Traitement d'un enfant malnutri
Tribune

Niger : cruel développement

Jean-Hervé
Jézéquel

Directeur adjoint pour l'Afrique de l'Ouest, International Crisis Group

Jean-Hervé Jézéquel a d'abord travaillé en tant que consultant pour Crisis Group en Guinée en 2003, avant de devenir analyste senior pour la région du Sahel en mars 2013. Il a également travaillé pour Médecins Sans Frontières en tant que coordinateur terrain au Libéria et chercheur.

Date de publication

Cette tribune est parue sur le site de Libération le 16 août 2005. 

Doit-on s’étonner de la crise alimentaire qui affecte aujourd'hui le Niger ? La question semble aujourd'hui secondaire devant l'urgence de la situation. Et puis pourquoi s'étonner alors que le Sahel soit victime de famines depuis des siècles ? Les criquets ne se sont-ils pas abattus sur les champs de mil du Niger l'an dernier ? La famine actuelle, comme celles du passé, n'est-elle pas le produit d'une fatalité qui frappe périodiquement et immanquablement les sociétés sahéliennes ?

Sans aucun doute, la crise alimentaire qui touche le Niger s'inscrit dans une histoire longue. Cependant, les événements actuels ne sont pas la reproduction à l'identique des crises du passé. Selon les rapports du Programme alimentaire mondial, l'invasion des criquets et la sécheresse n'expliquent qu'une baisse de 7 % de la production nationale de céréales. Cela suffit à plonger dans le désarroi des sociétés nigériennes en équilibre précaire, mais cela ne permet pas de rendre compte du désastre actuel. Si l'on considère d'ailleurs les trois dernières décennies, la production agricole n'a jamais été aussi forte. Ainsi la production de mil, base de l'alimentation, est passée de 958 000 tonnes en 1971 à 1 832 000 tonnes en 1991 et plus de 2 745 000 tonnes en 2003. Certes, en 2004, cette production a chuté, à la suite de l'invasion acridienne puis de la sécheresse. Elle n'en demeure pas moins la quatrième meilleure campagne agricole dans l'histoire du Niger. Et pourtant, la situation reste indéniablement dramatique.

Le problème, c'est que dans le même temps le pays doit nourrir une population toujours plus nombreuse et surtout toujours plus pauvre. En désignant les criquets, on se trompe de cible : c'est la pauvreté que l'on devrait incriminer et, avec elle, les maux qui lui sont associés, à commencer par une malnutrition infantile chronique et un accès très réduit aux soins. En 2003, année record pour la production de mil, Médecins Sans Frontières accueillait 10 000 enfants malnutris dans la seule région de Maradi, pourtant présentée comme le grenier à mil du Niger. En année de bonne récolte, la population du Niger souffre. Si des déséquilibres surviennent, l'année tourne vite à la catastrophe.

Qui est alors responsable de la situation actuelle ? Les discours sur la réduction de la pauvreté, grand objectif du nouveau millénaire, n'ont-ils donc aucun impact sur le terrain ? D'aucuns choisissent d'incriminer l'Occident pour son indifférence. La situation actuelle n'est pourtant pas plus le fruit de l'hypocrisie des puissances occidentales qu'elle n'est le résultat de la fatalité.

Les bailleurs de fonds occidentaux sont en effet loin d'être absents au Niger. Contrairement à ce qui a pu être dit, ils ont agi très tôt en mobilisant le dispositif de sécurité alimentaire. Le pays n'est en effet pas dépourvu d'acteurs et d'instruments pour lutter contre l'insécurité alimentaire. La communauté internationale et le gouvernement nigérien sont partenaires au sein d'un dispositif que d'aucuns présentent comme l'un des plus performants de la sous-région. Ce dernier repose sur un système d'alerte précoce qui permet d'anticiper l'état des récoltes dans toute la sous- région. En cas de crise, le dispositif mobilise un arsenal de mesures en apparence impressionnant : un stock national de réserves de 60 000 tonnes de mil, un stock financier équivalent à 50 000 tonnes de céréales, un fonds commun des donateurs de plusieurs millions d'euros. Ce dispositif est activé depuis plus de neuf mois essentiellement à travers des ventes à prix modéré de céréales. Force est pourtant de constater que les efforts faits jusqu'ici n'ont pas permis d'éviter la crise.

Si les acteurs du dispositif portent une responsabilité dans cette situation, ce n'est pas pour leur indifférence mais, au contraire, pour le choix politique qu'ils ont imposé au Niger : celui d'un dispositif pour lequel la sécurité alimentaire est plus importante que l'aide alimentaire (Louis Michel, Libération du 1er août 2005). En effet, les bailleurs de fonds privilégient aujourd'hui le développement durable pour sortir le Niger de la précarité alimentaire. Ce choix, en apparence fondé, a pourtant un coût énorme pour les populations du Niger. Pour ne pas perturber les projets de développement en cours, on refuse jusqu'en dernière extrémité les distributions d'aide alimentaire gratuite qui bénéficient aux populations dans le court terme mais ont des effets perturbateurs à plus longue échéance. En s'entêtant à vendre l'aide à une population déshéritée plutôt que de procéder à des distributions gratuites, le dispositif a longtemps privilégié la protection du marché à la sauvegarde de la vie humaine. Aujourd'hui, ce dernier verrou a sauté tant l'urgence est criante. Mais combien d'enfants vont mourir parce que l'aide gratuite a été retardée au nom du respect des règles du marché ? Comble de l'ironie, ce marché est de toute façon perturbé par le comportement des grands commerçants nigériens de céréales dont les stratégies spéculatrices génèrent des pénuries artificielles de disponibilités céréalières.

Que l'on ne se méprenne pas sur le sens de notre critique. On ne réduit pas ici le dispositif à une antichambre libérale qui servirait plus l'intérêt des marchés que celui des populations. La situation est plus complexe. En donnant la priorité au développement sur l'assistance, le dispositif opère une sélection dans les vies humaines qu'il faut protéger. Il sacrifie les générations présentes pour sauvegarder les générations futures.

L'aide gratuite ne peut certes pas garantir la sécurité alimentaire dans le long terme. Mais à l'inverse, en privilégiant les objectifs de développement au détriment de l'aide à court terme, on prend le risque de mettre les populations nigériennes en danger.

Faire un tel constat, ce n'est pas contester la nécessité de préparer l'avenir du Niger, même si l'on peut s'interroger sur les réussites réelles de deux décennies de développement néolibéral. Ce qu'il convient en revanche de refuser catégoriquement, c'est l'arbitrage politique entre la préservation de la vie humaine à court terme et les impératifs du développement à long terme. La sécurité alimentaire doit autant viser la préservation immédiate de la vie humaine que la préparation de lendemains meilleurs. La crise passée, il faudra revoir d'urgence les choix politiques qui ont été faits dans la dernière décennie et profondément réformer le système de sécurité alimentaire pour éviter qu'une telle catastrophe se reproduise.

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Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Jézéquel, « Niger : cruel développement », 16 août 2005, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/niger-cruel-developpement

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