Rony Brauman
Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).
Projet Rutshuru
Axelle DE LA MOTTE
1/ Quelles raisons nous ont conduits à ouvrir le projet ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref rappel historique est nécessaire pour caractériser le contexte où MSF intervient à l’est de la RDC. En 1994, le Nord et le Sud Kivu sont durement affectés par un afflux massif de Rwandais hutu. Des groupes armés rwandais interviennent dans leur pays d’origine à partir des camps de réfugiés installés à proximité de la frontière entre le Zaïre et le Rwanda. Ces attaques meurtrières et la politique menaçante du gouvernement zaïrois contre les Tutsis congolais servent de justification au Rwanda et à une Alliance de forces congolaises pour conduire une opération armée qui aboutit à la chute du président Mobutu en mai 1997 et à la prise du pouvoir central par Laurent Désiré Kabila. En juillet 1998, le chef de l’État congolais annonce qu’il met fin à la présence des militaires rwandais. Cette décision débouche sur une réédition de la rébellion/invasion qui l’avait porté au pouvoir. La rébellion prend le nom de Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD). Au cours de l’année 1999 ce mouvement éclate en deux factions, tandis que les armées rwandaise et ougandaise jusqu’alors alliées et présentes à l’est du Congo entrent en conflit pour le contrôle de Kisangani. L’occupation et le contrôle de territoires congolais par ces deux armées durent jusqu’en 2003. C’est le fils de Laurent Désiré Kabila, assassiné le 16 janvier 2001, qui conduit le processus de transition aboutissant au retrait officiel des forces étrangères. Cependant l’Ouganda et le Rwanda continuent de soutenir des mouvements armés congolais, créés à la suite d’un éclatement à répétition du RCD et de la rupture entre Ouganda et Rwanda.
MSF France est présente à Béni (Nord Kivu) depuis décembre 2002 dans un contexte de luttes entre factions armées congolaises, afin d’offrir des soins aux populations déplacées fuyant les combats. MSF intervient successivement dans des postes de santé installés en urgence et dans plusieurs hôpitaux (Mambasa, Mangina) puis à partir de janvier 2004 à Kayna (Nord Kivu à 100 km au sud de Béni), dans une zone d’action de groupes Maï Maï et de miliciens rwandais hutu du FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda). Cette région est très convoitée pour ses richesses naturelles de sorte que le contrôle des sites miniers constitue un enjeu pour les forces armées régulières (celles de la RDC, de l’Ouganda et du Rwanda) ainsi que pour les milices soutenues par des personnalités politiques et militaires congolaises ou étrangères.
Le projet, à l’époque, s’oriente sur la prise en charge des victimes de violences sexuelles et de la malnutrition. Il y a aussi des cliniques mobiles de part et d’autre pour permettre un accès aux soins. A ce moment-là, il y a pas mal de déplacements de populations qui viennent apparemment de l’Est du Nord Kivu, donc la zone du Nord Kivu. Une première exploration est faite en août 2004 pour essayer de comprendre un peu mieux les dynamiques de déplacement de ces populations. Cette première exploration n’amène qu’à des interventions ponctuelles, plutôt sur le Lac Edouard.
A Kayna, MSF vient en aide aux enfants malnutris (avril 2004), et à cette date poursuit ses activités d’aide aux déplacés à Béni ainsi qu’à Kanyabayonga où MSF engage, fin 2004, un programme de prise en charge des femmes violées. A partir de mai 2005, MSF ouvre un programme dans un centre de santé à proximité de Rutshuru puis ultérieurement intervient dans l’hôpital.
L’hôpital de Rutshuru est présenté comme un « hôpital de qualité avec un personnel compétent et motivé ». Il s’agit d’un HGR (hôpital général de référence) soutenu depuis 20 ans par CEMUBAC, une succursale de la coopération belge. En avril 2005, la proposition d’intervention est claire :
- Prise en charge de la malnutrition due au déplacement de population ;
- Prise en charge des victimes de violences sexuelles dans le cadre d’un centre de santé de référence à Katwiguru ;
- Mise en place d’un système de référence des urgences médicales obstétriques et des blessés vers l’HGR ; Le soutien de l’HGR se résume à la prise en charge financière des patients référés et à la fourniture de matériel et de médicaments, principalement du bloc opératoire. Le projet est basé à Kiwanja et démarre en août 2005 sur le mode proposé par l’équipe d’exploration.
2/ Ces raisons sont-elles vérifiées avec le recul ?
Retour sur les choix opérationnels et l’évolution de ces choix depuis 2005. Si les raisons d’ouverture n’apparaissent pas contestables au regard du contexte et des besoins identifiés, l’angle d’approche envers l’hôpital de Rutshuru change très rapidement.
En octobre, les objectifs sont rectifiés et annoncent la prise en charge directe par MSF des cas chirurgicaux, médicaux, et des urgences et violences sur l’HGR de Rutshuru, ainsi que la prise en charge des soins secondaires.
En 2005, MSF souhaite effectivement s’inscrire dans les soins secondaires. Ceci est clairement inscrit dans le plan opérationnel de 2005 où la volonté de développement des capacités d’hospitalisation est mentionnée, ainsi que le questionnement des consultations externes. Je cite (plan annuel 2005 écrit par Guillermo Bertoletti et Graziella GodainDirecteur et directrice adjointe des opérations) :
« Nous souhaitons d’abord concentrer nos actions sur les victimes de violences directes et de la guerre. La palette de nos interventions comprend la prise en charge médicale et chirurgicale des blessés, des victimes de violences sexuelles et des traumatismes aigus, le développement de nos capacités d’hospitalisation en situation de conflit, les soins infirmiers, (…) Nos priorités : les soins secondaires, les urgences, la chirurgie, la maternité. (…) Il est important de noter que les consultations externes représentent pour l’année 2004 plus de 2 millions d’actes contre un peu moins de 100 000 hospitalisations. (…) Il ne s’agit pas d’arrêter notre implication dans ce domaine de soins mais bel et bien de définir véritablement dans quelles conditions, quelles situations, il est nécessaire et pertinent (ex : soins materno-infantiles, prise en charge du paludisme chez les moins de 5 ans, etc.). Une liste de pays et/ou région ont été identifiés pour, soit mener des missions exploratoires, soit consolider nos activités auprès des victimes de conflit : Est RDC, Darfour, Népal, Tchétchénie, Colombie, (…) » et d’autres que je nomme pas.
Comme je le disais, l’approche de l’HGR change rapidement pour répondre aux ambitions et priorités médico-opérationnelles de la maison de cette époque. L’inscription dans l’hôpital apparaît comme un objectif en soi.
Le document de la MAP 2005 que j’ai pu consulter explique ce changement d’approche par le nombre important de références faites à l’HGR : 232 en deux mois.
Il est dit : « Les activités nous semblent pertinentes jusqu’à ce jour, mais ne sont pas complètement satisfaisantes en termes de qualité de prise en charge avec le nombre de références vers l’HGR de plus en plus élevé. C’est pourquoi il nous a semblé essentiel de nous investir dans un appui de l’HGR de Rutshuru ».
CEMUBAC est alors toujours présent. J’ai pu retrouver sur leur site un update de mai 2006, où ils mentionnent : « Au Nord Kivu, CEMUBAC appuie le développement et le maintien d’un système de santé fonctionnel et de qualité au niveau de trois zones de santé de Kirotshe, Massissi et Rutshuru, et ce malgré la succession quasi ininterrompue de crises qu’a connue la province ; il participe à la formation de nombreux agents et cadres congolais, aux mises en place d’une centrale d’achats en médicaments essentiels, aux systèmes d’information sanitaire et de surveillance épidémiologique, à l’appui d’un laboratoire provincial de référence et la mise en place d’un programme de protection de lutte contre le SIDA. »
La mise à plat (MAP) de 2005 n’évoque CEMUBAC que sur la question des primes versées à 52 employés de l’hôpital de Rutshuru et sur le fait qu’elles sont prises en compte pour le calcul des primes que nous rajoutons.
Je les ai contactés pour comprendre les raisons qui les avaient amenés à sortir de l’hôpital de Rutshuru après vingt ans de présence : était-ce un départ anticipé ou les avions-nous un peu poussés? Ils sont en train de rechercher les personnes présentes à cette époque-là. Ils ont dit être contents que je les appelle. Je vous tiendrai au courant de leur réponse.
Cependant, on ne peut nier les tensions provoquées par notre arrivée. On se souvient de la réaction de l’administrateur de territoire de l’époque qui nous demandait alors de clarifier la définition des urgences et de nous y cantonner sans perturber ou déstabiliser le reste de l’hôpital. Les négociations sont rudes, mais nous réussissons avant la fin 2005 à investir les urgences, le bloc, la médecine interne. La reprise de la pédiatrie aura lieu en janvier 2006. Nouveau rappel, cette fois-ci, du plan annuel 2006 de MSF : «Le résultat le plus notable pour l’année 2005 est le développement de l’activité chirurgicale. En effet, 18 projets ont intégré une dimension chirurgicale à leur panel d’activités (ex : RDC, Haïti, Côte d’Ivoire, Nigeria…) ».
2006-2007, nous sommes installés dans l’hôpital. 2007 est considérée comme une année d’investissement. L’équipe s’est agrandie de 30% pendant l’année, je cite encore, « pour renforcer la qualité des soins, l’hygiène et la prise en charge de plus en plus de patients (10% d’augmentation), en particulier au bloc opératoire où les activités ont augmenté de 100% depuis 2006. »
Toujours en 2006 et 2007, les chirurgiens MSF et les médecins du dispensaire ou des urgences travaillent en collaboration deux jours par semaine sur des interventions chirurgicales programmées selon des cas sélectionnés durant la semaine par les médecins du dispensaire ou des urgences. Les interventions sont réalisées par l’équipe MSF avec la collaboration des médecins de l’HGR. En 2008, l’article sur la collaboration avec la chirurgie disparaît du protocole d’accord.
J’ai le souvenir, pour avoir passé plusieurs mois au Nord Kivu à cette époque, de discussions autour de la chirurgie élective. Il semblait acquis pour MSF que l’on n’en faisait pas et les arguments de la direction de l’hôpital sur l’offre de soins de l’HGR – qui est censé en faire – n’étaient alors plus recevables par MSF. L’époque était alors suffisamment mouvementée (le CNDP reprenait du territoire) pour que le dossier soit clos.
A noter d’ailleurs que les tensions avec la direction de l’hôpital étaient régulières, voire constantes. Tout d’abord en 2006, quand les urgences sortent du dispensaire puis que les soins intensifs sortent des urgences. Cela va se poursuivre avec la médecine interne d’où nous sortons les tuberculeux pour les isoler dans un recoin de l’hôpital. Il en est de même pour la chirurgie avec la ségrégation entre chirurgie ortho et viscérale et la lutte âpre pour obtenir un service de brûlés. La pédiatrie va rapidement se scinder en trois services : la néonatalité, la nutrition, et la pédiatrie. Ces changements se font principalement en 2009, période d’accalmie dans la province, le CNDP étant parti.
L’hôpital de Rutshuru, avec ses services spécialisés, se rapproche d’un hôpital provincial plus que d’un hôpital de référence. Ce sont les reproches constants qui nous sont faits par les autorités sanitaires. La fréquentation a doublé en 2009 : plus de 10000 hospitalisations sont enregistrées pour 5000 en 2006.
Les inquiétudes des autorités se font de plus en plus entendre et les inquiétudes sur leurs capacités de reprise d’une telle structure commencent à se faire entendre aussi chez nous, ainsi que les alarmes de nos propres équipes sur leurs capacités de gestion et la perte de maîtrise du développement de cet hôpital.
A noter que le plan annuel 2007 faisait déjà part de ces craintes de dérives. Je cite :
«Bien que cette stratégie opérationnelle se soit avérée satisfaisante, notre réponse opérationnelle ne doit pas se traduire automatiquement en soins de santé secondaires. (…). De plus ce choix a tendance à nous piéger dans des expertises techniques, en enfermant les équipes à l’intérieur des murs de l’hôpital, en les empêchant de rester en phase avec l’environnement. L’hôpital doit rester une option opérationnelle parmi d’autres, et non un objectif en soi, de la même manière que notre intervention ne doit pas être comprise uniquement comme une fourniture de soins médicaux Dr Guillermo Bertoletti, directeur des opérations, Graziella Godain, directrice adjointe des opérations ».
3/ Quels objectifs ou enjeux nouveaux (locaux et/ou globaux) sont apparus au cours de la mission ?
Maintenir l’hôpital à flot est, de fait, rapidement devenu un objectif en soi qui a accaparé les différents coordinateurs de projet au détriment, d’après certains, d’une certaine réactivité sur leur zone d’intervention au sens large.
L’attraction de l’hôpital est grandissante, le paludisme y est, depuis l’ouverture, la première cause de morbidité. Le bassin d’attraction de l’hôpital s’étend avec le retour ou l’installation de nouvelles populations dans la région, les patients viennent de plus en plus loin. L’impact sur l’hôpital est particulièrement ressenti en pédiatrie à partir de l’année 2010. Pour rappel : 5000 hospitalisations en 2006 ; 10000 en 2008 ; 15000 en 2011 ; 30000 en 2015.
Le projet d’intervention évolue en hôpital-projet, la prise en charge des urgences devient une structure d’offre de soins spécialisés La part des urgences liées aux violences est à relativiser : 1,3% en 2006 ; 4,3% en 2012, qui sera le pic ; 0,7% en 2014. En nombre de blessés, cela fait 200 en 2006 ; 609 en 2012 et 208 en 2014. En 2010, suite à l’accalmie de 2009, la question du désengagement se pose. La situation de crise ou de rupture ayant un impact majeur sur la mortalité et la morbidité est questionnée au regard des indicateurs hospitaliers et de la zone.
La volonté de « désengorger » l’hôpital et de revenir à une taille « normale », « gérable » devient l’enjeu majeur. Cette volonté s’affiche avec celle de rétrocéder un hôpital que le ministère de la Santé serait en mesure de reprendre. Les autorités sont approchées à ce propos, une passation sur une durée de 2-3 ans est envisagée par service avec le maintien d’un soutien technique.
Le désengagement doit être conduit sous une forme progressive et réfléchie. A ce propos, le plan de 2009 est explicite :
« Dans ces situations qui souvent se chronicisent et dans lesquelles la fragilité et la vulnérabilité des populations persistent au-delà des moments aigus de conflit ou de violence, et au sein desquelles nos activités médicales sont souvent les seules auxquelles les populations ont accès, l’action de MSF ne saura être limitée au moment de crises violentes. Les étapes de retrait de ces situations à la suite d’une normalisation (fin des hostilités, retour de populations dans leurs lieux d’origine…) ne sauraient être soudaines ou abruptes (en dehors de l’absolue nécessité) et devront être concertées avec les autorités sanitaires et progressives, articulées dans une stratégie de sortie réfléchie dans laquelle des échéances doivent être annoncées à l’avance. »
Gérer le quotidien hospitalier, mais aussi les relations avec les autorités hospitalières et de la zone de santé, maintenir la qualité des soins, développer des stratégies de désengorgement, penser le désengagement deviennent le casse-tête quotidien des équipes terrain et des desks successifs.
En termes de désengagement, il est envisagé en 2010 de garder le pôle chaud (urgence, chirurgie, soins intensifs) et de passer la maternité, la pédiatrie et la médecine interne. Le maintien de la chirurgie, au-delà de la plus-value de MSF dans ce domaine, est aussi lié à la nécessité de garder, dans le portfolio MSF, des sites de pratique et de formation pour nos pools de chirurgie et d’anesthésie. Ce besoin ou cette « motivation interne et institutionnelle » est clairement institué par MSF dans le plan stratégique 2011-2013 :
« Les situations dans lesquelles nous intervenons doivent être marquées par une mortalité ou une morbidité importante, générale ou spécifique, ou un risque imminent de dégradation de celles-ci. » Néanmoins, il est dit plus loin que « des critères de motivation interne ou institutionnelle peuvent être pris en compte : apprentissage d’un champ médical ou d’une problématique nouvelle, masse critique et volume global d’activité, stratégie d’ancrage dans un contexte donné...Thierry Durand, directeur des opérations. ».
Concernant le retrait des services mentionnés, il demandait concrètement l’accès aux blocs pour les médecins du service gynécologie/obstétrique, l’arrêt de l’approvisionnement en médicaments de ces services, l’arrêt du versement des primes aux employés et la remise en place du recouvrement des coûts. L’accès aux blocs pour les césariennes a finalement pu se faire, non sans difficultés.
Dans un premier temps, MSF a refusé de former des médecins non chirurgiens à de la chirurgie, même si, selon les normes congolaises, cela entre dans leur cahier des charges. C’est finalement le soutien de la responsable de la gestion hospitalière de l’époque (2010) qui permet d’avancer et un véritable programme de formation est mis en place avec un suivi spécifique des compétences essentielles à acquérir pour la prise en charge des cas simples. Les cas compliqués sont pris en charge par les chirurgiens MSF.
En revanche, l’approvisionnement en médicaments via la centrale de Goma ne peut se faire, MSF refusant l’usage de médicaments non validés. Concernant la suppression des primes, c’est moins clair. Est-ce le braquage fin 2010 de la voiture transportant les salaires de décembre ou la crainte des équipes de perdre un moyen de pression sur les employés de ces services ? Les deux hypothèses sont évoquées et sont sans doute liées. Le recouvrement des coûts est néanmoins discuté et accepté sous forme de forfait hospitalier symbolique (2,50 dollars pour les personnes de plus de 5 ans et 10 dollars pour les accouchements eutociques).
Concernant la question du désengorgement, l’appui à des centres de santé est mis en œuvre à différentes reprises sous différentes formes, sans impact notable sur le flux des patients à l’HGR.
On se retrouve donc en 2011 avec une passation des services de maternité et de médecine interne incomplète et des hospitalisations en hausse constante. Le plan initial se transforme en transfert des responsabilités médico-légales et d’employeur. Par ailleurs, l’équipe d’expatriés est alors réduite de manière drastique pour des raisons de sécurité. La rébellion armée M23 (issue du CNDP dont le chef historique fut alors lâché par le Rwanda) occupe le terrain pendant près d’un an. La poursuite du désengagement ne reprend qu’en 2013 avec la pédiatrie et la néonatalité dans les mêmes conditions avec, en plus, le soutien du staff MSF pendant les périodes de pics paludisme (autant dire toute l’année puisque cela ne s’arrête jamais).
En 2013, un état des lieux de la qualité des soins dans les services sous la responsabilité de l’hôpital est fait. Il n’y a pas d’impact notable sur la mortalité, néanmoins des points jugés inacceptables sont à améliorer. La proposition est de nouveau d’opérer un transfert progressif des compétences sur trois ans.
Le désengagement se veut irréprochable en termes de qualité. A ce titre, le rapport de mission du coordinateur du projet en août 2013 est clair : « Les nouveaux objectifs devront tenir compte d’une implication accrue de responsabilité pour le ministère, tout en conservant une qualité des soins irréprochable, eu égard aux moyens mis à disposition ; et nous ne souhaitons pas, à juste titre, transiger en la matière ».
En 2014, une réunion est organisée au siège par le desk, avec les différents responsables (opérations, médecins, log., référents finances et gestion hospitalière) afin de présenter l’évolution du contexte et les événements qui ont entraîné des variations et prises de décisions sur les activités. La décision de poursuivre le désengagement est maintenue, on prévoit « d’accompagner le retrait, d’accepter une baisse de la qualité et l’augmentation possible de la mortalité », mais aussi « de se mettre en tension avec [les autorités] sur un certain nombre d’exigences au regard de notre investissement, d’arriver à un niveau de soins similaire avec un support transversal conjoint ».
Le désengagement est prévu cette fois-ci sur cinq ans à contexte égal. Le retour de cette réunion au terrain suscite incompréhensions et tensions. L’équipe, confrontée aux problèmes de gestion quotidienne, propose la fermeture du projet pendant une période de deux ans, une sorte de « fenêtre thérapeutique », et s’interroge (dans un mail) : «Pourquoi on reste ? Quels sont les besoins de santé de la population ? Nous restons centrés sur l’HGR en oubliant d’intégrer les problématiques extérieures, et du coup on se les prend de plein fouet. Le fait de rester cinq ans de plus va permettre quels développements ? Pourquoi cinq ans ? Quel est l’objectif ? Pouvons-nous empêcher les médecins du ministère d’effectuer des actes chirurgicaux quand leur formation et leur diplôme les reconnaissent ? Pouvons-nous obliger des mesures disciplinaires basées sur les standards que MSF veut imposer ? »
L’équipe de coordination est convoquée au siège, deux mois après, pour « recadrage ». Dans la foulée, le responsable de la gestion hospitalière, le directeur logistique et la directrice médicale adjointe font une visite à Rutshuru. La réhabilitation de l’hôpital est proposée ainsi que de nouvelles constructions pour une réorganisation par pôles. Un nouvel organigramme est mis en place dans le cadre de la gestion hospitalière et de la cogestion. Chaque poste est doublé (MSF/ministère de la Santé). On parle alors de responsabilité partagée.
La fin de l’année 2014 se passe à tenter de convaincre le terrain de l’absence de contradiction entre construction et réhabilitation, cogestion et gestion hospitalière, et désengagement. Le soutien d’un consultant externe (Guillaume Jouquet) est alors envisagé pour la mise en œuvre de la stratégie de sortie.
Courant 2015, le consultant arrive sur le terrain. L’accueil est un peu rude, mais finalement sont mis en place avec les autorités des ateliers conjoints sur la stratégie de désengagement. Le directeur de l’hôpital et le médecin-chef de zone remettent en question, après coup, les indicateurs choisis. L’équipe terrain propose, lors de la MAP, un désengagement par service calqué sur la progression des travaux qui est refusé par le desk au regard de la précédente expérience.
Les difficultés de mise en œuvre des objectifs de désengagement en termes d’approvisionnement en médicaments sont les mêmes qu’en 2010, même si nous arrivons fin 2015 à arrêter l’approvisionnement en antipaludéens et ARV, qui sont pris en charge par le Fonds mondial.
Les difficultés concernant la remise à niveau des « mains chirurgicales » (médecins chirurgiens) de l’HGR (hors césarienne), sont également les mêmes qu’en 2010 et nous amènent à externaliser la formation dans un hôpital de Goma auprès de chirurgiens dont l’expertise est inconnue.
Les difficultés concernant la recherche de nouveaux financements – cela, c’est plutôt du ministère de la Santé – ne sont pas moindres. Le directeur de l’hôpital et le médecin-chef de zone ne s’y investissent pas malgré l’intérêt de la Communauté européenne. Ils annoncent d’ailleurs leur départ à partir du moment où MSF ne sera plus présent dans l’hôpital.
La remise en place d’un système de recouvrement des coûts ne sera envisagée que dans les six derniers mois de notre présence, bien que les équipes terrain aient souhaité une mise en place plus rapide, seul moyen selon elles de réduire le flux des patients vers l’hôpital et de les inciter à se rediriger vers les autres structures sanitaires.
Quoi qu’il en soit, en septembre 2015, terrain et desk s’accordent pour réduire la période de désengagement de quatre à deux ans du fait des maigres avancées et de l’énergie considérable consacrée à ce processus. Il s’agit d’accélérer un processus qui s’englue dans ses propres contradictions, tant au niveau de MSF que des autorités.
4/ Pourquoi fermer ?
Pour répondre à la dernière question sur les raisons qui nous amènent à fermer, je vais me concentrer sur les enjeux locaux, sans entrer dans des considérations institutionnelles, puisque vous les développerez après. Ce sont, pour certaines, les mêmes raisons qui nous ont amenés à fermer Kayna en 2006 :
- Un déplacement des zones de violences et de tensions vers l’Ouest et le Nord du Kivu.
- Une amélioration notable (hors banditisme) du contexte sur la zone de Rutshuru.
- Le retour des populations déplacées depuis plusieurs années et l’installation de nouveaux arrivants.
- Un système sanitaire bien plus fonctionnel que dans les autres parties de cette région. A ce propos, on peut noter l’absence de rupture d’intrants antipaludéens depuis deux ans (2014-2015) sur l’ensemble de la zone de santé ; la création de nouveaux centres de santé de référence avec affectation de médecins ; la disponibilité dans les centres de santé d’artésunate injectable et la formation du personnel de soins à son utilisation ; la construction et l’équipement en cours de finalisation de blocs dans ces structures.
- Une enquête de mortalité rétrospective, réalisée en février 2014, ne montre pas de problèmes d’accès aux soins médicaux, même pendant la période la plus troublée qui était celle du M23.
- Les facilités de recrutement de personnel médical suite aux ouvertures d’écoles et de facultés à Goma. Il y a dix ans, tout notre personnel médical était détaché de Kinshasa, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
- La disponibilité des financements : la commission européenne a pris contact avec l’hôpital et serait tout à fait intéressée à mettre une place un système de compensation de la gratuité des soins.
- La corruption non maîtrisée au sein de cet hôpital.
- L’échec de la cogestion, du fait de nos propres contradictions et de nos modes de fonctionnement, mais aussi du fait de nos interlocuteurs congolais qui n’y voient pas d’intérêt.
Ces arguments sont sujets à discussion face à la fragilité et la volatilité du contexte. Il est en effet impossible d’affirmer que demain on ne nous demandera pas de réinvestir cette zone, pas plus que de contester l’amélioration de la situation. La sortie est prévue dans deux ans et si la situation se dégrade, nous serons bien évidemment là. L’enjeu sera de garder un lien privilégié avec cet hôpital afin de pouvoir de nouveau y intervenir si besoin, mais sous une forme très certainement différente.
Brigitte VASSET
Je ne connais pas très bien Rutshuru, j’y suis allée une fois en 2014, avec deux autres personnes d’ici, comme le rappelait Axelle à l’instant. Ce que je connais de 2014, c’est à travers les réunions au siège, en particulier les révisés budgétaires.
Depuis 2013, je trouve que l’on se raconte des histoires sur Rutshuru avec ce fameux transfert de responsabilité, où l’on ne transfère rien, puisque l’on continue à donner les médicaments, à payer les gens, on continue à tout faire. Pour les équipes, je pense qu’utiliser des mots qui disent le contraire de ce que l’on fait, c’est extrêmement négatif ! Se dire que quand on va partir, on va « exiger » la même qualité que quand on était là, c’est se raconter des histoires ! On refuse de voir qu’avant notre arrivée, les gens n’étaient pas très bien soignés, qu’on fait ce que l’on peut et que quand on part, c’est différent et c’est ainsi. En RDC et dans d’autres pays proches, penser que les ministères de la Santé vont pouvoir reprendre, que l’on va faire des passations, c’est également en dehors de la réalité. Les médicaments, il y a toujours quelqu’un qui peut les fournir (le Fonds global, etc.), mais en ce qui concerne les gens compétents, ce ne sont ni les directeurs d’hôpitaux ni les directeurs généraux de province qui peuvent les embaucher. Je ne sais pas à quel niveau cela peut se faire, sans doute au niveau central. Là encore, on se raconte des histoires à vouloir cogérer. C’est cela qui m’embête le plus.
Depuis 2013, on pense à la passation, on s’organise pour cela, et à la fin on en a marre, on ne sait plus quoi faire. Encore que Rutshuru est un hôpital qui, pour l’argent que l’on y mettait, rendait des services. Tu as donné les chiffres, c’est tout de même assez impressionnant ! C’est un bon hôpital, 38000 personnes et une mortalité très faible – ce qui, au passage, fait douter des critères d’admission –, surtout depuis 2012. Quand on y regarde de plus près, c’est le nombre d’enfants qui a doublé, et c’est ce qui a fait exploser le nombre d’admissions sur l’hôpital.
Depuis 2013 cela grossit, Goma est devenue une énorme base et c’est surtout là-dessus que portaient les réunions budgétaires. A Goma, on est quinze et on essaye de transférer !
2014, c’est un peu après la mise en route du projet FOSSAP à Haïti, c’est-à-dire la tentative de mettre en place un hôpital long terme. On en a assez de Rutshuru, on prend la décision de se retirer dans un délai de cinq ans. C’est là que commence toute l’histoire de la construction. On reste cinq ans, donc on améliore un peu notre façon de travailler, on construit un bloc. Et un ou deux mois plus tard, c’est : « On reste cinq ans pour faire une passation », ce qui n’est pas la même chose. Au départ, c’était : « On reste cinq ans, puis on verra bien. » Nous quand on y va, on demande au ministère : « Nous, on reste cinq ans, comment voyez-vous dans cinq ans l’avenir de Rutshuru ? » On n’a pas vraiment de réponse, ce qui n’est pas très étonnant non plus. En tout cas on met cela sur la table. Et je confirme que cela devient, lors d’une autre réunion : « On reste cinq ans pour faire une passation », ce qui change un peu l’histoire. Encore une fois, je pense que l’on se raconte des histoires, en imaginant faire une passation en cinq ans alors qu’il n’y a pas plus de moyens, qu’il y a plus de gens, plus de malades, etc., mais pas plus de moyens au niveau des ministères.
Pour terminer, aujourd’hui je me demande pourquoi deux ans et pas un an ? Je pense que si on part dans deux ans, c’est parce que l’on va finir la construction dans deux ans. Partir dans deux ans ou dans un an, c’est la même chose, on n’arrivera pas mieux à faire une passation.
Rony BRAUMAN
La parole est à la salle.
Caroline SEGUIN
J’étais en charge de la gestion hospitalière à l’époque des discussions sur passation ou pas, et je suis complètement d’accord avec ce que dit Brigitte. A l’époque, je pense qu’il y a eu une dérive sur la compréhension des choses. Ce que l’on s’était dit avec les directeurs était que l’on reste cinq ans au moins, parce que l’on veut se donner les moyens d’investir dans cet hôpital, chose qui n’avait pas eu lieu depuis plusieurs années, puisque tous les ans, ou tous les deux ans, on remettait en question le fait que l’on veuille rester. Du coup, on s’est retrouvés dans un hôpital au bout de dix ans où on n’avait pas investi grand-chose finalement. On s’est retrouvés avec des locaux un peu pourris, il faut bien le dire. Quand on est parties en visite avec Brigitte, je me suis dit que si on évaluait cet hôpital aujourd’hui, on le reprendrait, parce qu’il n’a pas bénéficié des avancées que l’on avait eues à MSF sur les dernières années.
Rony BRAUMAN
Peux-tu préciser les avancées que tu évoques ?
Caroline SEGUIN
Les avancées par exemple en gestion hospitalière, en circuit du patient, en gestion de pôle, en protocole, en formation professionnelle, etc. Du coup, vu qu’on ne voulait pas s’investir, puisqu’on voulait partir tous les deux ans, les référents médicaux n’étaient pas venus depuis plusieurs années pour remettre à jour des protocoles et former le personnel qui était nouveau. En effet, chaque fois que nous voulions partir, de nouvelles politiques RH étaient mises en place. Une grande partie du personnel du ministère de la Santé que l’on avait formé était parti, en 2010 je crois, quand on disait que MSF allait partir. Puisqu’on allait remettre ces services au ministère de la Santé, on ne payait plus de personnel MSF, donc ce personnel-là est parti, et du nouveau personnel est arrivé qui n’a pas bénéficié de formation. C’est un exemple parmi d’autres. C’était, au global, à cause d’un manque d’investissements sur plusieurs années que l’hôpital a eu du mal à se développer, je pense.
Ensuite, cette dérive pour moi est à l’origine du fait que l’on veuille partir aujourd’hui. C’est plus pour moi une incompréhension, ou un manque de communication entre les gens qui géraient ce projet à l’époque, les gens qui sont arrivés, le terrain, le turnover, etc. Pour une fois, on se disait : « On prend la responsabilité et on assume le fait que l’on veuille rester cinq ans dans cet hôpital », justement pour le faire évoluer, pour faire ces constructions qui ont coûté grosso modo 1,5 million d’euros. Je trouve dommage d’investir autant d’argent dans un hôpital alors qu’on va le quitter. Ce sont des choses qui pour moi ne marchent pas ensemble. On en arrive là aujourd’hui. De plus, ces histoires de passation de services, etc. je pense que c’est faux. On se ment quand on dit qu’on passe des services : on paie du staff, on envoie des experts pour former des gens et on fournit des médicaments. Finalement, on essaye de se déresponsabiliser et nous sommes responsables de ces services-là, puisque nous les avons plus ou moins aidés.
Rony BRAUMAN
Ce qui relie les interventions qu’on vient d’entendre, c’est cette longue période d’incertitude, liée à la manière dont on est entré : c’étaient l’instabilité, les tensions politiques, les déplacements de populations, les menaces de reprise des hostilités dans la région, qui poussaient à prendre cet hôpital. Avec la baisse des tensions qui amène cette période d’incertitude, puisque les raisons initiales se sont estompées, la question qui se pose est : pourquoi considère-t-on qu’il n’y a plus besoin de soins de qualité quand il n’y a plus de Maï-Maï ou de coups de feu tirés dans la région ? La réponse tient largement à la culture MSF : on aime la guerre (c’est une façon de parler, bien sûr). Mais tout de même, on voit bien les limites de ce genre. Raisons d’entrer et raisons de rester, c’est une question qui doit se poser avec un certain recul.
L’un des intérêts de cette journée est de voir le découplage entre l’une et l’autre : les raisons de commencer ne sont pas forcément les mêmes que les raisons de continuer, mais elles influent sur les raisons de partir. Dounia DEKHILI Juste une remarque par rapport à ce que l’on disait sur le transfert de compétences et de responsabilités. Je suis d’accord aussi avec ce que dit Brigitte. S’imaginer pouvoir transférer une structure dans le même mode de gestion que pendant MSF, cela ne dépend pas de nous. Même en y mettant toute la bonne volonté, cela dépendra des ressources allouées et de la politique des administrations en charge. En revanche, j’ai tout de même deux exemples où je suis revenue dans un hôpital qui avait été géré par MSF. Entre deux et cinq ans après le départ de MSF, il reste quelque chose, quand on a investi sur une structure. Je pense à Bétou qui a été une controverse à l’époque de sa construction. Quand on y est revenus cinq ans après, on a retrouvé une structure qui fonctionnait, il y avait un médecin chirurgien qui opérait, dans une zone hyper isolée. Mine de rien, on se dit qu’il y a un impact.
Cela dit, on ne sait pas l’évaluer ou le prédéfinir, mais penser qu’une fois que l’on part, c’est la catastrophe, ce n’est pas forcément vrai. Je suis retournée aussi à Bouaké trois ans après le départ de MSF et j’étais plutôt impressionnée. Certains endroits étaient même en meilleur état que quand MSF s’en occupait.
Axelle DE LA MOTTE
Comme je l’ai mentionné au début, en 2005 quand l’équipe d’exploration visite l’hôpital de Rutshuru, ils trouvent un hôpital fonctionnel avec du personnel motivé et compétent. Avec nos inquiétudes sur cet hôpital, on a tendance à l’oublier. Nous n’arrivons pas à envisager que sans nous cela puisse fonctionner. On a ici un exemple assez flagrant.
On arrive dans quelque chose qui est fonctionnel. On s’y investit parce qu’à ce moment-là nous voulons développer des soins secondaires. La première option opérationnelle n’était pas de s’investir au sein de l’hôpital, c’était de soutenir les hospitalisations, les références qui étaient faites, par la prise en charge financière des patients. Mais c’était fonctionnel. Nous investissons l’hôpital parce que nous souhaitons développer les soins secondaires, la chirurgie chez MSF, et puis il y a tous les développements qui font que l’on est un peu pris dans la machine et qui nous amènent à la situation actuelle. Jusqu’en 2010 effectivement, on resigne un MoU (protocole d’accord) tous les six mois ou tous les ans, mais ce n’est plus le cas. A partir de 2010, les choses sont assez claires. En 2010, on pense rester encore deux ou trois ans dans cet hôpital.
En 2013, Sabine Roquefort fait son évaluation sur les services qui ont été transférés. Même s’il n’y avait – comme tu le dis Caroline – pas de personnel, peu de visites de référents à cette époque-là, surtout pour des raisons de sécurité, ce n’était pas lié au transfert des services. L’étude est claire : les passations faites n’ont pas d’impact notable sur la mortalité. Cela ne s’écroule pas du tout, parce qu’on continue à verser des primes, à approvisionner en médicaments. Je précise qu’on continue de le faire par choix. Ce n’est pas une décision de l’administration, les choses ont été négociées avec elle.
Isabelle DEFOURNY
J’ai trouvé très intéressante la présentation, l’évolution du projet phase par phase. Je trouve marrant, justement, qu’au moment de l’ouverture on considère que l’hôpital Rutshuru fonctionne bien et que l’on peut y référer les patients. Mais si on regarde les objectifs du plan de développement opérationnel ou global – j’ai vécu aussi ces périodes-là, aux opérations – on voit les accélérations et les freinages. A un moment, on s’est dit : « plein pot sur les hôpitaux, on n’en fait pas assez », ce sont les deux millions de consultations, et quelques années après, on se dit : « on a trop d’hôpitaux, il faut fermer. »
Depuis quelques années, j’ai l’impression que la réflexion autour de l’hôpital – ce n’est pas encore gagné – commence peut-être à s’équilibrer. Je dis cela parce que je trouve que ce qui ressort dans l’histoire de Rutshuru (où je n’ai jamais mis les pieds), beaucoup plus que le contexte, c’est la difficulté de gestion de l’hôpital, le fait que l’équipe est en permanence dépassée. J’ai l’impression que l’on ferme parce que l’on est dépassé par la gestion. Si on arrivait à faire notre travail plus simplement, on serait resté. Peut-être que je me trompe.
Pour revenir aux raisons d’entrée, au contexte : la raison d’intervenir est claire. Cela dit, nous sommes d’accord qu’après tant d'années dans un endroit on peut reposer la question de notre présence et la reposer, cela veut dire : « Certes le contexte a changé, mais reformulons la raison pour laquelle on veut rester ou pas. » Dans l’histoire et dans le contexte de Rutshuru, il me semble que c’est un peu cela l’ambiguïté.
Sur 2014, on voit qu’on aurait pu se dire : « nous restons, malgré le changement de contexte. » Il y avait toutes sortes de raisons : le service rendu à la population, un hôpital généraliste très formateur pour nos équipes -là, on revient sur des besoins institutionnels-, mais on n’a plus d’hôpitaux généralistes. A part le VIH maintenant à Goma, il n’y a pas beaucoup de projets en RDC et le développement des soins dans la zone est sans doute aussi lié à notre présence.
En 2014, je n’ai pas compris que la période de cinq ans correspondait à un plan de fermeture. J’ai compris qu’on faisait un investissement sur cinq ans. Je m’étais dit cinq ans, pour une fois, on a un plan, bon ou non je ne sais pas : on va rester pendant cinq ans et essayer de gérer correctement cet hôpital. Cela étant, je peux comprendre les raisons de la fermeture. En revanche, j’ai tout de même un sentiment de gaspillage sur le fait d’investir 1,5 million pour sortir.
Axelle DE LA MOTTE
Il faut rappeler que le 1,5 million de la construction n’était pas prévu initialement. J’ai retrouvé les documents, c’était 500000 dollars. C’est notre problème, on a la même chose à Bangui, on multiplie par trois nos prévisions en général sur la construction. Il s’agissait de 500000 dollars, pour remettre l’hôpital – comme le disait Caroline – dans un état convenable, sachant que nous l’avions dégradé nous-mêmes, ou en tout cas qu’on n’avait pas porté une amélioration, une réhabilitation en rapport avec le volume de patients accueillis.
Isabelle DEFOURNY
D’une certaine manière, on dit : « On ferme, parce que l’on a trop de succès ». Si on n’avait pas 30000 hospitalisations, si on en avait 5000, on ne fermerait pas. On ferme parce que l’on soigne trop de patients. Je trouve qu’il y a un problème, là. On n’arrive plus à soigner tous ces gens, et en plus on n’a pas de forte mortalité, zut, on ferme. On les soigne trop et trop bien ! C’est caricatural. Mais c’est tout de même cela.
Et pourquoi ferme-t-on parce que l’on a trop de patients ? C’est en grosse partie, et on le voit bien dans ta présentation : on complexifie nos modes de gestion, nos indicateurs, nos attentes, dont certaines complètement irréalistes. On interdit aux médecins de faire certains actes, alors que c’est légal dans leur pays. Tout cela est de la complication inutile. A la fin, on en arrive à fermer parce qu’on ne sait pas gérer et la question du contexte passe au second plan. En plus, on ferme en se disant que l’on va aller rouvrir différemment, et plus ou moins avec les mêmes objectifs, dans une zone où la différence de contexte peut tout de même être questionnable, particulièrement dans les années qui viennent.
Axelle DE LA MOTTE
Je suis bien d’accord. Je n’ai pas de boule de cristal. Aujourd’hui, c’est l’état des lieux de ce que l’on trouve sur le terrain. L’amélioration au niveau de la zone sanitaire est flagrante pour ceux qui ont connu Rutshuru à différentes époques ; on ne peut pas la contester. Regarde les zones de santé au Congo, tu as des ruptures d’approvisionnement en médicaments partout. Dans la zone de santé de Rutshuru, tu n’as pas eu une seule rupture en deux ans. Je parle des antipaludéens et des ARV.
Isabelle DEFOURNY
Oui, mais il est dit qu’en 2005 l’hôpital fonctionne bien.
Axelle DE LA MOTTE
Le fonctionnement de l’hôpital et la zone de santé sont deux choses différentes, surtout que c’était nous qui faisions l’approvisionnement. Là, cela a changé, on ne fait plus d’approvisionnement en antipaludéens depuis décembre 2015. C’est pris au niveau de la zone de santé et ce sont eux qui approvisionnent, via le Fonds mondial. Ce sont des choses qui avancent. Qu’il y ait des médecins, des blocs qui se construisent, etc. tu ne peux pas le nier non plus. Alors je ne dis pas que dans deux ou trois ans cela ne va pas repartir en vrille, mais si c’est le cas, on interviendra, je ne vois pas le souci. Ce n’est pas parce qu’on ferme un projet qu’on est persona non grata. Ou alors, il faudrait envisager tous nos projets sur vingt ans sur tous les terrains un peu sensibles, parce qu’on ne sait jamais ce qu’il va se passer de facto.
Isabelle DEFOURNY
Ce n’est pas ce que je dis.
Brigitte VASSET
Deux choses, très rapidement par rapport à ce que tu dis, Isabelle : c’était moins un problème de gestion de la structure que de gestion des patients. Ce qui nous a complètement débordés, c’est le doublement du nombre de gamins à partir de 2012. Et l’autre chose : il y a une autre mission qu’on a fermée parce qu’on avait trop de patients, c’était Casaore au Nigéria. On a trop de patients, on ne sait plus quoi faire, donc on ferme. C’est inadmissible, c’est insupportable, mais c’est comme cela.
Isabelle DEFOURNY
Je suis d’accord.
Guillaume JOUQUET
Je voudrais revenir sur l’objectif de départ et de l’investissement. En gros, il y a deux grandes écoles. Soit on dit : «on ferme », on a donc cinq ans pour faire le maximum pour arriver à la qualité des soins la plus optimale, et c’est un peu : « après nous le déluge ». L’autre école consiste à investir dans la transition et la diminution progressive. Cela peut sembler contradictoire, mais diminuer les activités demande un investissement, car c’est beaucoup de temps et de négociations. Cela prend beaucoup d’énergie. On ne peut pas passer son énergie à la fois à développer des activités et à les diminuer. Encore une fois, je sais que cela peut paraître contradictoire qu’il faille beaucoup d’énergie pour diminuer des activités, mais c’est une réalité. Plus on va investir pour être sur des standards MSF, plus on va, à mon avis, s’éloigner des protocoles locaux et plus on est en train de creuser la tombe de la continuité du programme. Cela peut être une option de dire : « après nous le déluge ». Si elle est assumée, très bien. On va atteindre un niveau de qualité peut-être optimal au moment de partir, mais comme on n’aura pas préparé la transition, une fois que l’on part tout s’effondre et parfois à un niveau inférieur à celui que l’on avait trouvé en arrivant, puisque c’était un hôpital fonctionnel quand MSF est arrivé.
Investir sur des standards MSF, c’est sans doute bénéfique dans le présent pour les patients, mais ça peut jouer en sens inverse pour ces mêmes patients dans le futur. L’autre option est donc de consacrer son énergie à la transition, à la négociation sur une diminution des activités. Je ne sais pas si cinq ans est une bonne période de temps, surtout si chaque fois qu’il y a un changement d’équipe il y a des velléités de partir sur autre chose, mais cela peut être le temps qu’il faut. C’est ce qui a été décidé à Chiradzulu, justement pour passer d’un niveau où MSF intervient beaucoup à un niveau ou MSF intervient peu. Faire cela par service n’a pas de sens. On va avoir un déséquilibre. Quand on se retire, il faut le faire partout en même temps et non saucissonner par services. C’est peut-être plus pratique, parce qu’on le voit : « Ça y est, on a fait la pédiatrie il ne nous reste plus que les services A, B, C, D » alors qu’à mon avis il faut diminuer partout. En gros, qu’est-ce qu’un projet de santé d’un point de vue économique ? Ce sont des ressources humaines et des médicaments. Cela va prendre 80 % du projet. Donc si on diminue partout les ressources humaines et les médicaments fournis ou payés par MSF, on force le système à essayer de compenser. Et le système ne compensera jamais au niveau de MSF, c’est une quasi-certitude. Mais au moins, même si on a une diminution de la qualité, elle ne sera pas à un niveau catastrophique. Parce que oui cinq ans après le départ de MSF et sans préparation de la sortie, il se peut qu’il reste quelque chose, mais à quel prix pour les populations ? Peut-être y a-t-il eu un trou sans fond pendant deux ou trois ans avant que le système ne de réhabitue à l’absence de MSF. En préparant la sortie de MSF, on accompagne le système pour qu’il puisse se régulariser plus vite, même si c’est à un niveau bien inférieur à celui de MSF, mais en évitant que ce soit à un niveau catastrophique.
Mathilde BERTHELOT
Je reviens sur la question de l’amélioration du contexte. Dans un pays en guerre, on pense que le manque d’accès aux soins vient du danger pour les patients de se déplacer, et du danger pour le staff de rester sur place. Un facteur qui peut aider à décider d’une sortie est l’amélioration du contexte d’un point de vue économique. Forcément, s’il y a stabilité dans une zone et amélioration de la sécurité, cela va de pair avec l’amélioration de la situation économique des gens, qui peuvent retravailler, bouger, etc.
Dans d’autres contextes, quand on interroge les patients, on constate que venir dans le secteur public n’est pas toujours leur premier choix. Dans les endroits où ils ont le choix, c’est un peu comme ici, ils préfèrent ne pas attendre trois heures et avoir des médicaments, quand ils savent qu’aux consultations MSF, où l’on a nos standards et notre qualité, s’ils toussent un peu, ils ne vont avoir que du paracétamol et de la vitamine C et on leur dira de revenir le lendemain.
Quand les gens peuvent à nouveau se déplacer, ils ne vont pas forcément dans le public. Pendant la période d’insécurité, ils vont au plus près, donc dans le privé, plutôt que de payer un taxi ou un transport, ou de prendre le risque de se mettre sur une route dangereuse pour aller jusqu’à l’hôpital, même si l’hôpital est gratuit. Les équipes ont tendance à penser que quand c’est payant, ce n’est pas bon, que le privé ce n’est pas bon. Les patients y vont malgré tout et s’ils ont un peu de moyens, ils vont souvent dans le privé pour avoir le sac plein de médicaments, parce que pour eux c’est cela la qualité. On a des vœux pieux sur la qualité, parce qu’on n’en a pas la même interprétation que nos patients.
Northan HURTADO
Je suis d’accord que dans certains pays, on voit que ce n’est pas si mal après l’arrêt de nos activités. Dans d’autres pays parfois, comme le Soudan du Sud – Kwan est un bon exemple – on a arrêté parce que c’était immense et quand on est revenu, on a vu que la qualité était tombée en dessous de zéro. C’est impossible du point de vue économique pour le Soudan du Sud aujourd’hui, par exemple, de prendre le relais. On sait que ce pays vit des ONG internationales et d’autres acteurs pour établir des systèmes de santé, surtout pour les soins secondaires. Bon, cela dépend aussi des pays. Regardons le Tchad aussi, par exemple : MSF-Belgique était là-bas pendant des années. Nous sommes passés six mois après la fermeture de leur mission et c’était la catastrophe. Depuis quelques années le gouvernement fait plus d’investissements dans les hôpitaux, met plus de médecins dans les centres de santé. Dans le même pays, cela peut changer selon la situation économique, et le pétrole aussi y était pour beaucoup. Parfois c’est le déluge, oui, cela dépend.
Cela dépend des endroits, mais le succès de Rutshuru donne une petite idée : des gens préféraient payer le taxi pour aller de Goma à Rutshuru plutôt que de se faire soigner à Goma. Les gens ne sont pas stupides, ils savent bien qu’il y a des centres de qualité et ils préfèrent aller jusqu’à Rutshuru, parce qu’à Goma on ne trouve pas la même qualité. Un autre point sur la violence, dont on parlait à l’instant. Quelle est sa part dans les causes d’hospitalisation ? On compte la violence directe, mais il y a d’autres choses : par exemple que les gens ne traitent pas leur paludisme, ils ne veulent pas aller au centre de santé parce qu’il n’y a pas le médicament. Parfois, quand on analyse la violence de ce monde, on oublie un peu la violence indirecte, la santé maternelle ou d’autres maladies qui sont des conséquences indirectes de ces violences.
Rony BRAUMAN
Quand j’ai visité Rutshuru, l’an dernier, j’y allais en étant convaincu qu’il fallait rester et que la décision de partir était mauvaise. Après avoir entendu sur place les arguments inverses, j’ai changé d’avis. L’une des raisons essentielles de mon « retournement » était le siphonage des ressources locales disponibles par MSF du fait de l’énorme investissement matériel, présence d’équipes expatriées, rénovation de l’hôpital, gratuité des soins, tout cela. Je suis allé visiter les centres de santé, les hôpitaux dans la région, qui étaient à moitié vides alors qu’ils avaient des structures chirurgicales et du personnel. Beaucoup de gens, à MSF, avaient l’impression de ruiner la possibilité du système sanitaire de se développer. Même si notre objectif n’était pas de développer le système sanitaire il ne pouvait pas non plus être de l’affaiblir, or c’était le sentiment dominant, à tort ou à raison. Je pense que c’était à raison, cela demanderait peut-être un examen plus précis, mais c’est l’impression que cela donnait.
Sur un point, vous avez toutes les deux, Isabelle et Brigitte, soulevé une question qui est un paradoxe assez troublant : plus on a de patients, plus on est incité à partir. La raison amènerait à penser que plus on a de patients, plus on démontre que l’on est indispensable. Je ne pense pas que l’on puisse en rester là, dire : « on est débordé par les patients donc on s’en va ». Non, si on est débordé par les patients, a priori, on renforce plutôt que de partir. En tout cas, philosophiquement c’est la raison d’être même de MSF. Sauf effectivement si c’est dû à cette question-là, celle du « siphonage », qui renvoie au contexte immédiat. Le deuxième point concerne le tabou de la gratuité des soins. Le problème n’est pas que les soins soient payants ou pas, mais que des gens qui n’ont pas les moyens ne puissent pas accéder à nos soins. Cela serait en effet s’inscrire dans une discrimination dont on ne veut pas et on a bien raison, mais il y a des moyens de contourner cela. Or on l’impression que la gratuité des soins est une espèce d’obligation morale, un principe intangible à MSF. Je ne pense pas que ce soit directement le sujet aujourd’hui, mais c’est l’un des enjeux qui peuvent être soulevés par cette réflexion.
Un dernier point sur ce que tu disais, Mathilde : l’amélioration de la situation économique, cela ramène aux «raisons d’entrer» dont on parlait au début. En effet, avec l’amélioration de la situation économique les choses vont mieux, les gens peuvent plus facilement se soigner, ils mangent mieux, plein de bonnes choses peuvent en découler. Mais n’oublions pas d’abord que par exemple en Europe avec l’amélioration de la situation économique depuis la guerre, la demande de soins a explosé ; elle n’a pas été éliminée mais amplifiée par l’amélioration de la situation économique, parce que plus on est riche et plus on a envie de se soigner.
Mathilde BERTHELOT
On n’a pas le monopole. Avec une amélioration économique, on peut avoir une diversité de choix.
Léon SALUMU
Je me souviens de la discussion et des réflexions que nous avons eues à Rutshuru en 2010. On connaissait la situation sanitaire en RDC, tout le monde savait que l’offre de soins n’était pas meilleure dans le reste du pays. On se demandait à ce moment si on pouvait transformer ce projet, puisque la raison initiale de notre présence était la guerre et que là on était dans une situation de paix.
Cependant, malgré la paix, même si la situation économique pouvait s’améliorer, les gens n’avaient pas cette offre de soins de qualité. J’ai vécu cette situation de l’intérieur et de l’extérieur : de l’intérieur avec la fermeture d’Ankoro où c’était presque la même chose : l’hôpital avait été ouvert parce qu’il y avait la guerre et qu’on était sur la ligne de front, et dès que la situation est redevenue normale, on a décidé de fermer. On ne s’était pas demandé si les gens auraient accès à des soins de qualité, mais on a fermé parce que notre raison d’y être avait disparu avec la guerre, même si la population n’avait pas accès aux soins. Si je fais le parallèle avec Rutshuru, c’est qu’à Ankoro on était dans une cogestion avec le ministère alors qu’à Rutshuru, on n’était pas dans une cogestion.
Rony BRAUMAN
Si tout de même !
Léon SALUMU
Non pas du tout ! A Rutshuru on gérait, et les gens du ministère subissaient. C’est pour cela qu’il y avait cette tension énorme avec l’hôpital. Je me souviens que quand je suis arrivé en 2006, le médecin-chef de zone se battait pour que l’on ne déstabilise pas son hôpital. Il s’est battu dès le départ, même pour la chirurgie, parce qu’il se disait : «MSF vous venez, vous faites de la chirurgie parce que vous dites que nous ne sommes pas à même de faire cela, mais le jour où vous allez partir c’est l’expertise dont nous allons manquer. » Je pense qu’au-delà de la question de la gratuité des soins, il y a aussi une question à se poser par rapport à la formation, au passage de compétences, etc. Ce sont des mots que l’on a voulu mettre dessus, mais la vraie question était : « Comment veut-on laisser cet hôpital-là ? »
Si on a gardé le «pôle chaud», c’est parce que l’on était conscient que cela faisait presque sept ans que l’on déstabilisait cet hôpital – surtout sur cet angle-là, la chirurgie– et que le ministère n’était pas impliqué. Comment peut-on redonner cette compétence à ces gens-là pour que le jour où l’on va partir cet hôpital puisse être fonctionnel comme tous les hôpitaux en RDC ? Parce que fonctionnel, c’est un mot qui signifie que les gens sont là, qu’ils soignent, et qu’ils font un peu de chirurgie. En 2010 on nous avait dit que l’hôpital était trop gros. Il fallait passer de 300 lits à 100 lits pour que ce soit gérable par l’hôpital, à cause du manque de ressources humaines et de médicaments. Il fallait que l’on adapte le volume afin qu’il puisse être géré par l’hôpital. Je pense que c’est là qu’il y a eu toutes ces discussions institutionnelles. Nous n’avons pas réussi à trouver de mots et nous avons fait la passation.
Je suis d’accord avec Guillaume Jouquet. Au départ on voulait faire une passation par service. On voulait passer la maternité, parce que c’était le dernier service que l’on avait récupéré, et la pédiatrie, mais garder le pôle chaud. On s’est vite rendu compte que, dans un hôpital pareil, on ne pouvait pas être dans un service et ne pas prendre en compte les autres. Cela, d’autant plus que nous nous sommes retrouvés nous-mêmes en contradiction en restant au niveau du pôle chaud qui fait les urgences. Mais quand on réfère les enfants en pédiatrie, ce qui est normal, s’il n’y a pas une bonne prise en charge, ils vont revenir encore aux urgences. On se retrouve donc dans une histoire où tu réfères et puis il y a une contre-référence, et finalement tu te dis que cela ne sert à rien qu’il faut faire le suivi jusqu’à la fin. C’est pour cela qu’il y a eu ces flottements dont Axelle a parlé. On a décidé de procéder par service, et puis on s’est rendu compte que ce n’était pas possible, pas gérable. D’où la question : faut-il juste rendre l’hôpital en une seule fois ?
Guillaume JOUQUET
On peut diminuer la voilure partout aussi. Je l’ai déjà vu faire et c’est possible. Eric PUJO J’ai juste une question. On parle de nos critères de qualité, de nos stratégies de sortie, etc., Est-ce que ce sont des choses discutées avec les autorités de l’hôpital? Est-ce une stratégie subie ou est-ce une stratégie discutée avec eux sur la sortie ?
Axelle DE LA MOTTE
On discute d’abord entre nous. En pratique, on prend la décision, et puis on la propose. On l’impose s’ils ne veulent pas accepter. C’est ce qu’on a toujours fait. L’atelier mené par Guillaume Jouquet a été l’un des seuls moments où il y a vraiment eu un séminaire pendant plusieurs jours entre les autorités de l’hôpital et de la région, et MSF. Mais comme je l’ai dit, cela n’a pas apporté non plus grand-chose dans le sens qu’in fine ils sont revenus sur ce qu’ils avaient dit.
Guillaume JOUQUET
C’est vrai, mais on n’a pas pu finir les ateliers, car il y avait beaucoup de résistance. A l’époque où j’y étais, j’avais l’impression qu’à Rutshuru les autorités locales étaient plus matures sur la sortie que les équipes MSF. C’est quelque chose que je constate souvent : les autorités locales ont conscience que MSF ne va pas rester indéfiniment. En général, quand on fait ces ateliers et pour peu que l’on puisse les mener jusqu’au bout, cela permet une bonne acceptation de la sortie par les autorités locales, à condition de savoir transiger : si MSF arrive avec des critères prédéfinis -on va sortir à condition qu’A, B, C, D-, cela ne fonctionne pas. En général, on organise cinq ou six ateliers sur une dizaine de jours, pour qu’à l’issue des ateliers, les objectifs à atteindre soient bien des objectifs négociés entre MSF et les autorités.
Axelle DE LA MOTTE
A titre d’exemple, nous avons refusé les demandes des autorités de l’hôpital : les formations des médecins généralistes à la chirurgie, la remise en question de la gratuité des soins, un peu rapide. Ce sont des choses sur lesquelles nous n’étions pas d’accord.
Guillaume JOUQUET
On a vraiment manqué de temps aussi pour les négociations à Rutshuru. Cela s’est passé sur deux ou trois jours, je ne sais plus, c’était court.
Gwenola FRANÇOIS
C’est quoi exactement les ateliers ?
Guillaume JOUQUET
Quand on me demande d’intervenir sur une stratégie de sortie, je propose que les objectifs de la stratégie soient négociés au cours d’ateliers entre MSF et le MoH. Nous suivons une méthode, un cadre, mais à l’intérieur de ce cadre, la discussion des objectifs est très libre, très ouverte, et cela vise à donner voix au chapitre aussi bien aux autorités locales qu’aux représentants de MSF pour que la stratégie de sortie ne soit pas perçue comme imposée par MSF, mais bel et bien négociée entre les partenaires. J’ai l’impression de ne pas avoir répondu à ta question.
Gwenola FRANÇOIS
Tu as répondu en partie.
Guillaume JOUQUET
Je ne sais pas si tu as déjà vu les tableaux de bord avec les smileys qui permettent de suivre l’évolution de la stratégie de sortie. Il s’agit d’arriver à un tableau de bord qui serait un contrat entre MSF et les autorités sur les objectifs à atteindre : non pas pas sur les modalités, mais sur le but final. Non pas «comment nous allons y aller », mais « où nous voulons aller ». Les ateliers vont permettre de définir l’objectif du processus de sortie qui va être décliné en objectifs opérationnels et mesuré par des indicateurs. A chaque étape, c’est négocié entre les autorités et MSF. Ce tableau de bord doit être le plus simple possible, sous peine de devenir une usine à gaz. J’impose un cadre qui est : un seul objectif straté- gique, pas plus de cinq objectifs opérationnels et pas plus de dix indicateurs. Cela doit être très facilement lisible et cela sert de contrat, de point de départ, entre MSF et les autorités. La méthode sera discutée au fur et à mesure de la progression de la stratégie de sortie.
Gwenola FRANÇOIS
Je voulais revenir sur les raisons locales et les politiques globales. Pour être claire, je comprends très bien, Axelle, les raisons de fermeture que tu as présentées, et je suis tout à fait d’accord avec cela pour ce qui concerne le déplacement de la zone de violence, le développement du système de santé, le développement économique, et aussi la corruption non maîtrisée dans l’hôpital.
Je pense que l’une des difficultés est que cette fermeture peut être vue comme en opposition avec des objectifs institutionnels affirmés dans les dernières années, qui sont d’avoir un hôpital généraliste sur du long terme, notamment comme lieu de formation. En effet, il n’y a pas beaucoup d’hôpitaux de ce type et, à propos de Rutshuru, beaucoup se sont dit : «Tiens, Rutshuru serait peut-être le bon endroit pour atteindre cet objectif ». On pourrait repositionner l’objectif comme cela, mais il y a des conditions.
Je pense que pour avoir un hôpital généraliste long terme qui soit un centre de formation, il faut que ce ne soit pas trop lourd, que ce soit sympa, que les équipes aient le temps de s’occuper de la formation, etc. Est-ce que ces conditions étaient remplies à Rutshuru ? Je pense que le fait qu’il y ait un développement du système de santé, en partie, donnait justement l’opportunité à MSF de pouvoir développer dans cet endroit un hôpital long terme avec un peu moins de charges, en ne faisant pas tout, en étant intégré dans une carte sanitaire, en travaillant avec d’autres. Dans ce sens-là, pour cet objectif-là, le contexte de Rutshuru, avec un développement des soins, était plutôt favorable. En interne à MSF, le contexte semble aussi plus favorable au fait de travailler avec d’autres. On est un peu moins rigides sur certaines normes de qualité, sur ce qu’on attend d’un ministère de la Santé, etc.
Maintenant, vu ce qu’Axelle m’a décrit plusieurs fois, à savoir l’état de corruption actuel dans l’hôpital, les relations au sein de l’hôpital et l’effort qu’il faudrait pour rediriger cet hôpital, cela me semble difficilement faisable. Par ailleurs, il me semble tout à fait légitime que des raisons de fermeture basées sur les analyses de contexte priment sur des raisons institutionnelles.
Pierre MENDIHARAT
Le paradoxe de Rutshuru est qu’après tant de discussions, tout le monde n’a pas la même idée des raisons pour lesquelles on s’en va. C’est parce qu’il y a un ensemble de raisons, finalement, et qu’à un moment donné, le desk qui est en charge en retient certaines, qui lui semblent décisives, et pas d’autres. Ceci dit, les raisons pour lesquelles on se retire ont une influence sur la manière dont on fait ensuite la passation. Brigitte, quand tu disais : « Qu’importe que l’on parte dans un an ou deux ans, cela ne fera aucune différence » est-ce que tu voulais dire que cela ne fera aucune différence, puisque de toute façon, le MoH ce sont des incapables et qu’en plus ce n’est pas notre responsabilité » ?
Brigitte VASSET
Non ! je voulais dire qu’ils n’avaient pas les moyens. Ce n’est pas la même chose.
Pierre MENDIHARAT
D’accord. Il y a par ailleurs cette idée selon laquelle « ce qui se passe après MSF n’est pas notre responsabilité ». C’est quelque chose que l’on défend pour les interventions dans l’urgence : il peut y avoir la tentation de rester rien que pour rester, parce que l’on a amélioré le niveau de soins. Après une intervention courte - six mois, un an, un an et demi la question de partir ou rester provoque toujours des tensions.
Si on part, dans ce type de situations, on estime à MSF qu’on n’a pas la responsabilité de faire un hand-over pour tenter de maintenir des soins de qualité. Mais quand on inscrit un projet dans la durée, dix ou quinze ans, on élève le niveau de soins et on modifie la donne dans la région, En effet, pendant dix ou quinze ans, le MoH va y mettre moins de moyens que dans d’autres zones. C’est vrai également pour des ONG qui envisageraient de travailler dans cette zone. Par exemple, pendant dix ou quinze ans, tout le monde s’est dit que pour la santé à Rutshuru il y avait MSF, alors on s’abstenait ! Il y a donc moins d’organisations, locales comme internationales, qui sont allées là-bas et du coup on peut arriver à ce que tu décris, Rony, à savoir que les hôpitaux autour ont vu leur capacité s’effondrer. Il est donc vraiment important de laisser une chance au MoH – sans faire le procès d’intention qu’ils ne vont pas y arriver – et de laisser une chance aux organisations locales et internationales de revenir investir dans la zone.
Entre le moment où ils intègrent notre départ de Rutshuru» et le moment où cela se traduit en une politique de réinvestissement, le MoH va chercher des partenaires. Cela prend beaucoup de temps. Cela peut arriver un ou deux ans après. Encore une fois, je pense qu’avec une sortie en deux ans, on leur laisse trop peu de chances de réinvestir des ressources pour atteindre le niveau de qualité qu’ils essayent d’avoir peut-être sur l’ensemble de leur territoire, en tout cas dans la province.
Brigitte VASSET
Je suis complètement d’accord avec tout ce que tu as dit concernant des investissements de dix ans comme les projets VIH les projets TB. Mais à Rutshuru, c’était – comme le disait Axelle – tous les six mois, tous les ans que l’on signait un nouveau MOU. Ce n’est qu’en 2014 que nous avons dit que nous restions cinq ans.
Axelle DE LA MOTTE
En 2010, on a dit 3 ans.
Brigitte VASSET
Oui, 2010, trois ans, mais on a réévacué combien de fois avec le M23 à ce moment-là ? C’était à nouveau reparti dans le conflit.
Axelle DE LA MOTTE
On a évacué au début, quand le M23 est arrivé, puis ils ont mis en place leur administration, ça roulait.
Brigitte VASSET
Ce que tu as dit est tout à fait justifié dans certaines situations mais pour moi, ce n’est pas cela qui fonctionne sur Rutshuru. Tu parles des ONG locales : si je me souviens bien, en 2014, elles étaient toutes parties, parce qu’il n’y avait plus de sous. Nous ne sommes peut-être pas les seuls, mais il n’y en a pas beaucoup qui peuvent intervenir. C’était la paix, et quand c’est la paix, il n’y a plus de financements. En 2014, en tout cas, c’est ce que nous disait l’équipe. Toutes les ONG s’en vont parce que c’est la paix ! Mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Je voulais parler de deux choses.
Pierre MENDIHARAT
OK, peut-être qu’il n’y a pas d’ONG, parce qu’il n’y a plus de financements, qu’il n’y a pas de structure d’ONG locale ou internationale au Nord-Kivu. Mais à ce moment-là, il faut peut-être laisser le temps. Isabelle disait : « Si c’est trop compliqué, trop lourd pour la gestion, est-ce une bonne raison de partir ? » Cela avait été clairement, à tes yeux, la principale raison de partir de l’hôpital de Monrovia après seulement cinq ans d’intervention, alors que par ailleurs tout le monde considérait que l’hôpital était super, utile et efficace. Est-ce que cette complexité qui plombe la gestion de Rutshuru n’est pas, de fait, une raison importante de notre départ, alors même que le projet lui-même est considéré comme utile et efficace ? Si c’est le cas, je demande : est-on à l’aise avec cela ?
Brigitte VASSET
Si j’avais pris Monrovia comme exemple, c’est parce qu’à un moment MSF a dit – et c’est écrit, c’est nous – « Quand la guerre est finie, on se casse ». On a fermé Akuem, on a fermé Monrovia et je ne sais quoi encore. Clac, en balançant des malades dehors, je ne sais pas comment ! On fait aussi cela. Maintenant, je veux parler de ces deux mots : siphonage, déstabilisation. Siphonage des centres de santé. Comme le disait Mathilde, je crois que les gens ne sont pas bêtes, et s’ils ont un chirurgien à côté de chez eux, un médecin et des médicaments, ils vont aller là, ils ne vont pas venir à Rutshuru. Comme l’a dit Axelle, il y a bien les ACT [anti-paludéen : Artemisinin-based Combination Therapy], parce qu’ils sont fournis par le Fonds mondial, mais c’est tout. Quand j’y suis allée en 2014, ils avaient les ACT, mais il n’y avait pas de paracétamol, pas de pansements, pas de sutures etc. Peut-être que ça a changé depuis. Donc le siphonage, ça ne me convainc pas. J’ai du mal à croire que les gens soient assez bêtes pour aller plus loin qu’à côté de chez eux.
Guillaume JOUQUET
Je pense que c’est un peu plus complexe que cela.
Brigitte VASSET
Pas tant que cela. Mon deuxième point est sur la déstabilisation. C’est un vrai problème quand, par exemple, on est le premier employeur d’un endroit : c’était le cas à Maradi au Niger, où on avait des milliers d’employés et là, on déstabilisait vraiment le système. Mais c’était déstabiliser un système qui de toute façon ne fonctionnait pas, comme en RCA. On a essayé à Paoua (RCA), il y a quatre ou cinq ans de faire la passation au ministère de la Santé. Echec. Encore une fois, je ne dis pas que ce sont des incapables mais des gens qui n’ont pas les moyens. Le ministère de la Santé de la RCA n’a aucun moyen. Même si ce sont les plus motivés, comment veux-tu passer quelque chose à des gens qui n’ont pas de moyens ? On ne déstabilise pas quelque chose qui n’existe pas.
Rony BRAUMAN
Il me semble que c’est un peu rapide de dire que le système n’existe pas. J’étais à Rutshuru en 2005, et dix ans plus tard, en 2015, j’ai été frappé par la différence. En dix ans, on constate une transformation frappante du paysage. Non, on déstabilisait quelque chose d’existant. Cette image du siphonage a ses limites, peut-être qu’elle est trompeuse. En tout cas, c’est une impression très largement partagée, et moi en visitant les gros centres de santé, avec hospitalisation, bloc opératoire, j’ai eu l’impression de constater également que c’était vraiment un ensemble qui avait évolué, et pas seulement avec les ACT et les ARV.
Quant à la logique des gens : il y a plusieurs choix et plusieurs rationalités possibles. Le fait d’aller à Rutshuru, parce qu’il y a une équipe médicale plus étoffée, parce qu’il y a des soins gratuits, de la chirurgie, cela s’explique. On connaît bien la dimension symbolique de la chirurgie. Même quand on ne va pas se faire opérer, entre un hôpital qui a de la véritable chirurgie et un hôpital qui n’en a pas, cela fait une différence : le premier est plus crédible que l’autre. Ce sont des raisons qui n’ont rien de stupide et qui peuvent attirer les gens vers un endroit plutôt qu’un autre.
Par ailleurs, il a été fait allusion à FOSSAP, ce projet d’hôpital long terme à Haïti, et Isabelle aussi a parlé du projet d’hôpital long terme au sujet de Rutshuru. Je voudrais juste dire que, selon moi, FOSSAP était l’exact contraire de ce qu’il fallait faire en matière d’hôpital long terme.
En ce qui concerne Rutshuru, la manière dont cela a été engagé interdisait que l’on change de pied et que l’on transforme l’intervention initiale en projet d’hôpital long terme. Je ne m’attarde pas là-dessus, mais ce sujet mériterait à mon avis une discussion à un autre moment. Dès lors que l’on avait accepté une sorte de double commande, de double gestion, de croissance parallèle des structures MSP et des structures MSF, on s’était installé dans une situation qui interdisait ensuite – ce qui est à mon avis l’enjeu primordial d’un hôpital long terme tel que j’en avais proposé le projet – d’assurer le contrôle et la responsabilité globale de l’hôpital, financière, administrative, et médicale. Tout cela doit s’inscrire dans une carte sanitaire, dans une négociation avec le ministère de la Santé naturellement, ce serait idiot de faire autrement ; mais ce fonctionnement particulier, en tout cas pour MSF, n’était pas envisagé pour FOSSAP, ni possible à imaginer pour Rutshuru.
De fait, le projet était conçu pour une durée déterminée. La sortie était inscrite dans la modalité même de gestion de l’hôpital. En ce qui concerne les délais, un an, deux ans, il me semble qu’il faut trouver le moyen terme entre le plus court et le décent. Dès l’instant où l’on a décidé de sortir, on est dans une période instable, très inconfortable. La transition décente est celle qui permet la formation, les investissements dont tu as parlé, Guillaume. Il me semble que deux ans est un bon compromis, mais ce n’est qu’un compromis avec évidemment un certain nombre d’inconvénients.
Léon SALUMU
Je voudrais revenir à ce qu’a dit Eric sur les discussions avec les autorités. Je le répète, dans la première discussion avec les autorités sanitaires, et même administratives, ils voulaient que cela se fasse vite, même en trois mois. Le directeur était clair en disant : «Espérer que l’hôpital va être financé par le Gouvernement, c’est ne pas connaître l’environnement ». Selon lui, l’hôpital doit fonctionner comme une espèce de business unit qui doit générer des recettes. Il fallait donc passer rapidement à un recouvrement des coûts, savoir combien de patients nous allions avoir. C’était notre première discussion avec eux et nous étions tous choqués. On se disait que cet homme ne se rendait pas compte du bénéfice de cet hôpital pour la population, mais pour lui c’était cela : trois mois, c’est suffisant pour rentrer dans un fonctionnement normal qui va être celui d’une business unit.
Guillaume JOUQUET
Je voulais revenir sur trois points : le siphonage, la politique globale de MSF et les raisons locales de la sortie, et rapidement sur la corruption à Rutshuru. Le siphonage, ou effet de vacuum, c’est quelque chose que j’ai souvent constaté sur des projets MSF : là où MSF est présent, le ministère de la Santé envoie moins de ressources. On l’a étudié, on a pu le constater, c’est chiffré.
Les ONG internationales vont aussi envoyer moins de ressources et les initiatives locales vont disparaître parce que, pour caricaturer un peu, MSF est dans la place, tout est sous contrôle. Effectivement, MSF s’installe parce qu’il y a un système qui ne fonctionne pas bien. Je ne dirais pas que cela ne fonctionne pas du tout. A Lubutu par exemple, un projet des Belges qui ressemble à certains égards à Rutshuru, le fait de payer des salariés au sein de l’hôpital vidait les centres de soin de santé primaire de leurs bons éléments. En effet, quand un infirmier a le choix entre être payé très peu dans un centre de périphérie et être bien payé chez MSF, il choisit d’être embauché par MSF plutôt que par le ministère. Donc en favorisant l’hôpital, on vidait les centres de santé. C’est un exemple. J’ai vu cela au Mali aussi où une autre section de MSF intervenait sur un projet paludisme.
L’approvisionnement en médicaments ne fonctionnait pas bien. On a donc remplacé le système d’approvisionnement local en médicaments, qui étaient d’ailleurs les mêmes que ceux de MSF, car ils venaient du Fonds global. MSF a mis en place un système parallèle d’approvisionnement en antipaludéens et du coup a fait disparaître le système d’approvisionnement local. En relisant des documents de l’Europe sur les financements des zones prioritaires en RDC, on voit que même à Rutshuru, qui en faisait partie, les financements finissent par disparaître, car ils ne sont pas demandés à cause de la présence de MSF. Ces exemples illustrent l’effet de siphonage.
Deuxième point : politique globale de MSF et raisons locales. Si on choisit de dire « après nous le déluge », on peut suivre les standards MSF et arriver à un niveau de qualité souhaitable. Mais si on veut créer une transition, et donc réduire la voilure, comme je le disais tout à l’heure, il faut justement déroger, comme tu le disais, Isabelle, aux règles MSF. Par exemple, si nous voulons que l’approvisionnement en médicaments par MSF – qui est devenu international – redevienne local par les centrales d’achats, cela veut dire qu’il faut accepter, à un moment donné, de prendre les médicaments dans ces centrales d’achat. Et là, il y a des gardiens du temple à MSF, qui disent : «hors de question». Si c’est hors de question, alors il n’y aura pas de transition.
C’est le même problème pour les ressources humaines. Si on dit par exemple : «un infirmier, ou un médecin qui n’a pas été formé, ne peut pas faire d’actes de chirurgie », en gros, si on suit les normes MSF et non les normes en vigueur dans le pays dans lequel on intervient, on s’éloigne de cette transition. Il faut pouvoir déroger aux standards de MSF si on veut que la transition soit un succès. Cela prend du temps. Peut-être que cinq ans c’est un peu long, mais un an, c’est un peu rapide. Deux ans, je ne sais pas si c’est un bon compromis, cela dépend des contextes. Pour Rutshuru, j’avais été surpris quand on m’avait dit cinq ans. J’ai bien vu les problèmes que cela posait : certaines personnes disaient : «Puisque l’on a cinq ans, on va redéployer ». Ensuite, quand j’ai appris que c’était passé à deux ans je me suis dit que c’était peut-être un peu rapide. Enfin, c’est vu de loin.
Troisième point, sur la corruption. Je ne sais pas sur quoi on se base pour dire qu’il y a une corruption énorme à Rutshuru. Si on se base sur l’évaluation économique que l’on a faite avec Arnaud Cheval, effectivement on a montré qu’il y avait des irrégularités dans la comptabilité entre ce que déclarait MSF et ce que déclarait l’hôpital. En gros, pour les primes qui sont données, c’est vrai que l’on ne retrouve pas nos petits si on compare la comptabilité MSF et celle de l’hôpital. Mais cela représente une goutte d’eau dans le budget de MSF. La corruption, ne représente pas des sommes énormes : le coût par patient, dans les différents services à Rutshuru, ne me paraît pas délirant par rapport à ce que j’ai pu voir dans d’autres hôpitaux en RDC.
Gwenola FRANÇOIS
Je voulais juste dire quelques mots d’abord sur cette notion de déstabilisation du système. On avait eu des discussions là-dessus quand on avait ouvert le Fanga, un petit centre de santé avec une maternité, dans un endroit assez isolé. On avait été appelés à la rescousse par une autre association, qui y travaillait depuis quinze ans, et qui avait été totalement déstabilisée par le conflit.
La qualité des soins, l’organisation, ne correspondaient pas du tout à nos standards, mais notre implantation était provisoire, deux ou trois ans, selon l’évolution du conflit. On a discuté de la manière de travailler dans ce centre de santé sans pousser l’autre association dehors, car la sortie serait beaucoup plus simple si l’autre acteur était encore là. Mais eux avaient leur propre système pour chercher de l’approvisionnement à droite à gauche, ils se débrouillaient à leur façon. On s’est demandé comment y aller sans perturber, sans déstabiliser mais c’était une mauvaise question : si on y va, c’est bien parce qu’on veut déstabiliser quelque chose en place qui ne fonctionne pas, perturber la situation actuelle.
Rony BRAUMAN
Tu as raison de relever que, dès l’instant que l’on intervient quelque part, on déstabilise, en bien ou en mal.
Gwenola FRANÇOIS
Cela fait partie de l’objectif en fait.
Rony BRAUMAN
Mais la question était l’affaiblissement d’un système en train de se développer, le fait qu’on lui tire le tapis sous les pieds. Ce n’est pas la déstabilisation qui est un problème, mais la ruine du projet. C’est autre chose.
Guillaume JOUQUET
Il y a une notion de court et long terme qu’il ne faut pas négliger. Ce n’est pas pareil. Les effets à court terme, il faut les opposer aux effets à long terme.
Gwenola FRANÇOIS
Il avait été beaucoup plus simple de réfléchir à notre implication une fois qu’on avait clarifié cela. Parce qu’il y avait eu un vrai blocage là-dessus.
Rony BRAUMAN
C’est vrai, on devrait retirer le mot «déstabilisation» de notre vocabulaire. Il ne veut rien dire, il est réinterprété par les uns et les autres en fonction de ce que chacun a en tête, mais il n’a aucune signification propre.
Gwenola FRANÇOIS
J’ai un deuxième point sur les problèmes de transition et sur les blocages que l’on se crée nous-mêmes. Je pense à la fermeture de Matar en Ethiopie, qui avait été programmée par étapes, et qui s’est plutôt bien passée selon moi. C’était un centre de santé que l’on avait bien développé, mais qui restait tout de même une petite structure. Le blocage, que je trouve assez ridicule, était sur l’approvisionnement en médicaments. Il y a un système d’approvisionnement qui existe dans ce pays et l’un des objectifs, avant de s’en aller de ce centre de santé, était que le ministère de la Santé s’organise pour reprendre l’approvisionnement du centre. Mais comme leurs médicaments ne sont pas validés par MSF, tant que l’on était dans ce centre de santé, on devait continuer à assurer l’appro nous-mêmes. Je ne sais même plus exactement comment on s’est débrouillés. A un moment on était sur les deux systèmes, mais c’était vraiment un blocage. On disait pourtant : «Dans six mois on n’est plus là, les patients vont avoir les médicaments du MoH, donc pourquoi ne le fait-on pas dès maintenant ? »
Marc LE PAPE
Je veux parler de deux sujets : la corruption et l’incertitude. Quelqu’un a dit que l’état de corruption pouvait être une raison de partir. Je trouve que c’est un point de vue très européocentré. La corruption c’est peut-être un mal, mais c’est aussi autre chose. C’est aussi un moyen de diffuser des soins, des médicaments (en les revendant sur les marchés, par exemple). Je crois qu’il ne faut pas avoir un point de vue absolument négatif sur la corruption. D’accord, il faut la contrôler, mais il ne faut surtout pas en faire une raison de partir. C’est vraiment mettre des raisons qui nous viennent d’Europe, qui sont forgées depuis des siècles et des générations, dans des situations et des histoires fortement différentes.
Deuxième point, l’incertitude. D’habitude, on attribue l’incertitude au contexte. Un contexte d’une violence imprévue, d’une violence qui renaît ou d’une épidémie soudaine qui apparaît ou d’autres formes de pathologies sociales. Or, en écoutant le récit qui a été fait des divers choix et des décisions concernant Rutshuru, j’ai l’impression que c’est nous qui créons l’incertitude, par notre façon d’avoir un avis à un moment, puis de travailler beaucoup et d’avoir un autre avis, etc. Quand on parle d’incertitude, il faut donc aussi regarder ce côté-là, comment nous-mêmes construisons l’incertitude dans certaines situations. Ce qui a été dit sur Rutshuru me paraît un exemple intéressant.
Rony BRAUMAN
Les incertitudes sont sans doute produites par MSF, mais elles sont aussi en rapport avec des évolutions inattendues, des reprises de conflit, des changements de main dans la région. Axelle l’a bien montré, les incertitudes sont internes, mais en écho d’un environnement lui-même très volatil. Marc LE PAPE Bien sûr, c’est un écho des situations. Il y a tout de même une façon de raconter l’incertitude, où on ne sait plus ce qui tient à nous et ce qui tient aux situations.
Axelle de La Motte
On n’a pas détaillé.
Marc LE PAPE
Il y a des évaluations de situations qui sont frappantes. Quelqu’un a parlé d’« état de paix. » «Etat de paix », d’accord, peut-être, mais c’est quand même difficile à affirmer quand il y a du banditisme, des trafics, des violences, des milices armées, etc.
Christopher MAMBULA
J’ai juste un commentaire sur la stratégie. Ce n’est pas Rutshuru, mais Kazaure, au Nigeria. Brigitte disait que l’on a fermé le projet parce qu’on était débordés. C’est un bon exemple. J’ai participé à ce projet-là, à l’écriture et aussi au montage. On l’a présenté comme un projet pilote pour un an. Au bout de six mois, on a commencé le processus de transfert vers soit le MoH, soit Action contre la faim (ACF). Je suis arrivé sur le terrain avec quelqu’un d’ACF, et on a été mal accueillis par l’équipe, qui a dit : «Non, on ne va pas transférer ce projet-là vers ACF, parce que la qualité des soins va baisser. » En effet, ACF n’a pas les mêmes moyens que nous au Nigeria, etc. J’ai dit qu’il était écrit noir sur blanc que l’on allait rester ici pendant un an. C’était un projet pilote, on ne devait pas rester pendant dix ans. Tout de suite, on a eu une tension entre la coordo et le terrain, parce qu’ils ne voulaient pas sortir de cette voie-là.
Rony BRAUMAN
En quoi le projet était-il pilote ?
Christopher MAMBULA
En fait, c’était un projet pilote en nutrition. On a mis en place un système d’enquête bimensuelle, pendant toute l’année, pour voir si on pouvait suivre l’incidence de la malnutrition, pas la prévalence. C’est pour cela que l’on a travaillé avec Epicentre. On a donc fait deux enquêtes par mois pendant les six premiers mois, puis des enquêtes mensuelles les six derniers mois, pour avoir les données sur un an. C’était cela le projet pilote. Le deuxième but était le traitement des patients. Il n’était pas possible de monter un tel projet sans traiter les patients en masse. Finalement, cette étude a été mise de côté, et l’objectif aujourd’hui, ce sont les patients. C’est un peu similaire au projet à Jahun, au Nigeria. Le premier objectif pour ce projet-là, c’était les fistules, pas la maternité. Mais aujourd’hui, nous avons 900 ou 1000 admissions par mois, 800 accouchements, et cela a complètement absorbé le premier objectif.
Finalement au bout de quelques années, si on décide de fermer le projet, on se demande pourquoi. Qui va prendre les patients en charge ? Quel était l’objectif initial ? Est-ce lié au contexte ? Est-ce une étude ? Et puis on avance. Au bout de trois ans, cinq ans, si on a réussi à atteindre tous les objectifs, si la fermeture est déjà planifiée, peut-être que l’on peut fermer. Mais souvent l’équipe refuse, car on a toujours des patients. Si on a changé les objectifs trois ou quatre fois, sur lequel va-t-on baser la fermeture ? C’est la question, pour moi.
Laurent SURY
J’ai l’impression que les programmes sont de plus en plus difficiles à transmettre parce qu’on a plus de personnel, et que c’est bien plus technique. Ce qui me paraît intéressant, c’est de savoir si on est prêt aujourd’hui, à MSF, à intégrer dans notre code d’intervention le fait de se poser une limite, en tout cas d’en discuter, que ce soit au niveau médical ou financier.
Rony BRAUMAN
Que veux-tu dire ?
Laurent SURY
J’ai l’impression qu’on est de plus en plus techniques, que ce soit dans la maternité ou dans la pédiatrie, je pense en particulier à la néonatalité. On a de plus en plus de spécialistes et cela participe aussi à complexifier les projets, qui sont donc difficiles à transmettre parce que l’on a du mal à assumer une baisse de qualité. Il serait intéressant d’avoir des discussions dès le début en montrant la limite des hand-over. Est-on prêt à rediscuter cela ? Non pas pour revenir en arrière, mais en discuter. Cela me paraîtrait intéressant. J’ai l’impression qu’il y a deux questions : celle de la qualité et celle de « faire tourner la boutique » après notre départ. Il y a une question d’économie, car il faut qu’ils s’en sortent financièrement, qu’ils arrivent à gagner de l’argent. On n’est pas spécialistes, on n’y connaît trop rien à MSF. N’aurait-on pas intérêt à travailler là-dessus ou est-ce peine perdue de toute manière ?
Rony BRAUMAN
Je n’ai pas bien compris, de quoi n’est-on pas les spécialistes ?
Laurent SURY
De l’économie de la santé. J’ai l’impression que l’enjeu est là. L’hôpital, ou la maternité, c’est une entreprise, et il va falloir faire en sorte qu’ils puissent payer leurs RH, acheter leurs médicaments, avoir une organisation. Je ne suis pas sûr qu’on sache le faire. C’est tout de même une question. Pour l’anecdote : il y a dix ou douze ans, on était intervenus pas très loin de Beni pour les déplacés au Nord-Kivu ; et puis la situation s’est stabilisée, les gens ont commencé à repartir, et le plan a alors été de faire une donation de médicaments, en leur donnant l’autorisation de les vendre. On pensait que cela allait rouler parce qu’ils allaient faire rentrer de l’argent et qu’ils allaient donc pouvoir fonctionner. C’était réglé comme du papier à musique. On se rend compte aujourd’hui que cela ne fonctionne pas comme cela. C’est un peu « après nous le déluge », mais cela permettait aussi une sortie.
Rony BRAUMAN
C’est une façon de se raconter une histoire pour fuir le problème, ce n’est pas « après nous le déluge », mais « après nous la petite pluie bienfaisante qui va faire tout pousser. » Y a-t-il d’autres interventions ?
Caroline SEGUIN
Je trouve que l’on n’a pas assez parlé du positionnement stratégique. L’expérience montre que, sur les dix dernières années, quand ça pète dans le Nord-Kivu, c’est souvent à Rutshuru, puisque c’est stratégiquement intéressant pour tout le monde d’y être. Je pense que du coup, c’est intéressant pour MSF également. Le MoH reprend petit à petit une activité, des choses se passent, on ne peut pas le nier. Néanmoins, je pense qu’il n’est toujours pas capable de répondre à des urgences, à des pics épidémiques, à des résurgences de violence également et que nous, de notre côté, si on n’est pas dans ces zones-là, cela va être aussi un peu plus compliqué de suivre ce qui se passe et de pouvoir répondre de façon adéquate aux besoins quand il y aura un pic de je-ne-sais-quoi.
Je pense que l’intérêt de continuer ce projet, c’est aussi cela. C’est de continuer à avoir notre réseau autour de nous, de montrer de quoi MSF est capable, de montrer que quand il y a une crise, MSF reste. Et on reste parce que l’on a tous ces contacts aussi, que les autres n’ont pas et qui nous permettent d’avoir accès à certaines zones. Je trouve que cela n’a pas de sens de partir, alors qu’il y a tout de même des risques que cela explose à nouveau dans pas très longtemps. Une question : on repart sur la zone de Kayna. Je voulais juste savoir combien de fois on est intervenus à Kayna ces dix dernières années ? Je pense que tous les deux ans, on réintervient dans cet hôpital, ou en tout cas dans cette zone. On reprend la machine, on recrée des contacts, on réinvestit l’hôpital pour une certaine période, on se reprend la tête avec le MoH, on renégocie des salaires, on forme à nouveau des gens, etc. J’ai peur que si on part de Rutshuru, on se retrouve dans la même situation que Kayna.
Rony BRAUMAN
Est-ce que dans ton esprit, cela veut dire qu’il faudrait faire de Rutshuru un hôpital long terme, sans perspective d’arrêt ?
Caroline SEGUIN
Non, je pense qu’on se concentre encore une fois sur l’hôpital et pas sur la zone sanitaire, parce que l’hôpital phagocyte les équipes, les façons de penser, etc. Je pense qu’il y a encore des choses à faire à Rutshuru, par exemple la décentralisation des soins, et il y a des techniques qu’il faudrait que l’on travaille, comme ce que l’on a fait pour la nut’ à un moment donné.
Je pense qu’il y a des choses que l’on pourrait tester sur Rutshuru : une décentralisation et un maillage sanitaire autour de l’hôpital, maillage sanitaire qui aujourd’hui n’a jamais vraiment donné lieu à une réflexion poussée. On a fait des cliniques mobiles quand il y avait des déplacés, quelques petits soutiens quand il y avait des poussées épidémiques de paludisme. On n’a jamais eu de position claire sur les centres de santé extérieurs à l’hôpital. Il y a aussi des choses intéressantes à faire à Rutshuru : développer des connaissances, mettre en place des pôles, recruter des RH, faire un hôpital-école, développer de nouvelles stratégies.
Sur les cinq dernières années, il n’y a eu aucun projet de recherche mené par Epicentre dans cet hôpital, alors qu’il accueille un nombre énorme de patients qui nous permettrait de faire de la recherche médicale et opérationnelle intéressante. On pourrait profiter de ces périodes de paix pour développer tout cela.
Axelle DE LA MOTTE
Je veux dire deux choses par rapport à Kayna Bayanga : effectivement on ouvre assez régulièrement, tous les trois ans à peu près. Moi, cela ne me gêne pas. On retrouve généralement tout le staff qui a travaillé pour nous à un moment donné (ou pas). Il n’y a vraiment pas d’énormes problèmes par rapport à cela. La reprise des contacts fonctionne bien aussi, on a tous les contacts sur la zone de Rutshuru. Je n’ai pas l’impression que ce soit une difficulté. En revanche, je pense qu’il serait difficile de rester pendant des années dans un projet que l’on ne sent pas forcément pertinent. C’est pour moi plus difficile à gérer que des retours épisodiques. Je trouve aussi qu’il est important de rester dans la zone de Rutshuru.
C’est un endroit stratégique, central dans le conflit, mais il y a d’autres formes d’intervention sur les urgences. On sera là si besoin est. S’il y a des problèmes et des urgences après notre départ de l’hôpital, on interviendra différemment de ce qu’on fait aujourd’hui. Rien ne nous empêche de nous investir aussi dans la zone de santé de façon plus large, etc. Pour moi, ce n’est pas lié. Ce n’est pas parce qu’on sort de l’hôpital de Rutshuru que la province de Rutshuru n’existe plus.
Caroline SEGUIN
C’est peut-être moi qui comprends mal, mais on parle de sortir d’un hôpital, et je n’ai pas vu – je n’ai peut-être pas suivi – ce que l’on va faire quand on sera parti. Quel est notre objectif? Est-ce que l’on veut rester sur cette zone ? Comment va-t-on répondre aux urgences, etc. ? Tout cela se prépare. Ce n’est peut-être pas le bon moment, mais on n’a pas discuté de cela.
Axelle DE LA MOTTE
Non, on n’en a pas discuté mais on y réfléchit a minima. Effectivement, l’idée n’est pas de sortir complètement de cette région-là. De toute façon, on ouvre un autre projet et on restera en contact avec l’hôpital de Rutshuru. Sous quelle forme exactement ? C’est compliqué. C’est déjà bien compliqué d’envisager le désengagement. Bien sûr il faut tout de suite l’associer à des réflexions sur le réengagement, mais enfin tu vois déjà un peu la complexité du processus. Pour moi, ce n’est pas dissocié et il serait ridicule que cela le soit.
Guillaume JOUQUET
Je reviens sur la question de l’incertitude que Marc a soulevée et que la discussion entre Caroline et Axelle illustre bien. Oui, il y a les incertitudes liées au contexte, comme tu le disais, qui font que les objectifs évoluent. C’est très bien, il ne faut pas rester avec des objectifs figés. Mais il y a aussi des incertitudes liées aux débats internes à MSF, au niveau du siège. On n’est pas seulement sur des incertitudes nourries par le local, mais on est bien aussi sur des incertitudes nourries par le global. C’est très compliqué à gérer pour les gens sur le terrain, parce que des messages contradictoires arrivent. On revient sur cette image de gens qui tirent sur la corde, chacun d’un côté, et finalement on ne bouge ni dans un sens ni dans l’autre.
Je ne dis pas que ta position est meilleure que celle d’Axelle ou le contraire, mais à un moment, il faut bien trancher. Et si on constate ensuite que la décision était mauvaise, pourquoi ne pas changer ? Il faut au moins donner les chances de réussite à ces décisions pour éviter les prophéties autoréalisatrices où on dit : «De toute façon, cela ne va pas fonctionner », donc on ne met rien en œuvre pour que cela fonctionne, et cela ne fonctionne pas. Ensuite, on peut dire : « Je vous avais bien dit que cela ne fonctionnerait pas. »
Brigitte VASSET
Peut-être que je n’étais pas claire, mais quand j’ai parlé de 2013-2014, je parlais du siège. Quand on change d’avis en deux mois en 2014, c’est le siège, ce n’est pas le terrain. Et cela a forcément créé pire que des interrogations sur le terrain, les gens n’y comprennent plus rien. C’est comme ça depuis longtemps. On peut toujours dire qu’on va changer, respecter les décisions et tout… Je n’en suis pas sûre.
Rony BRAUMAN
Je crois que l’on ne pourra pas supprimer l’incertitude liée aux discussions, aux changements, aux nouveautés. La dimension associative et réflexive de MSF nous amène sur ce terrain incertain et c’est aussi ce qui nous permet d’évoluer. En revanche, on peut tenter de se mettre au clair – cette journée et d’autres moments de discussion, doivent servir à cela – sur la définition des raisons, des problèmes, des enjeux : pourquoi on intervient, pourquoi on reste, pourquoi on part ? Trop souvent, ces raisons sont rapportées à des généralités du genre : «MSF fait comme cela », « rester longtemps, ce n’est pas MSF», bref des choses qui sont purement idéologiques, dogmatiques, sans réelle argumentation.
A ce sujet je voudrais aussi rappeler l’atelier sur la qualité qu’organise Michèle Beck, car on voit déjà qu’il y a des zones de recouvrement entre les deux. A plusieurs reprises, sont revenues ces notions de qualité : qualité des médicaments, des soins, évaluation de la situation. Il y a aussi le périmètre à l’intérieur duquel on regarde, le périmètre temporel comme le périmètre spatial. Tout cela modifie la manière dont on apprécie la qualité d’un programme, les critères qu’on utilise pour l’évaluer. Tout ça pour dire que c’est dans une certaine complémentarité que ces moments de réflexion –atelier sur la sortie et atelier sur la qualité- doivent être perçus.
Brigitte VASSET
Je suis d’accord pour bien expliquer les mots, mais attention de ne pas retomber dans un nouveau cadre. Il faut aussi faire attention à cela.
Rony BRAUMAN
Il ne s’agit pas de produire une doctrine de la sortie. Ce n’est surtout pas cela, je l’ai dit en introduction et je crois que c’est clair dans la discussion.
Isabelle DEFOURNY
Dans mon expérience MSF, j’ai connu de très mauvaises raisons de sorties qui étaient à 100 % liées à des combats politiques au siège. La plupart du temps, je trouve que les raisons de sortie, ou même d’ouverture, sont trop simplistes, trop automatiques. Ce qui m’intéresse, c’est de réussir à préciser dans ces discussions ce que l’on comprend du contexte et ce que l’on ne comprend pas.
Dans le cas de Rutshuru, bien que les décisions aient été prises, je me demande encore si le changement du contexte justifie à ce point-là la sortie. J’ai bien aimé ta remarque, Marc, sur la corruption, parce que c’est l’un des points dont on avait discuté, on s’était dit : «On siphonne, mais en même temps on finance », on fait les deux. Peut-être que l’on empêche le développement, mais je suis à peu près certaine que l’on participe énormément au développement de cette zone de santé, et beaucoup plus que ce que l’on pense. Est-ce qu’on n’avait pas l’opportunité de garder un hôpital plus petit qui fonctionne bien, d’y travailler différemment, de se poser? C’aurait été un changement important dans l’hôpital, il fallait travailler plutôt à la simplification des soins, réussir à garder cet hôpital généraliste.
Quand je parlais d’objectif institutionnel ou global, quand je parlais d’hôpital long terme, ce n’était pas l’hôpital long terme tel que tu l’as présenté, Rony. Il s’agissait plutôt de garder un hôpital généraliste dans une certaine durée, sans être tous les ans, ou tous les deux ans, à vouloir le fermer tellement on est débordés par les problèmes de management. A Rutshuru, il me semblait qu’il y avait tout de même une opportunité de ce type. C’est l’un des aspects de la discussion. A-t-on suffisamment creusé cette question ? Nous sommes plusieurs à nous demander si on ne passe pas à côté d’une possibilité de transformer ce projet pour en faire un projet plus gérable, plus sympathique.
Rony BRAUMAN
On va terminer la session Rutshuru. On se retrouve tout à l’heure en ouvrant sur Chiradzulu avec une présentation de Pierre. Je voudrais insister sur le fait que la conception de cette mission, démarrée en raison d’une situation de violences, imposait une fermeture à court terme. Elle s’oppose à une façon durable de se poser sans « stratégie de sortie », résumée dans l’appellation «hôpital long terme », qui induit exactement les points que tu as mentionnés, c’est-à-dire une certaine sobriété dans le fonctionnement, une meilleure inscription dans l’environnement, une adaptation de nos critères de qualité au contexte et pas à un standard absolu, comme on a trop tendance à le faire.
A partir du moment où l’on ne s’était pas engagé de cette façon-là – pour des raisons tout à fait explicables – il me semble que raisonner sur la stratégie de sortie, c’est toujours raisonner sur le terme auquel cette sortie va intervenir, mais ce n’est pas se demander s’il va y avoir une sortie. Elle va forcément intervenir. Il était utile de rappeler que la corruption ne pouvait en aucun cas être un motif de sortie. Effectivement, c’est un moyen de redistribution. Sûrement pas le plus satisfaisant, parce que c’est de la redistribution pour les plus forts, mais c’est tout de même de la redistribution.
Par ailleurs, quand j’entends dire à MSF : « on a des problèmes, cela crée des problèmes », j’ai envie de répondre : « ce n’est pas un argument ; si vous ne voulez pas de problèmes, allez bosser ailleurs qu’à MSF». A MSF on est là pour se confronter à des problèmes ; si le but est d’être plan-plan, d’être tranquilles, ce n’est pas le lieu… Ce qui est frappant, d’autre part, c’est que les gens qui reviennent de Rutshuru sont contents. Ce n’est pas une situation où les gens sont découragés, s’ennuient, s’engueulent, ce qui est généralement le signe indirect d’un projet foireux : quand le projet est foireux, les gens foirent, c’est inévitable. Et j’ai été vraiment étonné de voir à Rutshuru le contraste entre d’une part la satisfaction professionnelle et humaine des gens qui, à la fin de leur journée, sont contents du travail qu’ils ont fait - il y a de quoi en effet- et d’autre part l’unanimité de l’accord pour partir. Ce n’est tout de même pas rien. Cela dit quelque chose.
Isabelle DEFOURNY
Les patients sont contents, on en a 30000, on peut les rediriger ailleurs, mais tout le monde est content de ce projet. Je trouve que la situation amène une réflexion : tout le monde est content et notre analyse est de dire : «pas pertinent, on ferme ».
Axelle DE LA MOTTE
Tout le monde est content, mais tu le dis : tout le monde veut sortir. Il faut réfléchir, pourquoi tout le monde veut-il sortir ?
Guillaume JOUQUET
Peut-être que tout le monde est content, parce que les objectifs sont un peu plus clairs. Mais quand j’y suis passé, tout le monde n’était pas content. Six mois avant Rony, j’ai trouvé une situation assez difficile, avec des tensions palpables, justement parce qu’ils étaient « le cul entre deux chaises ». La précision des objectifs a diminué l’incertitude, sans la faire disparaître, et a apporté la satisfaction dans le travail. C’est une hypothèse.
Rony BRAUMAN
Merci à tous et on se retrouve à 14 heures 30. La séance est suspendue à 13 heures et reprise à 14 heures 45.
Période
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