Rony Brauman
Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).
Projet Chiradzulu
Rony BRAUMAN
Je vous rappelle que c’est une présentation de Pierre sur la passation de Chiradzulu. Mathilde réagira en premier. La discussion sera ensuite ouverte.
Pierre MENDIHARAT
Le démarrage
Le projet VIH Sida de Chiradzulu, au Malawi, a commencé en 1997, mais c’est en 2001 qu’a démarré le projet tel qu’il est actuellement, c’est-à-dire l’accès aux ARV pour les patients VIH du district de Chiradzulu. En 2001, on était au Malawi depuis 14 ans déjà : on y est entrés pour des programmes à l’attention de réfugiés du Mozambique, puis il y a eu le projet de soins palliatifs Sida à Chiradzulu – à Mwanza depuis 1994, mais à Chiradzulu depuis 1997. (Je précise que je me suis appuyé largement sur le document de Laurence Binet : « Scaling up of MSF France HIV Aids Programme in Chiradzulu».) Dans le district de Chiradzulu, la prévalence du VIH est de 20%. En 2001, la raison d’intervenir pour le projet tel qu’on le connaît est claire : la pandémie de Sida fait des dizaines de milliers de morts, en Afrique australe en particulier, et dans le district de Chiradzulu en particulier.
L’objectif formulé au démarrage est double : donner l’accès aux ARV et montrer que c’est possible, dans le contexte d’un débat très vif, en particulier à l’OMS, mais aussi à MSF. Il y a d’un côté ceux qui considèrent qu’il est impossible de soigner les patients HIV en Afrique en raison du coût élevé des médicaments, mais aussi du grand nombre des patients et du risque de résistances dues à une insuffisante compliance ; de l’autre ceux qui pensent que c’est possible et nécessaire, et qu’il faut pour cela obtenir les ARV à un prix abordable. Le programme démarre donc sous un statut de projet pilote, projet innovant. A ma connaissance, on ne fixe pas de durée mais on a conscience qu’il faudra le repasser au MoH un jour. C’est quelque chose que l’on retrouve tout au long du projet. Cette décision est prise au milieu de débats contradictoires. Pour autant, on constate qu’au sein du mouvement MSF, il y a énormément de projets VIH verticaux - accès aux ARV -, qui s’ouvrent dans cette période.
Pour MSF France, ce sont 11 projets Asie/Afrique, et probablement plusieurs dizaines toutes sections confondues. En 2001, on commence à la clinique ambulatoire de l’hôpital. Dès 2003, on entame la «décentralisation» avec d’abord des cliniques mobiles, dans dix centres de santé et, à partir de 2005, on a du staff permanent dans les centres de santé. Cela a commencé doucement: quelques patients sous ARV en 2001, 200nouveaux en 2003, et ensuite cela s’accélère rapidement : 2000 en 2006, 3600 nouveaux patients par an en 2010, 4000 patients encore récemment en 2014. Il y a eu, à différentes périodes aussi, l’extension des indications d’ARV par rapport au niveau des CD4, ce qui explique aussi cette augmentation qui n’est pas seulement opérationnelle. La cohorte suivie devient très importante, car le projet fonctionne bien. Les gens prennent leurs ARV, continuent à venir aux soins, ils survivent. Donc : 4000 personnes sous ARV en 2005, 24000 personnes en 2013, 28000 personnes en 2015 et 33000 suivies au global, si l’on compte les gens non encore mis sous ARV.
Evolution du projet
Ce qui a caractérisé le projet, c’est la gestion d’une cohorte de plus en plus importante. Cela posait la question des moyens. Dès le début, en 2002, le prix des ARV nous faisait peur. La stabilité financière de MSF France pouvait être mise en jeu, car une fois le traitement ARV mis en route, il faut le poursuivre indéfiniment. Ce qui explique que le nombre de patients à mettre sous ARV ait été limité à 500 en 2002 ; et en 2005 les inclusions de nouveaux patients ont été suspendues un moment, car on en était à 8000, ce qui était beaucoup plus que prévu.
Cela posait des problèmes de ressources et d’organisation, d’autant plus qu’à l’époque, la simplification – qui est l’un des objectifs secondaires du projet – n’était pas encore si avancée. Les protocoles étaient donc lourds. Dans ces débats, c’est souvent le terrain qui a tranché dans le sens de refuser de s’arrêter et au contraire d’en faire plus. La pression du staff a été importante, notamment parce que le staff est lui-même séropositif dans les mêmes proportions probablement que la population générale, et connaît des gens séropositifs.
En parallèle à cette augmentation de taille de la cohorte, c’est un projet où l’on fait de la recherche opérationnelle tous azimuts. Il s’agit de documenter dès le début le niveau de qualité des soins, la rétention des patients dans le programme, puis la «décentralisation», c’est-à-dire la délégation des tâches, l’espacement des consultations, le suivi biologique sur le lieu de soin. Avec les CD4, puis avec la charge virale, le suivi électronique a été développé. La recherche opérationnelle est rendue possible par la mise en place d’une base de données, Fuschia. On s’engage aussi dans des recherches plus spécifiques sur des sous-populations, etc. Je ne détaille pas, car ce n’est pas le propos, mais il faut comprendre que c’est important dans l’identité du projet.
En 2004, un article signé par l’OMS cite le projet comme un succès de la mise sous ARV en Afrique en zone rurale, donc comme un modèle à suivre. En 2010, on suit 25000 patients. L’évolution du projet impose une approche de santé publique – ce n’est pas prévu au départ. C’est-à-dire qu’il y a des choix à faire entre la qualité des soins et les moyens dont on dispose, ou que l’on veut bien engager. Rien de très neuf, mais là, la réalité impose la quantité et l’on passe à une stratégie de médecine de masse. Jusqu’où aller, pour autant ? 25 000 patients sous ARV en 2010, 32 000 aujourd’hui, 35000 demain, 50000 bientôt. Cette question a toujours fait débat en interne. En fait, elle fait débat aussi, parce qu’on avance à l’aveuglette. On ne sait pas où l’on en est de l’épidémie puisqu’on ne connaît pas exactement la prévalence ni même l’incidence. Par conséquent on ne sait pas où l’on en est de la réponse, ce qui donne lieu à beaucoup d’interprétations diverses.
En parallèle, le contexte du VIH connaît un changement très important avec la disponibilité des ARV grâce à deux organismes dotés de moyens très importants, le Fonds mondial et le PEPFAR. Et il y a une progression très importante du ministère de la Santé sur le VIH, : ils ont aujourd’hui une cohorte de 700000 personnes sous ARV. Il y a aussi la gratuité des soins au Malawi depuis le départ. Du coup, des questionnements récurrents sur les raisons de continuer se posent à MSF, avec ces nouveaux paramètres. En 2008, on décide de lancer un hand-over. La raison d’être initiale était : les patients meurent du VIH au Sud, et les ARV sont au Nord. C’est moins vrai, car les ARV sont beaucoup plus disponibles. Ceci dit, les gens meurent toujours du VIH, car tout le monde n’est pas dépisté, tout le monde n’est pas retenu dans les soins, la qualité des soins est inégale, etc. La raison d’intervenir initiale est-elle restée valable ? Ce n’est pas très facile de répondre.
L’objectif de donner accès aux ARV, reste valide : jusqu’en 2014 MSF contribue à dépister et à mettre sous traitement 2000 personnes par an. Cependant, le second objectif -démontrer la faisabilité de l’utilisation des ARV en zones rurales en Afrique- est atteint avant 2010. Cette question de base de recherche opérationnelle ou de projet innovant est réglée, on sait que c’est possible. En revanche, d’autres questions restent d’actualité, celles dont je parlais tout à l’heure : quelle qualité des soins ? Quels modèles de soins ? Comment améliorer la rétention ? Quelle approche pour les populations spécifiques plus difficiles à atteindre, comme les adolescents, les enfants ? Ce sont des questions qui nécessitent que l’on entre dans la technicité de la prise en charge du VIH, au-delà de la question ARV ou pas ARV. MSF décide à deux reprises d’engager un processus de hand-over.
En 2008 et en 2011, les deux ont avorté. J’y reviendrai. Mais même si cela n’a pas été un hand-over total du projet, il y a eu des hand-over dans certaines activités : par exemple le dépistage, le suivi en laboratoire, la PTME (prévention de la transmission mère-enfant), la nutrition, l’hospitalisation. A noter que pendant toutes ces années, et en particulier à partir de 2008, il y a de gros problèmes d’équipes. Chiradzulu est connu – c’est un peu la réputation du projet – pour ses équipes qui partent en vrille, qui ne s’entendent pas, qui ont du mal à voir la finalité du projet, qui le remettent en question, qui ne savent pas où elles en sont, etc. C’est permanent. Personnellement, j’attribue cela au fait qu’il y a eu – on va le voir – à partir de 2008 des atermoiements sur la question de rester ou de partir. Donc déjà les gens ne savent pas trop où ils en sont, ou alors ils se font leur propre idée qui n’est pas la même que celle de leurs collègues. L’effet « sauver des vies » est bien là si l’on a une vue globale de la qualité des soins mais c’est moins spectaculaire que dix ans auparavant. Ce ne sont plus des mouroirs, les ARV sont vite efficaces. Le VIH évolue lentement, donc même quand on arrête le traitement, il se passe un ou deux ans au minimum avant qu’un Sida n’apparaisse. Il en est de même pour la résistance. On est sur du temps long et le bénéfice immédiat de l’intervention de MSF est beaucoup moins évident.
La question du hand-over
Dès le début, MSF a considéré que le hand-over du programme était la finalité de ce projet. Cependant, la date limite de ce hand-over a été repoussée plusieurs fois, parce qu’il y avait toujours des doutes sur la capacité du MoH à reprendre la cohorte, les activités. Pour tout le monde, sur le projet, il n’est pas imaginable que ces 10 000 patients (à partir de 2009-2010) - ensuite 20000, 30000 – qui ont été mis sous ARV, qui ont donc survécu grâce à cette intervention MSF – puissent être privés de traitement parce qu’il n’y a plus d’ARV ou parce que le système de soins ne serait pas en mesure d’en délivrer suffisamment. En 2008, la transition est comprise comme progressive, avec un objectif de renforcement du MoH et de simplification des soins. Cette transition est vue comme une simplification de gestion de la cohorte pour le MoH. Pourquoi celle de 2010, qui était prévue sur huit ans, a-t-elle avorté ? Probablement, en raison de débats internes au siège mais aussi en raison de deux événements extérieurs.
D’abord il y a eu la suspension d’une donation du Fonds mondial. Cela a duré à peu près un an. Puis la grande campagne de vaccination rougeole de 2010, qui a amené à la suspension des activités de passation MoH, car les équipes étaient occupées à autre chose. Plus de passation, donc. Puis Marie-Pierre Allié – la présidente à l’époque, en visite – annonce que l’on pourrait rester dix ans de plus. Quand je suis arrivé au desk, en 2014, certaines personnes m’ont dit de ne pas me prendre la tête, puisque Marie-Pierre avait engagé MSF jusqu’à 2020. Mais je ne pense pas qu’elle ait vraiment dit cela. En tout cas, il n’y a pas eu de compte rendu ; ce n’était pas une décision figée dans le marbre et je n’ai pas entendu parler de plan de passation à ce moment-là.
En 2012, il y a à nouveau des velléités de lancer un processus de hand-over. On sait que pour gérer cette cohorte, le MoH a besoin de plus de financement. Donc on décide de chercher avec eux, mais je crois qu’on n’est pas allés très loin au-delà de l’intention. En 2013, un événement décisif intervient : Epicentre fait une enquête de prévalence, d’incidence et de couverture ARV, l’enquête CHIPS. On se rend compte alors que ce sera assez dur de faire beaucoup mieux que les résultats déjà atteints. 78 % des séropositifs du district de Chiradzulu ont été diagnostiqués, 65 % sont sous ARV. 91 % de ceux qui sont sous ARV ont une charge virale indétectable, ce qui est le gold-standard pour montrer que le traitement marche. Douze ans après la réponse à la question initiale, on pouvait dire que la réponse était oui. 91 % de la cohorte indétectable après douze mois, c’est très bien. Par ailleurs, l’incidence est très basse : 0,39 % par an. Cela veut dire que la majorité des gens sont sous traitement : on sait maintenant que sous traitement, si la charge est indétectable, on ne transmet pas. On peut donc considérer que les objectifs ont été atteints, mais avec une implication de MSF très importante : 40 staffs de management, dont 17 staffs internationaux, 120 staffs à pied d’œuvre dans les centres de santé du MoH, à côté du staff MoH, 15 voitures pour la logistique du transport des patients et des échantillons. On a effectivement prouvé que cela fonctionne, mais avec un gros input de MSF. Il faut arriver maintenant à montrer, puisque l’on ne va pas rester éternellement à Chiradzulu, que cela peut marcher sans MSF.
Il y a par ailleurs un contexte institutionnel favorable à la fermeture d’un projet comme cela : un desk VIH a été mis en place un an avant, avec l’objectif de réorienter la stratégie VIH, en particulier de développer des projets nouveaux, avec une formulation différente, des cibles différentes. Arua et Homa Bay, qui sont des projets ouverts à peu près en même temps, et qui avaient aussi de grosses cohortes, sont en phase de fermeture. On a ouvert en même temps à Ndhiwa le premier projet vertical VIH depuis 2006. Le contexte institutionnel incite à la fermeture mais il n’est pas pour autant prescriptif : il a été dit à un moment qu’il fallait garder une cohorte. Eventuellement, cela pouvait être Chiradzulu.
Si le hand-over fait partie du projet, dont il est la phase finale, il reste encore du travail : les hommes sont beaucoup moins dépistés que les femmes et les enfants; on n’est pas à l’hôpital, donc pas sur les patients les plus sévères. On pourrait peut-être envisager d’y retourner. La qualité des soins est là certes, mais on ne peut pas la mesurer car la charge virale en routine n’existe pas ; l’organisation de la prise en charge de la TB n’est pas bonne, peu de gens sont dépistés et les process fonctionnent mal. C’est peut-être le revers d’une bonne nouvelle, à savoir la diminution de la tuberculose du fait qu’il y a beaucoup de gens sous ARV. Quoi qu’il en soit, il y avait donc aussi des raisons de rester. Il y a aussi l’argument : le MoH ne va jamais y arriver.
Et il y a enfin, simplement, le fait que c’est un superprojet : on assure la prise en charge de dizaines de milliers de patients avec succès, on fait plein de recherches opérationnelles… pourquoi arrêter ? Il a fallu trancher. Pour moi, l’argument principal est de pouvoir se donner la capacité d’ouvrir d’autres projets VIH dans d’autres endroits où la couverture et la qualité des soins sont moins bonnes. Le plan stratégique d’OCP ne formule pas de chiffre, mais avoir 4, 5, 6 projets VIH semble raisonnable.
Si on veut faire des choses nouvelles, il faut bien fermer les vieux projets. Enfin, les gens ne meurent plus tellement du Sida à Chiradzulu, c’est tout de même important, alors qu’à Kasese où l’on a ouvert un projet, ou encore à Port Harcourt, la situation est complètement différente. Il faut donc aussi avoir une vue d’ensemble.
Globalement, je dirais qu’on est en phase, aussi bien à l’intérieur de MSF, terrain et siège, qu’au niveau du MoH. Evidemment, l’enquête CHIPS a joué, en montrant qu’il faudrait beaucoup de moyens pour faire un peu mieux. L’objectif est d’avoir en 2018 une qualité des soins maintenue sans l’appui de MSF. Elle sera mesurée selon les indicateurs suivants: 80 % de rétention à douze mois, nombre de dépistages par trimestre, nombre de consultations en rapport avec le nombre de gens suivis, et suivi biologique.
La méthodologie est celle que Guillaume a mise en place. Il l’avait déjà fait pour Homa Bay avant. Pour Homa Bay c’est terminé et cela s’est globalement bien passé : il y a un retrait progressif des moyens engagés par MSF, et une montée en puissance en parallèle des moyens engagés par le MoH. Il y a eu une évaluation du hand-over d’Homa Bay, par l’unité d’évaluation de Vienne, qui estime que l’on aurait dû faire plus d’efforts pour faire venir de nouveaux partenaires. Des gens leur ont dit qu’il y avait des opportunités, etc. Mais en trois ans (c’est pour cela que je dis qu’il faut du temps pour faire venir une nouvelle organisation), il n’y a aucun nouveau partenaire à Homa Bay. Le MoH s’est débrouillé tout seul. Là, c’est la même chose que l’on essaye de mettre en place. Par exemple, l’espacement de consultations, tous les six mois, pour alléger la pression, moins de staff, moins de nécessité de staff dans les centres de santé.
Globalement, l’appropriation de l’objectif de hand-over tient bien, 21 mois après le début. Il y a eu un moment difficile lorsque la deuxième équipe est arrivée. La précédente, qui était là pendant les ateliers, avait défini les indicateurs, etc. Mais l’équipe suivante ne s’est pas du tout approprié le plan de coordination sur le terrain. Il y a eu deux ateliers avec cette équipe, on a revu les indicateurs. Le comité de pilotage MSF-MoH fonctionne plutôt bien. Enfin… c’est quand même dur… Il arrive que, pendant trois ou six mois, il ne se passe rien du côté du MoH. Il faut relancer. Mais il y a des progrès. On va voir, on n’en est pas encore à la moitié. La méthode, avec un comité de pilotage MSF-MoH qui s’appuie sur des documents de référence -objectifs et indicateurs-, permet que le processus soit compris et accepté. Sauf nouveau retournement de situation, le projet sera terminé en 2018, c’est-à-dire dix ans après la première décision de fermer en 2008.
Guillaume JOUQUET
L’objectif de faire mieux en cinq ans à Rutshuru, finalement c’était court !
Mathilde BERTHELOT
Contrairement au cas de Rutshuru, on est sur un projet – tu l’as dit – où il y a une composante très importante de santé publique. La vitesse d’évolution de ce projet n’est pas uniquement dépendante de MSF. Sur les dix premières années, cela dépendait beaucoup de l’implication de charities et des politiques lancées par Bill Gates et compagnie au niveau mondial. On a suivi ce qui se passait autour et on a bénéficié de toute cette implication des donneurs qui fournissaient des intrants et des ARV au MoH.
Sur la durée, cela ne me choque pas qu’il y ait des étapes de pause dans les décisions de sortir, et il y a aussi des événements qui amènent à suspendre une décision de sortie. Je ne pense pas à des conflits internes, mais aux pénuries d’ARV. En même temps, l’OMS lance ses nouvelles recommandations pour mettre en route plus de traitements plus tôt dans l’évolution de la maladie. Si, dans l’idéal, on passe plus de patients sous traitement cela permettra qu’il y ait moins de morts, plus de patients traités, cela justifiera encore plus une sortie. Mettre des patients sous traitement plus tôt, ça veut dire moins de malades, moins de monde à l’hôpital et moins besoin de médecins. Mais d’un autre côté cela va être plus dur, parce que la cohorte augmente. Le problème des RH au Malawi est énorme, il y a très peu de médecins.
Mais la décentralisation et la task shifting fonctionnent bien pour les personnes HIV+ qui ne sont pas malades, ceux que l’on met tôt sous ARV, avant qu’ils ne soient malades. C’est aussi un facteur qui fait la différence par rapport au démarrage, où il y avait des gens hospitalisés dans des états très graves. On a eu ce volume de patients, mais sur des cas faciles. Finalement, on se retrouvait plus à gérer un dispositif que des patients compliqués. Tandis que la difficulté pour le MoH est double : celle du volume et celle des cas très compliqués, hospitalisés, pour lesquels il faut à la fois des compétences médicales et un plateau technique.
En 2010, la discussion avec Marie-Pierre a eu lieu au moment où a été lancée la décision de créer ce desk VIH et de réunir les pays avec des projets verticaux VIH sous la même entité, pour faire bénéficier les expériences des uns aux autres, etc. Je n’ai pas retrouvé de documents. Annette pourra commenter, mais il s’agissait de garder des grands pays pour continuer à progresser en termes de recherche. Dans la discussion, on se demandait – comme pour Rutshuru– s’il fallait garder des projets pour la formation. Les petits projets intégrés ne permettent pas de faire les mêmes types de recherche que sur un projet vertical. C’est tout de même une question.
Quand on compare avec les Belges en Afrique du Sud, ils sont très peu hands on. C’est l’université de Cape Town qui gère leur projet. Dernier point, sur la difficulté des équipes à lâcher l’hôpital. Je pense que cela va dans le même sens. Ils voient que les patients vont bien à l’extérieur, mais quand ils regardent l’hôpital, ils se disent qu’ils ne peuvent pas laisser ces patients dans un service qui est dans un état catastrophique. Je me souviens d’un rapport d’Elisabeth Szumilin, je pense que c’était en 2012, où parlant de l’hôpital, après une visite, elle disait au sujet du MoH : «Aide-toi, MSF t’aidera, sinon go to hell ». C’était une façon de dire : peut-on les pousser, jusqu’à quel point, comment peuvent-ils s’impliquer ? Sinon il faudra lâcher l’affaire.
Rony BRAUMAN
Il faut lâcher l’affaire pourquoi ?
Mathilde BERTHELOT
Il faut lâcher l’affaire parce qu’il y a du staff qui est présent, mais qui ne s’occupe pas des gens. Il y a les médicaments qui sont dans la pharmacie, mais qui ne sortent pas du placard. Comme elle le disait : qu’ils fassent déjà le minimum et on les aide, sinon « go to hell. »
Rony BRAUMAN
Annette, est-ce que tu pourrais préciser ce qu’on entend par « recherche » et «projet de recherche » ?
Annette HEINZELMANN
Je vais revenir sur la question recherche tout de suite. Je voulais juste donner deux précisions par rapport à la timeline. Les problèmes de financements avec le Fonds global, ce n’était pas seulement une année, c’était le round 2011 : donc pas de financement en 2011 et 2012, suspension du Fonds global, et donc pendant trois ans, aucune visibilité sur le futur financement du VIH au Malawi. Après, seuls des bridge funds ont été accordés. Nous avons travaillé tout de même pendant quatre ans avec des budgets de médicaments entre 1 et 1,5 million par an. Comment, dans des conditions pareilles, envisager le futur ? En parallèle, la Grande-Bretagne arrêtait de financer 70 % du système de santé au Malawi, en raison de gros détournements. Et, peu après, une nouvelle présidente décidait de découpler le Kwacha (monnaie du Malawi) du dollar, ce qui entraînait 40 % d’inflation pendant les deux ou trois années suivantes.
Donc pendant deux ans et demi à peu près, il était impossible de discuter vraiment avec le MoH de leur engagement financier dans la prise en charge du VIH. Au pire, ils disaient : «On ne sait pas ce que l’on va faire ». Il y a aussi eu pour les équipes un changement de concept de traitement total du VIH. On est passé de : « Il faut traiter ceux qui sont en danger de mourir » -donc ceux qui ont des CD4 de 150 à 350, à 500-, à un nouveau concept de test and treat, c’est-à-dire traiter dès qu’on diagnostique, pour baisser la transmission. Cette idée était vraiment une révolution pour ceux qui étaient là depuis un petit moment. Et ce qui est extraordinaire avec le CHIPS c’est la démonstration qu’avec un traitement de masse on peut baisser l’incidence. C’est la première fois que cela a été prouvé en population au Malawi. Deux grands facteurs qui ont beaucoup occupé les équipes et ont contribué à ce ralentissement de la passation.
De plus, le hand-over voulait dire passer d’une gestion verticale de cohorte par MSF à une intégration transversale avec le MoH. Un exemple : les 700000 patients sous traitement au Malawi sont traités avec des médicaments du Fonds global. Tout le monde est approvisionné par une pharmacie centrale. Ce n’est qu’à Chiradzulu que MSF amène les médicaments et les distribue dans les centres de santé. Il a fallu une année de discussion avec les équipes et le MoH pour leur faire comprendre que ce qui était fait dans tout le reste du Malawi était aussi faisable à Chiradzulu.
C’est une question difficile : comment fait-on, avec des équipes chargées du hand-over et qui ne sont pas préparées par leur culture MSF à réfléchir dans une optique de santé publique ? Comment amener ces équipes à penser le système de santé en lien avec un niveau national ? Nous ne sommes pas préparés à cela avec les gens que nous avons à notre disposition. Là, je ne parle pas seulement de Chiradzulu. Sur la question de recherche opérationnelle, il y avait toujours cette idée : «On veut prouver quelque chose ».
On veut prouver le concept de décentralisation, de task shifting. Cette culture de recherche opérationnelle est intégrée dans le projet depuis au moins 2005, 2006. A partir de 2007 ou 2008, une équipe d’épidémiologistes et des équipes de recherche intégrées dans le projet ont travaillé sur les différentes idées et ont produit beaucoup de documentation, de papiers, de recherches autour du VIH à MSF-F.
Une dernière chose, il faut voir à Chiradzulu et dans les autres cohortes verticales, donc Arua et Homa Bay, l’évolution historique du VIH chez MSF. Lors de la réunion ici à Paris avec tout le mouvement, en 2010 ou 2012, on s’est demandé : que veut faire MSF, comment se positionne-t-on dans le VIH ? MSF était l’un des premiers acteurs, et devient maintenant un acteur parmi beaucoup d’autres. Comment gérer ce passage ? Avons-nous des pistes à ouvrir, sur nos patients, sur des questions de recherche qui ne sont pas couvertes par les autres? Veut-on se consacrer à faire monter des questions insuffisamment prises en compte, comme le traitement de troisième ligne, les traitements pédiatriques, la PTME ? Et si oui comment s’y prend-on ? En sachant que nous, OCP, après avoir été les premiers à avoir traité le VIH, nous avons aujourd’hui moins de projets VIH. Les grands acteurs MSF dans le VIH sont OCB et OCA.
De plus, nous avions trois grosses cohortes, trois desks, avec des contextes sécuritaires. Personne n’a jamais eu le temps de se consacrer entièrement à ces projets. Il faut voir cet historique de passation dans un contexte beaucoup plus large. Finalement, l’idée de vraiment fermer Chiradzulu était décalée, parce que quand on a changé la stratégie, on s’est dit que ce serait bien de garder Chiradzulu pour examiner certaines questions comme les troisièmes lignes sur des cohortes qui deviennent de plus en plus vieilles. On voulait travailler spécifiquement sur ces aspects. Ces recherches sont entamées, je ne sais pas quand elles vont finir. Maintenant c’est la fermeture, une fin de projet assez naturelle, notamment avec l’enquête CHIPS qui a prouvé que cela fonctionne vraiment, au moins dans notre cohorte.
Rony BRAUMAN
J’aurais deux petites questions. Je n’ai pas compris si la recherche opérationnelle a vraiment montré qu’il n’y a pas de déperdition de qualité mesurable avec le task shifting. Est-ce que le pari du task shifting a été gagné ? Ma deuxième question est dans le même esprit : une des craintes exprimées au tout début des années 2000, qui amenait certains à refuser de s’engager dans le Sida, c’était que de mauvais traitements pouvaient donner lieu à des résistances. Est-ce que le task shifting, donc des traitements administrés d’une manière pas toujours très contrôlée, a donné lieu à des résistances médicamenteuses? A-t-on pu mesurer cela, nous ou d’autres ?
Annette HEINZELMANN
C’est extrêmement difficile à dire : est-ce que ce sont les «mauvais traitements » ou les problèmes d’adhérence ? C’est très compliqué. On voit maintenant petit à petit, avec l’accessibilité à la charge virale que oui, il y a plus de résistances qu’on ne le pensait au début ou que l’on a pu détecter, mais il y a des raisons diverses. On voit par exemple beaucoup d’enfants, ou plus d’enfants qui sont résistants. Les enfants sont toujours une population difficile à traiter, donc nous avons du mal à faire le lien entre le task shifting et ces problèmes. En même temps, avec le task shifting, à Chiradzulu des efforts beaucoup plus importants qu’au MoH sont faits sur l’adhérence. Dès que l’on découvre quelqu’un avec des résistances, ou avec des suspicions de non-adhérence, il y a le counselling renforcé. Léon peut peut-être en dire plus sur les études en cours.
Léon SALUMU
Le premier rapport a déjà démontré que les soins, qu’ils soient prodigués par les médecins ou par les infirmiers, donnent les mêmes résultats. C’était même mieux avec les infirmiers qu’avec le médecin, on l’a prouvé. Pour la question des résistances, il y a une étude : 80 % des patients qui prennent leurs médicaments ont une charge virale indétectable. Il reste 20 % de cas de résistance. Les causes de ces résistances sont multiples, problèmes d’adhérence ou autres. Je voulais revenir sur une chose : ce qui est intéressant dans ce projet Chiradzulu, c’est cette volonté, dès le départ, de faire le task shifting. On est dans une situation où, de toute façon, on va traiter plus de patients, on n’a pas de staff qualifié pour faire cette prise en charge, et si on veut faire cette médecine «de masse », on est obligé de passer par cette délégation des tâches. On est arrivés un peu à le faire.
En ce qui concerne la passation, je dirais qu’elle s’est faite progressivement. Dès le départ, on est dans un contexte de gratuité des soins. Aujourd’hui cela fait deux ans que MSF ne donne presque aucun médicament. Tout vient par le ministère. Je crois que la grande difficulté vient du fait qu’au départ les ARV venaient du ministère, et il y avait une discussion sur les autres médicaments. Pour les infections opportunistes, on se disait : « Si on laisse le ministère, les gens vont être mal traités. » On s’est rendu compte que c’était juste un blocage de notre côté, alors qu’un système existait. Il suffisait de mettre en place ce mécanisme pour qu’à la fin le ministère joue son rôle. C’est du côté des « ressources humaines », que le déséquilibre était le plus grand.
Mais quand Guillaume Jouquet est passé, on s’est rendu compte que le ministère avait suffisamment de staff pour prendre en charge le patient. Nous avons mis du staff supplémentaire et c’est pour cela que dans la qualité de soins, on a mis cet indicateur du nombre de consultations. La question est : est-ce qu’ils peuvent prendre en consultation plus de patients ou pas ? On s’est rendu compte qu’ils avaient suffisamment de staff et donc qu’il s’agissait pour nous de réduire le staff MSF et de donner plus de responsabilités aux gens du ministère. C’est maintenant la supervision qui est la grande question. Sans supervision, on ne sait pas si la qualité peut être maintenue. On a une équipe (qui peut être composée d’expatriés), qui passe assez régulièrement au niveau des centres de santé pour voir si le circuit de patients est bien respecté et s’ils ont les médicaments, etc. C’est possible tant qu’on est sur le terrain.
Après notre départ, est-ce que l’équipe du ministère pourra continuer à faire cette supervision ? Pour revenir à la réunion de 2010 sur le positionnement de MSF par rapport au VIH, je pense que l’on s’était tous mis d’accord sur notre rôle de catalyseur. C’est le rôle que l’on a joué toutes ces années en poussant à mettre les patients sous ARV, non pas à 250, mais à 350, puis 500 CD4. Aujourd’hui on est passé à test & treat. Là, on s’est dit qu’il fallait espacer les consultations. On a donc démontré qu’une une consultation tous les six mois suffisait, et cela vient d’être adopté par l’OMS. Je pense que même si on change notre manière de faire, on peut garder cette fonction de catalyseur. On travaille sur des modèles de soins alternatifs, on démontre que cela fonctionne et que cela peut être repris par d’autres ensuite.
Rony BRAUMAN
Dans la présentation, on rappelait l’importance du dispositif logistique, les quinze véhicules, etc. Lors d’un passage à Chiradzulu, j’étais impressionné de voir, à 7 heures du matin, la ronde des Toyota qui commençait et qui contrastait avec la faiblesse des moyens du MoH. Peut-être que cela a été dit, mais je n’ai pas bien saisi dans la présentation : est-ce que l’importance de ce dispositif a été un frein à la passation ou est-ce que cela a permis au contraire de mettre en place quelque chose et ensuite de faire le hand-over ?
Pierre MENDIHARAT
Ce dispositif comportait trois choses : le transport des patients, le transport des médicaments (très peu) et des échantillons biologiques, et puis le staff qui fait la supervision. Pour les échantillons, il se trouve qu’il y a un nouveau programme, financé par le PEPFAR qui s’appelle Riders for health que l’on trouve maintenant dans pas mal d’endroits. Ce sont des taxis à moto, financés par le PEPFAR. Ils sont un peu partout, pas à Chiradzulu puisque c’est nous qui le faisions, mais on est en pourparlers et il n’y a pas de raisons que cela ne se fasse pas une fois qu’on ne sera plus là.
Pour les patients, l’ambulance du MoH marche, mais tant qu’il y a les voitures MSF, elle n’est pas utilisée. Le MoH doit s’occuper de la maintenance etc. Cela fonctionne déjà dans une certaine mesure, mais certains jours l’ambulance n’est pas disponible, il n’y a pas de carburant, etc. Pour les équipes de supervisions, là aussi c’est l’ambulance du MOH qui doit servir. Les Malawites sont très santé publique, ils ont donc un système de visite régulière, de contrôle, de supervision, de mentorship. Les voitures MSF servaient aussi beaucoup à transporter des expatriés.
Fabrice WEISSMAN
J’ai l’impression finalement, en écoutant les présentations, que les questions et objectifs ont évolué. Première étape, celle des ambitions cliniques : peut-on traiter des patients avec des ARV en Afrique, compte tenu des faibles ressources ? Deuxième étape : peut-on avoir un impact de santé publique à l’échelle du district? Notre ambition devient le contrôle de l’épidémie : pas seulement traiter des patients, mais contenir et faire reculer l’épidémie. Chaque fois, on démontre qu’on y arrive. Troisième étape : peut-on le faire à moindre coût, avec une économie de moyens compatible avec les ressources dont dispose le Malawi ? Là, on est plutôt face à des questions d’économie de la santé. Des objectifs d’abord cliniques, puis santé publique, et enfin des objectifs de l’ordre de l’économie de la santé. Les trois sont complètement intriqués, mais la question de la passation est maintenant plus à l’ordre du jour. Elle était peut- être posée de manière un peu prématurée dans les premières étapes.
Isabelle de FOURNY
J’ai juste deux petites questions : l’enquête CHIPS, qui montre de très bons résultats pour notre modèle, a-t-elle aussi été faite dans des zones administrées par le MoH ? L’autre question : le modèle que l’on a mis en place à Chiradzulu a-t-il influencé celui du ministère de la Santé, est-il repris par eux, est-il différent ? Je parle du Task shifting, etc. ?
Pierre MENDIHARAT
L’enquête CHIPS n’a pas été faite ailleurs au Malawi. Elle a été faite à Ndhiwa, où les chiffres étaient beaucoup moins bons mais pas catastrophiques, et puis au KwaZulu-Natal, sur une zone où OCB intervient. Les chiffres sont moins bons.
Isabelle de FOURNY
Non, ma question était sur la différence entre la prise en charge MSF au Malawi et la prise en charge par le ministère de la Santé au Malawi. On dit « très, très bon résultat », mais a-t-on regardé à côté ou pas ?
Pierre MENDIHARAT
Non, cela, on ne l’a pas fait par CHIPS.
Isabelle de FOURNY
On ne sait pas. Et a-t-on regardé le modèle de soins ?
Pierre MENDIHARAT
Le modèle de soins, oui. Tout au long du projet Chiradzulu, on a regardé plusieurs modèles de soins testés et plus ou moins prouvés – en tout cas la qualité des soins mesurés par MSF et par Epicentre comme la délégation, comme la décentralisation – puis l’espacement des consultations. Alors oui, cela a influencé le modèle. Le MOH a longtemps été opposé à l’espacement des consultations. Il est maintenant à fond pour. Il y avait plusieurs modèles (en concurrence d’ailleurs), par exemple à Thiolo, juste à côté de Chiradzulu, où OCB fonctionnait avec des Commuter groups : les gens viennent moins souvent, une personne vient pour les autres.
On n’a pas mis cela en place, on a opté pour le six month appointment. Chacun espérait que son modèle de soins serait repris par le MoH. Avec le recul, on voit que certains projets ont été conçus à moyen/long terme dès le départ, d’autres le sont devenus dans les faits. Je trouve qu’il faudrait se donner une visibilité à trois ans (ou à deux ou quatre ans, suivant la façon de la formuler), et le faire systématiquement. C’est de plus en plus le cas, mais pas partout, et c’est très délétère dans les projets où l’on se demande en permanence : pourquoi est-on là ? Pendant combien de temps va-t-on faire cela ? Faut-il investir ou pas ? Est-ce que cela vaut le coup d’essayer cela ou pas ?
Il faut se donner du temps, particulièrement pour les hôpitaux. Cela épargne des discussions stériles, cela peut aussi libérer des idées, cela justifie des investissements que l’on ne fait pas assez. Quand il y a eu décision de passation, en 2008, il y a eu planification sur trois ans, même si ce n’était pas clairement formulé. Mais quand on arrive à échéance, le temps qu’il y ait une nouvelle formulation, on ne sait plus. Quand j’ai repris le desk, la question était : «Pour combien de temps est-on là ? » Certains disaient que c’était pour dix ans, d’autres disaient : «On n’a rien à faire là, on ne sert plus à rien, il faudrait partir ! »
Guillaume JOUQUET
Je voulais revenir sur l’approvisionnement en médicaments. Il y a deux aspects dans l’approvisionnement : les médicaments sont-ils disponibles, a-t-on les moyens de les acheter ? Ensuite comment les achemine-t-on jusqu’au patient ? Si la première partie du problème était résolue, c’est-à-dire que c’est effectivement le Fonds global qui fournissait les médicaments, la deuxième ne l’était pas.
Quand je suis arrivé en 2015 pour initier ces stratégies de sortie, le projet tournait encore sur la logistique MSF. C’étaient effectivement les quinze véhicules MSF qui transportaient les ARV dans les cliniques. Je me suis demandé pourquoi on continuait à faire cela. La réponse était : «On le fait, parce qu’ils ne le font pas. S’ils n’arrivent pas déjà à faire le minimum, comment leur donner plus ? » C’est une façon de faire qui est très MSF. SI on demande au MoH : «Pourquoi ne le faites-vous pas ? Ils vont répondre : «Pourquoi mettre en œuvre des moyens ? On n’a déjà pas de moyens ni de ressources, si MSF le fait, il n’y a pas de raison qu’on le fasse ». Mais partout ailleurs au Malawi, le MoH arrive à le faire. On peut donc se dire qu’il y a peut-être un lien de cause à effet entre la présence de MSF et le fait que le MoH ne le fasse pas.
Pour rentrer dans un cercle vertueux, il faut d’abord leur donner les moyens de faire le minimum, et s’ils n’y arrivent pas éventuellement, on les aide. Il ne faut pas dire : «On va cesser d’intervenir quand eux seront capables de le faire », mais inverser la problématique en disant : «On va cesser d’intervenir pour qu’ils soient capables de le faire. » C’est en réduisant la voilure MSF que l’on peut permettre au MoH – dans certains contextes plus que dans d’autres certainement – de reprendre la main. Tant que MSF a ses quinze voitures qui vont partout, il n’y a pas de raison que le MoH mette des moyens en œuvre.
Rony BRAUMAN
Je voudrais faire deux remarques. L’une est d’ordre historique, pour mémoire : au moment où l’on commençait à réfléchir à des programmes HIV avec mise en route de traitement ARV, il y avait l’obstacle financier qui s’y opposait. Le passage au générique a totalement changé la donne. En affirmant que l’on allait démontrer qu’il était possible de traiter, on était un peu présomptueux parce que c’était un pari. MSF n’avait pas plus d’expérience que les autres là-dedans. Mais pour des raisons de communication politique à mon avis tout à fait justifiées, on était plus affirmatifs qu’on ne le pensait.
En tout cas, on avait raison de parier que c’était possible, et de vouloir le montrer. Mais cela contraste avec la politique de MSF vis-à-vis de la tuberculose, qui était au contraire extrêmement restrictive : à l’époque où l’on expliquait qu’il était scandaleux de ne pas vouloir traiter le Sida et que nous allions changer la donne en le faisant, on refusait encore des traitements à des patients tuberculeux (« better not treat than mistreat »), certes pour une population beaucoup plus réduite, avec une maladie un peu moins évolutive. Ce qui montre que l’on peut parfois s’engager dans un tunnel qui nous empêche de voir que l’on fait nous-mêmes ce que l’on reproche aux autres. Ma deuxième remarque est en rapport avec ce que disait Pierre à l’instant, c’est- à-dire se donner une visibilité à deux, trois ou quatre ans, de façon à stabiliser les équipes, en tout cas leur permettre de se raccrocher à quelque chose. Je crois en effet que c’est important.
Mais je veux ajouter, de façon complémentaire, qu’un autre enjeu est la conception que l’on véhicule de MSF. Je pense à cette obsession de l’indépendance et à l’illusion que nous agissons par nous-mêmes, coupés de tous liens. Rappelons-nous que le premier objet social de MSF était d’épauler les ministères de la Santé et les organisations internationales. C’était dit comme cela dans les statuts. Il n’y avait pas du tout de question d’indépendance, je ne dis pas que c’était bien, mais que c’est au départ la conception de MSF. Ce que je pense utile à rappeler, c’est que dans la pratique, mais aussi en droit, c’est-à-dire d’une façon plus théorique et totalement assumable, nous sommes là par choix, certes, mais aussi pour épauler des ministères de la Santé. Un certain nombre de ministères de la Santé peuvent être débordés par des situations imprévues, épidémiques, belliqueuses, enfin diverses choses, et nous les soutenons de fait. Ce n’est pas se déjuger, ce n’est pas remiser au placard nos supposés principes que de se poser en soutien d’un ministère de la Santé, donc finalement d’un gouvernement. Pour moi, ce n’est pas du tout rompre un principe sacro-saint d’indépendance, c’est simplement faire son travail d’une manière concrète, inscrite politiquement dans un objectif qui est présentable.
Mais si on ne cesse de répéter le contraire aux équipes, que l’on est indépendant, que l’on ne veut pas avoir à faire aux gouvernements, que l’on mène notre propre politique, on les place dans une contradiction permanente. Brigitte rappelait ce matin, à très juste titre, qu’utiliser des mots qui contredisent l’action, c’est mettre les équipes dans un état d’incertitude et d’inquiétude aussi grand que le fait de ne pas avoir de visibilité.
Annette HEINZELMANN
Je pense que c’est intéressant dans le sens où les équipes sur le terrain se présentent souvent comme soutien au ministère et veulent faire cela. Or, le Malawi est un très bon exemple, car les équipes du ministère ont évolué. Elles ont souvent été beaucoup plus compétentes en termes de VIH que nos équipes sur le terrain. Au début, nous avions un vrai rôle politique, celui de pousser les choses avec le MoH. Ensuite, le MoH, sur quelques aspects techniques, a été plus courageux que nous, parce que les équipes étaient tellement absorbées dans la gestion de la très grande cohorte, 300 staffs, 20 expatriés, etc., qu’il n’y avait plus beaucoup d’espace libre.
La question que je me pose est : comment construit-on ces sorties, que peut-on amener comme équipes externes ou équipes miroir, qui jouent un peu le rôle qu’a joué Guillaume ? et quels moyens supplémentaires on met pour bien mener ces sorties ? On dit souvent : «Une équipe qui sait gérer un projet doit savoir gérer une sortie ». Ce n’est pas forcément le cas. Surtout sur ces gros projets très lourds où on ne se donne pas vraiment les moyens pour bien conceptualiser. Il faut bien en discuter avec le ministère et l’appuyer aussi dans la construction de ses propres moyens, particulièrement si on était en support « extrême » pendant des années.
Brigitte VASSET
Une petite réaction par rapport au soutien au ministère. C’était juste pour savoir ce que l’on met exactement derrière les mots, parce que pendant des années on a soutenu des programmes, des systèmes. Cela a été une catastrophe chez nous de soutenir l’initiative de Bamako, les PEV. Soutenir des gens du ministère, soutenir par des appuis, mais pas soutenir des systèmes. Il ne faut pas que l’on repasse dans des soutiens de système où on s’est déjà bien abîmé.
Rony BRAUMAN
Effectivement, il y a des formes de soutien qui se sont révélées stériles. Mais je voulais pointer qu’il y a une sorte de diabolisation de la notion même d’être en soutien à un ministère.
En l’occurrence, en soutenant un dispositif de lutte contre le Sida, de réponse à l’épidémie, on soutient le MoH. Je dis cela, parce que je pense qu’il faut l’assumer clairement, pas présenter cela comme une sorte d’exception ou un truc clandestin dont on a honte parce que ce serait en contradiction avec nos principes. Je réagissais contre un certain dogmatisme principiel.
Guillaume JOUQUET
Je peux rebondir là-dessus ? Je pense qu’il s’agit de faire plus les choses en partenariat entre MSF et le ministère. Je raccorde cela à ce que disait Fabrice tout à l’heure sur le passage d’un objectif clinique à un objectif plus d’économie de la santé, ou en tout cas d’efficience pour que cela puisse être repris par le MoH. Là, je pense que l’on voit bien les éléments pour que la passation soit réussie : on arrive dans un contexte catastrophique pour les patients vivant avec le VIH, on met de gros moyens pour changer la donne puis, à un moment donné, on passe à un niveau de santé publique.
Alors, comment faire pour que MSF ne s’effondre pas du fait de coûts intenables ? Il fallait aller vers plus d’efficience, utiliser ce qui existe. Pour le Sida, ce sont les ARV qui coûtent très cher. Puisque le Fonds global les fournit, pourquoi ne pas les prendre là, plutôt que les payer nous-mêmes ? C’est une première phase d’intégration, puis petit à petit on peut s’intégrer de plus en plus au ministère, et cela veut dire aussi être efficient. MSF peut se permettre de mettre beaucoup de moyens pour peu de gens alors que le ministère est obligé de prendre en charge toute sa population ? Nous ne sommes pas vraiment sur les mêmes objectifs, donc je pense que ce soutien… Soutien, je ne sais pas parce que l’on a l’impression que c’est MSF qui vient en soutien au ministère. Je préfère parler d’intégration.
Rony BRAUMAN
« Intégration», cela me paraît beaucoup ! Il s’agit de coopérer avec le ministère et non de prétendre lui dicter ce qui est bien, mal, ce qu’on doit faire et ce qu’on ne peut pas faire. En tout cas, il faudrait que les termes du contrat soient un peu plus négociés et que le ministère de la Santé publique ait son mot à dire dans les processus de passation. C’est beaucoup plus compliqué de faire avancer les choses en négociant avec le ministère, on le sait bien. Cela demande des compétences de négociations, cela avance moins vite, mais c’est un meilleur investissement pour le long terme.
Il est sûr que la discussion -appelons cela soutien, partenariat- prend plus de temps que le diktat. Mais travailler de concert, définir les objectifs en commun, avoir cette relation permanente, en effet, pour ce genre de programme, c’est absolument indispensable. Je pense que cela dépend aussi des situations. Au Malawi (je parle sous votre contrôle), j’ai l’impression qu’il y a quand même un ministère de la Santé – quoi que l’on pense du régime malawite en lui-même – qui travaille sérieusement, qui veut faire de la santé publique, qui veut rendre service. Ce n’est pas le cas partout.
Guillaume JOUQUET
Ce n’est pas généralisable.
Rony BRAUMAN
Il faut faire un choix local, ce n’est pas une méthode générale. Isabelle de FOURNY Je pense aussi qu’il faut que l’on arrive à travailler de façon plus rapprochée ou plus intelligente avec le ministère de la Santé (ce n’est pas toujours avec le ministère de la Santé). Il est justifié que MSF paie des choses que personne d’autre ne paie comme les ACT, le Plumpynut mais c’est incroyable de mettre des millions sur des antirétroviraux alors qu’ils sont disponibles ! On le fait sur plein d’items pour des questions de facilité.
Sur ce projet, il a tout de même été clair dès le début, par la nature de la pathologie, qu’on allait faire un jour une passation. Comme c’est une pathologie chronique, on savait très bien qu’un jour ou l’autre on passerait ces patients à quelqu’un. Je n’étais pas là en 2000, mais je me demande tout de même si on avait vraiment intégré dès le début cet objectif de passation dans le projet. Parce que si on a cet objectif-là, normalement on commence à travailler avec le MoH et on monte étape par étape notre capacité et leur capacité, on travaille vraiment sur un hand-over. Mais si on avait fait cela ainsi, je ne suis pas du tout certaine que l’on aurait pu vraiment avancer sur des modèles de soins innovants, parce que travailler en partenariat sur de nouvelles pathologies, sur de nouveaux modèles de soins, etc., c’est une quantité d’objectifs extrêmement difficiles pour chacun.
Guillaume JOUQUET
Je suis tout à fait d’accord avec cela, c’est pourquoi j’aimais bien l’analyse de Fabrice qui disait : «On commence par un objectif clinique, où on fait cela un peu en solo au début »
Isabelle de FOURNY
Ce n’était pas complètement cela, parce que l’idée du volume, du nombre de patients, était présente dès le début. On savait qu’on allait être confronté à un nombre très important de patients et très vite l’une des grosses réticences était le volume. Je suis d’accord, mais la question est de trouver le bon moment pour travailler avec les autorités de la santé et peut-être pas uniquement au moment où l’on décide de fermer, quand on est bien obligé de travailler avec eux.
Guillaume JOUQUET
Plus la volonté de travailler avec le ministère intervient tôt, plus c’est facile ensuite d’engager la passation. Sur les projets, on parlait du Lesotho hier où c’était le cas avec OCB. Effectivement, dès le départ, l’idée était qu’il y aurait une passation, il était donc préférable de ne pas venir avec l’artillerie lourde MSF. De fait, le jour où on a commencé à parler de hand-over et de lancement de la stratégie de passation, les choses étaient un peu moins compliquées que si on partait de zéro finalement, c’est-à-dire d’un projet 100 % MSF pas du tout en partenariat avec le MoH.
Rony BRAUMAN
Cela ne répond pas tout à fait au problème que soulevait à l’instant Isabelle. Le fait de se mettre dans un partenariat raidit un peu les conditions de l’exercice et donc bride l’innovation à laquelle on avait envie de s’atteler. Effectivement, le modèle dont parlait Fabrice, ce modèle phasé avec clinique d’abord et santé publique ensuite, est un peu virtuel.
Ces distinctions sont toujours un peu théoriques, mais tout de même cela voudrait dire que sur un plan individuel, c’est-à-dire clinique, on commence à faire changer les habitudes, à condition naturellement que l’on ait quelque chose à proposer. C’est dans un deuxième temps, finalement de manière un peu opportuniste, qu’avec notre capital, quelques innovations réussies, on peut s’inscrire dans un cadre différent, plus collaboratif, participatif, avec un partenariat qui ne soit pas juste une fiction contractuelle, mais une réalité opérationnelle. Peut-être effectivement que ce n’est pas possible au tout début.
Guillaume JOUQUET
Au Lesotho, MSF a participé à un changement de protocole. MSF n’utilisait pas le D4T en première ligne, qui était le protocole national, mais du Tenofovir, qui n’en faisait pas partie. Effectivement, pour imposer un traitement contre le protocole national, il faut avoir une certaine indépendance. MSF a montré que le Tenofovir était plus efficace. On m’avait demandé de faire une étude de coût/efficacité pour montrer en gros que cela valait le coût de payer plus pour avoir de meilleurs résultats.
MSF a donc montré qu’en payant plus cher, on a de meilleurs résultats et on a contribué à faire changer le protocole national (il n’y a pas que cela, il y avait l’OMS qui poussait aussi à l’époque), ce qui n’a pas empêché ensuite de travailler en partenariat, ou en tout cas un peu plus main dans la main avec le MoH pour la stratégie de passation. Là aussi, il y avait plusieurs phases dans le projet qui se justifiaient à chaque moment.
Mathilde BERTHELOT
Cela me rappelle les discussions et les grosses disputes sur ce changement : est-ce qu’on shifte, est-ce qu’on fait passer les patients au nouveau protocole de traitement incluant le Tenofovir ? Non seulement il faut des moyens financiers, mais faire changer 25000 patients – ou je ne sais plus combien on en avait à l’époque – d’un traitement à un autre, c’est un travail énorme. Je pense qu’il ne faut pas non plus toujours se prendre la tête. Si le MoH, à l’époque, n’avait pas voulu le faire, que perdait-on ?
C’est sûr que le Tenofovir c’est mieux, mais les patients qui avaient leurs complications et leurs lipodystrophies les avaient déjà. Cela dépend des capacités du MoH. Cela a pris du temps. Je pense qu’il fallait des gens compétents, et à l’époque on avait une équipe qui a su faire cette planification, shifter les patients progressivement, ce qui n’était pas rien. Le MoH ne l’aurait sans doute pas fait, parce qu’il fallait des RH pour ça.
Cela dit, quand on parle de superviser, on ne fait en pratique que visiter, dire bonjour, regarder, faire le comptage de la pharmacie. Il y avait donc besoin aussi de faire un gros travail de mise en place des outils de supervision et d’éducation thérapeutique. Je pense que la plus-value qu’a eue MSF dans pas mal d’endroits, c’est de mettre le paquet sur tout ce qui était éducation, sensibilisation, pour jouer aussi sur la réduction du stigma. Je pense que ce qui a facilité la mise en place de nouveaux protocoles et qui a participé au succès de tous ces projets, c’est que les traitements soient efficaces, que leur prise soit plus simple pour que plus de gens le reçoivent, mais aussi que tout cela contribue à déstigmatiser les personnes. La perception de la maladie il y a quinze ans n’était pas du tout ce qu’elle est aujourd’hui. L’éducation, le travail sur le stigma, c’est un domaine où MSF a eu une valeur ajoutée, je pense.
Rony BRAUMAN
Je suis sceptique sur ce point. L’éducation, c’est toute une question, mais ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui. Avant la pause, je voudrais qu’on parle d’Homa Bay, car la passation a des traits communs avec le Malawi. Au Kenya aussi on a un gouvernement qui est impliqué en santé publique, quelles que soient les autres critiques que l’on puisse lui adresser. Il y a donc aussi une coopération tout à fait légitime, présentable, à installer. Le départ d’Homa Bay, qu’en diriez-vous ? Donne-t-il des leçons pour la passation du Malawi ? Est-ce une réussite, et si oui, pourquoi, selon quels critères ?
Léon SALUMU
C’est vrai que l’on s’est un peu inspirés de la passation Homa Bay pour le Malawi. C’était aussi une passation préparée avec Guillaume. On a mis en place la même méthodologie.
Le principal objectif était que les soins restent de qualité après le départ de MSF. On a demandé une évaluation par l’unité de Vienne (unité d’évaluation de MSF Suisse), qui a conclu que cela se passait bien. La crainte à Homa Bay portait plus sur les ressources humaines, parce que c’était surtout le staff qui était payé par MSF et il fallait donc switcher pour qu’il soit payé par le ministère. Pour nous, c’était un indicateur assez important et tous les staffs sont restés. Ils ont été absorbés dans le système du ministère et ils sont payés par le ministère. Donc cet objectif est atteint. Le maintien de la qualité reste bien sûr une grande question.
A Homa Bay, malgré la passation, on se limite à travailler sur des «niches ». Mais on ne met pas les mêmes moyens qu’au départ : on travaille avec les gens du ministère, les superviseurs MSF s’alignent sur le modèle du ministère, qui pratique le mentoring. Ils sont là pour faire des formations et utiliser au maximum les médicaments du ministère. Mais les troisièmes lignes ne font pas partie du Fonds global, c’est donc MSF qui s’en occupe, c’est encore une autre bataille. Il faut donc que l’on continue à faire aussi de l’advocacy, pour que ce soit intégré au niveau du Fonds global et disponible au niveau du pays. Là, le suivi de la cohorte se fait par le ministère ; nous restons juste pour la partie patients sous ARV de troisième ligne. On s’intéresse aussi aux patients qui doivent passer en deuxième ligne, parce qu’avec la mise en place de la charge virale (c’est-à-dire de la mesure de la charge virale), on se rend compte qu’on est actuellement sur le même mode qu’avant : les gens ont peur de mettre le patient en deuxième ligne, parce que c’est vu comme un échec. Ce n’est pourtant pas un échec du traitement, c’est un processus normal. Il faut donc également travailler sur le changement de mentalité. Là, on va s’investir aussi pour que ces patients soient pris en charge.
Cela dit, c’est un petit projet sur le Kaposi avec une molécule qui est sortie récemment. Je dirais que la passation est un succès, puisque le ministère prend en charge les patients ; la clinique est restée, et nous avions cette idée au départ. Nous nous étions fixé comme objectif de décentraliser. On avait une cohorte de 7000 patients, on se disait qu’il était mieux que cela reste à 5000, et que les gens aillent dans les cliniques périphériques. Mais on s’est rendu compte que les gens ne veulent pas y aller. Même si MSF n’est pas là, ils continuent à suivre le soin au niveau d’Homa Bay, ce qui a un peu changé notre compréhension : on pensait que les gens venaient parce que MSF était là, mais non, ils viennent parce qu’ils sont habitués à cette clinique et ils ne veulent pas changer de consultant.
Guillaume JOUQUET
C’est intéressant pour montrer que si on se rend compte en cours de route que les objectifs pour la stratégie de sortie fixés au départ n’étaient pas bons, on peut très bien les changer. C’est vrai que l’un des indicateurs était la réussite ou non de la décentralisation et, au bout d’un moment, on s’est dit que ce n’était pas un objectif pertinent pour la stratégie de passation à Homa Bay.
Annette HEINZELMANN
J’ai repris Homa Bay juste après ta visite, Guillaume, et je me suis rendu compte de notre ignorance du système de santé autour de nous. On m’a dit qu’il n’y avait que nous qui faisions le VIH à Homa Bay. J’arrive sur le terrain, et je m’aperçois que le MoH a 10000 patients sous traitement dans le même district, en gros la même cohorte que nous. Donc comment planifie-t-on ? Comment s’informe-t-on ? Comment travaille-t-on avec le MoH ? Ce qui m’a frappée aussi, c’est la non-reconnaissance du secteur privé dans la prise en charge du VIH à Homa Bay et dans les districts avoisinants où il y a tout de même des structures privées ou semi-privées assez grandes, avec des cohortes assez importantes.
Je pense que c’est spécialement intéressant dans les middle income country. C’est ce que Mathilde disait pendant la discussion autour de Rutshuru, il y a des gens qui choisissent : « Je veux être traité dans le privé. Je préfère payer un peu». Il y a plein d’avantages, je ne sais pas lesquels, mais il y en a et on s’interdit de prendre en compte le secteur privé. Pour nous le secteur privé fait payer les gens, alors par définition ils sont des méchants. Pourtant, le système MoH fait aussi payer les gens. Il faut prendre en compte la globalité des acteurs dans la zone où l’on veut faire une passation.
Le troisième point revient aussi à ce que disaient Léon et Guillaume : c’est la connaissance de nos cohortes et des populations. Au Malawi, environ 40 % des gens ne viennent pas de Chiradzulu mais des régions autour. Je pense qu’on n’arrive déjà pas à regarder au-delà de notre projet, mais regarder au-delà du district, cela nous dépasse. On est souvent dans plusieurs districts, on devrait donc planifier une cohorte éventuellement avec plusieurs interlocuteurs sur plusieurs districts.
Pierre MENDIHARAT
Dire que la passation Homa Bay est une réussite, c’est un peu tôt, parce que c’est une transition sur trois ans. L’évaluation de la prise en charge, sera plus parlante dans trois ans. Pour l’instant, on a une évaluation du process de passation effectivement. On a vérifié que les indicateurs principaux – selon MSF- sont restés à peu près au niveau recherché. Pas vraiment au même niveau, mais au niveau minimal que l’on avait établi pour Chiradzulu. On évalue aussi les moyens mis par le MoH, il nous faut avoir un regard extérieur sur tout cela. Encore une fois, on a fini la transition le 31 décembre 2015, il y a trois mois, même pas. C’est sur la durée que l’on va voir si cela fonctionne.
Rony BRAUMAN
So far so good, donc.
Pierre MENDIHARAT
So far so good, avec quelques notables exceptions. On a d’ailleurs décidé de prolonger la phase de transition pour certains patients, dits « complexes », de laisser du staff pour le counselling, parce que cela n’a pas fonctionné. Comme le métier de counseller n’est pas reconnu, ils n’en mettent pas. C’est un vrai souci. On continue à mettre des moyens, parce que l’on ne peut pas partir complètement comme on l’avait prévu. Il y a aussi le système de suivi, celui qui a remplacé Fuchsia, qui fonctionne mal : tantôt la machine est en panne, ensuite c’est le staff, puis l’électricité, etc. Du coup, c’est compliqué aussi pour calculer les indicateurs de qualité. Ce n’est donc pas un tableau super rose. C’est évident, mais on en parle un peu trop comme si tout s’était bien passé et que tout allait bien aujourd’hui. Encore une fois, parlons-en dans trois ans.
Léon SALUMU
On pensait que le staff n’allait pas rester parce que les salaires du MoH étaient beaucoup plus bas que les nôtres. On a été tous surpris en constatant que 80 % voulaient rester. Trois ans après, ils sont là avec un salaire qui a été divisé en deux ou trois. Les gens qui sont partis ne sont pas nombreux.
Guillaume JOUQUET
Je rebondis sur la question : c’est quoi le succès ? Tout dépend de la perspective. Après la première stratégie de passation dans laquelle j’ai été impliqué, tantôt on me disait que c’était un succès, tantôt que c’était une catastrophe. Cela dépendait si on se référait à des standards MSF, ou locaux. Il y avait aussi dans ce cas-là, le même problème avec les counsellors, qui n’étaient pas repris par le MoH et qui ont donc créé leur propre ONG, d’abord financée par MSF pendant un certain nombre d’années, puis par d’autres bailleurs de fonds. Je ne sais plus combien de temps a duré cette ONG, peut-être 5 ou 6 ans, après cela s’est arrêté. Alors est-ce un échec, parce que cela n’a duré que 5 ou 6 ans ou un succès parce qu’ils ont réussi à tenir pendant 5 ou 6 ans ?
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