Les liaisons dangereuses du témoignage humanitaire et des propagandes politiques
Rony Brauman
Rony Brauman revient sur les événements du Biafra en 1968-1969 et du Cambodge en 1979. Se fondant sur l'existence d'une famine (au Cambodge) ou d'un génocide (au Biafra), le discours humanitaire a servi de relais à des propagandes politiques. Quelques années plus tard, il est apparu qu'il n'y avait eu ni génocide au Biafra, ni famine au Cambodge.
S’il est un point sur lequel tous les observateurs s’accordent, c’est le fait que la guerre du Biafra (1967-70) est l’événement fondateur de l’action humanitaire moderne. Cette guerre l’est en effet à plusieurs titres. D’une part, elle fut le théâtre de la première opération de grande envergure d’organismes d’aide privés et du mouvement de la Croix-Rouge Entre avril 1968 et janvier 1970, le pont aérien mis en œuvre par le consortium d’organismes religieux à partir de Sao Tome permit d’acheminer 60.324 tonnes de secours divers au Biafra. 5314 vols eurent lieu, soit une moyenne de 8,4 vols pour 95 tonnes par jour. Plus de la moitié de cette aide fut fournie et transportée par les seules églises scandinaves (source : The NordChurchAid Airlift to Biafra 1968-1970, an opération report, Hugh G. Lloyd, Mona L. Mollerup & Carl A. Bratved, Copenhague, 1972). La Croix-Rouge internationale, moins libre de ses mouvements, ne parvint à emporter que 21.000 tonnes.dans le monde post-colonial. D’autre part, elle fut, pendant des mois d’activité très intense, menée illégalement et ouvertement, avec le soutien des opinions publiques européennes et une forte médiatisation. Enfin, c’est dans ce contexte que, pour la première fois, certains de ces organismes d’aide ainsi que des acteurs humanitaires dénoncèrent publiquement les massacres dont ils étaient témoins. En France, cette rupture avec une tradition de silence est généralement présentée comme l’innovation fondatrice d’un nouveau mouvement humanitaire désormais libre de ses gestes et de ses mots, refusant la compromission dont s’était rendu coupable le CICR resté silencieux face aux camps de la mort du IIIème Reich.
Le rapprochement avec le génocide des juifs était en effet, et est demeuré, omniprésent en France, alors qu’il n’apparut que fugitivement dans les autres pays concernés. Ainsi, lorsque Médecins Sans Frontières reçut, en 1999, le prix Nobel de la paix, plusieurs fondateurs de l’association, qui avaient travaillé au Biafra pour la Croix-Rouge française pendant la guerre, revinrent sur ce thème : « L’action humanitaire moderne est née à l’été 1968 de la guerre du Biafra […]. Devant l’horreur de la situation, [des médecins de la Croix-Rouge] décidèrent de rompre le serment de silence prêté lors de leur recrutement par le CICR, ne voulant pas de cette neutralité coupable qui fut celle d’autres médecins et d’autres délégués lors d’une visite à Auschwitz en plein génocide naziPatrick Aeberhard et Alain Deloche (cofondateurs de MSF et anciens présidents de MDM), « Le nouvel horizon humanitaire », tribune parue dans Libération le 10/12/1999.. » Bien que l’argument du « secret » qui aurait permis l’accomplissement du génocide des juifs ait été depuis longtemps discuté Walter Laqueur, Le Terrifiant secret, la ‘solution finale’ et l’information étouffée , 1981, Gallimard, Paris., c’est également cette doxa que reprennent d’autres personnalités du monde humanitaire français et nombre de journalistes : « Nous [les médecins français au Biafra] savions qu’à la suite d’une décision du comité directeur [de la Croix-Rouge internationale], le 14 octobre 1942, il avait été décidé à Genève, pendant la dernière guerre, de ne pas révéler l’existence des camps d’extermination et de considérer les juifs à qui l’on appliquait la solution finale comme des prisonniers semblables aux autres. Nous refusâmes cette complicité. Nous n’acceptions ni la sélection des malades, ni la connivence avec les bourreaux. Lors de diverses crises, bien plus tard, nous avons constaté que la parole protégeait des meurtres, que les médias étaient nos alliés […]Bernard Kouchner, « Vive la vie », tribune parue dans Le Monde, 11 déc. 1999.. »
En Grande-Bretagne, en Scandinavie et en Suisse, pays d’où partirent la plupart des secours pendant la première année du conflit, la perception de cette nouvelle époque de l’humanitaire est bien différente. Elle réside avant tout dans la mise en œuvre d’une grande opération de secours d’urgence en situation de famine et de conflit dans le tiers-monde. L’association des églises scandinaves NordChurchAid résumait sobrement en 1972 son intervention et le contexte comme suit : « La guerre civile nigériane a imposé au monde, et plus particulièrement aux gouvernements et aux organismes de secours, une exigence d’assistance sans précédent dans son ampleur et ses complexités. A côté des problèmes politiques inhérents aux guerres civiles, les facteurs géographiques de la guerre ont vite compliqué les choses à mesure que la zone sous contrôle de la sécession était entièrement encerclée, à partir de la mi-mai 68 The NordChurchAid Airlift to Biafra 1968-1970, op. cit., p. 1. (Traduit par nos soins.). » Il reste qu’à quelques exceptions près, notamment celle du CICR, tenu par ses obligations conventionnelles de réserve, les acteurs humanitaires et les journalistes reprirent également à leur compte l’analogie avec le massacre des juifs à partir du printemps 1968, dès le début de la famine. Pour ceux-ci toutefois, à la différence des Français, l’évocation du génocide semble n’avoir pas eu d’autre fonction que de souligner l’extrême gravité de la situation. Elle ne dura pas au-delà de l’année et l’on n’y retrouve pas les vertus de protection que les intervenants humanitaires français attachent à la dénonciation.
A la différence de la guerre du Vietnam, qui se déroulait au même moment mais s’inscrivait dans la division politique majeure du monde, la guerre du Biafra fut décrite selon des schémas juridico- moraux, loin des grandes mobilisations de l’anti-impérialisme. Elle suscita néanmoins de vives controverses publiques dans lesquelles la mise en récit humanitaire de l’événement, c’est-à-dire la coproduction par les intervenants d’une représentation fondée sur les stéréotypes du bourreau, de la victime et du secouriste-narrateur, joua un rôle de premier plan.
Biafra
En juillet 1967, une guerre d’indépendance éclatait au Nigéria. En 1964-65, sur fond de tensions régionales et sociales, des violences ethniques dirigées notamment contre les Ibos, originaires du Biafra, la province Sud Est du pays (14 millions d’habitants) avaient créé les conditions d’une tentative sanglante de coup d’Etat, conduite par des officiers Ibos en janvier 1966. Ils échouèrent et des massacres furent perpétrés contre des Ibos, majoritairement chrétiens, massacres à la suite desquels des milliers d’entre eux retournèrent vers le Biafra. Cette même année, la nouvelle compagnie pétrolière française Elf annonçait l’existence de gisements pétroliers prometteurs dans la région de Port-Harcourt, au Biafra, et l’enjeu des recettes pétrolières eut pour effet d’attiser le conflit. Le gouverneur militaire, le colonel Ojukwu, futur chef de la sécession, annonça que cet argent resterait au Biafra, à titre de compensation pour les rapatriés. Sous sa direction, le Biafra déclarait son indépendance le 26 mai 1967, déclenchant une guerre qui allait durer deux ans et demi, jusqu’en janvier 1970. Au cours des premiers mois, les forces sécessionnistes, résistèrent victorieusement aux offensives de l’armée fédérale et parvinrent à établir l’autorité biafraise sur une grande partie du territoire revendiqué. Dès le début du conflit, un dispositif d’assistance humanitaire, dans lequel les églises catholique et réformées tenaient une grande place, était mis en œuvre sous l’égide du CICR. Depuis la fin de la conquête militaire britannique, en 1905, les missionnaires irlandais avaient fait du pays Ibo une terre de conversion catholique. A partir de janvier 1968, les autorités biafraises frappaient leur propre monnaie, imprimaient leurs timbres, passeports, et autres attributs de souveraineté. Sur le plan militaire, elles enregistraient au même moment de sérieux revers et leurs pertes de terrain entraînaient les premiers déplacements de population, pour partie en territoire biafrais, pour une autre partie en territoire reconquis par les forces gouvernementales. Le CICR et les associations de solidarité fournissaient vivres et médicaments à partir d’un espace déclaré « neutre » selon les critères de la Croix-Rouge, l’île espagnole de Santa Isabel, au large de la Guinée équatoriale.
Dès le mois de mars, devant l’apparition de la disette et en raison des difficultés d’acheminement de l’aide, les prêtres irlandais, soutenus par l’Eglise catholique, prirent la décision de faire venir des secours par les avions de ravitaillement militaire décollant de Lisbonne. Caritas international passa un accord avec le principal fournisseur d’armes de la sécession qui opérait depuis la capitale portugaise. Au contraire du CICR, qui s’était engagé auprès du chef de l’Etat nigérian à ne pas mélanger les canaux de livraison humanitaire et les armes, l’Eglise se sentait libre de ses actions. Le Conseil œcuménique des églises, soucieux de protéger ses membres nigérians, resta plus longtemps aligné sur le CICR qu’il fournissait en vivres. C’est sous la signature de Caritas que l’on retrouvera quelques semaines plus tard les plus graves accusations contre le gouvernement fédéral, mais aussi des critiques ouvertes adressées au CICR : « La Croix-Rouge s’est laissé embourber dans le juridisme pour ne prêter flanc aux critiques de personne. Nous [Caritas] nous ne nous laissons pas prendre à tous ces pièges. Père Byrne, responsable de Caritas à Sao Tome, dans Le Monde du 18-19 août 1968.»
En mai 1968, avec la chute de Port-Harcourt, la défaite semblait proche. Les indépendantistes ne contrôlaient plus qu’un réduit de quelques milliers de km2 où s’étaient regroupés plusieurs millions de personnes déracinées, bientôt décimées par la famine. Celle-ci, comme dans la quasi-totalité des situations de guerre, atteint avant tout les personnes déplacées, épargnant pour l’essentiel la partie de la population qui peut se maintenir sur ses lieux de résidence ordinaire.
Alors qu’il avait laissé jusque-là les organisations humanitaires approvisionner le territoire insurgé, le général Gowon, chef de l’Etat nigérian, instaura un blocus partiel pour forcer son avantage dans les négociations engagées à ce moment en Ouganda sous l’égide de l’OUA. Il ne s’agissait pas d’asphyxier totalement la zone insurgée, puisqu’il acceptait le passage par le territoire fédéral, gage du maintien de la souveraineté sur l’ensemble du pays. Pour cette raison même et en dépit de la dégradation rapide de la situation alimentaire, le colonel Ojukwu refusa tout secours prenant cette voie. Quand la famine devint cataclysmique, les organisations chrétiennes reprirent leurs vols, clandestinement cette fois, à partir de l’île portugaise de Sao Tome et le CICR, passant outre son habituel légalisme, se résolut à les suivre.
Jusqu’alors, la guerre était couverte par la presse de loin en loin. À cette période, la tonalité et la fréquence des témoignages et des articles de presse se transformèrent. Une transformation sous influence, car, fait remarquable pour l’époque, les dirigeants biafrais s’étaient adjoint, dès le mois de janvier 1968, les services d’une société de relations publiques, l’agence Markpress basée à Genève. Rémunérée par la France, selon Paddie DaviesInterview de Paddie Davies, dans Conversations à propos de la guerre du Biafra, série documentaire de Joël Calmettes diffusée sur la chaine Histoire du 27 décembre 2003 au 2 janvier 2004 (7 x 25 minutes)., responsable biafrais de la propagande, Markpress Biafran Overseas Press Division avait pour tâche d’affaiblir l’ennemi extérieur et d’entretenir la motivation intérieure. Relatant son rôle, trente ans plus tard, Paddie Davies explique que les trois étapes successives de leur communication furent le jihad, le génocide et la famine, soulignant que « c’est la première fois dans l’histoire de la guerre que la famine est utilisée comme arme de propagande », c’est-à-dire retournée contre ceux qui en faisaient une arme de guerre. De fait, la famine fut l’auxiliaire le plus précieux de la sécession, sans que ce thème entre en contradiction avec le jihad et le génocide, qui pouvaient en être respectivement la cause première et le résultat recherché.
L’agence organisait des voyages de presse sur le terrain et publia durant toute la guerre une moyenne de deux communiqués par jour. Celui du 21 juin 1968 inaugura la période de communication active sur la famine comme stratégie d’anéantissement : « Pour beaucoup d’entre eux [les réfugiés], une terrible ″solution finale″ — la mort par la faim — s’approche. » C’est à ce moment que le chiffre de 3000 enfants morts de faim par jour fit son apparition en Grande-Bretagne, largement repris par la presse, et que l’on commença à parler de « génocide » et d’ « exterminationMaggie Black, A Cause for our Times, Oxfam the first 50 years, Oxfam publications, Oxford, 1992, p.121.. » Jusqu’alors, selon Thierry Hentsch Thierry Hentsch, Face au blocus. La Croix-Rouge internationale dans le Biafra en guerre (1967-1970), Institut des hautes études internationales, Genève, 1973, p. 94. Page 95, Hentsch relève que, « dans The Times Index, JulyAugust 1968, la colonne « Refugees and Famine Relief » est la plus longue de la rubrique « Nigéria » (plus d’une demi-page), alors que cette même sous-rubrique ne prend que dix lignes dans l’index de mai et juin. », le Biafra entendait se montrer comme une société résistant victorieusement à la guerre totale lancée contre lui. Au moment où la défaite militaire semblait inéluctable, il s’agissait de faire de la famine « le nouveau symbole du génocide. »
Les principales organisations britanniquesOutre Oxfam et la Croix-Rouge, il s’agit de Christian Aid, Save the Children et War on Want, regroupées au sein du Disasters Emergency Committee (DEC) formé au moment du tremblement de terre de Skopje de 1963 et destiné à lancer des appels conjoints dans la presse (surtout la BBC), partager les dons et coordonner l’aide britannique. Le DEC existe encore, composé des mêmes institutions., notamment Oxfam qui joua un rôle de premier plan, s’étaient mises sous l’autorité du CICR et attendaient la mise en place des canaux Croix-Rouge pour acheminer leur aide. Sous la pression de l’opinion, ils se décidèrent alors à passer par la voie portugaise. « L’opinion populaire, embrasée par la campagne de propagande biafraise, rendait l’armée fédérale et son soutien britannique responsables de la famine dans l’enclave. Il était difficile de croire que le dirigeant biafrais lui-même pouvait faire obstacle à l’arrivée massive des secours : comme le Guardian le soulignait, c’était son peuple qui souffrait de la faim. C’est dans cet état d’esprit que Kirkley [secrétaire général d’Oxfam] dans un éclat de publicité, se rendit à Lisbonne pour s’envoler vers le Biafra à bord d’un avion de ravitaillement d’armes […] afin de persuader Ojukwu de laisser entrer les secours. […] Kirkley parvint à voir Ojukwu. Il participa à une réunion organisée par les négociateurs de la Croix-Rouge. Rien n’y fit. Pas de passage terrestre : aux yeux d’Ojukwu, tout ce qui venait du territoire fédéral, quelle qu’en soit l’origine, était empoisonné, littéralement ou métaphoriquementMaggie Black, op. cit., p. 122. (Traduit par nos soins.). »
Un peu plus tard, au mois de juillet, les images de la famine arrivaient en France, soulevant la même émotion. A partir de ce moment, Le Monde consacra une rubrique régulière à la guerre du Nigéria. Des collectes furent organisées, la Croix-Rouge française reçut 13 millions de francs, tandis que le gouvernement exprimait son soutien à la cause de l’indépendance biafraise : « Le sang versé et les souffrances qu’endurent depuis plus d’un an les populations du Biafra démontrent leur volonté de s’affirmer en tant que peuple […]. Le conflit actuel doit être résolu sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes […]Communiqué du Conseil des ministres du 31 juillet 1968, in Daniel Bach, « Le général de Gaulle et la guerre civile au Nigéria », Revue canadienne des études africaines, Volume 14, n°2, 1980 : 259-272.. » Le 30 juillet 1968, la veille de ce communiqué, le Figaro publiait en première page un reportage de Jean-François Chauvel rapportant les accusations d’un prêtre établi au Biafra : « Pourquoi toute cette bureaucratie, de quel droit, en vertu de quelle autorité transcendante le Comité international se refuse-t-il à faire parvenir des vivres au Biafra sans avoir obtenu l’accord de Lagos ? Pourquoi ce choix politique ? Comment peut-on faire de la politique alors que les enfants meurent par milliers ? » Alors que le CICR attendait l’autorisation de Lagos pour intervenir au Biafra, le JointChurchAid, un organisme logistique créé en commun par les églises chrétiennes, opérait quotidiennement à partir de Sao Tome, selon les modalités imposées par les autorités sécessionnistes.
A l’automne 1968, avec l’accord des autorités ivoiriennes et gabonaises, le gouvernement français mobilisait la Croix-RougeIbid. (dont la base fut installée à Libreville, au Gabon) et mettait en place, dans un même mouvement, un dispositif clandestin d’assistance militaire. Sous la direction de Hank Wharton, mercenaire et trafiquant avec qui Caritas avait passé un accord quelques mois plus tôt, des pilotes français, rhodésiens, sud-africains et portugais, convoyaient des armements depuis le Portugal jusqu’au réduit biafrais via Sao Tome où ils embarquaient équipes humanitaires, médicaments et vivres. Tous les intervenants, y compris le CICR, étaient pressés par les autorités biafraises de poursuivre les vols de nuit où se mêlaient secours et armes. En soumettant la conduite de leurs opérations aux injonctions des dirigeants biafrais, les organisations humanitaires avaient-elles conscience des conséquences politiques de leur décision ? Toujours est-il que, selon Tierry Hentsch, « forcé par les circonstances de satisfaire aux conditions biafraises plutôt qu’aux exigences fédérales, [le CICR] a donné raison, sans le vouloir, à la tendance dure du gouvernement sécessionniste, contribuant ainsi à consolider l’attitude des « faucons » dans l’appareil biafraisThierry Hentsch, op. cit., p. 152.. »
L’aide militaire et alimentaire envoyée à ce moment permit à la sécession de briser le front nigérian et de reprendre l’initiative au moment où l’offensive fédérale semblait irrésistible. Outre son assistance directe, la France organisa un soutien diplomatique africain.
Par ailleurs, une centaine de missionnaires irlandais étaient à l’œuvre au Biafra, ainsi que des dizaines de missionnaires protestants. Cette présence, utilisée comme levier de mobilisation en direction des chrétiens, explique le caractère massif de l’engagement de Caritas internationalis et du Conseil œcuménique des églises, organismes fédérateurs respectivement catholique et protestant. Dans le cadre du JointChurchAid, ils mirent progressivement en place un pont aérien allant à certains moments jusqu’à 450 vols par mois. Tout cela de nuit et au risque de la DCA fédérale.
Parmi les plus acharnés défenseurs de la cause biafraise se trouvaient les prêtres irlandais. Dans leur dénonciation des crimes de l’armée fédérale, se rejouaient deux conflits cardinaux : celui de « la croix contre le croissant », mais aussi celui de l’Irlande contre l’Angleterre coloniale. L’organisation qu’ils avaient créée, Irish Concern, se référait à la grande famine irlandaise de 1846-47Conversations de l’auteur avec le Père Aengus Finucane, fondateur de Irish Concern, rencontré lors d’interventions communes dans des situations de famine en Ouganda (1980) et Ethiopie (1985)., conséquence directe de la domination coloniale britannique sur l’Irlande et responsable de la mort de plus d’un million de personnes. Les Biafrais d’aujourd’hui étaient les Irlandais d’hier et devenaient l’instrument d’une revanche contre l’ennemi commun, Londres.
L’agence de relations publiques payée par les services spéciaux français, Markpress, introduisit le thème du génocide. Sur le terrain, les journalistes étaient pris en charge et encadrés par l’Overseas Press Service, qui leur donnait à voir l’auto-organisation des Biafrais, la résistance des combattants et surtout l’agonie des civils. Pour leur permettre de gagner du temps, les autorités allèrent jusqu’à créer un « parc » d’affamés : des centaines de personnes mouraient de faim dans cet enclos, attendant les caméras. En cette période récemment marquée par de grands procès de criminels nazis (procès Eichmann en 1961, procès de Francfort en 1965), des médias établirent un parallèle entre l’extermination des juifs et le sort des IbosPlusieurs manifestations culturelles ibos de ces dernières années ont pris pour thème l’origine juive du peuple ibo, 13ème tribu d’Israël. Cf. http://www.igbo-organization-newyork.org/, « juifs » de l’Afrique, jusqu’à comparer le réduit biafrais au ghetto de Varsovie.
Le gouvernement nigérian ne déserta pas le terrain de la communication. Il organisa des visites internationales des zones de combat et des territoires reconquis, où résidaient des millions d’Ibos, et fit valoir son point de vue. Il put montrer que les Ibos vivant sous sa juridiction étaient traités comme les autres Nigérians et convaincre des députés français qu’il n’avait aucune intention génocidaire. Au tournant 1968-1969, des tribunes de presse se répondaient les unes aux autres dans un débat lancé par le député Aymar Achille-Fould qui avait conduit une délégation du côté nigérian et qui réfutait l’existence d’un génocide. Une trentaine de médecins, journalistes et pilotes ayant travaillé au Biafra publièrent en février une lettre ouverte dans laquelle ils parlaient du « génocide actuel », de « camps de la mort » et accusaient les diverses délégations, française et internationales, de ne pas être allées sur les lieux : « Si, pendant la dernière guerre, on vous avait chargé d’enquêter sur un éventuel génocide des juifs commis par les nazis, seriez-vous allé dans les stations d’hiver de Bavière ou dans les camps de concentration ?Une trentaine de médecins, pilotes et journalistes dénoncent ‘le génocide au Biafra’ », Le Monde, 11 février 1969. La plupart des journaux français publièrent de larges extraits de cette lettre ouverte. » Plusieurs des futurs fondateurs de MSF en étaient signataires. Les images d’enfants décharnés, évoquant celles de l’ouverture des camps nazis, vinrent authentifier ces dénonciations. Les gaullistes ne furent pas en reste : ils lancèrent un appel à la reconnaissance du « droit du Biafra à l’indépendance » où l’on retrouvait notamment de nombreux anciens ministres qui, eux aussi, dénonçaient un génocide.
En janvier 1970, après deux ans et demi de guerre, l’armée nigériane reprit le contrôle de la province. Le gouvernement nigérian, sitôt la reddition prononcée, décréta une amnistie générale et veilla à la protection des vies et des biens biafrais. Deux ans plus tard, une partie des médecins ayant travaillé pour la Croix-rouge française fondait Médecins Sans Frontières (MSF). La dénonciation du « génocide du Biafra », laissant dans l’ombre la stratégie de communication des dirigeants biafrais et des organisations chrétiennes, demeura longtemps, en matière de prise de position publique, la référence de MSF et des organismes nés dans la même mouvance au tournant des années 1970-80.
Cambodge
Quelques années plus tard, en 1979, une autre controverse éclatait, concernant cette fois la réalité et les enjeux d’une famine au Cambodge. MSF venait de connaître une scission, la plupart des fondateurs avaient quitté l’association. Cependant, leurs successeurs s’accordaient avec eux sur le caractère indispensable du « témoignage », c’est-à-dire sur le rôle primordial de la médiatisation dans l’action de MSF, opposant la parole libre et agissante de l’humanitaire moderne au silence complice, passif, de l’action caritative classique. Pour la nouvelle équipe, la dénonciation des fauteurs de famine au Cambodge fut l’occasion de démontrer sa volonté d’être, sur ce plan-là, dans la continuité des fondateurs. Comme le « Comité contre le génocide au Biafra », la « Marche pour la survie du Cambodge » fut un acte (re)fondateur de MSF. L’un et l’autre ont également en commun d’avoir été construits à partir d’un mélange de croyances, d’erreurs et de manipulations propagandistes.
Janvier 1979 : au terme d’une offensive éclair, l’armée vietnamienne chassait les Khmers rouges du pouvoir et installait à Phnom Penh un gouvernement à sa dévotion. Le régime du « Kampuchea démocratique » fut renversé quasiment sans coup férir, mais les troupes khmers rouges allaient bientôt se réorganiser et opposer une résistance militaire à la progression de l’armée vietnamienne vers l’Ouest et le Nord du pays. Le crédit de sympathie dont avait bénéficié les khmers rouges dans certains courants tiers-mondistes de l’opinion s’était épuisé à mesure que les témoignages sur les atrocités commises par l’ « Angkar » étaient diffusés à partir des camps de réfugiés. C’est pourquoi les envahisseurs vietnamiens furent perçus comme des libérateurs, sur place et dans le monde (à l’exception notable des gouvernements des pays de l’ASEAN, qui y voyaient une expansion menaçante de la zone d’influence de Hanoï).L’Asean était à l’époque composée des pays suivants : Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie et Brunéi. Voir Nayan Chanda, Les Frères ennemis, la péninsule indochinoise après Saïgon , Paris, Presses du CNRS, 1987, p. 308 sq.
Je travaillais alors en Thaïlande, en tant que volontaire de Médecins Sans Frontières, dans un camp de réfugiés établi en 1976 pour accueillir des Cambodgiens fuyant le régime de Pol Pot. J’ai pu immédiatement constater le soulagement avec lequel ils ont reçu la nouvelle de la mise en déroute des Khmers rouges. Au fil des mois de cette année 1979, cependant, j’ai vu l’inquiétude poindre à mesure que les nouvelles arrivaient du pays par des réseaux privés (familles, relations). On parlait d’exactions et de pillages commis par l’armée vietnamienne, on s’attendait à de nouvelles arrivées de réfugiés. Les informations, lacunaires, ne faisaient que rajouter à la confusion et à l’angoisse.
Quelques visiteurs, sympathisants occidentaux du régime de Hanoï, furent invités en avril pour de brefs séjours dans la capitale. Le journaliste Nayan Chanda rapporte leurs propos dans la Far Eastern Economic Review, hebdomadaire de référence pour toute la région : « Le Kampuchéa est décrit par les visiteurs comme un pays sortant d’un holocauste. Sur cette terre brûlée, les villes abandonnées sont jonchées de squelettes et de décombres de la guerre. Des centaines de milliers de gens fatigués et ahuris traversent le pays en tous sens à la recherche de leurs parents ou tentent d’arriver à leur village natalCité par William Shawcross, « Le Poids de la pitié », Paris, Balland, 1985, p. 92.. » Des rumeurs, faisant état de graves pénuries alimentaires, commencèrent à circuler à ce moment mais elles furent aussitôt démenties par le gouvernement vietnamien, sans convaincre les observateurs étrangers dans la région. Un nouveau voyage de militants communistes (le journaliste australien Wilfrid Burchett et deux médecins français, notamment) ramenèrent au mois de mai des témoignages des ravages causés par les khmers rouges et des images de Tuol Sleng, ce lycée de Phnom Penh transformé en centre de torture où plus de 14.000 personnes avaient été assassinées après avoir fait l’ « aveu » de leurs crimes.
En juillet, une première demande d’aide alimentaire arriva aux Nations Unies. Signée du ministre des affaires étrangères Hun Sen, ex-officier khmer rouge, elle faisait état de la mort de trois millions de personnes sous le régime de Pol Pot et annonçait que, sur les quatre millions de survivants, la moitié était menacée par la famine. Cette lettre marquait le début d’une « diplomatie de la faim », avec l’ouverture progressive du pays aux organismes d’aide internationale.
Plusieurs délégations se succédèrent dans le pays au cours de l’été (notamment Unicef, CICR, Oxfam, CCFD, MSF…) pour de brèves visites effectuées sous un contrôle de tous les instants et rapportant toutes les mêmes observations : infrastructures détruites, hôpitaux et orphelinats à l’abandon, malades et enfants seuls dans un état lamentable. Bien qu’aucune observation précise ne soit venue confirmer les termes de l’appel de Hun Sen, la multiplication des récits en provenance du Cambodge sur les destructions commises par les Khmers rouges suffisait à leur donner consistance : déplacements massifs de population, collectivisation forcée, destruction des infrastructures agricoles, toutes ces violences concouraient à rendre hautement probable une grave pénurie alimentaire à laquelle ne pouvait remédier l’aide internationale encore insuffisante. La probabilité d’une pénurie alimentaire catastrophique était encore renforcée par les combats qui opposaient, dans l’Est et le Nord du pays, les troupes vietnamiennes aux Khmers rouges en déroute. Le secrétaire général de MSF, Claude Malhuret, déclarait au retour de la mission envoyée par l’association : « La population du Cambodge est en danger de mort. Si l’on n’intervient pas à temps, c’est à l’élimination physique de ce qui reste d’une population déjà décimée par les Khmers rouges que nous assisterons dans les semaines, les mois qui viennentLe Figaro, 20 juillet 1979. »
Dans le contexte de la guerre froide cependant, le débat sur la situation du Cambodge se chargeait de considérations étrangères aux réalités locales. Si tout le monde reconnaissait désormais le désastre qu’avait été le régime khmer rouge, la nature du nouveau gouvernement continuait de diviser commentateurs et témoins selon la ligne de partage dominante du moment. Pour les uns, dont l’ONG britannique Oxfam devint le chef de file, il fallait que le nouveau gouvernement soit reconnu comme le représentant légal du Cambodge afin de faciliter le déblocage et l’acheminement de l’aide d’urgence via Phnom Penh et de hisser les secours au niveau requis par la situation. Le gouvernement, mis en place par les Vietnamiens, n’était en effet reconnu que par les alliés de l’Union soviétique et la représentation du Cambodge dans les instances internationales était encore assurée par les Khmers rouges. Cette situation était décrite, non sans raison, comme un facteur de blocage de l’aide, humainement catastrophique dans de telles circonstances. Pour d’autres, et notamment pour MSF, le gouvernement cambodgien, incapable d’empêcher le pillage du pays par ses protecteurs vietnamiens, ne faisait qu’aggraver la situation. Les témoignages de réfugiés, là où se trouvaient des équipes de MSF, allaient dans ce sens.
La hantise de la famine devait se renforcer avec l’arrivée des réfugiés cambodgiens fuyant la guerre. En octobre 1979, après des mois d’errance sous la férule de soldats khmers rouges pourchassés par les troupes vietnamiennes et après avoir été longtemps bloqués par l’armée thaï, 30.000 Cambodgiens franchirent la frontière thaïlandaise. Leur état était catastrophique, des milliers d’entre eux périrent dans les jours suivant leur arrivée. Les scènes de désolation et d’agonie filmées dans le no man’s land où ils avaient été admis firent l’ouverture des journaux télévisés dans le monde. Elles évoquaient les images de la libération des camps nazis : « […] à l’automne de 1979, lorsque le Cambodge devint un problème âprement débattu dans le monde occidental, l’analogie de l’holocauste fut évoquée pratiquement chaque jour.William Shawcross, op. cit., p. 380. » Comme au Biafra, l’usage rhétorique du nazisme servait simultanément deux propos : ressource de positionnement moral pour les accusateurs en même temps que marque d’infamie pour les accusés, il se donnait comme indice d’extrême gravité de l’événement et comme sommation à agir. La prison de Tuol Sleng, transformée en musée, fut par exemple présentée sous le nom de « Auschwitz asiatique » et son conservateur envoyé un peu plus tard en Allemagne de l’Est pour visiter des vestiges de camps nazis et s’en inspirer pour l’organisation de ce lieu de mémoire. « La condamnation unanime de l’intervention vietnamienne et les sanctions qu’elle entraîna, écrit Nayan Chanda, faisaient de la légitimation du nouveau régime une priorité absolue de la politique étrangère vietnamienne. A cette fin, Hanoï préféra porter des accusations d’ordre moral et légal contre le Kampuchéa démocratique de Pol Pot, plutôt que de mettre en avant les vertus du gouvernement qu’il avait mis en place.Nayan Chanda, op. cit., p. 309. »
La famine devenait une précieuse ressource politique et matérielle pour un régime fragile en même temps qu’un levier de mobilisation pour des ONG humanitaires en campagne. Mais s’il y avait unanimité sur l’assertion qu’il existait bien une famine, observateurs et acteurs s’opposaient sur l’interprétation de ses causes et par conséquent sur les actions pratiques à engager. Pour Oxfam, « le principal obstacle à l’aide était la réticence de l’establisment international pro- occidental et son antipathie à l’encontre du régime de Phnom Penh soutenu par les Vietnamiens.Maggie Black, op. cit., p. 221. » Soutenu par des ONG, l’Unicef et une partie de la presse, le gouvernement cambodgien lançait des appels pressants à la communauté internationale pour amplifier l’aide et l’acheminer par les canaux officiels via Phnom Penh.
D’autres ONG, en particulier MSF, militaient pour une aide directe sous contrôle international parce qu’elles estimaient que l’urgence imposait de court-circuiter les canaux habituels afin de déployer un dispositif de distribution de vivres sur les lieux de la famine. J’étais à la frontière du Cambodge lorsque les réfugiés l’ont franchie en octobre 79 et la vue de ces milliers de mourants m’a convaincu de la réalité de cette urgence vitale au Cambodge. MSF a déployé un grand nombre de d’équipes médicales dans plusieurs camps bordant la frontière thaïlandaise, réalisant dans l’improvisation sa première intervention d’envergure. En trois mois, le nombre des réfugiés passait de 30.000 à 300.000 et la Thaïlande allait devenir le sanctuaire de la résistance militaire, Khmers rouges et nationalistes mêlés, à l’occupation vietnamienne.
Des informations concordantes sur le contrôle serré des étrangers, la main-mise des autorités sur l’aide et les détournements de celle-ci par l’armée vietnamienne arrivaient du Cambodge par les réfugiés et quelques uns des rares étrangers qui y étaient admis. Pour les défenseurs du nouveau régime, ces obstacles s’expliquaient entièrement par l’état de guerre, la persistance de la menace khmère rouge et l’inexpérience d’une administration récemment mise en place dans un pays ruiné. Il ne faisait pas de doute, au contraire, pour ceux qui n’étaient pas acquis à la cause du gouvernement de Phnom Penh, que celui-ci s’employait à multiplier les obstacles pour raffermir son contrôle sur la population.
C’est dans le but de forcer symboliquement ces barrages opposés par le pouvoir de Phnom Penh qu’au mois de décembre, MSF décidait d’organiser une « Marche pour la Survie du Cambodge » à la frontière de ce pays et publiait un appel dans les principaux quotidiens français : « Il faut entrer au Cambodge, convaincre l’occupant vietnamien de ne pas laisser mourir les rescapés du génocide khmer rouge. C’est pour cela que nous créons aujourd’hui le mouvement ″Cambodge, marche pour la survie.″ […] Il faut que tombent ces barrières qui nous empêchent de secourir ces êtres en danger de mort […]. Pour que survive le peuple cambodgienLe Figaro, Le Matin de Paris, Libération, Le Monde des 20 et 21 décembre 1979.. »
En réalité, l’état de ces réfugiés ne représentait pas, loin de là, l’ensemble de la population cambodgienne. Si leur condition physique était si dégradée, c’est parce qu’ils avaient été utilisés comme main d’œuvre servile par les troupes khmères rouges lors de la longue traque de celles-ci par l’armée vietnamienne. Ils avaient survécu dans la forêt en se nourrissant de racines et de petits animaux. La majorité de la population, en dehors des zones de conflit, s’était repliée dans une économie de subsistance rendue possible par une terre suffisamment fertile et bien arrosée, en dépit de l’état désastreux du pays. L’ordinaire était frugal, les privations nombreuses, mais la population pouvait s’alimenter de façon décente.
Nous avions, cependant, de bonnes raisons de croire à l’existence de cette famine. L’enchaînement catastrophique des guerres et des tyrannies pendant la décennie 70 ainsi que l’état de détresse physiologique des réfugiés parvenus en octobre à la frontière rendaient la catastrophe hautement plausible. Les cadres mentaux de la guerre froide en faisaient un évènement non seulement probable sur le plan pratique mais utile sur le plan politique. Pour le camp « antitotalitaire » où se situait MSF, elle illustrait l’échec de l’utopie communiste et son retournement contre les plus faibles.
La « Marche pour la survie » lui ayant fermé durablement les portes du Cambodge, MSF n’a jamais pu vérifier directement le bien-fondé de ses affirmations. Des années plus tard, la lecture du « Poids de la pitié », l’enquête de William Shawcross publiée en France en 1985, permit à ses responsables de comprendre que cette « Marche », par ailleurs fortement contestée dans les rangs de l’association, était sans fondement. Oxfam fut la première ONG d’importance à être admise au Cambodge. Ses dirigeants avaient appris dès l’automne 1979, de leur expert nutritionniste, qu’on ne mourait pas de faim au Cambodge, mais une grande campagne de collecte de fonds était déjà lancée. Ils jugèrent qu’il n’était plus possible de revenir sur les déclarations et les récits alarmistes sur lesquels ils avaient construit cette campagneCf. Maggie Black, op. cit., p. 227. L’armée vietnamienne se retira du Cambodge en 1989, la fin de la guerre froide favorisant un règlement politique qui se concrétisa avec l’accord de Paris de 1991 et la mise en place d’une autorité provisoire des Nations unies (Apronuc) chargée de démilitariser les factions, d’organiser le retour des réfugiés et d’organiser des élections libres qui eurent lieu en mai 1993. En 1999, le Cambodge était admis au sein de l’Asean. Le régime de Hun Sen est toujours en place..
La controverse sur les enjeux de la guerre du Biafra a pris fin avec la défaite de la sécession mais elle est restée dans la mémoire des organisations françaises concernées comme une rupture fondatrice, moment de renaissance de l’action humanitaire moderne. La position de l’acteur humanitaire comme témoin à charge, la fonction de dénonciation comme obligation morale et la mobilisation de l’opinion publique comme ultime recours face aux crimes de masse se sont imposées par la suite comme de nouveaux fondements de l’action humanitaire. La campagne menée par MSF sur la famine supposée du Cambodge fut dans une large mesure surdéterminée par la volonté des nouveaux dirigeants de l’association de se réapproprier cette conception et d’inscrire le « témoignage » comme une composante irrécusable de l’action de terrainLa charte de MSF interdisait « toute immixion et toute ingérence » dans les affaires intérieures des pays où travaillait l’association. La charte de MSF interdisait « toute immixion et toute ingérence » dans les affaires intérieures des pays où travaillait l’association..
Le rapprochement entre ces deux événements ne tient pas seulement à la proximité des acteurs humanitaires qui y furent impliqués, mais aussi à leur commune référence aux totalitarismes nazi et communiste comme figures du mal qu’il combattaient. Au cours des années 1980, période d’essor accéléré du mouvement humanitaire, le thème de la « mémoire » des crimes nazis s’est considérablement renforcé dans l’espace public. Cette nouvelle « conscience de la ShoahPhilippe Mesnard, Consciences de la Shoah, critique des représentations et des discours, Editions Kimé, Paris, 2000. », réinterprétée sous la forme d’une critique de la souveraineté nationale au nom de la protection des victimes, prit une place croissante dans l’expression des acteurs humanitaires français tout au long des années 1980-90, comme l’attestent le succès public du thème de l’ingérence humanitaire, l’abondance des références à Auschwitz et au secret de la « solution finale » dans la communication des ONG françaisesCf. Philippe Mesnard, La victime écran, La représentation humanitaire en question, Editions Textuel, Paris, 2002.. La rhétorique mémorielle, partageant le monde en bourreaux, héros et victimes, offrait au témoignage humanitaire une mise en récit dans laquelle le dénonciateur occupait la place enviable du résistant, à la fois sauveteur et justicier.
Le tournant
La famine d’Ethiopie de 1984-85 marqua un tournant dans la conception du « témoignage » au sein de MSF. L’ensemble des acteurs de l’aide se trouva, dès le début de l’année 1985, confrontée à une politique dite de « réinstallation », c’est-à-dire de transferts forcés de population dans la région méridionale de l’Ethiopie, et de « villagisation », c’est-à-dire de destruction des villages et de regroupement dans de nouvelles agglomérations voisines placées sous le contrôle du Parti. Les organisations humanitaires internationales tenaient à leur insu un rôle spécifique dans le dispositif de « réinstallationCf. François Jean, Du bon usage de la famine, document publié par MSF en 1986.. » Inspirant confiance à la population des régions sinistrées, les ONG contribuaient à l’attirer dans les camps de secours à partir desquels la milice du Parti opérait des rafles pour fournir ses quotas de « volontaires » pour le « resettlement. » De plus, une partie de la flotte de camions des organismes d’aide, destinée à l’acheminement des secours, était utilisée pour le transport de milliers de personnes déplacées de force. Face aux questions et critiques que lui adressait la presse, le gouvernement éthiopien invoquait notamment le soutien apporté par les ONG à sa « réforme agraire » et dont il voyait, non sans raison, la preuve dans l’absence de protestation de leur part. Cette politique de collectivisation accélérée entraîna la mort de plus de cent mille personnes dans les camps de transit et les régions de réinstallationJason W. Clay and Bonnie K. Holcomb, Politics and the Ethiopian Famine 1984-1985, Cambridge (USA), 1986. Une première version (« occasional paper ») de ce document fut envoyée en été 1985 aux ONG actives en Ethiopie..
Sur la plupart des terrains – guerres civiles et camps de réfugiés -- où opérait MSF au cours de ces années, la confrontation avec des régimes communistes était prédominante. Pour les responsables de l’association, dont j’étais alors le Président, la défense des droits de l’homme et des principes humanitaires passait par la défense de la démocratie et la critique du totalitarismeEn 1985, la « Fondation Liberté sans frontières », créée par MSF, organisait un colloque intitulé « Le tiersmondisme en question » au cours duquel les régimes dits progressistes du tiers-monde et les soutiens que ceux-ci trouvaient dans le monde de l’aide internationale furement violemment critiqués. Cf Rony Brauman (dir.), Le tiersmondisme en question, Ed. Olivier Orban, Paris, 1986.. Nous considérions avec une défiance particulière les gouvernements se réclamant de la « libération des peuples. » Dans des conditions où l’aide devenait l’instrument d’une stratégie de « dékoulakisationLe terme était utilisé par les cadres du régime. », les acteurs humanitaires se faisaient « idiots utiles », complices malgré eux des exactions commises par le pouvoir éthiopien qu’ils ne pouvaient plus dénoncer depuis une position de tiers extérieurs. Notre responsabilité à tous était directement engagée dans la commission de crimes contre l’humanité et c’est sur ce thème que MSF fit campagne, déclenchant une vive controverse qui l’opposa au gouvernement d’Addis et à de nombreuses ONG oeuvrant en Ethiopie. La position de MSF, qui fut expulsée en décembre 1985, procédait donc d’abord une réflexion critique sur notre fonction et nos responsabilités propres d’acteurs de secours dans un contexte donné, plus que d’une volonté de dénoncer des crimes dont par ailleurs nous n’étions pas nécessairement les témoins oculaires.
Cette conception, qui tenait plus de l’analyse que de l’attestation, suscita de nombreux conflits avec plusieurs sections nationales de MSF qui estimaient qu’elle politisait à l’excès le discours humanitaire. Au fil de disputes qui obligèrent les protagonistes à préciser leurs positions respectives, ce processus de substitution de l’analyse à l’attestation a été progressivement inscrit par les responsables successifs de l’association comme un critère primordial de prise de parole, critère reliant dans une démarche commune des positions publiques diverses quant au fond et éloignées dans leurs formes. Le départ volontaire de MSF des camps rwandais du Zaïre et de Tanzanie, en novembre 1994, la mise en cause des institutions humanitaires dans la traque des réfugiés rwandais pendant la guerre du Zaïre en 1997-98, de même que le retrait de Corée du Nord en 1998, moments essentiels des prises de positions publiques de MSF, ne furent pas motivés par la seule volonté de protester contre des violences de masse. La raison commune en était la conviction que, dans ces circonstances, l’aide humanitaire servait en premier lieu un pouvoir criminel et que, une fois épuisées les possibilités de redresser la situation, le retrait devenait préférable à l’action.
L’idée selon laquelle la dénonciation des violations des droits de l’homme, dans les pays où sont présents les membres de l’association, fait « partie intégrante de la mission de MSF »Selon l’expression consacrée reprise dans de nombreux documents internes. a perdu de son emprise avec la disparition des enjeux idéologiques de la guerre froide. A plusieurs reprises, les membres de l’association assistèrent à des tueries de civils, comme à Kigali et Butare (Rwanda) pendant le génocide de 1994, à Srebrenica (Bosnie) et à Kibeho (Rwanda) en 1995. Témoins oculaires, ils rendirent compte publiquement, dans la presse, devant des missions parlementaires ou devant le tribunal pénal international pour le Rwanda, de ce qu’ils avaient vu. Mais hors ces circonstances particulières, les interventions publiques ne relèvent plus de la catégorie de la dénonciation. Elles ne sont plus une finalité, MSF ayant cessé de se considérer comme une « sentinelle des droits de l’homme »Formule volontiers employée dans les années 1980, notamment lors de la réception, en 1988, du prix des droits de l’homme du Conseil de l’Europe décerné à MSF.. Les enjeux des prises de parole se sont transformés, associés à d’autres pratiques et repris dans un autre ensemble de discours, loin du « témoignage » tel qu’il fut formulé lors des conflits du Biafra et du Cambodge.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Les liaisons dangereuses du témoignage humanitaire et des propagandes politiques », 1 octobre 2006, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/les-liaisons-dangereuses-du-temoignage-humanitaire-et-des
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