L’humanitaire est-il un engagement ?
Rony Brauman
L’action humanitaire est-elle un engagement? L’exigence de soulagement de la détresse humaine, inscrite au fronton de la modernité occidentale, est-elle un programme politique? La fonction de révélateur ou d’amplificateur de souffrances muettes et de malheurs dissimulés, rôle revendiqué par les organisations humanitaires, est-elle en soi une prise de position? La morale en actes que donnent à voir les volontaires de l’humanitaire, affairés à rendre corps et voix à ceux qui ont tout perdu, est-elle l’embryon d’une nouvelle éthique politique? À ces questions, que pose l’extraordinaire développement de cette forme d’action au cours des quinze dernières années, une réponse positive a été hâtivement donnée. La “morale de l’urgence”, disait-on en substance, permettait de réinventer une “politique du malheur minimum” en deçà des inhumaines logiques de puissance, à l’écart des mensonges et vicissitudes des idéologies. Refusant le partage qu’opéraient ces dernières entre bonnes et mauvaises victimes, joignant au geste de soulagement la parole de dénonciation ou le cri d’alarme, cette morale minimum se présentait comme un néoréalisme éthique, une nouvelle méthode en politique.
Une nouvelle citoyenneté?
C’est l’avènement de l’ère audiovisuelle dans les années 70, tout autant que la crise du politique ouverte à cette même époque par le déclin du mouvement ouvrier, qui sortirent peu à peu l’action humanitaire de la coulisse où elle avait été jusqu’alors maintenue, pour la placer à l’avant-scène sociale. Le politique ne semblant plus à même de fournir de réponses au besoin d’utilité sociale dans une société d’où le sens désertait, le scepticisme qui marquait cette forme d’action laissait place à une foi grandissante, le dédain se retournait en éloge. Au “tout politique” de la période de l’après-guerre se substituait le “tout moral”, l’humanitaire faisait son entrée dans les forums internationaux, s’installait sous les lambris ministériels, pénétrant jusque dans les casernes.
Si la chute du communisme a permis l’apparition d’un nouvel interventionnisme à visage humanitaire, allant jusqu’à la création de contingents militaro-humanitaires, le développement des organisations privées d’entraide lui est bien antérieur. Les centaines de milliers d’ONG qui existent aujourd’hui sont nées pour la plupart au cours des années 70 et 80, période où l’on observe une prodigieuse accélération : près de trois cent mille “charities” sont recensées en Angleterre, qui représentent près de 5% du PNB britannique. En France, le secteur associatif humanitaire est plus dispersé encore, mais marqué, comme dans les autres pays européens, par la prédominance d’une dizaine de “poids lourds” représentant les trois quarts du volume global des moyens et de l’action. Et le même phénomène se retrouve dans l’ensemble de l’Europe, suivant d’une dizaine d’années les États-Unis où l’essor a commencé dans les années 60. Les pays industrialisés n’ont d’ailleurs pas l’exclusivité dans ce domaine : dix mille ONG locales sont enregistrées au Bengla Desh, plus de vingt mille aux Philippines, près de cent mille au Brésil, et l’on estime que 30% du développement du capital au Kénya proviennent d’organisations villageoises du même type. Qu’une partie de ces associations ne soit qu’une simple extension des pouvoirs publics, que certaines d’entre elles n’aient d’autre rôle que celui de réceptacle destiné à collecter les fonds internationaux d’aide au développement, que d’autres encore ne soient que de simples éléments de décor, bien loin de l’objet social affiché, ne change rien au fond. Ce que montre ce foisonnement mondial, c’est l’apparition, non programmée et sur fond de crise de l’État- Providence, de nouveaux acteurs-médiateurs de l’intérêt général, dont les plus visibles se nomment Amnesty International, Greenpeace ou Médecins Sans Frontières. Aussi diverses et contradictoires que les appareils traditionnels -politiques et religieux- dont elles reprennent certains attributs, ces organisations se perçoivent volontiers, et non sans arguments, comme le creuset d’une nouvelle citoyenneté.
Un tel succès ne pouvait laisser les pouvoirs politiques indifférents, comme en témoignent la création, contemporaine de la fin de la guerre froide, d’un Ministère de l’action humanitaire en France, d’un Office de l’action humanitaire par la Commission européenne (ECHO), d’un Département de l’action humanitaire aux Nations unies (DHA), de département humanitaires dans de nombreux gouvernements européens, censés prolonger sur le plan institutionnel le puissant essor international de ce mouvement.
Historiquement, ce sont les pays démocratiques de tradition réformée qui ont ouvert la voie, à une époque où l’Europe, forte de ses conquêtes scientifiques et techniques, se perçoit comme maîtresse d’un monde dont le télégraphe et la machine à vapeur ont réduit les dimensions : le Royaume-Uni, la Suisse et les États-Unis ont vu naître sur leur sol, au XIXème siècle, les mouvements dont sont issus, directement ou indirectement, une grande partie des organisations actuelles. Les courants Quakers, anglais puis américains, ont constitué la matrice d’où sortirent, en deux siècles, la plupart des grands organismes philanthropiques, allant des sociétés anti- esclavagistes aux institutions d’entraide, étendant leur action depuis la revendication de droits civiques universels jusqu’à des actions de solidarité concrète. La Suisse, sous l’impulsion de ce calviniste ardent qu’était Henri Dunant, donnait naissance à la Croix-Rouge, qui continue de surplomber de son imposante stature l’ensemble du mouvement humanitaire dans le monde.
L’exception française
Si la France de Napoléon III a joué un rôle éminent dans les conférences diplomatiques qui donnèrent naissance au Droit humanitaire dont la Croix-Rouge est le mandataire international, son “pedigree” humanitaire international est en revanche très court. Contrairement aux autres démocraties fondatrices, elle n'a vu se développer un mouvement humanitaire autonome que dans ce dernier quart de siècle. Sans doute faut-il voir dans ce “retard” apparent le résultat d’un partage ancien -et conflictuel- du territoire de l’assistance entre l’Église catholique et l’État, permettant à la société civile de s'acquitter de ce devoir par le truchement des ces institutions centralisatrices.
La Constitution de 1793 affirme que “ les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ”. Les Lumières, qui ont laïcisé la charité sous les auspices de la bienfaisance et de la fraternité, ont ainsi énoncé le principe de l’État- Providence qui devait apparaître et se développer au cours du siècle suivant. Et lorsque le mot humanitaire apparaît au début du XIXème siècle en France, c’est pour désigner, non une action, mais une disposition intellectuelle inspirée par le socialisme philanthropique : l’humanitaire est alors celui qui professe sa bienveillance envers l’humanité prise comme un tout, sa confiance dans les capacités de celle-ci à s’améliorer. L’action elle-même continuera, jusqu’à la décolonisation, d’être prise en charge pour l’essentiel par l’État et l’Église. Sœurs de la charité puis assistantes sociales dans une première période, missionnaires et médecins militaires ensuite, ont donc concentré entre leurs mains, en France et dans l’empire colonial, une action plus largement répartie au sein de la société dans les autres pays considérés.
Récent, le mouvement humanitaire français privé ne s’est véritablement constitué qu’après la décolonisation, au décours de la guerre du Biafra, en se démarquant de la tradition de ses prédécesseurs, glorieux ou anonymes, comme il se doit pour un nouveau-venu. Par delà le sabre et le goupillon, il a rajeuni et renouvelé le paysage de l’entraide en faisant des médias, et notamment de la télévision alors en plein essor international, une composante de l’action. En les utilisant comme levier de mobilisation, certes, ce qui n’était pas nouveau en soi, mais ausi comme lieu de dénonciation, ce qui s’inscrivait en rupture avec la tradition de respect de l’autorité et de bienséance qui prévalait jusqu’alors.
La guerre totale menée par l’armée nigériane contre les Biafrais, insurgés et populations civiles mêlés, ramenait les médecins envoyés par la Croix-Rouge française dans la zone assiégée, à l’un des épisodes le plus sombres de l’histoire de l’aide humanitaire : celui du silence de la Croix- Rouge internationale pendant la seconde Guerre Mondiale, sa docilité face aux manœuvres et aux manipulations des nazis dans le ghetto de Theresienstadt et les camps de concentration. Convaincus d’assister à un génocide et refusant de reproduire un comportement de complicité passive, ils prirent, sous l’impulsion de Bernard Kouchner, la décision de rompre le serment de silence en vigueur dans la vénérable institution suisse.
Peu importe, en l’occurrence, l’erreur de qualification commise par ces médecins plongés dans une tourmente meurtrière chaque jour plus sanglante et dévastatrice. La suite a en effet montré que le pouvoir nigérian n’avait pas l’intention d’anéantir le peuple biafrais, les massacres s’arrêtant aussitôt que l’armée biafraise décida de poser les armes. C’est, devant l’horreur, le fait de rompre avec le principe d’impartialité gravé dans le marbre de la tradition humanitaire, qui compte ici. C’est le choix de témoigner publiquement de l’inacceptable en rejetant les prudences diplomatiques, de dénoncer les bourreaux en se rangeant -physiquement et moralement- au côté des victimes, qui constitue l’innovation politico-humanitaire essentielle de ce moment.
Peu entendue en cette époque encore marquée par les utopies messianiques, la revendication d’un “droit de parole humanitaire” va bientôt être satisfaite, on l’a vu, au-delà des espérances de ses initiateurs. Fortes d’une légitimité que leur confère l’idéal du Bien dont elles sont porteuses, enhardies -voire poussées- par la popularité croissante de leur action, les organisations humanitaires se sont affirmées, au cours des années 80, comme des acteurs sociaux dans leurs pays d’origine aussi bien que sur la scène internationale. Plus largement, c’est la thématique humanitaire qui s’est imposée dans l’espace public, des fondations d’entreprises aux variétés télévisées, des forums onusiens aux associations de quartiers et des universités à l’édition sans oublier, naturellement, le pouvoir politique.
Quand la solution devient problème
La période de “basses eaux” idéologiques dans laquelle sont entrées les sociétés industrielles a ouvert cet espace dans lequel s’est déployé l’humanitaire. Avec l’échec des deux idéologies universalistes et modernisatrices, faillite totale pour le communisme, échec partiel pour le libéralisme, le visible et l’immédiat pouvaient désormais tenir lieu de projet, l’urgence devenant une catégorie du politique. Puisque le politique se montrait impuissant à faire rêver, il lui fallait du moins séduire. C’est dans ce contexte que l’humanitaire, forme privilégiée d’action dans l’urgence, a fourni une réponse de choix à la nécessité de combler un vide créé par la désertion du sens, autre nom de la mort de l’utopie. Porté par la télévision, média de l’instant et de l’émotion, il apporte une réponse visible à un problème visible, ce que la politique ne sait pas faire, et s’impose alors comme lien avec le monde. C’est à ce moment précis que la “ solution “ humanitaire devient un problème : détachées par un discours purement sentimental de toute cause identifiable, la misère et la souffrance se trouvent alors ramenées à des enjeux de secourisme.
Ce ne sont naturellement ni les sentiments, ni les gestes de compassion qui sont en cause, mais leur usage social et plus encore leur instrumentalisation sous forme d’une politique de la pitié. Ce sont la rhétorique et l’affairement humanitaires qui, sous la sommation d’agir ici et maintenant, dissocient les malheurs individuels du mal dont il résultent. Le point (provisoirement) culminant a été atteint, en juin 1994, lorsque le génocide perpétré au Rwanda fut qualifié de “crise humanitaire” par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Le crime des crimes n’était plus, dès lors, qu’un tragique fait-divers parmi d’autres, d’où étaient gommées les conditions de sa survenue, les complicités, les responsabilités, au profit d’une exigence hégémonique, celle des secours d’urgence. Le génocide n’était plus que la toile de fond d’une scène sur laquelle pouvait se jouer la représentation édifiante de nos bons sentiments. Ah! l’heureuse, la providentielle épidémie de choléra contre laquelle le monde se ligua. Ce monde que le massacre des innocents, abattus à la machette et au gourdin, hachés à la grenade ou à la mitraillette, avait à peine fait sourciller, pouvait enfin étancher sa soif de compassion, se tendre à lui-même le grand miroir où contempler sa générosité. Cette “communauté internationale” qui savait l’essentiel de ce qui se préparait, plusieurs mois avant le début de la boucherie, et dont la première mesure fut de décider l’évacuation des Casques bleus en plein génocide, cette communauté internationale, dont le cynisme n’a d’égal que l’hypocrisie, savait enfin contre quoi lutter : le vibrion cholérique, qui permit de transformer les tueurs en victimes, un massacre programmé en une catastrophe naturelle et la non-assistance à peuple en danger en une grande fête de la solidarité mondiale. L’humanitarisme au service de la falsification de l’histoire.
Les victimes et elles seules
Rien de surprenant à cela, en fait, car tout au long de la guerre en Bosnie et jusqu’à l’opération “Deliberate Force” de l’Otan en juillet 1995, la diplomatie de l’ambulance avait déjà été mise au service d’un formidable mensonge politique. Puisqu’il s’agissait de laisser la voie ouverte à la politique d’hégémonie serbe, sans le dire et sans trahir les promesses lancées dans l’euphorie abêtissante de la guerre du golfe et du Nouvel Ordre Mondial, il fallait mimer une intervention, et démontrer ainsi que le monde avait bel et bien changé. Et pour cela, dès le début de la guerre, l’humanitaire a servi tout à la fois de stratégie de communication et de mode d’action en fournissant quotidiennement de pleines rations télévisuelles de signes roboratifs : dans cette nuit ethnique qui, disait-on, s’était abattue sur l’ex-Yougoslavie, les secours internationaux apportaient une faible mais précieuse lueur. Casques bleus et volontaires ne démontraient-ils pas chaque jour sur nos écrans le même acharnement à préserver la vie que les milices de tout poil à la détruire? D’agresseurs et d’agressés, de justice et de légitime défense, il ne pouvait être question. Dans la pure tradition humanitaire, seules comptaient les victimes, quel que soit leur camp, au nom desquelles un embargo frappant indistinctement toutes les “parties au conflit” avait été décidé.
Les Bosniaques devaient non seulement accepter l’humiliation d’être nourris par ceux qui leur avaient lié les mains dans le dos, mais il leur fallait de plus se montrer dociles et reconnaissants, comme le leur rappelaient régulièrement les représentants civils et militaires des Nations unies. Présenté comme un abord original du politique auquel il était supposé frayer la voie, le traitement humanitaire de la guerre en ex-Yougoslavie a principalement contribué à occulter la responsabilité de l’Europe devant un fascisme conquérant à l’œuvre sur son sol. La rhétorique victimaire a tenu lieu de révolte, la déploration s’y est présentée comme une détermination et la performance logistique comme courage politique. Du massacre de Vukovar au carnage de Srebrenica, l’aide, ou plutôt l’activisme humanitaire a servi de technique de faire-croire, transformant les renoncements, les mensonges et les faux-semblants en autant de victoires sur l’arbitraire et la violence. Loin de tracer les contours d’un monde plus juste, au Rwanda comme en Bosnie, l’humanitaire -ou ce qui en tenait lieu sous forme d’une terrible parodie- a surtout permis de rendre présentable la loi du plus fort.
Le XIXème siècle européen, ivre de ses conquêtes scientifiques et techniques, avait peu à peu “dénaturé” les catastrophes : quelle qu’ait été la cruauté des guerres et des massacres, les plus grands désastres qui s’étaient jusqu’alors abattus sur l’Europe, ceux qui avaient entraîné un recul significatif de la population, avaient été principalement causés par la nature -épidémies, sécheresses, inondations. Une nature dont le siècle de la raison triomphante pensait pouvoir corriger les caprices dévastateurs, à une période où les menaces qu’elle faisait peser sur la vie quotidienne commençaient à décliner. C’est notamment de ce sentiment de puissance qu’est issu le mouvement humanitaire moderne inauguré par la création de la Croix-Rouge, et de la conviction que les passions meurtrières des hommes pouvaient être bridées par la civilisation, à défaut d’être éliminées.
Les insurgés du malheur
L’un des paradoxes nés du succès de l’humanitaire en cette fin de XXème siècle réside dans ce processus de “renaturalisation” des malheurs : le discours humanitaire, qui pointe par définition vers la souffrance -c’est à la fois sa force et sa limite- met toutes les détresses à équivalence de signification : famines, exclusion, purification ethnique, épidémies, inondations, pogroms, séismes sont ainsi renvoyés dans la catégorie métaphysique des “malheurs des temps” sous le nom générique de “crise humanitaire”. Une formule apparue récemment et reprise par tous les protagonistes, organisations humanitaires, presse, Nations unies, gouvernements, pour désigner l’affairement des professionnels de la réparation sur les lieux du bouleversement, quelle qu’en soit la nature.
“Avec les ONG se dessine un devoir de la citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes… Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir. C’est le chemin que tracent les ONG.” Formulant ce programme que tout organisme humanitaire devrait pouvoir s’approprier, Foucault imaginait-il ce qu’allait devenir ce discours du malheur?
Devenu thème de communication, le malheur est effectivement sorti du silence. Bob Geldof, éphémère prince de l’opinion qui mit sur pied le Concert du siècle au profit des affamés d’Éthiopie, fut l’un des acteurs du tapage. Ce rebelle moderne, insurgé du malheur, avait de quoi séduire ; allure dépenaillée et pragmatisme grinçant, le look renforçait le propos : “il faut rendre la famine sexy”, “mettre la faim à la mode”, martelait-il, énonçant les maîtres-mots d’une stratégie qui aboutit, l’espace d’un instant, à transformer le monde en une gigantesque kermesse électronique, en un "Global juke-box", pour reprendre ses termes. Pendant ce temps, derrière l’écran sur lequel se produisaient les rock stars de la “Charity World Company”, les flons flons de la fête étouffant la plainte des humiliés, le régime éthiopien amplifiait son programme de " dékoulakisation ", principale cause de la famine bien avant la sécheresse et les crickets. On avait vite compris, à Addis Abeba, la ressource inestimable que représentaient des victimes présentables, c’est-à-dire des affamés exprimant leur incommensurable douleur par la voix de leurs sauveteurs. Lesquels se gardaient bien, en sages rebelles du petit écran, d'évoquer tout sujet susceptible de fâcher le pouvoir : pragmatiques et non politiques, comme ils se plaisaient à le répéter, ces croisés de la vie ne voulaient rien d'autre que remplir des estomacs vides, barrer la route à la grande faucheuse.
Cette spectaculaire victoire du sentiment humanitaire brut fut une sanglante défaite de la solidarité: en ignorant les causes de la famine, en se concentrant sur le spectacle du malheur, ces nouveaux apôtres renforcèrent le pouvoir éthiopien, lui apportant des moyens inespérés pour accélérer et amplifier sa politique de transferts de populations. Résultat : en 1985, les centres de distribution devenaient des pièges où les sinistrés des hauts plateaux abyssins, mis en confiance par la présence d'organismes humanitaires internationaux, venaient chercher de l'aide avant d'être raflés par la milice. 700.000 personnes furent arrachées à leurs familles, à leurs villages, et embarquées de force vers des centres de transit -véritables mouroirs- avant de gagner les terres en friche où devaient naître l'"Homme nouveau" et l'Éthiopie de demain. Cette chirurgie sociale à vif, qui tua au moins deux cent mille personnes la seule année 1985, était devenue la première cause de mortalité dans le pays.
Plus jamais ça?
La dépendance dans laquelle le régime éthiopien se trouvait par rapport à l'aide internationale, la force du mouvement humanitaire omniprésent sur le terrain et dans les médias, donnaient aux ONG un formidable pouvoir de résistance. Elles ne l'utilisèrent pas, à de rares exceptions près, soucieuses de préserver leur "neutralité" et de ne pas hypothéquer leur action. À peu de choses près ce que disait la Croix-Rouge Internationale, en d'autres temps, au sujet du "problème juif".
Comme en Bosnie et au Rwanda, cette sanglante imposture, réalisée avec le concours actif des Nations unies, repose à nouveaux frais la question des limites d'un discours et d'une pratique dans lesquels l'urgence des plaies à panser l'emporte sur la considération des causes à traiter. Cela ne signifie pas que l'Europe, ou plus généralement les grandes puissances, puissent être tenues pour directement coupables de la guerre en Ex-Yougoslavie, du génocide au Rwanda ou de la famine en Éthiopie, et donc sommées d'apporter la solution au problème qu'elles auraient elles-mêmes créé. Cela signifie moins encore qu'il faille révoquer, au nom d'une promesse de justice à venir, le devoir d'assistance immédiate à personne en danger.
Ce qui est en cause, ce sont l'illusion d'une "protopolitique" humanitaire, l'attente d'une germination de la responsabilité politique sur le terreau de l'aide humanitaire, les pieuses incantations sur l'air de "plus jamais ça!". Ce qui est en cause, autrement dit, c'est la novlangue sentimentale, répertoire de clichés euphorisants et d'indignations convenues -on est "contre" la faim, "contre" le Sida, "contre" l'exclusion et la misère, "contre" la mort des innocents… En déplaçant ainsi le politique du terrain de la délibération et de la responsabilité à celui de la déploration et de l'apitoiement, en drapant les cynismes de pouvoirs dans des indignations convenues, c'est l'action humanitaire, alors simple technique de relations publiques et de promotion, que l'on vide de son sens. Et c'est l'exigence même de justice que l'on dissout dans une rhétorique de la bonté en la réduisant effectivement à une morale de l'ambulance.
Parce que, dans le théâtre d'ombres post-moderne, l'action humanitaire est parvenue à se donner l'allure d'une politique, l'acharnement et le courage de ses volontaires ont pu passer pour une nouvelle figure de l'engagement. Le malentendu serait sans gravité, s'il n'avait servi de manteau de vertu camouflant lâchetés et renoncements. C'est à cette nouvelle forme de démagogie qu'il leur faut s'attaquer, c'est dans cette bataille sur leurs arrières qu'il leur faut entrer. Alors sans doute, ultime paradoxe, découvriront-ils la dimension cachée, authentiquement politique, de ce combat pour une morale minimum.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « L’humanitaire est-il un engagement ? », 1 octobre 1996, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/lhumanitaire-est-il-un-engagement
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