle. Je connais des organisations caritatives en France qui reçoivent des dons, mais où les gens précisent : « pas pour l’Ethiopie. » L’Unicef a réclamé 22 millions de dollars d’urgence, elle en a reçu moins de deux. Je trouve ça insupportable : il y a des enfants, des braves gens qui ne savent même pas ce qui se passe à Addis-Abeba, et qu’on ne peut même plus aider à cause de ce problème d’image. Je ne dis pas que c’est la faute à Médecins Sans Frontières. Mais quand on mène une campagne pendant six mois, à Paris, à New York, ça finit par se savoir.
- François Jean – Est-ce à dire qu’il faut mener la politique de l’autruche? Se taire quand on assiste directement à des exactions? Se taire quand on voit l’aide massivement recyclée pour accélérer le programme meurtrier de transformation sociale? Pour moi la question reste ouverte. J’espère que, cette fois, les organisations humanitaires sauront contrôler l’aide qu’elles acheminent et éventuellement témoigner en faveur des victimes d’éventuelles exactions.
- André Pasquier – Au CICR, nous craignons l’effet démobilisateur de ce genre de débat. Il y a une urgence, ce sont 5 millions de personnes qui ont besoin de notre aide. Et c’est cela d’abord qui doit mobiliser la communauté internationale. Le CICR ne peut pas situer des efforts dans une confrontation Est-Ouest. Pour nous, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes.
- N’est-il tout de même pas paradoxal qu’une organisation humanitaire comme le CICR soit prête à fermer les yeux sur les déplacements de populations qui représentent tout de même de sérieuses atteintes aux droits de l’homme?
- André Pasquier – Nous ne fermons pas les yeux. Nous n’avons pas pris position sur le principe des transferts, mais nous avons demandé aux autorités qu’ils s’effectuent dans des conditions décentes.
- Et avez-vous été entendus?
- André Pasquier – Dans les régions où nous étions présents en 1984, nous avons pris des positions parfaitement claires : nous voulions que ces transferts soient volontaires et qu’il n’y ait pas de division des familles. Et nous avons obtenu des résultats positifs.
En ce moment, les choses se passent-elles mieux qu’en 1984-85?
- Claire Brisset – D’après les télex du bureau de l’Unicef à Addis-Abeba, les transferts sont pour le moment volontaires.
- François Jean – En 1984, les premiers déplacements se sont eux aussi relativement bien passés.
- Claire Brisset – Certains paysans sont même rentrés !
- Henri-Philippe Cart – Un peu illégalement, mais ils sont rentrés. Certainement que la présence du CICR évitera des dérapages. Quoique « volontaire », quand vous êtes affamé dans un camp de réfugiés, soit une notion très relative. Ce qui est inacceptable, c’est la division des familles.
- On a également reproché au gouvernement éthiopien de prélever des taxes portuaires pour le débarquement de vivres envoyés par des donateurs occidentaux. Estce que cette pratique continue?
- André Pasquier – le CICR a passé avec l’Ethiopie, comme avec d’autres pays un accord qui l’exempte de toute taxe sur l’importation de secours.
- Henri-Philippe Cart – C’est une question intéressante. En Suisse, les gens croient volontiers que les frontières s’ouvrent parce qu’ils font un don. Mais essayez d’envoyer des dons en Suisse sans passer par la douane ! Ce n’est pas parce qu’il s’agit de bienfaisance qu’un système douanier cesse d’exister. J’imagine que le blé qui arrive en Ethiopie ne paie pas de droits, mais que le gouvernement prélève des taxes dès lors qu’on lui demande de le transporter.
- Gilbert Etienne – Sur la question générale de l’aide à l’Ethiopie, j’aimerais préciser ceci. Il me semble impératif d’augmenter l’aide pour que le gens ne meurent pas. Il ne s’agit même pas de principes moraux, mais d’un minimum de décence. En même temps, on se rend compte que la diplomatie de l’aide humanitaire devient une affaire horriblement compliquée. Et il faut jouer sur plusieurs tableaux. Voyez Amnesty International et le CICR : ils se complètent très bien. Amnesty parle très fort, secoue les opinions, mais ne peut pas agir. Le CICR est plutôt réservé dans ce qu’il dit, mais il agit.
Dans le cas de l’Ethiopie, je pense que Médecins Sans Frontières avait raison de partir avec fracas, et que d’autres organisations avaient raison de rester. Ces deux types d’actions sont complémentaires. Malheureusement, cette double politique n’a pas eu beaucoup d’effet sur le gouvernement éthiopien.
- Henri-Philippe Cart – Je préfère la politique du CICR. La discrétion est souvent un gage d’efficacité. Au lieu de se donner bonne conscience face à sa propre opinion publique, on essaie de maintenir sa ligne sur le terrain.
- André Pasquier – Prendre position sur des problèmes politiques, c’est par définition politiser l’aide humanitaire. Or, celle-ci est destinée à tous ceux qui en ont besoin, quelles que soient leurs opinions politiques. Ce qui ne veut pas dire qu’une organisation humanitaire n’ait pas le droit d’avoir des exigences. Mais si elle veut rester efficace, elle ne doit pas les exprimer sur la place publique.
Heureusement, il n’existe pas encore une politique de sanctions humanitaires, comme il y a une politique de sanctions économiques. Quoique le CICR se réserve le droit de parler au nom des victimes. D’où l’appel que nous avons récemment lancé à propos de l’Ethiopie : pour mobiliser assez tôt la conscience internationale et éviter qu’on en revienne aux images atroces de 1984.
- François Jean – Aider les victimes, c’est certainement leur apporter une aide matérielle, alimentaire, médicale. Mais c’est aussi faire entendre leur voix, en dénonçant les exactions dont elles sont les victimes.
- Henri-Philippe Cart – Je crois qu’il faut distinguer entre l’aide d’urgence et la coopération au développement. Dans ce dernier cas, il est normal, non pas de poser des conditions, mais d’ouvrir un dialogue. L’ aide d’urgence sert à conserver des interlocuteurs pour demain, en les nourrissant aujourd’hui. Si les gens sont morts entre-temps, toute notre discussion sur la meilleure politique de développement est entièrement oiseuse.
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Ethiopie, une famine politique
Politique lnternationale, N°39, Printemps 1988 p.89-100
Par François JeanChercheur à la Fondation Liberté Sans Frontières. Ancien responsable de missions humanitaires en Afrique et au Moyen-Orient. Auteur, entre autres publications de : De Lomé I à Lomé III, les infortunes de la coopéralion CEE-ACP, Liberté Sans Frontières, 1985; Ethiopie, du bon usage de la famine, Médecins Sans Frontières, 1986.
Le répit n’aura pas duré. Trois ans après la tragédie de 1984-85, l'Éthiopie est de nouveau menacée par la famine. Dès septembre 1987, les autorités éthiopiennes lançaient un appel à la communauté internationale pour la fourniture d'un million de tonnes de vivres: sinistre impression de déjà vu... En septembre 1984, en effet, les festivités qui marquent chaque automne la célébration des avancées révolutionnaires avaient déjà été ponctuées par les échos - à l'époque étouffés - de la grande misère des campagnes. De la création du Parti des Travailleurs en 1984 à l'instauration de la République démocratique et populaire en 1987, la famine scande chacune des étapes de la construction de l'Ethiopie nouvelle.
Cette coïncidence tenace met un point d'interrogation au discours-alibi de la sécheresse. En 1984, l'Éthiopie apparut, sur nos écrans de télévision, comme la figure emblématique d'une Afrique en crise vouée, par une sorte de fatalité climatique, à une catastrophe perpétuelle. Depuis, un million de morts, des millions de réfugiés ou de personnes déplacées, des millions de tonnes d'aide alimentaire et une nouvelle famine ont soulevé quelques questions. La sécheresse peut, certes, provoquer des crises de subsistance localisées; mais elle ne suffit pas à expliquer un drame d'une telle ampleur.
En Éthiopie, la sécheresse entraîne la famine parce que la société rurale est vulnérable au risque climatique. Vulnérable parce que fragilisée par le conflit qui oppose Addis-Abeba aux mouvements de guérilla. Vulnérable parce que sacrifiée sur l'autel du développement improductif et de l'« avenir radieux ».
Cette année encore, la carte des zones menacées par la famine recouvre précisément celle des zones de conflit : on y trouve l'Érythrée, le Tigré et le nord du Wollo. Dans ces régions particulièrement sensibles aux aléas climatiques, les ravages de la guerre et les exactions de l'armée ont eu des conséquences tragiques. Depuis dix voire vingt ans, la destruction des récoltes et du bétail, le pillage des villages et des marchés ruraux, l'attaque des routes et des convois de vivres ont découragé la production, désorganisé les circuits d'échange et retardé les rééquilibrages nécessaires entre zones excédentaires et zones déficitaires. La guerre qui ravage l'Érythrée et le Tigré est à la fois un vecteur de la famine et une entrave aux opérations de secours. Le problème est d'autant plus grave que les riches régions agricoles du centre-ouest du pays ne peuvent plus subvenir aux besoins des régions menacées.
Depuis que le colonel Mengistu a pris en main les destinées du pays, la situation alimentaire ne cesse de se dégrader : l'Éthiopie révolutionnaire s'enfonce dans une situation de disette chronique et une dépendance croissante à l’égard de l’aide occidentale. La moitié des vivres demandés en septembre à la communauté internationale correspond à un déficit structurel. Si la tendance observée depuis la fin des années 70 se poursuivait, les besoins en année «normale» pourraient atteindre 2 millions de tonnes de céréales en 1990.
Cette évolution ne tient pas - ou du moins pas principalement - à l'hostilité du climat, à l'ingratitude des sols ou à l'accroissement rapide de la population. Elle résulte essentiellement des politiques du régime. Depuis dix ans, rien n'a été fait pour soutenir les paysans éthiopiens. Les rares ressources disponibles pour l'agriculture ont été englouties, en pure perte, par les fermes d'État et les coopératives. Les paysans individuels, qui comptent pour 95% de la production, ont été non seulement délaissés mais aussi découragés par des politiques de prix et de commercialisation qui confinent au racket. Loin de créer un cadre favorable à l'augmentation de la production, le régime s'acharne à multiplier les mécanismes d'extorsion des surplus. Partout, la livraison des quotas obligatoires, la multiplication des taxes, la confiscation des réserves de grain ont découragé la production, étranglé la paysannerie et accru sa vulnérabilité à la sécheresse.
La logique du pouvoir
Ces politiques désastreuses ne sont certes pas dues aux tendances suicidaires des dirigeants éthiopiens. Elles reflètent plutôt leurs intérêts bien compris : nourrir la population politiquement sensible de la capitale, financer le renforcement de l'appareil d'Etat, subvenir aux besoins de l'armée. Elles traduisent également un profond mépris pour les paysans traditionnels, réputés incapables d'adopter un comportement rationnel. Pourtant ceux-ci réagissent fort logiquement aux possibilités qui leur sont offertes, aux prix qui leur sont consentis, aux structures qui leur sont imposées... en se réfugiant dans l'agriculture de subsistance. Mais, paradoxalement, cette réaction ne fait que confirmer les préjugés des militaires au pouvoir : même libérés du joug «féodo-bourgeois», les paysans resteraient empêtrés dans la tradition, hostiles au progrès, incapables de comprendre « leur » intérêt. Dans la lutte héroïque pour l'édification de l'Éthiopie nouvelle, les paysans font figure de gêneurs. Pour le colonel Mengistu, « il n'y a pas d'alternative à la collectivisation de la paysannerie » Rapport du Comité Central du Parti des Travailleurs Ethiopiens, 8 avril 1985 (BBC - traduit de l’amharique).. Le regroupement des terres en vastes complexes agricoles est censé être la seule façon d'introduire la science et la technologie dans les campagnes; le rassemblement des paysans en grandes unités de production est censé être le seul moyen de renforcer leur discipline et leur productivité. Le seul moyen, surtout, de contrôler leur production. La logique est sans faille, l'application sans pitié : le paysan « arriéré », individualiste, potentiellement rebelle, doit, être capturé, rééduqué, transformé enfin en tractoriste modèle. Les discours du colonel Mengistu rejoignent ceux de Staline dans une vision du futur quadrillée de stations de tracteurs, de brigades de travail et de maisons du peuple.
L'échec des fermes d'État ne semble pas troubler ce bel ordonnancement : pour le colonel Mengistu, si le secteur collectif est moins productif que les paysans individuels, c'est précisément parce qu'ils ne sont pas encore assez collectivisés. Par la grâce d'un de ces raisonnements circulaires dont les dirigeants éthiopiens ont le secret, le remède trouvé est donc d'étendre, sans délais, la superficie des fermes d'État et d'accélérer le regroupement des paysans en coopératives de producteurs. Les Soviétiques eux-mêmes s’en sont émus qui, dans un rapport remis en septembre 1985 aux autorités éthiopiennes Considerations on the Economic Policy of Ethiopia for the Next Five Years. Rapport rédigé par des experts soviétiques dirigés par V.V. Sokolov pour le Comité National de Planification Centrale Ethiopien., soulignaient la nécessité de préserver, au stade actuel, le dynamisme des petits paysans. Leurs recommandations furent cependant ignorées par le colonel Mengistu qui préféra la fuite en avant par voie de déplacements et de regroupements massifs de population.
Un régime en quête de moyens
L'Éthiopie est sans doute le seul État africain où la rhétorique révolutionnaire s'accompagne de la mise en oeuvre effective d'un projet radical de restructuration sociale. Le seul Etat, également, qui se soit équipé pour réaliser cet objectif. Dans ce pays de tradition étatique et bureaucratique très ancienne, le nouveau régime s'est progressivement doté des moyens nécessaires au contrôle des populations : le quadrillage du pays, engagé dès 1978 avec le verrouillage des 20 000 associations de paysans, s'est renforcé, en 1984, par la création d'un parti d'avant-garde de 30 000 cadres dûment formés par les Soviétiques, et s'est parachevé, en 1987, avec un nouveau découpage territorial, une nouvelle Constitution et l'instauration d'une République démocratique et populaire. En revanche, le régime du colonel Mengistu ne dispose ni des moyens financiers ni de la marge de sécurité nécessaires pour transformer radicalement les campagnes au prix d'une désorganisation de la production. Ces moyens, le régime les attend des pays occidentaux.
Depuis longtemps, l'Est et l'Ouest se relaient au chevet de l'Éthiopie dans un singulier partage des tâches déjà observé par ailleurs : les Occidentaux fournissent un soutien budgétaire et des quantités croissantes d'aide alimentaire, essentiellement sous forme de dons; les Soviétiques se chargent des livraisons d'armement, de pétrole ou d'usines de tracteurs, principalement sous forme de prêts ou de trocs contre des produits de base le 25 janvier 1988, les Soviétiques annonçaient cependant une contribution de 250 000 tonnes de céréales, ce qui ferait d’eux les premiers donateurs avec les Etats-Unis. Lors de la famine de 1984-85, l’aide alimentaire soviétique avait été insignifiante (de l’ordre de 10 000 tonnes de riz).. En 1985, par exemple, les achats d'armement à l'URSS ont représenté une somme équivalente au total de l'aide publique accordée par les pays occidentaux pour secourir les victimes de la famine. Satisfaits des moyens fournis par leurs alliés, les dirigeants éthiopiens sont néanmoins conscients des limites de leur assistance économique.
Depuis le début des années 80, le régime s'est lancé dans une recherche active de soutiens occidentaux. Dans l'espoir qu'un rapport favorable d'une organisation internationale finirait par attirer l'attention des donateurs, il invita une équipe du Bureau International du Travail à venir se pencher sur les besoins de l'Éthiopie. L'opération n'eut pas le succès escompté : les membres de la mission - pourtant soigneusement choisis parmi les experts partisans de l'option socialiste - ne ménagèrent pas leurs critiques : soulignant les effets désastreux des politiques suivies et prenant acte de la détermination des dirigeants à persister dans cette voie, ils leur conseillèrent simplement de ne pas compter sur l'aide occidentale BIT, Socialism from the Grassroots, Accumulation, Employment and Equity in Ethiopia. Addis-Abeba, 1982, non publié.. De fait, si l'on excepte l'aide - considérable - fournie dans le cadre des opérations d'urgence, l'Éthiopie compte parmi les États africains les moins favorisés en termes d'aide au développement. Certains s'en offusquent qui, confondant les causes et les conséquences, en viennent à reprocher aux Occidentaux de maintenir le pays dans la misère en lui refusant les moyens de son développement. Etrange aveuglement de ces inconditionnels de l’injection des ressources qui nous proposent aujourd'hui de financer la mise au pas des campagnes à titre d'expiation! Comment ne pas voir, pourtant, qu'une aide inconditionnelle ne peut que préserver le régime du désastre qu'il impose à son peuple et ...lui donner les moyens de s’obstiner? A l'évidence, le meilleur soutien que l'on pourrait accorder aux Éthiopiens serait de lier l'aide à un changement d’orientation radical.
L'aide en discussion
Les donateurs en sont conscients et souhaitent, avec une intensité au demeurant fort variable, des réformes qui leur permettraient d'espérer que leur soutien ait des retombées positives. La position la plus ferme est celle des États-Unis qui ne fournissent qu’une aide humanitaire. A l'inverse, l'Italie, portée par quelque grand dessein ou quelque inconséquence, finance, sans états d'âme, le « développement à l'éthiopienne ». Entre ces deux extrêmes, on trouve un éventail de donateurs allant de la Banque mondiale, qui demande des réformes, à l'Agence de Développement suédoise, qui soutient des projets réputés « neutres », en passant par la CEE, qui se défend de poser des conditions et préfère parler de « dialogue sur les politiques ».
Après cinq ans de discussions approfondies, la Banque mondiale attend toujours un changement de politique. La CEE a obtenu des promesses en mars 1986, lors des rencontres consacrées à l'attribution des fonds alloués à l'Éthiopie au titre de la troisième convention de Lomé. Sans doute s'en serait-elle contentée si la France et la Grande-Bretagne n'avaient souhaité attendre qu'elles se concrétisent. Les Suédois eux-mêmes, qui opèrent dans une région en pleine restructuration, commencent à considérer qu'il n'est plus possible d'ignorer l'environnement de leurs projets. Après avoir manifesté, en janvier 1986, leurs préoccupations face au regroupement des paysans dans de nouveaux villages, à l'interdiction du commerce privé et à la promotion des coopératives, ils envisageaient, à l'instar de la Banque mondiale, la possibilité de se retirer à la fin de 1988 si aucun changement n'était perceptible à cette date.
Les négociations se précisent cependant et tournent, de façon symptomatique, autour de la notion de quota. A l'évidence, les deux parties ne se situent pas dans la même logique : les donateurs proposent d'encourager la production ; le colonel Mengistu, lui, songe à la contrôler et garde l’œil vissé sur l'avenir radieux. Sa position est fort bien illustrée par un discours prononcé en 1981 : « Lorsque nous avons planifié le développement de notre pays, nous avions à l'esprit les objectifs stratégiques de notre révolution [...]. Certains ont oublié que la seule base de notre révolution est l'idéologie dont nous nous réclamons ; certains tendent à négliger ce point et tiennent la reconstruction économique pour une fin en soi ».Colin Legum (ed.), African Contemporary Records: 1981-82. Africana Publishing Co., New York, 1981.
Sauf à verser dans la kremlinologie appliquée et à tenter de jouer les « pragmatiques » contre les « doctrinaires », on ne peut que constater la logique du pouvoir. Les pragmatiques existent certes, qui voient leur conviction confortée par la fermeté des donateurs ; mais aucun signe tangible n'est encore venu accréditer une quelconque évolution vers une libéralisation, c'est-à-dire vers un moindre degré de terreur. Tous 1es signaux périodiquement émis en ce sens - et sur 1esquels les exégètes s'interrogèrent : NEP ou remise en cause de la collectivisation? - n'ont pas même eu d'échos dans les discours officiels. En septembre 1987, le colonel Mengistu soulignait encore que « les efforts pour la construction du socialisme ne peuvent porter leurs fruits dans l'agriculture que si le secteur privé est remplacé par un secteur socialiste ».Blaine Harden, «Ethiopia Faces Famine Again, Requests Massive Food Relief», The Washington Post, 14 septembre 1987.
Pourtant, il a suffi que l'Ethiopie témoigne de sa volonté de respecter ses engagements pour que la CEE annonce aussitôt comme un « succès » le déblocage prochain des 230 millions d'Ecus promis au titre de Lomé III L'Éthiopie est le premier bénéficiaire de l'aide communautaire sous Lomé III. Le volume de l’aide étant fixé au préalable (sur la base de la population et du niveau de développement notamment), les discussions actuelles ne portent que sur l’utilisation des fonds.. On savait le régime éthiopien soucieux de parvenir à un accord avec ses bailleurs de fonds, fût-ce au prix d'un repli tactique ; on savait les responsables européens anxieux d'accélérer le versement des fonds alloués à l'Éthiopie. On regrette, cependant, que le «dialogue sur les politiques» n'aboutisse qu'à des mesures techniques dont la mise en oeuvre effective ne relève, pour l'instant, que du «wishful thinking».
Plus ça change...
La prudence est d'autant plus de mise que les déplacements de population et la «villagisation» Les déplacements de population et la « villagisation » sont des mouvements d’amplitude très différente: les déplacements de population se traduisent par le transfert de paysans du Nord vers des camps de réinstallation situés à plusieurs centaines de kilomètres au Sud. La villagisation, en revanche, est une opération locale consistant à regrouper dans de nouveaux villages des populations vivant traditionnellement dans un habitat dispersé. sont de nouveau à l'ordre du jour. La villagisation, en fait, n'avait jamais cessé ; au plus avait-elle été ralentie pour apaiser les donateurs : de décembre 1985 à décembre 1987, plus de 6 millions de paysans ont ainsi été contraints d'abandonner leurs terres et de se regrouper dans de nouveaux villages sous l’œil de la milice. Les déplacements de population, en revanche, qui s'étaient traduits par le transfert forcé de 600 000 paysans du nord vers le sud réputé « vierge et fertile », avaient dû être suspendus pour une « pause de consolidation » à la suite des controverses suscitées par l'expulsion de Médecins Sans Frontières en décembre 1985. Médecins Sans Frontières fut expulsé d'Éthiopie pour avoir dénoncé publiquement les conditions dans lesquelles s’effectuaient les déplacements de populations, au mépris des principes mis en avant par le régime (volontariat, non-séparation des familles, bon état de santé des personnes déplacées...).
Le temps semble maintenant venu de franchir une nouvelle étape. En novembre 1987, tandis que l'Éthiopie multipliait les appels à l'aide occidentale, le comité national de coordination de la villagisation annonçait aux cadres du parti les nouveaux objectifs pour 1988 : 3 millions de paysans doivent être regroupés dans de nouveaux villages et 300 000 personnes sont appelées à s'initier au mode de production socialiste sur la nouvelle frontière du sud. Par un étrange acharnement, chaque crise est l'occasion d'une accélération du processus. De même que la « découverte » de la famine s'était accompagnée, en octobre 1984, de la mise en oeuvre brutale des programmes de déplacement et de regroupement de populations, de même la nouvelle menace de famine est l'occasion d'une relance à grande échelle des opérations. La coïncidence n'est pas fortuite: la famine en Ethiopie est plus qu'une seconde nature, elle est un mode de gouvernement. Car si elle n'a jamais été souhaitée par le pouvoir, elle lui permet néanmoins d’accélérer la réalisation de ses objectifs. La famine donne au régime les moyens d'agir en profondeur sur une société déstructurée, de justifier les bouleversements en cours et d'obtenir de la communauté internationale les instruments nécessaires à la transformation des campagnes.
1984-85, l'aide piégée
L’expérience de la dernière famine est, à cet égard, éclairante : le régime a obtenu de l’urgence ce qui lui était refusé par l'aide au développement. Le problème est d'autant plus grave que cette famine aurait pu être enrayée, comme en témoignent les évolutions du Kenya et de l'Ethiopie en 1983-84 John M. Cohen, « Role of Government in Combatting Food Shortages », in M. Glantz (ed.), Drought and Hunger, in Africa, Cambridge, 1986.. Ces deux pays, relativement similaires par leur configuration géographique, leur potentiel agricole, leurs conditions pluviométriques, furent en effet frappés par une très grave sécheresse qui se traduisit par un déficit alimentaire comparable. Pourtant, le Kenya sortit sans dommages majeurs de cette phase difficile tandis que l'Éthiopie sombrait dans un désastre sans précédent. Le « non-événement » kenyan passa bien sûr inaperçu et personne ne s'interrogea sur cette étrange famine qui épargnait le Kenya pour mieux frapper l'Éthiopie. Nul prodige cependant dans le « miracle kenyan » : la seule reconnaissance précoce de la menace et la volonté politique d'éviter la catastrophe suffirent. En conséquence, le problème ne se transforma jamais en crise : il fut traité comme une priorité par les structures existantes ; les vivres, importés dès les premiers mois de 1984, furent régulièrement acheminés dans les villages par les canaux commerciaux normaux et les paysans purent retourner à leurs champs aux premières pluies.
En Éthiopie, au contraire, les systèmes d'alerte sophistiqués, les comités d'experts es calamités naturelles et autres énormes machineries d'urgence ne purent compenser des mois d'indifférence et de dissimulation. Il fallut en effet attendre près d'un an et des dizaines de milliers de victimes pour que la « sécheresse » soit enfin reconnue et des journalistes autorisés à filmer, sous surveillance, les cohortes d'affamés échoués dans les centres de distribution. Ces images, on le sait, suscitèrent une émotion considérable et déclenchèrent la plus grande opération de secours jamais réalisée. Le Kenya, en revanche, fut oublié, qui ne pouvait présenter l'image de villages abandonnés, de migrations massives, de concentrations d'affamés ou d'enfants décharnés. Tandis que le Kenya importait à grand frais les deux tiers de ses besoins, l'Ethiopie touchait le « jackpot » de l'aide internationale. Non qu'il se soit agi d'une manipulation délibérée : à l'évidence, les dirigeants éthiopiens étaient trop occupés par la préparation des festivités du Xe Anniversaire de la Révolution pour se soucier de la famine ou de l'opinion publique internationale ! Il n’en reste pas moins que cette constatation met en lumière l'un des paradoxes de l'aide qui constitue parfois une prime aux régimes les plus irresponsables ou les plus criminels. Une prime permettant de capitaliser les effets de politiques désastreuses, de les poursuivre en toute impunité et même d'accélérer un processus générateur de réfugiés, de famines et... de nouveaux secours.
Le problème n'a rien de théorique : en 1984-85, l'aide a effectivement permis d'alimenter les déplacements et les regroupements de population. Elle a également permis de compenser la chute de production entraînée, l'année suivante, par ce formidable bouleversement. En refusant officiellement de soutenir ces opérations mais en fermant les yeux sur la manière dont l'aide était utilisée, les donateurs se sont laissé entraîner dans une logique meurtrière. Par aveuglement ou par consentement, ils ont permis que soit financé, le «grand bond en avant» décrété par les dirigeants éthiopiens, se condamnant ainsi à payer indéfiniment les factures de leurs expérimentations sociales pour en secourir les victimes.
Assuré d'un confortable filet de sécurité, le colonel Mengistu a pu ainsi redoubler d'efforts pour « créer un nouvel homme constructif pour la société nouvelle » Fisseha Desta (vice-président de la République et du conseil d'État, membre du bureau politique du Parti des Travailleurs), Discours au dernier congrès du DERG, 3 septembre 1987 (traduit de l'amharique par la BBC). sans se soucier des conséquences économiques. Les conséquences humaines, en revanche, furent effroyables : 100 000 personnes sont mortes qui auraient pu être épargnées si les donateurs ne s'étaient résignés, par leur silence, à cautionner la violence, le chantage et le détournement des secours. Aucun des principes solennellement proclamés à l'usage des donateurs ne fut jamais respecté.
Le vertige du succès
Depuis, le régime a reconnu les exactions les plus visibles en dénonçant les excès de zèle des cadres locaux. De même, le colonel Mengistu a consenti à apaiser les donateurs en promettant qu'à l'avenir les déplacements de population se feraient sur une base totalement volontaire. Que ces déclarations lénifiantes aient été faites n'est pas en soi étonnant. Plus surprenant est le fait qu'elles aient toujours eu un écho, comme le montrent aujourd'hui encore les réactions complaisantes de certains observateurs, prompts à dédouaner les dirigeants et à entonner à leur suite le discours de la « bavure ». A l'heure du redémarrage de l'opération, les grandes déclarations d'intention et les départs souriants des premiers volontaires, auxquels sont conviés journalistes et donateurs, suffisent à rassurer durablement certains visiteurs, visiblement impressionnés par l'«effort louable» Déclaration du professeur Minkowski de retour d'Éthiopie, AFP, 20 janvier 1988. du gouvernement en matière de développement. Au complexe militaro-industriel, figure odieuse de l'impérialisme, est venu se substituer le complexe militaro-progressiste, figure émancipatrice d'une avant-garde soucieuse de conduire « un petit peuple misérable mais digne » sur la voie du développement.
À bien des égards, le doux nom de développement, dont se parent les entreprises les plus criminelles, fait l'effet d'un véritable soporifique : la générosité affichée des intentions excuserait a priori certaines conséquences « regrettables » du combat contre la dépendance et le sous-développement. Comment ne pas voir, pourtant, que les objectifs délirants imposés aux cadres, contraints de remplir avec un enthousiasme de commande leurs quotas de livraisons, de réinstallation, de villagisation et de collectivisation sont, en tant que tels, porteurs d'abus et de coercition. À l'évidence, ces excès tiennent moins à l'acharnement particulier de petits démiurges locaux qu'à la logique même d'un système prétendant conduire, à marche forcée, une société tout entière vers un Bien unique et obligatoire.
Cette évidence n'est cependant pas encore admise par certains commentateurs qui vont expliquant que l'Éthiopie ne ferait qu'appliquer des solutions proposées de longue date par les donateurs. La Banque mondiale a certes préconisé, dès 1973, des déplacements de population limités pour remédier aux problèmes de quelques régions; mais sa préoccupation était la conservation des sols, non le remodelage des campagnes. Une fois encore, les donateurs se méprennent sur les intentions du régime. Les témoignages pourtant n'ont pas manqué qui ne laissent aucun doute sur les buts réels de l'opération. Dawit Wolde Giorgis lui-même, qui fut longtemps l'interprète des politiques du régime auprès des bailleurs de fonds, en donna une traduction libre après sa défection Dawit Wolde Giorgis, responsable de l’organisme éthiopien chargé des secours (RRC) fit défection en novembre 1985, à l’occasion d’une tournée dans les capitales occidentales. Son successeur à la tête de la RRC, Berhane Deresa s'est, à son tour, réfugié aux États-Unis le 6 juin 1986, lors de la Session spéciale des Nations Unies sur l’Afrique. : « l'objectif [des déplacements de population] est de créer le noyau de nouvelles fermes collectives [...]; la villagisation a le même objectif. Le seul processus politique actuellement en cours en Éthiopie est le contrôle et l'embrigadement de la société ». Voir : « Let Them Eat Dust », African Events, III, août 1987.
Que faire?
L'aide occidentale doit être soigneusement tenue à l'écart d'un tel processus. Cela vaut pour l'aide au développement dont la vocation n'est certes pas de soutenir des politiques qui condamnent le pays à une catastrophe perpétuelle. Cela vaut également pour l'aide d'urgence dont la finalité est de secourir les affamés et non d'alimenter une entreprise forcenée de transformation sociale. Sous peine de s'enfermer dans une logique de fonctionnaires, les donateurs seraient bien avisés d'en tirer les conclusions. L'aide au développement doit être suspendue à l'abandon de ces expérimentations.
L'aide d'urgence, cependant, est plus que jamais nécessaire. A l'heure où des millions d'Éthiopiens sont menacés par la famine, il est essentiel d'éviter une nouvelle hécatombe. Encore faut-il s'assurer que cette aide, mobilisée au nom des victimes, ne soit pas détournée de ses objectifs. Ce qui suppose d'en contrôler l'utilisation et de la faire parvenir aux affamés.
Ces deux impératifs sont aujourd'hui compromis par la guerre. En Érythrée et au Tigré, les mouvements de guérilla ont remporté d'importantes victoires et une contre-offensive se prépare. Le régime vient de contraindre au départ les organisations non gouvernementales qui travaillaient dans le Nord du pays et la recrudescence des combats paralyse les opérations de secours. L'aide alimentaire déchargée dans les ports éthiopiens ne peut plus être acheminée dans les zones menacées par la famine. Les ponts aériens ne suffiront pas: les distributions de vivres, désormais contrôlées par le gouvernement, ne toucheront que les capitales provinciales et les campagnes resteront hors d'atteinte de l'aide internationale. Avec le départ forcé des organisations humanitaires, des millions de paysans sont abandonnés sans témoins entre guerre et famine.
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Famine et idéologie
Commentaire, N°42, Eté 1988 p.444-449
par François Jean
La terre noire fut semée d’os
et arrosée de sang
pour une récolte de désolation
dans le pays de Rus’
Le dit d’Igor (XIIe siècle)
C’est sur ces vers prophétiques que s’ouvre un livre récentRobert Conquest, The harvest of sorrow, Oxford University Press, 1986
consacré à l’une des facettes les plus méconnues de l’histoire contemporaine : la famine. Une famine visible parfois sur nos écrans de télévision et d’autant plus insupportable qu’elle apparaît comme une survivance d’un autre âge. Et pourtant ! Les famines ont fait, au XXe siècle, autant de morts que les conflits entre Etats. Sait-on, en effet, que la seule famine d’Ukraine et du Caucase du Nord a tué autant de paysans que la Première Guerre mondiale a tué de combattants? Saiton également que les victimes du « Grand Bond en avant » sont aussi nombreuses que celles - civiles ou militaires – de la Seconde Guerre mondiale en Europe? Sait-on enfin que le bilan de la famine en Ethiopie de 1984-1985 est sans doute aussi lourd que celui – ô combien provisoire – du conflit entre l’Irak et l’Iran? Arrêtons là ce macabre décompte qui ne vaut d’être rappelé que pour pallier l’étonnante ignorance où nous sommes de ces événements. L’ampleur du désastre n’a pas suffit en effet à retenir durablement l’attention : face à la guerre, profondément ancrée dans l’imaginaire occidental comme le symbole du mal absolu, la famine n’effleure les consciences que par intermittence. Les images tragiques d’enfants affamés frappent au cœur avant d’être emportées dans le cycle de l’actualité.
Toute réflexion paraît superflue dans cette confrontation intempestive avec la détresse absolue: face aux milliers d’ouvrages consacrés aux conflits, on aurait peine à recenser quelques livres sur les famines, pour la plupart connus des seuls spécialistes. Certes, nombre de tragédies ont pu passer inaperçues pour avoir été longtemps occultées. Ainsi faudra-t-il attendre l’après-guerre et son flot de réfugiés, la déstalinisation et ses demi-vérités pour que l’hécatombe ukrainienne apparaisse dans toute son ampleur. De même, les craintes les plus lucides des China watchers sur le bilan des « années noires » ne seront confirmées que vingt ans plus tard lors de la diffusion d’informations inédites sur l’évolution démographique de la Chine. Mais, même lorsque les témoignages s’accumulent et que les catastrophes se lisent jusque dans les statistiques officielles, l’indifférence a raison des ultimes évidences. Le poids de l’oubli est d’autant plus lourd qu’il recouvre les leçons de l’histoire, pourtant fondamentales dans la compréhension des grandes famines de ce siècle.
Des famines politiques
A l’instar de la guerre qui, depuis un demi-siècle, a largement débordé des champs de bataille, la famine a considérablement gagné en extension et en capacité de destruction. Ainsi, le nombre des personnes menacées par les famines soviétiques de 1921 (13 millions) ou de 1933 (près de 30 millions pour la seule Ukraine) est sans commune mesure avec celui des affamés de 1891, 1906, et 1911 qui ne dépassa jamais les trois millions sur l’ensemble du territoire russe. La mortalité constatée lors de la famine d’Ukraine est également sans précédent : le cinquième de la population mourut dans ce grenier à blé d’Europe centrale. De même, le nombre des victimes de Grand Bond en avant dépasse, et de très loin, celui des famines chinoises du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Le drame des « années noires » marque l’apparition d’un nouveau type de famine qui non seulement frappa toutes les parties du pays, mais le fit trois ans durant, fait sans précédent. Enfin, la famine éthiopienne de 1984-1985 a sans doute fait trois fois plus de victimes que la précédente famine de 1972-1973. Elle n’a en tout cas rien de comparable avec les famines sahéliennes dont les victimes se comptent en milliers et non en centaines de milliers.
Ces famines, on s’en doute, sont plus politiques que climatiques, comme l’ont d’ailleurs reconnu certains dirigeants chinois et éthiopiens. Elles ne sont pas non plus, sauf en Ethiopie, liées à une situation de conflit : si guerre il y eut, elle opposa l’Etat à la paysannerie dans son ensemble. Seule une partie, du reste, était armée et toutes les victimes furent des paysans. Rompant avec une tradition millénaire de massacres au détail, notre siècle a inauguré l’ère des grandes hécatombes : les carnages ordinaires ont laissé place à de formidables entreprises de prophylaxie sociale où la liquidation du vieil homme est parfois orchestrée jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. La famine, en effet, n’a pas seulement changé d’échelle, elle a aussi changé de nature : de fléau immémorial et de calamité naturelle, elle devient phénomène moderne et acte de gouvernement ; de tribut versé à la guerre, elle devient sacrifice à l’idéologie.
La famine éthiopienne fournit une remarquable illustration de cette évolution. Résultante de la sécheresse, de la guerre et des politiques du régime, elle juxtapose, dans une situation d'une rare complexité, des traits traditionnels repérables lors des précédentes famines et des caractéristiques nouvelles qui ont trouvé en U.R.S.S et en Chine leur forme la plus achevée et la plus meurtrière. A cinquante ans d'intervalle, le même drame se joue sous le regard incrédule du téléspectateur, affublé pour l'occasion de lunettes météorologiques. Non qu'il s'agisse d'événements similaires par leur origine, leur ampleur ou leurs implications mais parce qu'ils procèdent d'une même approche du réel, d'une même vision du futur, d'une même volonté exacerbée de transformation sociale. Au-delà de différences manifestes, une même logique est à l'œuvre qui précipitera les trois pays dans des désastres sans précédent.
Famines politiques : les chiffres
Les estimations du bilan de la famine éthiopienne de 1984-1985 varient entre 600 000 et 1 million de morts, soit une « fourchette » sensiblement équivalente à celle des pertes du conflit Irak-Iran entre 1980 et 1986.
Pour les deux conflits mondiaux, nous nous basons sur les évaluations du spécialiste soviétique B. Ourlanis. Ces données, parfois contestées en ce qu’elles surestiment, de l’avis de la plupart des observateurs, les pertes soviétiques, ont l’avantage d’être synthétiques. B. Ourlanis évalue à 6 millions le nombre de militaires tués au combat en 1914-1918 et à 26 millions la surmortalité liée au second conflit mondial en Europe (sans compter les millions de victimes des camps de concentration et d’extermination nazis).
Pour le Grand Bond en avant, le démographe G. Calot, sur la base d’informations communiquées par la Chine à l’occasion du recensement de 1982, estime à 28 millions le nombre des victimes des « années noires » (1959-1961).
Pour la famine d’Ukraine (1932-1933), l’analyse est rendue difficile par l’absence de données officielles. Sur la base d’une comparaison des recensements de 1926 et de 1939 et en tenant compte du croît démographique « normal » sur la période, les observateurs les plus prudents (R. Conquest, J. Mace…) évaluent à 14,5 millions le nombre des victimes de la terreur rurale dans l’Union soviétique des années trente, soit 6,5 millions pour la dékoulakisation, 1 million pour la collectivisation au Kazakhstan et 7 millions pour la famine de 1932-1933 (dont 6 millions en Ukraine et au Nord-Caucase). De toute évidence, cette évaluation sous-estime le bilan réel : le recensement de 1939 fut en effet précédé par celui, jamais publié, de 1937 dont les auteurs furent promptement liquidés pour avoir « diminué le chiffe de la population de l’URSS ». On conçoit que leurs successeurs de 1939 n’aient pas voulu prendre de risque et se soient employés à combler les trous… Comme le disait Staline : « la mort d’un homme est une tragédie, la disparition de milliers de gens est une statistique. » Les statistiques une fois « rectifiées », la famine, réduite au statut d’hypothèse, disparaît de la mémoire des hommes.
Le Parti et le Paysan
Pour les utopistes, le paysan est soit ange, soit bête : âme du peuple, figure de l'identité, porteur des valeurs mythiques d'un âge d'or non encore corrompu par l'échange monétaire et la domination coloniale, ou, à l'inverse, selon les mots féroces de Gorki, grand pourfendeur de "l'individualisme animal des paysans", "totalement démuni de conscience sociale". La première représentation, fort prisée des chantres de l'authenticité, fut portée jusqu'au délire par les khmers rouges qui engloutirent pêle-mêle citadins et paysans dans une entreprise forcenée de régénération sociale. La seconde, qui fut à l'origine des grandes hécatombes soviétiques, mérite d'être développée car elle est au cœur de l'hystérie du développement qui porte en germe le drame éthiopien.
Le mépris à l'égard des paysans "arriérés", individualistes, incapables d'adopter un comportement rationnel, n'est certes par l'apanage des avant-gardes révolutionnaires ; il fonde le discours du développement brandi par les clientèles des Etats comme une légitimation de leur pouvoir et une justification de leurs politiques. Dans beaucoup de pays, la paysannerie est considérée comme une masse amorphe, juste bonne à être ponctionnée pour alimenter la construction nationale et le développement industriel. Il est des cas, toutefois, où ce mépris, largement partagé par les élites industrialisantes du Tiers-Monde, se double d'une volonté de transformer l'homme et la société. "L'abrutissement de la vie paysanne", jugement sommaire de Marx en forme d'appel du pied à un capitalisme porteur de progrès technique et de différenciation sociale, est vite devenu l'épouvantail des grands et petits maîtres du socialisme réel. La figure du Koulak se superposant à celle du moujik, le paysan archaïque se transforme en ennemi de classe justiciable du traitement radical commenté par Staline en avril 1930 : "Notre politique à l'égard du koulak est une politique de liquidation de ce dernier en tant que classe. Nous avons toléré ces buveurs de sang, ces scorpions et ces vampires. Maintenant nous avons la possibilité de les remplacer par l'économie de nos kolkhozes et de nos sovkhozes." Exit la paysannerie réactionnaire et inefficace, place à l'agriculture mécanisée et "scientifique". On sait les conséquences économiques de ce formidable bouleversement, on oublie trop souvent le cataclysme humain qu'il représenta. Les paysans en sortirent, juchés sur des tracteurs ou empilés sur des charniers. Partout, la mise au pas des campagnes se traduisit par des déportations massives et des famines sans précédent.
Plus d'un demi-siècle après la grande transformation décrétée par Staline, le culte du tracteur et le mythe de l'usine agricole restent intacts. Véhicule du progrès, le tracteur est à l'agriculture socialiste ce que la baguette magique est au conte de fée : pétaradant de modernité, hérissé de drapeaux rouges, bardé de propagandistes, il annonce dans les villages l'ère nouvelle promise par les dirigeants et laboure l'avenir radieux à l'horizon des chromos révolutionnaires plantés aux carrefours de Kiev ou d'Addis-Abeba. Cet optimisme technologique s'accompagne d'un engouement jamais démenti pour l'agriculture industrielle à grande échelle. Les déclarations du colonel Mengistu rejoignent celles de Staline dans une vision du futur centrée sur de grands combinats agricoles quadrillés de stations de tracteurs, de brigades de travail et de maisons du peuple. Entre-temps, les débats opposant Boukharine à Staline sur les rythmes et les modalités de la collectivisation ont disparu au profit d'une approche radicale : la sentence de Stroumilin, "notre tâche n'est pas d'étudier l'économie mais de la changer", condamnant Boukharine et autres "idéologues bourgeois-koulaks" à une purge rapprochée, pourrait être citée en exergue des manuels bulgares qui nourrissent les rêves militaro-progressistes de recettes prédigérées du développement intégral.
Dans les faits cependant, cette pseudo-industrialisation s'est vite transformée en véritable bureaucratisation et les prétendues économies d'échelle en gaspillage à grande échelle, comme le reconnaît Khrouchtchev qui déclare en 1953 que l'agriculture scientifique produit moins de grain par habitant que les moujiks d'antan avec leurs charrues en bois. De même, le colonel Mengistu admet que la productivité des fermes d'Etat n'est pas supérieure à celle des paysans traditionnels… avant de prôner une accélération de la collectivisation. A l'évidence, les dirigeants d'Addis-Abeba n'ont pris la mesure ni du caractère suicidaire de leurs politiques, ni de l'échec de l'agriculture soviétique, ni même de la remise en cause des communes populaires chinoises, stade ultime des coopératives à l'éthiopienne.
L'attrait du modèle stalinien tient moins à son efficacité - hautement improbable - qu'au fait qu'il fournit un schéma d'évolution, un cadre structurant très rassurant pour les dirigeants avides de progrès. Il tient également aux possibilités de contrôle social qu'il offre dans des pays où la paysannerie est, pour l'essentiel, "non capturée".
Dans la plupart des cas, la collectivisation fut principalement policière et extractive : outre les motivations idéologiques, elle s'est surtout imposée comme un moyen de renforcer l'emprise de l'Etat sur les populations et leur production. Il est significatif qu'en U.R.S.S comme en Chine, des difficultés d'approvisionnement furent à l'origine de l'accélération du processus. Partout, la collectivisation apparaît, avec la famine, comme le couronnement d'une entreprise visant à assujettir définitivement les paysans au pouvoir de l'Etat et du Parti.
Ukraine : l'extermination par la faim
Cette volonté de contrôle alliée à une totale incapacité à comprendre le fonctionnement d'une économie rurale ont dégénéré en guerre à outrance contre la paysannerie. Ainsi la famine de 1921 en U.R.S.S est-elle moins due au climat qu'aux exactions du "communisme de guerre". Cette grande famine, qui fit cinq millions de victimes, fut l'aboutissement d'un cycle meurtrier de confiscations, de révoltes et de répressions dont nous aurions totalement oublié le souvenir, n'était la figure légendaire de Makhno. Les réquisitions de récoltes -abusivement qualifiées de surplus - laissèrent les paysans totalement démunis face à la crise climatique et les précipitèrent dans la famine. L'ampleur du désastre et la précarité de la situation incitèrent le Parti à décider d'une pause dans son entreprise de mise au pas des campagnes. La nouvelle politique économique (N.E.P) fournit un temps un cadre plus favorable à la production paysanne avant que des livraisons insuffisantes, liées à des politiques de prix dissuasives, n'entraînent, en 1925, une vigoureuse réaction du régime : 30 000 activistes s'abattirent sur les campagnes pour s'emparer des quotas de céréales réclamés par les planificateurs. Cette confiscation générale fut un succès pour l'Etat : les quantités requises furent effectivement recouvrées et le Parti en conclut que le grain pouvait plus facilement être saisi sur ordre qu'obtenu par le jeu du marché. Pour les paysans, par contre, ces mesures, d'extorsion, qui ne rappelaient que trop la logique du communisme de guerre, confirmèrent la précarité des mesures de libéralisation introduites par la N.E.P. L'incitation à produire, déjà fragilisée par de fréquents changements de cap, en fut définitivement ébranlée.
Le déclin de la production qui en résulta fut aussitôt suivi de nouvelles campagnes de réquisition basées sur l'assomption que d'énorme réserves de grain étaient aux mains des koulaks, définitivement promus au rang de saboteurs. Tandis que les paysans étaient déportés ou collectivisés en masse, les campagnes, saignées à blanc par les "commissions pour l'approvisionnement en pain", s'enfonçaient dans la disette. Malgré les efforts déployés, les livraisons furent chaque année inférieures aux quotas, renforçant en cela la détermination du Parti et le cycle de la répression : à l'été 1932, l'Ukraine, collectivisée et exsangue, se voyait à nouveau imposer des objectifs irréalisables. Une ultime "bataille de la production" s'engageait sous l'égide de la Guépéou, officiellement chargée d'éliminer les saboteurs, d'interdire tout ravitaillement aux kolkhozes n'ayant pas rempli leurs quotas et de s'assurer de la récolte désormais définie comme la propriété "sacré et inviolable" de l'Etat.
Dès lors, le sort de l'Ukraine était scellé ; l'hiver 1933 fut effroyable. Et l'on vit des cohortes de paysans faméliques battre la campagne et s'arracher les charognes autour d'entrepôts bien garnis ; et l'on vit les miliciens tirer à vue sur les affamés surpris à fouiller le sol gelé à la recherche de graines ou de pommes de terre ; et l’on vit les activistes perquisitionner sans relâche parmi les morts et les mourants à le recherche du "blé caché", perçant les murs, sondant les sols, harcelant les survivants suspects, par leur existence même, de détourner le bien de l'Etat pour leur bénéfice personnel. Ces scènes inouïes qui émaillent les récits des survivantsMiron Dolot, Les affamés, Ramsay, 1986marquent le couronnement d'une politique visant à liquider les paysans en tant que classe et les Ukrainiens en tant que nation. La tragédie ukrainienne est une singulière illustration d'une famine délibérément créée et froidement planifiée jusqu'à ses ultimes conséquences. Elle fut sans doutes le premier de ces génocides masqués où des millions d'hommes furent éliminés en silence en plein cœur de l'Europe.
Perspicacité d'Herriot
La négation de la réalité, agrémentée d'une bonne dose de désinformation, fut suffisante pour rassurer durablement une opinion publique naturellement peu portée à admettre l'inacceptable. Pourtant, comme plus tard lors de l'Holocauste, l'évidence du pire fut très tôt avérée : en dépit du black-out imposé à l'Ukraine, les témoignages ne manquaient pas qui furent systématiquement démentis par les autorités soviétiques. Les offres de secours furent rejetées comme de la propagande impérialiste et des voyages organisés en guise de démenti aux "mensonges de la presse bourgeoise". C'est ainsi qu' Edouard Herriot fut convié à visiter les décors en trompe-l'œil de villages potemkines où s'ébrouaient gaiement des agents de la Guépéou déguisés en paysans. A l'issue de cette mise en scène savamment orchestrée, l'ancien président du Conseil, fort disposé à se laisser séduire, se crut autorisé à déclarer : " Lorsqu'on soutient que l'Ukraine est dévastée par la famine, permettez moi de hausser les épaules." Un haussement d'épaule pour six millions de morts… Rendons justice à Edouard Herriot, d'autres que lui, qui n'avaient pas l'excuse de l'ignorance, se prêteront complaisamment à l'opération,Marco Carynnyk, "The famine the Times couldn't find", Commentary 76, novembre 1983. Voir également : James W. Crowd, Angels in Stalin's paradise : western reporters in soviet Russia, 1917 to 1937, University Press of America, 1982. et l'opinion "éclairée" d'alors ne demandait qu'à être trompée.
Ethiopie : la fuite en avant
Rien de semblable en Ethiopie où la famine finit par être admise et l'assistance internationale activement recherchée. A l'évidence, la famine éthiopienne résulte plus des effets conjugués de la sécheresse et de la guerre que d'une volonté délibérée de briser les paysans par la faim. En Erythrée et au Tigré, le conflit qui oppose, depuis de longues années, Addis-Abeba aux mouvements de guérilla a mis les paysans à la merci de la sécheresse et les a fait basculer sans recours dans la famine. Dans ces régions particulièrement sensibles aux aléas climatiques, les ravages de la guerre et les exactions de l'armée ont désorganisé la production agricole, destructuré la société rurale et paralysé les opérations de secours. Au fil des ans, la famine est devenue une arme et l'aide alimentaire un atout pour réduire les oppositions et contrôler les populations. Le fait n'est pas nouveau : de tout temps, la famine a suivi le char de la guerre et l'a parfois précédé. Jamais, pourtant, la famine n'aurait atteint cette intensité si les régions épargnées par le conflit n'avaient été à ce point fragilisées par les expérimentations du régime. Depuis dix ans, l'Ethiopie tout entière s'enfonce dans une situation de disette chronique et dans une dépendance croissante à l'égard de l'aide internationale. Cette évolution ne tient pas à l'hostilité du climat, à l'ingratitude des sols ou à l'archaïsme supposé des paysans éthiopiens. Au contraire, ceux-ci réagissent fort logiquement aux prix qui leurs sont consentis, aux possibilités qui leurs sont offertes, aux structures qui leur sont imposées… en se réfugiant dans l'agriculture de subsistance. Partout, la livraison de quotas obligatoires, la multiplication des taxes, la collectivisation des terres ont découragé la production, étranglé la paysannerie et accru sa vulnérabilité à la sécheresse. A bien des égards, la famine éthiopienne de 1984-1985 ressemble à celle de 1921. Elle ne fut pourtant pas suivie d'une N.E.P, en dépit des avertissements répétés des conseillers soviétiques inquiets des objectifs extravagants du plan décennal lancé en septembre 1984, en pleine période de famine. Dans un mémorandum remis en septembre 1985 aux autorités éthiopiennes,Considerations on the Economic Policy of Ethiopia for the next five years, mémorandum préparé par le Comité national éthiopien de planification centrale les experts soviétiques préconisaient l'instauration de politiques plus favorables à l'agriculture paysanne. Leurs recommandations, étonnamment proches de celles de la Banques mondiale, ne furent cependant pas retenues par les dirigeants éthiopiens : loin de réévaluer leur stratégie, ils décidèrent d'un traitement de choc destiné à transformer radicalement l'Ethiopie rurale. Profitant de la vulnérabilité d'une société déstructurée par la famine et des moyens fournis par l'aide internationale, ils entreprirent de déplacer et de regrouper en un temps record une grande partie de la population rurale dans de nouvelles structures collectives.François Jean, Ethiopie, du bon usage de la famine, Médecins Sans Frontières, 1986 En quelques mois, 600 000 affamés furent ainsi transférés de force du nord au sud du pays et 3 millions de paysans furent contraints d'abandonner leurs terres et de se rassembler dans de nombreux villages sous l'œil de la milice.
Ce vaste sursaut volontariste, qui a déjà fait plus de 100 000 victimes et dont les pires conséquences sont aujourd'hui visibles, n'est pas sans rappeler la logique du Grand Bond en avant. On y trouve un même refus des contraintes du réel par une fuite en avant dans l'utopie, une même avalanche d'objectifs pharaoniques où la collectivisation intégrale fait figure de raccourci vers le progrès, une même frénésie transformatrice où l'enthousiasme révolutionnaire est censé suppléer l'absence de préparation, de capitaux et de compétences.
Chine : l'utopie meurtrière
Lancé en 1958 dans un climat quasi hystérique, le Grand Bond en avant prévoyait de doubler la production de céréales et d'acier en un an, de dépasser l'Angleterre en quinze ans. La réalisation de ces miracles fut confiée aux masses dûment cornaquées par des centaines de milliers de cadres renvoyés à la base pour apprendre l'agriculture aux paysans. Des millions de personnes furent ainsi arrachées de leurs terres dans une débauche de grands travaux hydrauliques et de petits hauts fourneaux qui se révèleront autant de fiascos : la "métamorphose des rivières et des montagnes" aggrave les inondations qu'elle devait prévenir et la "bataille de l'acier" empêche les paysans de s’occuper de leurs récoltes. Au total, ce double bond agricole et industriel marque le triomphe de l'absurde : la frénésie productiviste débouche sur un effondrement de la production et la "lutte victorieuse contre la nature" sur une famine sans précédent.
Partout, l'application du slogan "plus, plus vite, mieux et plus économiquement", dans tous les domaines, a rapidement tourné à l'emballement général : de peur d'être accusés de déviation droitière les cadres les plus pragmatiques n'auront d'autre alternative que de redoubler d'activisme et d'engager leur région dans une vaste compétition pour le statut de modèle ou de province "spoutnik".Jean-Luc Domenach, Aux origines du Grand Bond en avant, le cas d'une province chinoise 1956-1958, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982 Dans ce climat de surenchère, les objectifs se bousculent, les statistiques bondissent, la propagande devient dithyrambe et le réel lui-même s'ef-face sous les communiqués des victoires. Tandis que la Chine bascule dans la famine, grands et petits cadres s'intoxiquent mutuellement dans une débauche d'objectifs pulvérisés, de provinces "hydraulisées", de villages "sidérurgisés"…, et il faudra trois ans - et 28 millions de morts - pour que le voile des mots se déchire enfin. A l'heure du bilan, le délire politique pèse aussi lourd que le désastre économique : jamais la catastrophe n'aurait eu cette ampleur si les dirigeants n'avaient été à ce point prisonniers de leurs chimères.
En Ethiopie du moins, les réactions de la communauté internationale ont fait office de fusible contraignant le régime à freiner provisoirement son entreprise de remodelage des campagnes. Les transferts de population furent ainsi suspendus en 1986-1987 pour apaiser les controverses suscitées par l'expulsion de Médecins Sans Frontières. Le répit n'aura pas duré : les opérations de transfert ont redémarré à la faveur de la nouvelle famine et les organisations humanitaires ont été expulsées à la faveur du conflit qui s'intensifie en Erythrée et au Tigré. Sous cette alternance de "pauses de consolidation" et de phases de mobilisation, les politiques du régime n'ont pas changé qui entraînent l'Ethiopie dans une spirale de famine et d'oppression.
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Soudan : une famine annoncée
Médecins Sans Frontières info, N°9, 1990
par François Jean
Cette année encore, le spectre de la famine plane encore sur le Soudan. Après le drame de 1984-85 lié à la sécheresse au nord et l’hécatombe de 1986-88 provoquée par la guerre au Sud, c’est à présent le pays tout entier qui menace de basculer dans une tragédie sans précédent.
La famine qui s’annonce sera d’une intensité jamais vue au Soudan depuis l’accession du pays à l’indépendance. Dans le Nord, des centaines de milliers de personnes sont menacées par les effets conjugués de deux années de sécheresse et du climat d’insécurité qui prévaut, notamment dans les provinces du Darfur et du Kordofan. Dans le Sud, le conflit qui oppose les forces gouvernementales à l’Armée Populaire de Libération du Soudan (SPLA) broie dans un étau de massacre et de famine des populations qui tentent d’échapper à la guerre en refluant vers le Nord. Les villes elles-mêmes, au premier rang desquelles Khartoum, sont aujourd’hui confrontées à une profonde désagrégation économique et sociale et à l’afflux de personnes déplacées contraintes de se réfugier aux abords des agglomérations pour tenter d’y trouver des moyens de subsistance. Sur les marchés urbains, la prix du sac de sorgho a d’ores et déjà atteint des niveaux inaccessibles pour les plus démunis. Tous les signaux sont au rouge pour une tragédie annoncée qui semble s’acheminer inexorablement vers son accomplissement.
Cette famine pourtant n’est ni une surprise, ni une fatalité. Au Soudan comme ailleurs, le risque de famine est perceptible plusieurs mois à l’avance : le niveau des pluies, l’état des cultures et des récoltes, le prix des céréales et du bétail, les mouvements de population sont autant de signes annonciateurs de la catastrophe. Au Soudan comme ailleurs, les pénuries et les disettes localisées ne se transforment en famine que si les populations menacées ne sont pas secourues à temps. Le temps n’est plus où les affamés n’avaient de secours à attendre de personne. Avec la sophistication des instruments de prévision et le renforcement des appareils d’Etat, les gouvernements, même les plus démunis, ont à présent la possibilité d’intervenir pour enrayer toute dégradation de la situation, ne serait-ce qu’en mobilisant une aide internationale. S’ils ne le font pas, c’est par indifférence, incurie, voire de propos délibéré.
Guerre et Famine
Au Soudan, la famine suit le char de la guerre. Dans ce pays particulièrement sensible aux aléas climatiques, les destructions des combats et les exactions de l’armée ont décimé le cheptel, désorganisé l’agriculture et déstructuré la société. Cette situation n’est pas spécifique au Soudan : partout la guerre accroît la vulnérabilité de la société rurale et empêche l’acheminement régulier des secours. On le voit en ce moment au Mozambique où des millions de paysans piégés par les combats restent hors d’atteinte de l’aide internationale. Au Soudan toutefois, les difficultés liées à l’insécurité des voies de communication se doublent d’une volonté manifeste d’entraver la distribution de vivres dans les zones de conflit.
Au Soudan comme en Ethiopie, la communauté internationale a bien du mal à convaincre le gouvernement et les mouvements de guérilla de laisser passer les convois de vivre destinés aux populations menacées. Dans le Sud du Soudan, les préoccupations humanitaires ne pèsent pas lourd face à la détermination des belligérants et à l’acharnement d’un gouvernement décidé à résoudre par les armes un conflit qui n’a pas de solution militaire.
Les organisations humanitaires sont peu à peu réduites à l’impuissance par l’infinie variété des autorisations requises et jamais accordées : permis de circuler pour les véhicules, autorisations de vol pour les avions, licences d’utilisation pour les moyens de communication… L’opération Lifeline, qui avait permis, en 1988-89, d’éviter le pire dans le Sud – tant dans les villes tenues par le gouvernement que dans les campagnes contrôlées par le SPLA – n’a pas pu reprendre en 1990.
Le régime au pouvoir à Khartoum semble décidé à empêcher toute aide aux populations du Sud suspectes de sympathie envers la guérilla. Au fil des ans, la famine est devenue une arme et l’aide alimentaire un atout pour réduire les oppositions et contrôler les populations. Jamais pourtant cette logique n’avait été suivie avec un tel acharnement qui condamne les populations du Sud à une catastrophe perpétuelle. Des régions entières, comme le Nord du Haut Nil et du Bahr el Ghazal, le Sud du Kordofan et du Darfur, ont été décrétées zones d’opérations militaires et interdites aux membres des organisations humanitaires. C’est ainsi que les témoins gênants ont été éliminés et les populations abandonnées sans recours entre guerre et famine.
Par action et par omission
Cette famine à venir ne se limite pas aux zones de conflit : au Nord comme au Sud, des millions de déshérités attendent leur salut de l’aide internationale mais les opérations de secours se heurtent à des blocages politiques manifestes. Le principal blocage relève du non-dit : pour les militaires islamistes au pouvoir à Khartoum depuis le coup d’Etat de juin 89, cette famine annoncée relève de « rumeurs sans fondement ». Au plus reconnaissentils des problèmes temporaires, rien en tout cas qui ne puisse être surmonté dans le respect de la souveraineté du pays et de leur propre autorité. Le slogan « ne mangeons que ce que nous produisons » est la seule réponse du régime à la disette des campagnes et à la misère des villes. Reste que l’autosuffisance promise risque de se faire par le bas, sous l’inertie de la bureaucratie, le voile de la censure et le fanatisme politique. Des milliers d’hommes vont mourir qui pourraient être sauvés si la famine n’était occultée et ignorée. Partout la famine ne peut se développer qu’à l’ombre de l’indifférence ou de la dissimulation. Au Soudan toutefois, la junte islamiste ne se contente pas d’ignorer les appels à l’aide des autorités provinciales et les cris d’alarme des organisations humanitaires : sa politique d’obstruction a toutes les apparences d’une entreprise criminelle. C’est ainsi qu’a été vendue, pour obtenir des dollars, une grande partie des réserves de grain constituées depuis la famine de 1984-85 pour prévenir une nouvelle catastrophe. C’est ainsi qu’a été institué, pour encadrer la pénurie, le monopole des banques islamiques sur le commerce des céréales. C’est ainsi qu’a été imposée, pour favoriser les « bons » affamés, la présence d’organisations islamistes dans la distribution des secours. Nul doute que le régime essaye de profiter de la dégradation de la situation alimentaire pour resserrer son emprise sur le pays.
L’ espace humanitaire, au Soudan, se rétrécit comme peau de chagrin. Les pays donateurs en tirent leurs conclusions et répugnent à poursuivre leur aide à ce régime aberrant. La communauté internationale, pourtant ne peut abandonner à leur sort des millions de Soudanais. L’idée selon laquelle un Etat ne peut se désintéresser de ses ressortissants a pour corollaire une obligation morale envers les populations en détresse par delà les régimes et les frontières. Cette exigence de solidarité s’impose désormais à tous.
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La liberté de la presse contre la famine
La lettre de Reporters Sans Frontières, avril 1993
par François Jean
Il n'y a pas de famine dans un pays démocratique jouissant d'une presse libre, affirme François Jean de Médecins Sans Frontières. Démonstration.
En 20 ans d'intervention dans des situations de crises, nous avons pu nous convaincre de l'importance primordiale des médias. Importance des médias internationaux bien sûr, sans lesquels nous ne pourrions obtenir ni le soutien de l'opinion publique, ni celui de la communauté internationale. Importance surtout des médias nationaux dont le rôle est souvent sous-estimé mais qui est plus crucial encore puisqu'il intervient sur la processus même des crises, soit pour les aggraver, soit pour les prévenir ou les limiter.
Les méfaits d'une presse aux ordres
Il n'est pas besoin de rappeler l'impact que peut avoir une presse aux ordres, une presse de propagande dans la formation et l'exacerbation des conflits; la Yougoslavie en offre, depuis deux ans, un exemple effrayant. Je voudrais, en revanche et très brièvement, souligner le rôle fondamental que peut jouer une presse libre et pluraliste dans la prévention et la résolution des crises auxquelles nous sommes confrontés.
A l'heure où le mot prévention est à l'honneur dans les enceintes internationales, il me semble important de rappeler que celle-ci ne se réduit pas à la diplomatie préventive ou à l'intervention rapide des casques bleus ou des agences d'aide: les acteurs locaux - au premier rang desquels la presse - ont un rôle essentiel à jouer pour éviter le pire. Prenons l'exemple de la famine.
Aborder le thème "famine et liberté de presse" ne va pas de soi tant le célèbre aphorisme de Berthold Brecht "la bouffe d'abord, l'éthique ensuite" résume l'opinion dominante sur le sujet. Et à première vue, cet ordre de priorité paraît fondé: dans des situations où la survie de milliers d'hommes est menacée, l'éthique et la liberté peuvent sembler moins vitales que la nourriture.
Cependant, cette idée simple, qui semble relever du plus élémentaire bon sens, est moins évidente qu'il n'y paraît. Elle résiste mal à l'analyse des grandes famines de ce siècle.
Les famines hécatombes, celles qui menacent des millions d'hommes et les fauchent par centaines de milliers, ne sont fort heureusement pas le lot commun des pays en développement. Elles ne doivent pas être confondues avec la malnutrition qui touche les groupes sociaux les plus démunis dans certaines régions particulièrement vulnérables. Les famines ne sont pas des phénomènes chroniques, ce sont des événements exceptionnels clairement définis dans l'espace et dans le temps. Ces grandes tragédies, qui font basculer des sociétés toutes entières dans le no man's de la faim, ne sont pas dues aux seuls facteurs climatiques. La sécheresse ne provoque de famine que si les populations menacées ne sont pas secourues à temps. La famine en effet n'est ni une fatalité, ni une surprise.
Affamer de façon délibérée
La famine ne tombe pas du ciel. Contrairement aux tremblements de terre, éruptions volcaniques et autres calamités naturelles, elle est prévisible des semaines voire des mois à l'avance: le niveau des pluies, l'état des cultures et des récoltes, le prix des céréales sur les marchés ruraux sont autant de signes annonciateurs de la catastrophe. Le temps n'est plus où les populations menacées n'avaient de secours à attendre de personne. Avec la sophistication des instruments de prévision et le renforcement des appareils d'Etat, les gouvernements, même les plus démunis, ont à présent la possibilité d'intervenir pour enrayer toute dégradation brutale de la situation, ne serait-ce qu'en mobilisant l'aide internationale. S'ils ne le font pas, c'est par indifférence, incurie, voire même de propos délibéré.
Les évolutions respectives du Kenya et de l'Ethiopie en 1984-1985 sont de ce point de vue éclairantes. Ces deux pays relativement similaires par leur configuration géographique, leur potentiel agricole, leurs conditions pluviométriques…furent frappés par une grave sécheresse qui se traduisit, en 1984, par un déficit alimentaire comparable. Pourtant le Kenya sortit sans dommages majeurs de cette phase difficile alors que l'Ethiopie sombrait dans un désastre sans précédent.
Le "non-événement" kenyan passa bien sûr inaperçu et personne ne s'interrogea sur cette étrange famine qui épargnait le Kenya pour mieux frapper l'Ethiopie. Nul prodige cependant dans le "miracle" kenyan, la seule reconnaissance précoce - et publique - de la menace et la volonté politique d'éviter la catastrophe suffirent. En conséquence le problème ne se transforma jamais en crise: il fut traité comme une priorité par les structures existantes. Les vivres, importées dès les premiers mois de 1984, furent régulièrement acheminées dans les villages par les canaux commerciaux normaux et les paysans purent retourner à leurs champs aux premières pluies.
Quand il est trop tard…
En Ethiopie, au contraire, les systèmes d'alerte sophistiqués, les comités d'experts en calamités naturelles et autres énormes machineries d'urgence n'ont pu compenser des mois d'indifférence et de dissimulation. Durant près d'un an, en effet, le gouvernement éthiopien a délibérément caché la gravité de la situation en interdisant à la presse nationale d'enquêter dans le nord du pays. Il faudra attendre le mois d'octobre 1984 pour que la "sécheresse" soit enfin reconnue officiellement et pour que des journalistes soient autorisés à filmer, sous surveillance, les cohortes d'affamés échoués dans les centres de distribution.
Ces images, on le sait, suscitèrent une émotion considérable et déclenchèrent la plus grande opération de secours jamais réalisée. Mais il était trop tard: des centaines de milliers de paysans avaient quitté leur village et s'étaient mis à migrer en quête de nourriture. La situation avait déjà basculé. Des centaines de milliers de personnes sont mortes qui auraient pu être sauvées si le régime du colonel Mengistu n'avait imposé le black-out sur la situation dans les campagnes.
L'Ethiopie n'est malheureusement pas un cas isolé. Partout la famine ne peut se développer qu'à la faveur de l'indifférence ou de la dissimulation. Lorsque l'information circule et, plus encore lorsqu'elle est un élément constitutif d'un système pluraliste et démocratique, le gouvernement dispose non seulement d'informations pour intervenir mais encore y est-il contraint par la pression des médias et les réactions de l'opinion publique.
Bien entendu la libre circulation de l'information est un élément nécessaire mais pas toujours suffisant de la prévention des famines. On l'a vu l'an dernier au Kenya où les informations de la presse n'ont pas suffit à éviter la famine du nord-est du pays, dans la zone de peuplement somalie. La presse, et particulièrement la presse d'opposition, a bien fait état, dès le mois de juin, de la dégradation rapide de la situation nutritionnelle au nord-est mais le gouvernement n'a pas réagi pour enrayer la dégradation de la situation et, à la fin de l'été, des dizaines de milliers de personnes ont été frappées par une famine qui était parfaitement prévisible et qui aurait pu être facilement évitée.
Si elle ne l'a pas été c'est parce que les informations des médias n'ont pas suffi à provoquer des réactions dans l'opinion et l'intervention du gouvernement: le nord-est du Kenya a toujours été une région marginale et économiquement délaissée. Les populations somalies qui y vivent ont toujours été méprisées et n'ont pas beaucoup d'influence dans les processus politiques à Nairobi. En conséquence, le gouvernement, qui disposait pourtant de l'information, a pu s'abstenir de toute mobilisation en l'absence de réaction de l'opinion.
L'Inde à l'abri des famines
Le cas de l'Inde est aussi une belle illustration du rôle de l'information dans un système pluraliste. Depuis 50 ans en effet, l'Inde n'a pas connu de famine même si elle a parfois été touchée par de très graves sécheresses. Cette maîtrise des conséquences des crises climatiques n'est pas la conséquence de l'augmentation de la production agricole par habitant: en dépit des progrès spectaculaires enregistrés depuis 50 ans, la disponibilité alimentaire par habitant reste, en Inde, inférieure à ce qu'elle est en Ethiopie ou au Niger par exemple.
Les succès de l'Inde en matière de lutte contre la famine sont surtout liés à l'existence d'un système efficace de prévention et de contrôle des risques climatiques. Les éléments clés de la stratégie indienne sont une bonne capacité de prévision, une solide structure administrative et un système d'intervention basé sur la création d'emplois rémunérés et la mobilisation de stocks de sécurité. Ce système trouve son origine dans les "codes de la famine" élaborés à la fin du XIXème siècle par les autorités britanniques. Mais un système administratif aussi adapté soit-il, ne vaut que s'il est activé par une volonté politique.
On l'a vu en 1943 lors de la grande famine du Bengale: la lutte contre la famine ne fut pas, alors, considérée comme une priorité, les "codes de la famine" restèrent lettre morte et trois millions de personnes moururent de faim.
De la crédibilité des gouvernants
La principale raison pour laquelle les grandes famines ont été évitées depuis l'indépendance tient essentiellement à la nature démocratique du jeu politique indien. L'existence d'une presse indépendante et de partis d'opposition actifs oblige non seulement le gouvernement à agir, mais permet aussi de contrôler la distribution des secours aux victimes et aux plus démunis. Soumis à la pression de l'opposition, de la presse et de l'opinion publique, le gouvernement central comme les gouvernements des Etats jouent leur crédibilité sur leur capacité à faire face à la crise et à procéder aux redistributions nécessaires.
Le "Grand Bond en avant" chinois fournit un utile contrepoint à l'expérience indienne. Entre 1958 et 1961 le délire productiviste du "grand bond en avant" se traduisit par une famine de grande ampleur qui fit près de 30 millions de morts. Ce qui est remarquable c'est qu'une famine de cette amplitude ait pu se développer, durant trois ans, sans provoquer, ni de révision des politiques économiques, ni le lancement d'opérations de secours, ni même de reconnaissance de l'existence de la famine.
Partout, l'application du slogan "plus, plus vite, et plus économiquement dans tous les domaines" a tourné à l'emballement général. Dans le climat de surenchère et de volontarisme exacerbé qui était alors celui de la Chine, les cadres du parti se sont intoxiqués mutuellement dans une débauche d'objectifs pulvérisés, de campagnes industrialisées et de moissons du siècle…pendant que le pays basculait dans la famine.
On le voit, les exemples de l'Ethiopie, du Kenya et de l'Inde montrent que la liberté de la presse est un élément déterminant de ces "non événements" que sont les famines évitées.
Comme le souligne le professeur Amartya Sen, "on a rarement vu de famine dans un pays jouissant d'une presse libre et active".
Démocratie et développement
A l'heure où l'on parle de plus en plus de prévention des crises, cette leçon, vaut je crois, d'être méditée notamment par les grands donateurs qui, comme la Communauté Européenne, cherchent à remédier aux crises alimentaires. Et il apparaît qu'un soutien actif au processus de démocratisation et au développement d'une presse libre et pluraliste peut avoir plus d'effet dans la prévention des famines que le financement de satellites d'observation, de systèmes d'alertes précoces ou d'énormes machineries d'aide d'urgence.
Cette contribution a été présentée lors du colloque "Médias et démocratisation en Afrique" organisé à Bruxelles du 2 au 5 mars 1993, à l'initiative de la Commission des Communautés européennes et de Reporters sans frontières.
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Corée du Nord : un pays suicidé
La Vie, 8/10/1998
Propos recueillis par Marie Chaud
La semaine dernière, l'ONG a quitté la Corée du Nord, pays totalitaire où sévit une "famine politique". MSF a d'abord travaillé là-bas pendant six mois, en 1995. A l'époque elle était la première et la seule ONG étrangère à disposer d'équipes en permanence sur ce territoire. Encore, il y eut une interruption, en raison de la difficulté à accéder aux populations. Déjà, en juillet 1997, MSF a pu retourner sur place, ainsi que six ou sept autres ONG européennes jusqu'à ces dernières semaines, Médecins Sans Frontières a maintenu une présence dans la capitale et dans quatre provinces, donc treize personnes au total. Son programme de distribution de médicaments et de matériel médical représentait dix millions de dollars sur une année: un volume très important.
Pour quelles raisons vous retirez-vous du pays aujourd'hui?
- Disons que nous avons été poussés et contraints au départ. Le renouvellement de notre programme était soumis à des négociations qui ont débouché sur une impasse. En tant qu'acteur humanitaire, MSF demandait l'accès aux populations - car nos équipes sur place n'étaient libres ni de leurs mouvements ni de leurs contacts. Les visites aux hôpitaux et aux dispensaires donnaient lieu à des mises en scène bien réglées…Dans un pays où tout est considéré comme secret d'Etat, il était même difficile de jeter un coup d'œil sur les registres des patients! Nous souhaitions donc évaluer nous-mêmes la situation nutritionnelle, pour adapter notre programme aux besoins des gens. Enfin, MSF a exigé de pouvoir contrôler la distribution de son assistance, afin de s'assurer qu'elle bénéficie effectivement aux plus vulnérables. Le gouvernement nord-coréen a fait la sourde oreille.
En revanche, il nous a demandé de fournir une aide à la relance de l'industrie pharmaceutique nationale, sous forme de matières premières. Or le souci de notre organisation humanitaire n'est pas de soutenir le régime en place, ni tel ou tel secteur de l'économie, mais de pouvoir aider les populations en danger.
Quelles preuves avez-vous de la manipulation de l'aide humanitaire en Corée du Nord?
- Depuis l'expérience du Cambodge à la fin des années 70, nous savons que la meilleure manière de se faire une idée sur la situation réelle de ces pays opaques et isolés du monde consiste à rencontrer ceux qui les ont fuis. Lors de deux enquêtes menées en Chine, près de la frontière nord-coréenne, en avril puis en juillet dernier, MSF a pu recueillir des témoignages éloquents auprès des réfugiés. Certes ceux-ci ne sont pas représentatifs de l'ensemble de la population nord-coréenne: ils proviennent des différentes catégories de laissés-pour-compte. Ces migrants disent tous ne plus bénéficier des distributions depuis plusieurs années. Ils se sont retrouvés livrés à eux-mêmes dans un pays où en règle générale, il n'existe pas de marchés ni de système de prix: toutes les ressources - et a fortiori l'aide internationale - sont allouées par un système centralisé qui fournit aux uns et aux autres la nourriture, les vêtements, etc. Et les distributions sont effectuées en fonction de critères qui renvoient essentiellement à la loyauté politique et à l'utilité économique et sociale des gens. Les témoignages reflétaient la réalité d'une famine certes très spécifique, différente de tout ce qu'on a pu connaître ailleurs mais une famine quand même : une situation dramatique où des centaines de milliers de gens sont déjà morts de faim, ou de maladies relatives à leur affaiblissement.
En quoi cette famine est-elle tout à fait particulière?
- Elle n'est pas liée à une situation de conflit - comme au Soudan. Même si l'économie nord-coréenne est très militarisée, avec une armée qui engloutit 25% du PNB. Cette famine n'est pas non plus la résultante directe d'une entreprise forcenée de transformation sociale - telle la collectivisation dans l'Ukraine de 1932 ou l'industrialisation dans la Chine du "Grand Bond en avant", en 1959. C'est une famine structurelle qui intervient dans un régime stable et consolidé, dans une société majoritairement urbaine et industrielle, même si l'industrie est en plein effondrement. Les gens qui souffrent le plus sont précisément les habitants des villes qui travaillent pour des entreprises en décrépitude, ni liées à l'armée ni susceptibles de rapporter des devises. La population de la capitale - qui regroupe membres du parti et cadres du régime - fait exception.
Une polémique vous oppose aux agences de l'ONU - le Programme alimentaire mondial et l'Unicef - qui déclarent ne pas rencontrer de problème dans la distribution de leur aide. Pourquoi?
- Les Nations unies se sont effectivement battues pour améliorer leur accès géographique à un plus grand nombre de régions. Mais leurs agences peuvent-elles assurer une réelle supervision de la distribution jusqu'aux familles dans le besoin? Permettez-moi d'en douter très fort! Derrière ces agences se profilent les pays donateurs, Etats-Unis en tête. L'aide est aussi l'un des instruments d'une politique plus large "d'engagement constructif", visant à éviter un effondrement du régime qui poserait alors des problèmes économiques et stratégiques. Ces préoccupations ne sont pas celles des acteurs humanitaires comme MSF. Notre seul objectif est d'apporter l'aide aux plus démunis. Pour élargir notre marge de manœuvre, nous sommes amenés à user de compromis avec les pouvoirs politiques. Mais nous refusons les compromissions…En Corée du Nord, il est clair, aujourd'hui qu'il n'existe pas d'espace humanitaire.
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Corée du Nord : un régime de famine
Esprit, février 1999
par François Jean
Au printemps 1995, quelques mois après la fin de la crise ouverte par la menace de Pyongyang de se retirer du traité de non-prolifération nucléaire, la Corée du Nord revenait au premier plan de l'actualité en lançant un appel à l'aide alimentaire. Le monde incrédule découvrait alors que ce pays fermé, sur le point de se doter de l'arme nucléaire et de missiles à longue portée, était aussi un pays exsangue, incapable de nourrir sa population et dépendant de l'aide internationale pour sa survie. Depuis quatre ans, la Corée du Nord est sous perfusion internationale : l'urgence alimentaire, présentée officiellement comme la conséquence des inondations de 1995 et 1996, puis de la sécheresse en 1997, a entraîné la mise en oeuvre de l'un des plus importants programmes d'assistance alimentaire financés par la communauté internationale au cours de la dernière décennie.
Depuis quatre ans, les rares organisations humanitaires autorisées à travailler en Corée du Nord s'interrogent sur l'ampleur de la crise. Certaines parlent de déficit alimentaire aigu, d'autres évoquent une situation de famine qui aurait provoqué, selon les estimations, entre plusieurs centaines de milliers et plus de trois millions de morts au cours des dernières années. Une telle incertitude renvoie bien évidemment à l'opacité du pays : le régime a certes levé un coin du voile par son appel à l'aide internationale mais il continue d'occulter la gravité de la situation. Dans ce pays isolé du monde et enfermé dans son complexe obsidional, toutes les données économiques et sociales, jusqu'aux registres de patients dans les hôpitaux, sont considérées comme un secret d'État. Par ailleurs, les quelques organisations humanitaires présentes dans le pays sont soumises à un strict contrôle et sont dans l'incapacité d'évaluer librement la situation. Elles peuvent, occasionnellement, constater des cas de malnutrition aiguë mais ne peuvent observer que ce que le régime laisse à voir.
Cependant, par-delà les difficultés d'évaluation, les interrogations sur l'ampleur de la crise reflètent essentiellement un problème de compréhension du processus de famine en Corée du Nord.
Une famine atypique
La famine est sans doute l'une des facettes les plus méconnues de l'histoire contemporaine : face à la guerre, profondément ancrée dans l'imaginaire occidental comme le symbole du malheur, la famine n'effleure les consciences que par intermittence. Les images d'enfants affamés font le tour des télévisions de la planète avant d'être emportées dans le cycle de l'actualité. Toute réflexion paraît superflue dans cette confrontation intempestive avec la détresse absolue : face aux milliers d'ouvrages consacrés aux conflits, on aurait peine à recenser quelques livres sur les famines, pour la plupart connus des seuls spécialistes. Cette ignorance est d'autant plus grave qu'elle occulte les leçons de l'histoire et nous condamne à ne pas voir ou à ne pas comprendre les famines d'aujourd'hui. C'est ainsi qu'il y a vingt-cinq ans les famines se nouaient sous le regard incrédule de téléspectateurs affligés pour l'occasion de lunettes météorologiques. Depuis, et avec un temps de retard, l'Éthiopie nous a dessillés.François Jean, Ethiopie, du bon usage de la famine, Médecins Sans Frontières, 1986. Mais l'idée, fort juste, que les famines modernes résultent fréquemment des effets conjugués de la sécheresse et de la guerre n'épuise pas la question : les références insistantes à l'"arme de la faim" nous polarisent aujourd'hui sur les pays en conflit, au risque d'occulter d'autres famines encore. Des "caprices du ciel" aux "ravages de la guerre", la famine se dérobe sous les clichés du moment. Depuis quelques années, la Somalie ou le Soudan sont devenus les figures emblématiques de la famine. A cette aune, il n’y aurait pas de famine en Corée du Nord, cette dernière ne pouvant présenter aucune des images intuitivement associées à une telle tragédie. Étrange famine, en effet, qui ne provoque ni migrations massives de populations ni concentrations d'affamés autour de centres de distribution et qui ne semble entraîner ni destructuration de la société rurale ni déstabilisation du pouvoir politique.
Une telle situation n'est pourtant pas sans précédent; elle caractérise, au contraire les plus grandes famines de ce siècle. Ainsi, en Ukraine, en 1933, six millions de personnes périrent en silence dans ce grenier à blé d'Europe orientale hermétiquement scellé par des cordons de miliciens.Robert Conquest, The harvest of sorrow, Oxford University Press, 1986. De même, la famine emporta, de 1959 à 1961, trente millions de personnes dans les campagnes chinoises avant que les migrations d'affamés vers les villes ne contraignent Mao à en rabattre dans l'emballement idéologique du Grand bond en avant.Jasper Becker, Hungry Ghosts, John Murray, 1996. (Édition française : La grande famine de Mao, Dagorno, 1998). Dans les deux cas, un strict contrôle de la population et de l'information permit aux autorités politiques de rassurer durablement une opinion internationale qui aurait pu être ébranlée par les témoignages des réfugiés. C'est ainsi qu'Édouard Herriot, en Ukraine, ou François Mitterrand, en Chine, se crurent autorisés, à l'issue de mises en scène habilement orchestrées, à démentir l'existence d'une famine. Aussi faudra-t-il attendre l'après-guerre et son flot de réfugiés, la déstalinisation et ses demi-vérités pour que l'hécatombe ukrainienne apparaisse dans toute son ampleur. De même, les craintes des plus lucides des China watchers sur le bilan des "années noires" ne seront confirmées que vingt ans plus tard, lors de la diffusion d'informations inédites sur l'évolution démographique de la Chine. La Corée du Nord n'est pas le premier pays qui parvienne à traverser une famine dans un scepticisme de bon aloi. N'étaient les témoignages de réfugiés et le questionnement de ceux qui ont approché la réalité nord-coréenne, on pourrait douter que quiconque meure de faim au royaume de l'autosuffisance.
Mais la référence à l'Ukraine des années trente ou à la Chine du Grand bond en avant est également trompeuse. Par-delà les fausses évidences, la famine en Corée du Nord possède des caractéristiques qui la différencient de toutes les famines modernes.
Tout d'abord, la famine en Corée du Nord n'est pas, contrairement à la plupart des famines du XXe siècle, liée à une situation de conflit. La Corée du Nord est certes toujours techniquement en guerre contre les forces des Nations unies mais un armistice a été conclu en 1953 et la famine n'est pas, comme ce fut le cas en Somalie ou au Soudan, la conséquence d'un conflit et de son cortège de dévastations. Il n'en reste pas moins que cette guerre suspendue est un facteur clé de la dégradation de la situation en ce qu'elle influe fortement sur la définition des priorités et l'allocation des ressources : la Corée du Nord consacre plus du quart de son PNB à la défense, entretient une armée de plus d'un million d'hommes et, de tunnels en stocks stratégiques, d'aciéries en facilités spéciales, organise, depuis 45 ans, une économie inefficace mais tournée vers la réunification du pays par des moyens militaires. Cette mobilisation permanente face à un conflit imminent est un élément consubstantiel de la légitimité du régime. La Corée du Nord ne semble pouvoir exister qu'encerclée par un monde hostile. Cet isolationnisme est l'un des principaux facteurs de l'impasse dans laquelle se trouve le pays.
Contrairement aux autres famines communistes, la famine en Corée du Nord n'est pas la conséquence d'une entreprise accélérée de transformation sociale. Les déficits alimentaires aigus survenus en Mongolie, au début des années trente, au Vietnam en 1955-56 ou au Cambodge en 1977-79 et, surtout, les famines de grande ampleur qui ont ravagé l'Ukraine, le Kazakhstan et la Chine ont été la conséquence directe d'un changement radical du statut de la terre et d'un alourdissement brutal des ponctions opérées par l'État sur la paysannerie.François Jean, "Famine et idéologie", Commentaire, Vol. 11, N° 42, Été 1988 La tragédie ukrainienne marqua le couronnement d'une politique de collectivisation et de réquisition visant à éliminer les paysans et les Ukrainiens, et à assujettir définitivement les survivants au pouvoir de l'État et du Parti. De même, le drame des "années noires", qui non seulement frappa toutes les parties de la Chine mais le fit trois ans durant, fait sans précédent, fut directement lié à la frénésie productiviste et à la surenchère idéologique du Grand bond en avant. Rien de semblable en Corée du Nord où la famine survient dans un régime stable, fermement établi au pouvoir depuis un demi-siècle et qui ne s'est pas engagé dans un changement radical au cours des dernières années. Le fait que la crise actuelle ne puisse être attribuée à des décisions politiques récentes ne facilite d'ailleurs pas la recherche de solutions : le problème est d'ordre structurel.
Enfin, contrairement aux autres famines de ce siècle, et notamment aux famines d'URSS et de Chine, qui touchèrent des sociétés essentiellement rurales, la famine en Corée du Nord affecte un pays dont la population est majoritairement urbaine et dont l'économie est largement fondée sur l'industrie lourde.Nicholas Eberstadt, "North Korea as an Economy under Multiple Severe Stresses : Analogies and Lessons from Past and Recent Historical Experience", Communist Economies & Economic Transformation, Vol. 9, N° 2, 1997.. Cette situation limite en même temps la capacité, pour la population, à se réfugier dans l'autosubsistance et la possibilité, pour le régime, d'extraire du monde rural les ressources nécessaires à la survie des populations urbaines. Les citadins n'ont pas la possibilité de planter du riz sur leur balcon et sont, depuis trois générations, totalement dépendants des ressources (nourriture, vêtements, etc.) distribuées par l'État. Mais l'État ne peut extorquer aux paysans plus qu'ils ne peuvent produire, à moins de les faire basculer dans la famine et d'hypothéquer les récoltes à venir. Dans ce contexte, il n'est pas de solutions simples, le problème est systémique : il renvoie aux déficiences de l'économie nord-coréenne qui est aujourd'hui en faillite.
Une pénurie chronique
Toute tentative d'analyse de la situation en Corée du Nord butte d'emblée sur l'absence de données. Depuis le début des années soixante, le pays est soumis à un blackout statistique sans équivalent dans l'histoire contemporaine, à tel point que l'Albanie d'Enver Hoxja aurait pu, par comparaison, passer pour un modèle de transparence. Aussi la plupart des observateurs sont-ils contraints de raisonner à partir des données publiées - sur la base des estimations des services de renseignements et à l'issue d'arbitrages politiques à Séoul -par la Banque de Corée. D'autres, plus persévérants, cherchent à comprendre les évolutions économiques de la Corée du Nord à travers une analyse raisonnée de ses échanges internationaux, qu'ils tentent de reconstituer à partir des données publiées par ses principaux partenaires commerciaux.Nicholas Eberstadt, "The DPRK's international trade in capital goods, 1970-1995 : indications from "Mirror Statistics", The Journal of East Asian Affairs, Vol. XII, N° 1, Winter/Spring 1998.
Dans le domaine agricole également, ce culte du secret s'est traduit par de longues apnées statistiques dans les années soixante, le début des années soixante-dix et la fin des années quatre-vingt. Les rares données publiées, à l'occasion des discours du Nouvel An ou à la fin des plans septennaux, ressemblent à une célébration en fanfare des avancées de l'agriculture socialiste, avant que l'ampleur du marasme, exacerbé par la fin de l'aide des pays frères, ne contraigne le régime à lever un coin du voile sur les déficits agricoles pour en appeler à l'aide internationale. C'est ainsi que la production de céréales se serait envolée - de 1,9 million de tonnes en 1946 à 4,8 millions de tonnes en 1961, 7 millions de tonnes en 1974, 10 millions de tonnes en 1984 et de nouveau en 1993 ... avant de s'écrouler à 3,76 millions de tonnes en 1995, année du premier appel à l'aide internationale.Philip Wonhyuk Lim, "North Korea Food Crisis", Korea and World Affairs, Vol. 21, Winter 1997 ; Kim Woon Keun, "The Food Crisis in North Korea : Background and Prospects, East Asian Review, Vol. VIII, N° 4, Winter 1996.
Cette évolution provoque deux impressions et suggère une interrogation. La première impression est que le discours du régime a quelque chose à voir avec la réalité : il renvoie à la courbe en cloche de l'évolution économique du pays, faite de premiers succès fondés sur une mobilisation extensive des ressources et de revers plus ou moins rapides liés à une politique autarcique et à des blocages structurels. La deuxième impression est que la cloche est sans doute plus écrasée qu'annoncé et a amorcé sa décroissance dès la seconde moitié des années quatre-vingt. A l'évidence cette série statistique ressort plus de la propagande politique que de l'information économique. Et la propagande, en Corée du Nord, est à ce point omniprésente qu'elle finit par fournir des clés d'interprétation. C'est ainsi que le recyclage appuyé du vieux slogan des années soixante, "le riz, c'est le socialisme" (transformé, vingt ans après, en "le riz c'est le communisme"), la promesse, récurrente dans les discours du Nouvel An, de la poule au pot coréenne (le riz et la soupe de viande) ainsi que le lancement, en 1991, en pleine période d'opulence statistique, de la campagne "ne mangeons que deux repas par jour", permettait de douter, dès le début des années quatre-vingt-dix, de la réussite affichée dans les discours officiels.
La question, enfin, est de savoir si cette exagération est essentiellement destinée à la consommation extérieure ou participe d'un processus d'auto-intoxication. Là encore, les prêches du grand leader apportent, parfois, un éclairage inattendu sur une réalité masquée par une atmosphère de surenchère où grands et petits cadres s'intoxiquent mutuellement dans une débauche d'objectifs pulvérisés, de quotas dépassés et de récoltes records : dans un discours de 1974 devant des cadres agricoles, Kim Il-Sung fustigeait les rapports exagérés des responsables de coopératives.Discours du 31 mars 1975 aux responsables agricoles de la province de Pyongan-sud, in Kim Il-Sung, Jojakjib (Oeuvres), Vol. 30, 1987, cité par Hy-Sang Lee, "Supply and Demand for Grains in North Korea", Korea and World Affairs, 1994. En Corée du Nord, le statut et l'existence sociale dépendent de la réalisation des quotas de production fixés par le niveau supérieur. Un tel système génère une tendance intrinsèque à l'exagération à chaque échelon, a fortiori dans un contexte marqué par d'incessantes campagnes de mobilisation. Malgré, ou plutôt à cause de l'activisme ambiant et du productivisme triomphant, on peut douter que la Corée du Nord ait jamais produit 10 millions de tonnes de céréales : pour la fin des années quatre-vingt, les estimations varient entre 5 et 7 millions de tonnes et, pour le début des années quatre-vingt-dix, entre 4 et 5 millions de tonnes.Heather Smith, "North Korea : how much reforms and whose characteristics?", Brookings dicussion papers, N° 133, juillet 1997.
Compte tenu de ce que l'on sait des évolutions démographiques du pays et des rations - spartiates - allouées par l'État à la population, il y a tout lieu de penser qu'au tournant des années quatre-vingt-dix, la production agricole n'a plus fait face aux besoins de la population tels que définis par le régime. La dégradation semble avoir été rapide : en 1991, le déficit était sans doute déjà de l'ordre du million de tonnes ; il n'a ensuite cessé de se creuser pour atteindre, bon an mal an, plus de 2 millions de tonnes par an dans la période, mieux connue du fait de l'appel à l'aide internationale, du milieu des années quatre-vingt-dix. Dans un premier temps, les rations ont été réduites, puis l'obsession de Kim Il-Sung pour le stockage des vivres en prévision d'une guerre imminente a permis de puiser dans les réserves, puis le régime a élargi ses pratiques de mendicité aux pays "impérialistes" et a fait appel à l'aide internationale. Si l'on suit cette tentative de reconstitution, il apparaît, en tout cas, que le problème alimentaire de la Corée du Nord est bien antérieur aux inondations de 1995 ; il s'est construit au fil du temps et renvoie aux politiques mises en oeuvre depuis cinquante ans.
Une économie en faillite
La Corée du Nord n'est pas un pays propice à l'agriculture : pays montagneux situé à une latitude septentrionale, il ne bénéficie que d'une courte saison agricole et ne compte que deux millions d'hectares de terres cultivables, dont 1,5 million voués aux céréales, moitié au riz, moitié au maïs depuis la collectivisation. Aux contraintes naturelles s'ajoutent les déficiences caractéristiques des économies planifiées à agriculture collective : mauvaise allocation des ressources, inefficacité du système de distribution et, surtout, absence de cadre incitatif pour les paysans regroupés, depuis 1958, dans des fermes d'État et des coopératives de production. Pour pallier le manque d'incitations économiques, le régime s'appuie sur la mobilisation idéologique et l'agriculture scientifique.
Même si le "mouvement Chollima","Cheval volant", version nord-coréenne du Grand Bond en avant. à la fin des années cinquante, ou les "équipes des trois révolutions",Ce mouvement, visant à renforcer l'ardeur révolutionnaire en bousculant la bureaucratie par l'envoi sur le terrain de cadres et d'étudiants, s'apparente à la révolution culturelle chinoise. Son lancement, en 1973 sous la houlette de Kim Jong-Il, marqua l'avènement du fils de Kim Il-Sung comme successeur désigné du Grand leader. lancées sur les campagnes depuis 1973, ne semblent pas avoir entraîné l'emballement frénétique et la radicalisation dramatique du Grand bond en avant ou de la Révolution culturelle en Chine, les Coréens du Nord sont soumis, depuis un demi-siècle, à une mobilisation idéologique d'une intensité rarement égalée sur longue période. Depuis le lancement, en 1960, de la "méthode Chongsanri", qui prône l'endoctrinement intensif et individuel des paysans par les cadres locaux, l'objectif est d'augmenter la production agricole et d'atteindre l'autosuffisance alimentaire en transformant le paysan individualiste, "arriéré", "démuni de conscience sociale", en travailleur modèle. Le cadre théorique de ces trois révolutions - idéologique, technologique et culturelle - est établi par les "Thèses rurales" énoncées par Kim Il-Sung en 1964 tandis que l'application pratique découle des conseils improvisés distillés par le Grand leader au fil de ses innombrables visites de terrain.
Ce corpus d'enseignement, la "méthode de culture Juché", où repose la quintessence de l'omniscience du Président éternel, est un abécédaire du scientisme et du stakhanovisme. C'est ainsi que Kim Il-Sung s'est fait l'apôtre d'une pratique dérivée des théories de Lyssenko, qui connut dans la Chine du Grand bond en avant un succès aussi large que le désastre qui s'ensuivit. En vertu de l'idée selon laquelle les plantes d'une même espèce n'ont, en l'absence de toute contradiction de classe, aucune raison de se battre pour la lumière ou les nutriments, les membres des coopératives agricoles furent contraints de pratiquer des semis à haute densité. De même, Le Grand leader s'est fait le promoteur du repiquage du maïs, une méthode qui est assurément une trouvaille dans ce pays aux hivers longs et rigoureux, mais qui requiert l'envoi de main-d’œuvre à la campagne aux moments clés du calendrier agricole. A cet égard, il n'est pas étonnant que la Corée du Nord ait l'exclusivité de cette pratique culturale qui suppose une mobilisation intensive de la force de travail, un domaine dans lequel ce pays n'a pas d'égal avec un taux d'activité de plus de 70%, équivalent à celui de la Chine de la fin de l'ère maoïste. Enfin, la fascination de Kim Il-Sung pour les cultures en terrasses et l'obsession d'une extension des surfaces cultivées ont conduit à d'énormes travaux de terrassement et, surtout, à une déforestation des montagnes qui compte pour beaucoup dans l'extrême vulnérabilité du pays aux inondations.
Pourtant, en dehors des conséquences de la déforestation, les directives du Grand leader n'ont pas suffi à conduire le pays au désastre. Au contraire, la Corée du Nord semble avoir évité la plupart des échecs auxquels ont été confrontés les autres régimes communistes dans les premières étapes de leur course effrénée vers l'agriculture socialiste : pour ce que l'on en sait, la collectivisation éclair des campagnes, entre 1954 et 1958, sur les décombres de la guerre de Corée, ne s'est pas traduite comme en URSS ou au Vietnam par un effondrement de l'économie rurale ; de même, la Corée du Nord paraît avoir été épargnée par les sursauts volontaristes de la Chine maoïste où la ferveur révolutionnaire était censée pallier l'absence de préparation, de capitaux et de compétences. La Corée du Nord semble avoir poursuivi sans embardée notoire son avancée vers l'agriculture scientifique, au travers d'une "révolution technologique" fondée sur les quatre piliers de l'irrigation, de l'électrification, de la mécanisation et de la "chimicalisation".
Cette quête de l'autosuffisance par la modernisation des campagnes et l'industrialisation de l'agriculture s'est poursuivie presque "classiquement", au fil des plans septennaux, dans une belle envolée de villages électrifiés et de terres irriguées, de tonnes d'engrais à l'hectare et de tracteurs par centaine d'hectares. Mais les premiers succès ont vite buté sur les rigidités d'une économie centralisée à l'extrême où les décisions d'investissement sont décrétées par le pouvoir. Dans un système où le Grand leader se mêle littéralement de tout, depuis la décision de remplacer les compresseurs d'une usine d'engrais, jusqu'à celle de développer tel type de semence améliorée ou telle technologie sophistiquée de gazéification de l'anthracite, les décisions d'allocation de ressources suivent des itinéraires tortueux, au fil des visites d'usines ou de coopératives. De surcroît, le carcan de l'autosuffisance a conduit à une manipulation de la pénurie et à des arbitrages permanents entre l'agriculture et l'industrie, l'économie et l'armée, en fonction du contexte du moment : croissance et militarisation dans les années soixante et soixante-dix, stagnation dans les années quatre-vingt, effondrement depuis. C'est ainsi qu'une usine de tracteurs s'est mise à produire des chars de combat à la fin des années soixante, puis des tracteurs pour l'exportation à la fin des années soixante-dix, puis, sans doute, rien de plus que des pièces détachées ou du métal usagé.
Le développement de cette agriculture industrielle, grosse consommatrice d'intrants et, surtout, d'énergie, pour les usines d'engrais, les stations de pompage ou les machines agricoles, est étroitement lié aux évolutions économiques du pays. Dans une économie moderne et complexe - et l'économie nord-coréenne l'est assurément - les difficultés rencontrées dans un secteur ont des répercussions sur l'ensemble de l'activité économique.
À cet égard, le développement agricole s'est vite trouvé contraint par l'incapacité de l'économie nord-coréenne à générer, par des exportations, les devises nécessaires à l'achat des matières premières, des biens d'équipement et de l'énergie nécessaires à son fonctionnement. Jusqu'à la fin des années quatre-vingt, les échanges privilégiés avec le bloc soviétique réussirent à occulter les faiblesses intrinsèques de cette économie autarcique avant que la remise en cause des clauses préférentielles, puis l'écroulement de l'URSS viennent dissiper le mirage de l'autosuffisance nord-coréenne : entre 1989 et 1992, les importations de pétrole en provenance d'URSS chutèrent de 500 000 à 30 000 tonnes.
La fin de l'aide des pays frères a déstabilisé l'industrie, les transports et, par une sorte de cercle vicieux, toute l'économie du pays, désormais incapable de produire la richesse requise pour importer les produits nécessaires à son fonctionnement et à l'approvisionnement de la population. La crise alimentaire dans laquelle se débat la Corée du Nord n'est pas fondamentalement liée à l'agriculture qui, malgré un cadre politique décourageant, a tiré un assez bon parti d'un milieu naturel peu favorable à l'autosuffisance ; elle est, en dernier ressort, la conséquence d'une crise de l'énergie et, surtout, d'une pénurie de devises.
Quand l'autosuffisance alimentaire mène à la famine
L'analyse des échanges internationaux de la Corée du Nord confirme la précarité de toujours et la dégradation récente de la situation. Dans un système où le commerce extérieur est considéré comme un mal nécessaire, le volume des échanges internationaux n'a cessé de s'amenuiser pour ne plus représenter, en 1994, qu'une part dérisoire, la plus faible du monde, de l'ordre de 10%, du PNB estimé.Young Namkoong, "Trends and Prospects of the North Korean Economy", Korea and World Affairs, Vol. 20, N° 2, Summer 1996. Par ailleurs, ces échanges sont concentrés sur un petit nombre de partenaires, ce qui reflète bien sûr l'isolement du pays, mais aussi sa redoutable capacité à extraire de ses partenaires des conditions défiant toute concurrence et propres à décourager les exportateurs potentiels. Le régime est passé maître dans l'art de soutirer à ses amis (URSS, Chine) ou encore à ses ennemis (Japon, Corée du Sud, États-Unis) les ressources nécessaires à sa survie. C'est ainsi que Kim Il-Sung a habilement profité de la rupture sino-soviétique pour faire monter les enchères dans les années soixante, puis s'est adressé à l'Occident, le temps d'un chèque sans provision, dans les années soixante-dix, avant de développer des échanges à conditions préférentielles avec l'Union soviétique dans les années quatre-vingt. Malgré ce commerce particulier, qui s'apparente à une aide de facto, la Corée du Nord enregistre, depuis longtemps, un déficit chronique et important que n'arrivent plus, aujourd'hui, à compenser ni les exportations à prix d'amis de la Chine, ni les importations de la Corée du Sud, motivées par des raisons politiques, ni même, les transferts de devises des Coréens du Japon qui ont fortement décru au cours des dernières années.Ces transferts, longtemps estimés à plusieurs centaines de millions de dollars par an ne représentent plus aujourd'hui, selon toute probabilité, que quelques dizaines demillions de dollars par an. Voir notamment, Shim Jae Hoon, "Disillusioned Donors", Far Eastern Economic Review, 4 décembre 1997. La Corée du Nord a accumulé une dette extérieure de plus de 10 milliards de dollars, qui représente 50% de son PNB estimé, et a perdu tout crédit international. De 1972 à 1995, le déficit commercial a été, en moyenne, de près d'un demimilliard de dollars par an.
Au regard de ce déficit chronique du commerce extérieur, les échanges internationaux dans le domaine alimentaire présentent un tableau inattendu : l'alimentaire est le seul secteur dans lequel les importations et les exportations s'équilibrent entre 1972 et 1995, la Corée du Nord allant jusqu'à dégager régulièrement des excédents, même en 1995, année du premier appel à l'aide internationale. Un tel contraste, sur une période aussi longue, avec les caractéristiques générales du commerce extérieur nord-coréen n'est sans doute pas le fruit du hasard, il renvoie à des politiques délibérées. Les échanges de produits alimentaires semblent soumis à une stricte notion d'autosuffisance comptable : tout se passe comme si les autorités nord-coréennes s'étaient fixées pour règle de ne pas dépenser plus qu'elles ne gagnent dans le commerce de nourriture. Si cette interprétation était valide, la Corée du Nord aurait fait le choix politique clair de ne pas utiliser ses précieuses devises pour acheter des céréales sur le marché international, y compris dans les années difficiles.
Dans le cadre de cette ligne générale d'autosuffisance, le régime procède à un arbitrage permanent entre exportations chères et importations bon marché pour tenter de compenser un déficit alimentaire croissant. L'évolution des échanges de nourriture témoigne, en effet, de la dégradation de la situation au cours des vingt dernières années : les céréales ne représentaient plus qu'1% des exportations de produits alimentaires dans les années quatre-vingt-dix, contre 70% dans les années soixante-dix. Au fil des ans, les officiels du régime semblent avoir tenté d'obtenir une valeur nutritive maximale en échange de ce qu'ils avaient encore à vendre dans le domaine alimentaire. Nicholas Eberstadt, "Food, Energy and Transport Equipment in the DPRK Economy : Some Indications from "Mirror Statistics", Asian Survey, March 1998.C'est ainsi qu'ils ont échangé du riz à haute valeur marchande contre de la farine de blé (30% moins chère) dans les années soixante-dix, puis contre des importations à prix d'ami dans les années quatre-vingt pour compenser un déficit quantitatif croissant, puis il n'y eut plus même de maïs à exporter, même pour se procurer du maïs de mauvaise qualité... Et la Corée du Nord vend à présent des champignons et des produits de la mer, très chers, au Japon, pour acheter des biscuits ou du cognacEn 1996, en pleine période de famine, les importations de cognac et d'armagnac français ont augmenté de 780% par rapport à 1995... pour les cercles dirigeants et des céréales bon marché pour la population.
Mais le tarissement du commerce à conditions préférentielles, au milieu des années quatre-vingt-dix, a marqué les limites de cet "arbitrage calorique", qui apparaît comme le pendant externe du rationnement interne. Alors que, bon an mal an, la Corée du Nord réussissait à se procurer sur le marché international plus d'un demi-million de tonnes de céréales par an depuis le milieu des années quatre-vingt - et peut-être même depuis les années soixante, si l'on en croit certaines déclarations de Kim Il-Sung-, Hy-Sang Lee, "Supply and Demand for Grains in North Korea"..., op. cit.l'impatience croissante de la Chine, principal fournisseur de céréales de la Corée du Nord au début des années quatre-vingt-dix, allait tout à coup déstabiliser cette autosuffisance subventionnée. Après maints avertissements, la Chine, fatiguée de laisser se perpétuer des livraisons à prix d'ami s'apparentant à une aide de facto, fit sentir son déplaisir en fermant temporairement le robinet. La décision chinoise apparaît comme l'aboutissement de la volonté, énoncée par Pékin depuis le début de la décennie, et officialisée en 1993, de normaliser les échanges bilatéraux en traitant en dollars aux prix du marché international. Elle a peut-être été précipitée, si l'on en croit les explications officielles, par les mauvaises récoltes enregistrées en 1993 dans les provinces du nord-est, voisines de la Corée du Nord, en raison d'une vague de froid. Mais, elle reflète surtout l'irritation de Pékin face à un régime prompt à faire donner sa propagande contre les "révisionnistes" et autres "traitres à la cause du socialisme" ou prêt à jouer la carte nucléaire - au risque de déclencher une course aux armements susceptible de bouleverser les équilibres régionaux - pour s'ériger en interlocuteur des États-Unis. Quoiqu'il en soit, la Chine prit rapidement la mesure des conséquences potentielles d'une politique de fermeté (d'où les camps de réfugiés aménagés à la hâte aux abords de la frontière...) et elle reprit, dès 1995, ses livraisons de céréales à conditions préférentielles.L'effondrement des exportations de céréales chinoises, passées de 800 000 tonnes à 300 000 tonnes en 1994, fut sans doute le facteur déclencheur de la crise, plusieurs mois avant les inondations de l'été 1995. Et l'incapacité où se trouva subitement la Corée du Nord de compenser son déficit alimentaire structurel par des achats de céréales à bas prix enclencha la mécanique de l'aide internationale. Malgré l'ampleur du problème, la Corée du Nord ne sortit pas du carcan de l'autosuffisance : elle s'interdit d'acheter sur le marché international la nourriture nécessaire à l'approvisionnement de la population et dégagea, de nouveau, un excédent dans ses échanges de produits alimentaires en 1995.
Après avoir tiré sur ses réserves de vivres, tout au long de l'année 1994, Pyongyang lança un premier appel à l'aide, au printemps 1995 : la Corée du Sud et le Japon y répondirent généreusement, puis les Nations unies entrèrent en scène, à l'automne de la même année, à la suite de la "catastrophe naturelle". C'est ainsi qu'a été lancé l'un des plus gros programmes d'assistance alimentaire de la dernière décennie.
Politique d'engagement...
Depuis quatre ans, la Corée du Nord est dépendante de l'aide internationale. Le régime s'y est fort bien adapté. D'abord parce qu'après de nombreuses années de céréales pauvres, il importe à nouveau du riz, en grandes quantités. Ensuite parce que les échanges internationaux dans le domaine alimentaire continuent d'être équilibrés : des importations gratuites étant venues se substituer aux importations à prix d'ami, le régime peut continuer à brandir l'étendard de l'autosuffisance alimentaire... De même que le chantage nucléaire a permis à Pyongyang d'obtenir, en octobre 1994, la fourniture de deux centrales à eau légère et, dans l'attente de leur mise en service, la livraison de 500 000 tonnes de pétrole par an qui viennent utilement compenser la perte des importations soviétiques ; de même, l'aveu de ses "problèmes agricoles" lui a permis de bénéficier d'une aide considérable qui vient remplacer - ou plutôt s'ajouter, Pékin ayant repris ses livraisons - aux exportations à conditions préférentielles de la Chine. Cet aveu de faillite, pourtant sans précédent, ne constitue pas une rupture. Il s'inscrit dans la logique traditionnelle d'un régime passé maître dans l'art de souffler le chaud et le froid. De la menace nucléaire aux inondations, des aventures balistiques à la famine, la Corée du Nord ne cesse de jouer de sa capacité de nuisance, de la menace et de sa vulnérabilité, des risques d'explosion ou d'implosion, pour soutirer à ses amis et, à présent à ses ennemis, les ressources nécessaires à sa survie.
Les pays concernés, pour leur part, ont bien accueilli cet appel à l'aide et déversent depuis quatre ans des quantités sans cesse croissantes d'aide alimentaire. La principale raison de cet engagement est la peur d'une implosion. Car si chacun espère la fin prochaine de ce système totalitaire, tout le monde redoute son effondrement soudain. La crainte de l'instabilité et des mouvements de réfugiés, de l'incertitude politique et de ses implications stratégiques, de la réunification et de ses conséquences économiques est à l'horizon de toutes les réflexions. Particulièrement en Corée du Sud où le coût financier de la réunification allemande a été analysé avec d'autant plus d'inquiétude que le rapport démographique et les écarts économiques sont beaucoup plus défavorables dans le cas coréen. C'est ainsi que Séoul, Pékin, Washington et Tokyo redoutent le scénario d'un écroulement brutal du régime et d'une "réunification-catastrophe". C'est pourquoi, pour des raisons diverses, tous les pays concernés ont mis en oeuvre une politique d'"engagement constructif" visant à préserver la stabilité de la péninsule et à encourager des évolutions susceptibles de faciliter une réunification en douceur des deux Corées. Selon l'expression de l'ancien président de Corée du Sud, Kim Young Sam, qui comparait la Corée du Nord à un avion en perdition, l'objectif est d'éviter le crash et de favoriser un atterrissage en douceur ("soft landing").
L'engagement international est fondé sur le présupposé que la crise actuelle est annonciatrice d'un effondrement imminent du régime. Sans entrer dans le petit jeu des pronostics qui a saisi beaucoup d'observateurs lors de la mort de Kim Il-Sung en 1994, cette opinion est discutable. Il ne manque pas, il est vrai, d'expériences historiques montrant que de graves difficultés économiques peuvent entraîner des bouleversements politiques, mais il n'existe pas de théories crédibles sur le lien entre effondrement économique et changement politique. Particulièrement à propos des pays totalitaires : les exemples de l'Union soviétique et de la Chine prouvent, au contraire, qu'une famine, loin d'affaiblir un régime, peut participer d'un processus de consolidation du pouvoir. Tel n'est évidemment pas le cas de la Corée du Nord où la famine survient dans un régime mûr et sans doute épuisé. Mais c'est aussi un régime stable et solidement installé au pouvoir depuis un demi-siècle : le fait que nous ayons si peu d'informations sur la situation atteste, s'il en était besoin, l'emprise du pouvoir sur la société et l'absence de tout espace d'expression et a fortiori de contestation pour la population. Mais, par-delà le manque d'information, ce qui est en cause c'est bien la compréhension par les pays et organismes donateurs de la façon dont le régime réagit à la crise et dont il la gère pour le moment.
Le pari du "soft landing" repose sur le postulat que, confrontés à cette impasse économique, les dirigeants nord-coréens auraient intérêt à mettre en oeuvre les réformes nécessaires à la relance de l'économie. Ou que, dans l'immédiat, le régime aurait intérêt à nourrir les plus démunis, pour éviter des mouvements de population et des manifestations de mécontentement, voire de révolte. Les pays impliqués, en somme, raisonnent comme si les priorités du régime rejoignaient, ne serait-ce qu'en raison d'une commune préoccupation de stabilité, leur souci d'éviter la crise par une ouverture progressive. Le second postulat sur lequel repose la politique d'engagement est qu'une aide internationale pourrait encourager un dialogue sur des réformes politiques que, précisément, la communauté internationale pourrait soutenir au cours d'une période de transition propre à faciliter une évolution du système.
Pour le régime nord-coréen, également, la situation actuelle est profondément ambiguë. Car s'il a de nouveau fait preuve de sa capacité inégalée à obtenir de l'extérieur les moyens de sa survie, la fin de l'aide des pays frères l'a amené à se tourner vers les pays "impérialistes". Ce tournant dans sa tradition d'extorsion constitue un véritable défi pour ce régime secret qui maintient sa population dans un isolement complet et fonde sa légitimité sur son rapport à un monde hostile et misérable. Les possibilités de réformes doivent s'apprécier dans ce contexte. Car s'il est fort probable que certains dirigeants nord-coréens sont, "en toute logique", conscients des réformes nécessaires pour sortir de l'ornière, il ne semble pas qu'ils soient prêts à en prendre le risque politique. De même que Séoul a suivi avec attention le processus de réunification allemande, de même, Pyongyang a observé avec perplexité puis horreur les processus de réforme dans les pays frères, qui se sont traduits par l'éclatement de l'URSS et les événements de Tien an Men. Il en a tiré des leçons d'autant plus claires que sa marge d'erreur est extrêmement réduite dans ce pays divisé : toute perte de contrôle se traduirait non seulement par la chute du régime mais aussi par la disparition, par absorption, de la Corée du Nord. Dans ce contexte, l'attitude d'isolement et de défiance à l'égard du monde extérieur est perçue comme un facteur clé de survie du système. Le primat reste à l'idéologie et il y a tout lieu de penser que le régime ne s'engagera pas dans des réformes qui pourraient affaiblir son contrôle sur la société.
... et aide "humanitaire"
L'aide internationale à la Corée du Nord a essentiellement pris la forme d'une aide humanitaire d'urgence. D'abord parce qu'elle répond à une demande formulée en ces termes par les autorités nord-coréennes : l'assistance internationale est officiellement censée pallier les conséquences des inondations de 1995 et 1996, puis de la sécheresse de 1997. Cette référence aux catastrophes naturelles a d'ailleurs fini par prendre une certaine consistance au fil des rapports des Nations unies. Sans doute les fonctionnaires de l'organisation internationale ne sont-ils pas dupes de ce discours climatique, qui renvoie avant tout à des considérations diplomatiques. Il n'en reste pas moins qu'on ne peut manquer d'être frappé par l'étonnante convergence entre la propagande du régime et la langue de bois onusienne, au point que l'on a parfois le sentiment que certains se prennent au piège de leur propre discours. Ensuite parce que, dans les pays donateurs, le label humanitaire a permis de surmonter les réticences à l'égard d'un soutien au régime nord-coréen. À Washington, notamment, la "doctrine Reagan" - "un enfant affamé ne fait pas de politique" -, énoncée lors de la famine éthiopienne de 1984-85, a permis d'obtenir l'aval d'un Congrès majoritairement hostile à toute forme d'aide à ce pays communiste, de surcroît toujours techniquement en guerre avec les États-Unis. De même, en Corée du Sud, les préoccupations humanitaires ont ouvert la voie, après bien des atermoiements, à une aide à l'autre Corée, avant que l'élection de Kim Dae Jung et la mise en oeuvre d'une politique d'ouverture, la "sunshine policy", fournissent un cadre plus favorable au développement d'initiatives en direction du Nord.
C'est ainsi que l'aide humanitaire est devenue un élément clé du jeu diplomatique entre la Corée du Nord et la "communauté internationale", notamment dans le cadre des négociations quadripartites réunissant Pyongyang, Séoul, Washington et Pékin pour discuter de la réduction des tensions dans la péninsule et de la signature éventuelle d'un traité de paix, quarante-cinq ans après la conclusion de l'armistice de Panmunjom. Les États-Unis, bien qu'ils s'en défendent, utilisent l'aide humanitaire comme appât et comme levier pour convaincre la Corée du Nord de s'asseoir à la table de négociations et de faire des concessions, comme l'a encore montré, en octobre 1998, le déblocage de 300 000 tonnes d'aide alimentaire, à la veille de la reprise des discussions. De son côté, Pyongyang cherche à faire monter les enchères et fait de la fourniture de quantités croissantes de nourriture ou, plus récemment, d'engrais la condition de sa participation aux négociations.
Si l'aide internationale est avant tout l'instrument d'une politique, les préoccupations humanitaires ne sont pas pour autant absentes : chacun espère qu'elle permettra d'améliorer le sort des populations les plus démunies. Confrontés à ce pays fermé, entretenant une relation paranoïaque avec le monde extérieur, les pays donateurs ont encouragé les agences de Nations unies et les organisations non gouvernementales à intervenir pour s'assurer que l'aide aux "victimes des inondations" parvienne bien à ceux auxquels elle est destinée et ne soit pas utilisée par le régime pour renforcer son pouvoir ou nourrir son armée. Par ailleurs, les pays donateurs espèrent que l'accroissement de la présence internationale et la multiplication des échanges sur le terrain permettront d'instaurer un climat de confiance et d'encourager une ouverture progressive du pays. De son côté, Pyongyang perçoit précisément les organisations humanitaires comme un cheval de Troie et craint qu'elles répandent une "pollution spirituelle" ou qu'elles affaiblissent son contrôle de la société. Si le régime a dû, pour obtenir une aide, accepter la présence d'une dizaine d'organisations humanitaires, il s'ingénie à limiter leur liberté d'action.
La Corée du Nord est un exemple frappant d'aide en milieu opaque : les rares organisations humanitaires autorisées à travailler dans le pays sont dans l'incapacité d'évaluer l'ampleur de la famine et en sont réduites à distribuer une aide à l'aveugle. Depuis 1996, malgré tous leurs efforts, les organisations présentes dans le pays n'ont jamais réussi à faire prévaloir deux principes essentiels de l'action humanitaire : la possibilité d'évaluer les besoins en toute indépendance et de contrôler librement la distribution de l'assistance.
En conséquence, elles ne peuvent garantir que l'aide humanitaire parvient effectivement aux populations affamées et en sont réduites à gérer ce qui, à proprement parler, est une aide économique à la Corée du Nord. La question de l'évaluation des besoins et du contrôle de la distribution est certes au cœur des préoccupations de la communauté internationale mais les pressions exercées restent faibles, ne serait-ce que parce que l'aide humanitaire n'est considérée par les pays donateurs que comme un instrument de leur politique d'engagement. Pyongyang ne s'y est pas trompé, qui réagit de manière virulente à toute velléité de contrôle des distributions de nourriture. C'est ainsi qu'en janvier 1996, le ministère des Affaires étrangères déclarait "nous nous passerons de l'aide internationale si des éléments impurs continuent d'entraver l'arrivée de l'aide en Corée du Nord en transformant les questions humanitaires en enjeux politiques".
La famine occultée
Cette attitude est un élément clé de la famine en Corée du Nord. De même que la poursuite effrénée de l'autosuffisance dans tous les domaines est à l'origine de la famine, de même, le refus de toute ouverture est la condition de son développement. Nul doute que si l'information avait été plus ouverte et la réaction plus rapide, la Corée du Nord aurait pu éviter la famine. Partout la famine ne peut se développer qu'à la faveur de l'indifférence ou de la dissimulation. François Jean, "Famine et liberté de la presse", Séminaire international de l'information, Reporters Sans Frontières, octobre 1989.En Corée du Nord, comme auparavant en URSS ou en Chine, nul ne saurait dire jusqu'à quel point la manipulation de l'information a permis aux habitants de la capitale et aux cercles dirigeants d'ignorer l'ampleur du problème. La nouvelle de la famine circule sans doute en Corée du Nord, tout comme celle de l'opulence relative de la Chine : c'est un élément nouveau, et crucial, dans cette société embrigadée et isolée du monde. Mais, si les cadres savent la gravité de la situation, ils n'en parlent pas clairement et restent prisonniers de la réussite du système. Les organisations internationales, également, répondent au discours de la catastrophe naturelle, constatent des cas de malnutrition aiguë mais n'arrivent pas à identifier les populations vulnérables. Certaines parviennent pourtant à toucher du doigt quelques aspects de la réalité mais elles n'osent en parler, de peur de perdre l'accès à la Corée. C'est ainsi que s'est formé un véritable rideau de fumée qui masque le visage des affamés et interdit de leur porter secours. L'information n'est rien si elle ne s'échange pas ; elle se fige alors en langue de bois. La Chine, en son temps, a révélé les ravages de la propagande : il fallu trois ans - et trente millions de morts - pour que le voile des mots se déchire enfin. Jamais la catastrophe n'aurait eu cette ampleur si les dirigeants n'avaient été, à ce point, prisonniers de leurs chimères. Jamais la famine n'aurait atteint cette intensité si une information réaliste avait pu faire contrepoids au discours officiel.
En Corée du Nord, toutefois, l'information circule plus que dans la Chine du Grand bond en avant. Même si le régime s'acharne à occulter la gravité de la situation, des difficultés ont fini par être admises et l'aide internationale activement recherchée, avec un certain succès. Depuis 1995, Pyongyang a bénéficié de volumes sans cesse croissants d'aide alimentaire -plus d'un milliard de dollars en quatre ans - et le nouvel appel lancé par les Nations unies, pour un montant de 376 millions de dollars, représente le second programme d'assistance internationale - après l'ex-Yougoslavie - pour 1999. Aujourd'hui l'aide alimentaire et le commerce à conditions préférentielles semblent suffisants pour combler le déficit alimentaire : à l'aide internationale s'ajoutent, en effet, les livraisons de la ChineSelon certaines informations non confirmées, la Chine se serait engagée, en 1996, à livrer, chaque année jusqu'à l'an 2000, 500 000 tonnes de céréales, 1,3 millions de tonnes de pétrole et 2,5 millions de tonnes de charbon, cité par Heather Smith, "The Food Economy : The Catalyst for Collapse?", in Marcus Noland (ed.), Economic Integration of the Korean Peninsula, Institute for International Economics, 1998. Voir également, Scott Snyder, "North Korea's Decline and China's Strategic Dilemmas", Special Report, United States Institute of Peace, 1997.et de la Corée du Sud. Mais l'histoire des famines modernes montre qu'une famine peut survenir dans une situation d'équilibre voire d'excèdent alimentaire, comme ce fut le cas au Bengale en 1943 et même dans certaines provinces chinoises pendant le Grand bond en avant. En d'autres termes, ce qui caractérise la famine n'est pas forcément le fait qu'il n'y ait pas assez de nourriture -même si ceci peut expliquer cela -, c'est plutôt le fait que certaines catégories de population n'ont pas accès à la nourriture.Amartya Sen, Poverty and Famines, Oxford University Press, 1981 Dès lors, la question centrale dans une situation de famine est celle de la distribution des vivres aux groupes les plus démunis.
Dans les pays démocratiques, les gouvernants jouent leur crédibilité sur leur capacité à mettre en oeuvre une politique redistributive et à aider les populations menacées par une crise de grande ampleur. Lorsque l'information circule et, plus encore, lorsqu'elle est un élément constitutif d'un système politique pluraliste, le gouvernement non seulement dispose d'informations pour réagir mais encore y est-il contraint par la pression des médias et des partis d'opposition et par les réactions de l'opinion. Comme le souligne Amartya Sen, "il est difficile de citer le cas d'une famine qui se soit produite dans un pays doté d'une presse libre et d'une opposition active, au sein d'un système démocratique". Amartya Sen, "La liberté individuelle : une responsabilité sociale", Esprit, mars 1991. Voir également, Amartya Sen, "Pas de bonne économie sans vraie démocratie", Le Monde, 28 octobre 1998.Rien de semblable en Corée du Nord où les dirigeants ne semblent pas prêts à sacrifier les priorités du régime à la sauvegarde d'une partie de la population. En Corée du Nord, aujourd'hui, le problème est moins celui de la disponibilité des vivres que celui de leur distribution. Avec l'aide internationale, le régime nord-coréen semble avoir les moyens d'éviter la famine. S'il ne le fait pas c'est en raison d'un choix politique conscient, celui d'abandonner à son sort une partie de la population, plutôt que de l'exposer au regard et au contact de l'étranger.
Pénurie et rationnement
L'assistance internationale parvenant en Corée du Nord est remise aux autorités puis est canalisée par le Système de distribution publique (PDS). L'absence de réelle possibilité d'évaluer la situation et de contrôler la distribution nourrit, depuis quatre ans, questions et controverses sur l'utilisation de l'aide à la Corée du Nord. L'efficacité du PDS n'est pas en cause : il est, depuis quarante ans, responsable de l'approvisionnement de toute la population du pays. Les détournements, si souvent évoqués à propos de l'armée, ne sont pas non plus la question : la nourriture continue d'être distribuée, comme elle l'a toujours été, en fonction des priorités du régime. Ce qui est en cause, c'est le postulat selon lequel le régime aurait également pour priorité de nourrir les "populations vulnérables". De même que les questions sur l'ampleur de la famine, les controverses sur l'utilisation de l'aide témoignent d'une profonde incompréhension du fonctionnement du système nord-coréen.
En Corée du Nord, le rationnement est un mode de fonctionnement et un moyen de contrôle social. Dans cette société étroitement encadrée et en permanence mobilisée, l'État pourvoit à tous les besoins de la société. Dans un pays où salaires et impôts ne jouent qu'un rôle marginal, la population est totalement dépendante d'un système centralisé et planifié d'allocation des ressources. Chacun dépend de son unité de travail pour l'accès au logement, aux vêtements, à l'éducation, à la santé, à la culture, etc. De même, toute la population - à l'exception des paysans membres de coopératives - dépend des distributions de céréales par l'État. Cette redistribution s'effectue en fonction d'une grille complexe tenant compte du statut, du travail, de l'âge, etc.
La société nord-coréenne est sans doute l'une des plus hiérarchisées du monde. L'une des plus policières aussi : ses membres font l'objet d'une surveillance constante et des dossiers individuels, en permanence mis à jour, déterminent le statut et la place de chacun dans la société. Mais nulle part comme en Corée du Nord les inégalités sont ainsi inscrites dans le "pedigree" de tous. Les individus sont classés, dès leur naissance, en fonction de leurs antécédents ou de leurs parents : honneur à celui dont le grand-père est mort en partisan, il fréquentera les meilleures écoles et deviendra un "pilier de la révolution" ; malheur à celui dont le grand-père était de l'autre côté de la guerre de Corée, son fils restera stigmatisé, quant à celui dont le cousin vit en Corée du Sud, il sera toujours suspect.
C'est ainsi que la société s'organise en cercles concentriques autour de la famille du Grand leader et rejette en enfer les familles de contre-révolutionnaires. En 1970, Kim Il-Sung présenta, au Ve Congrès du Parti des travailleurs, un système de classification structurant la société en trois classes - le noyau, les "tièdes" et les hostiles - et cinquante et une catégories.Asia Watch, Human Rights, the Democratic People's Republic of Korea, 1988. Depuis, le système a évolué, au rythme des opérations régulières de reclassification, mais le statut de chacun continue d'être déterminé par la loyauté politique et les antécédents familiaux. Cette hiérarchie complexe régit tous les aspects de la vie sociale : elle est bien entendu déterminante pour les possibilités d'accéder à des postes d'encadrement au sein du parti et de l'armée mais elle influe également sur l'accès aux biens matériels. L'appartenance de classe ouvre un accès discriminatoire à l'éducation, aux promotions et aux postes de responsabilités mais aussi aux privilèges qui y sont attachés : voitures, magasins spéciaux, appartements chauffés, soins de santé, etc.
Dans le domaine de l'approvisionnement, également, les distributions de nourriture sont profondément inégalitaires et strictement codifiées. Mais d'autres critères interviennent, tels l'âge ou le type de travail, qui déterminent, au gramme près, les dotations de céréales ou, par le passé, de viande ou de poisson. Dans les années soixante-dix, les rations quotidiennes s'échelonnaient de 800 grammes de riz - dans l'industrie lourde, l'aviation militaire ou la direction du parti - à 200 grammes d'un mélange de céréales pauvres pour les prisonniers des groupes hostiles condamnés à dépérir. Là encore, la situation a évolué, au fil des "retenues patriotiques" opérées sur les rations dans les années soixante-dix et quatre-vingt, puis des réductions drastiques commandées par la "dure marche" de ces dernières années : au début des années quatre-vingt-dix, le rôle du PDS a commencé à diminuer, faute de céréales à distribuer, puis les rations ont été réduites, même à Pyongyang et dans l'armée, puis, au milieu des années quatre-vingt-dix, le PDS s'est tari, dans certaines régions et pour certaines catégories de la population.Sue Lautze, The Famine in North Korea : Humanitarian Responses in Communist Nations, Feinstein International Famine Center, Tufts University, June 1997. Certains groupes n'ont plus bénéficié de distributions, notamment ceux qui étaient socialement "entachés", ou qui travaillaient pour des usines désaffectées, ou qui vivaient dans des régions reculées; le plus souvent, tout est lié. Dans le contexte de pénurie aiguë qui s'est développé dans les années quatre-vingt-dix, ce système inégalitaire d'allocation de ressources a eu des conséquences dramatiques pour certaines catégories de population.
Le système et la famine
L'aggravation de la situation au milieu des années quatre-vingt-dix a marqué les limites du système de rationnement. Face à l'ampleur de la pénurie, le régime a tacitement renoncé à nourrir toute la population. Cette incapacité où s'est trouvé le système centralisé d'allocation de ressources d'assumer ses fonctions s'est traduit par une dévolution de ses responsabilités vers les niveaux provincial et local. Cette décentralisation de facto a été particulièrement sensible dans certaines régions qui semblent avoir été exclues des circuits d'approvisionnement et abandonnées à leur sort. Les témoignages de réfugiés parvenus jusqu'en Chine attestent, par exemple, que les distributions de vivres ont été interrompues dès 1994-95 dans les provinces de Hamgyong, Yanggang et Chagan. La plupart des réfugiés étant originaires de ces zones frontalières, nous ne disposons que de peu d'informations sur les autres régions, mais il ne serait pas étonnant que ces provinces reculées et peu peuplées soient parmi les plus affectées. A cela, plusieurs explications : d'abord le manque de transport et de carburant pour approvisionner ces provinces éloignées de la capitale et des régions agricoles du sud-ouest du pays ; ou pas assez d'apparatchiks influents pour obtenir des distributions, ou trop de personnes sans importance dans ces zones traditionnelles de relégation ; ou encore, et surtout, pas d'intérêt économique - usines à l'arrêt, mines sinistrées, agriculture de subsistance - dans ces régions montagneuses et septentrionales...
Pour autant, la famine n'est pas circonscrite au plan géographique. D'abord parce que, dans ce pays où les individus sont assignés à des unités de travail, où les déplacements sont contrôlés et où seuls les privilégiés sont autorisés à résider à Pyongyang, la localisation géographique recoupe souvent la classification politique. Ensuite, et surtout, parce que, même dans les régions délaissées, les catégories privilégiées ont continué de recevoir un peu de nourriture. Même si le déficit alimentaire a largement asséché le système de distribution, il ne l'a pas fait disparaître. Le régime s'est adapté à la pénurie sans remettre en cause ses priorités mais au contraire en les réaffirmant. Plutôt que de remettre en cause le dogme de l'autosuffisance alimentaire en important de la nourriture ou de tenter de mettre en place un filet de sécurité pour les plus vulnérables, il a concentré ses maigres ressources sur les groupes utiles à la survie du système et au fonctionnement de l'économie. Paradoxalement, l'aide internationale, en circulant par les canaux de distribution officiels les a en partie revitalisés, au risque de conforter cette logique discriminatoire. Il n'y avait peut-être pas d'autres possibilités, dans ce pays où toute vie sociale est contrôlée par le régime. La famine, en Corée du Nord, s'inscrit en creux, dans les interstices de la trame de privilèges tissée par le régime. Elle n'est pas localisable géographiquement, elle est repérable socialement.
Tout au long des années quatre-vingt-dix, les groupes traditionnellement privilégiés ont continué de recevoir des rations, même réduites. C'est bien évidemment le cas des cadres du parti et de l'armée qui, de surcroît, ont accès à des magasins spéciaux, peuvent se procurer une monnaie spéciale et qui disposent, surtout, d'une ressource clé dans ce contexte : le capital politique qui leur permet non seulement de s'en sortir mais de tirer parti de la situation. Dans le même temps, les ouvriers des usines stratégiques - travaillant pour l'armée ou susceptibles de rapporter des devises - constituent une force de travail à entretenir absolument. Enfin, l'armée continue d'avoir la priorité, et ce d'autant plus que le rôle des militaires n'a fait que croître depuis la mort de Kim Il-Sung. Les membres des coopératives agricoles, quant à eux, sont la seule catégorie de la population qui ne dépende pas des distributions de céréales par l'État. Au-delà de la part qui leur est laissée au moment de la récolte, ils peuvent en principe, depuis les années quatre-vingt, disposer des surplus, en sus des quotas réclamés par l'État. Bien entendu, tout dépend de la façon dont sont fixés les objectifs de production, compte tenu de la propension à la surenchère. Il n'en reste pas moins que, hors les cas de mauvaises récoltes, les paysans sont plutôt moins mal lotis que les ouvriers ou les employés, ne serait-ce que parce qu'ils ont la possibilité de cultiver leur lopin ou des parcelles illégales dans les collines. D'une façon générale, les populations les plus vulnérables semblent être les habitants des zones rurales ne travaillant pas dans l'agriculture ou les citadins dépendants des rations distribuées par l'État et ne travaillant pas dans des secteurs stratégiques. Les habitants de Pyongyang restent épargnés, même s'ils vivent difficilement dans des immeubles sans chauffage ni combustible, mais la capitale reste une vitrine du régime où les membres des classes hostiles ne sont pas autorisés à résider. Mais dans les petites villes sinistrées, dans cet univers d'immeubles délabrés et d'usines à l'arrêt, ceux qui ne sont pas considérés comme loyaux politiquement et utiles économiquement ne reçoivent plus de nourriture et sont abandonnés à leur sort.
Les affamés
Cette population dépendante de l'État depuis trois générations et aujourd'hui laissée pour compte a dû inventer les moyens de sa survie. C'est ainsi que s'est développée une activité de troc et de commerce qui, en quelques années, a pris une ampleur très importante. Les marchés paysans, auparavant autorisés trois fois par mois, se tiennent à présent tous les jours dans les villes et au bord des routes. On y trouve des céréales hors de prix, des plantes et des coquillages glanés ici et là, des meubles et tout ce que la misère pousse à vendre, ainsi que des produits chinois, médicaments ou vêtements, ramenés de la frontière. Ce petit commerce, tout juste toléré par les autorités est devenu le principal recours des laissés pour compte. Mais beaucoup ne s'en sortent pas, au fil de ces transactions, qui sont comme le reflet misérable de l'arbitrage calorique pratiqué par le régime dans son commerce extérieur, et qui permettent tout juste de gagner un peu de farine de maïs pour la soupe. Certains meurent en silence, de faim, de maladie et d'épuisement. D'autres, souvent les survivants de familles décimées, se mettent, en dernier recours, à migrer. Dans cette société où quitter sa famille et son unité de travail, c'est perdre tout soutien et toute existence sociale, bien peu se mettent en mouvement. Dans ce pays où il n'y a ni travail ni distribution de rations en dehors des circuits officiels, nul ne sait où aller. Dans ce système où tous les déplacements sont strictement contrôlés, ces mouvements semblent pourtant tolérés. Peut-être parce que ces migrants et, souvent, ces enfants abandonnés, sont devenus des fantômes. Et le régime détourne les yeux : ces déplacés, que l'aide internationale n'arrive pas à toucher, ont disparu du corps social ; ils n'existent pas dans le système nordcoréen. Certains arrivent en Chine, où ils restent quelques jours ou quelques mois. Ils cherchent de la nourriture ou des médicaments, des secours ou du travail, et repartent le plus souvent apporter une aide à leur famille. Ces réfugiés ou ces migrants parvenus jusqu'en Chine sont les seuls Nord-Coréens avec lesquels on puisse parler librement.Entretiens réalisés par Médecins Sans Frontières auprès de réfugiés à la frontière chinoise en avril et août 1998, voir "Corée du Nord, récits d'une famine cachée", Libération, 30 septembre 1998 ; voir également les enquêtes menées par le Korean Buddhist Sharing Movement auprès des réfugiés nord-coréens en Chine, 1997-1998. Sans doute ne sont-ils pas représentatifs de l'ensemble de la population du pays. D'abord parce qu'ils viennent souvent des régions proches de la frontière. Ensuite parce qu'ils ont quitté leur famille et leur unité de travail, un pas que bien peu se sont résolus à franchir. Mais ils reflètent bien le sort des laissés pour compte, de ces populations vulnérables dont parlent les organisations humanitaires et auxquelles l'aide internationale est, en principe destinée.
Il y a, peut-être, nul ne sait, cinq à six millions de laissés pour compte en Corée du Nord, soit le quart de la population du pays, et c'est par centaines de milliers qu'ils sont morts au cours des dernières années. Si rien ne change, c'est par centaines de milliers qu'ils continueront de mourir au cours des prochaines années.
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