Emotion et action humanitaire
Rony Brauman
Sans aucun doute, l'action humanitaire a partie liée avec la compassion. Ce n'est ni l'amour de l'humanité, ni une pulsion sacrificielle qui en est le moteur, mais un « sentiment de vulnérabilité partagé » (Rousseau) avec d'autres hommes, d'autres sujets conscients. On peut noter d'emblée que ce sentiment n'est valorisé que lorsqu'il s'adresse aux humains en général, et non aux proches. Un sentiment humanitaire pour quelqu’un de sa famille manifesterait une relation très détériorée à son égard. Si ma fille se casse une jambe et que je la soigne, ce n'est pas par souci humanitaire mais en raison de l'amour que je lui porte.
En tant que capacité d'éprouver ce que ressent quelqu'un d'autre, la compassion est sans doute un sentiment intemporel, aussi ancien que l'humanité. Mais les formes sociales qu'il revêt varient dans l'histoire et n'ont pas nécessairement le même sens à différentes époques. L'aide humanitaire en tant qu'action de secours organisée est apparue au XIXe siècle, à une période où les comportements sociaux commencent à être beaucoup plus régulés par l'Etat, où la violence des relations est tempérée par l'autorité. On interdit les combats de boxe à mains nues, trop sanglants, dans le même mouvement où l'on commence à critiquer le travail des enfants et où l'on tolère mal l'agonie des blessés sur les champs de bataille. Mais le mouvement des sensibilités n'est pas linéaire, il connaît des périodes de recul et des frontières changeantes, comme les guerres et massacres du XXe siècle nous le rappellent.
De plus, on ne peut ressentir de façon égale toutes les souffrances. L'émotion exceptionnelle soulevée par le tsunami d'Asie du Sud Est montre la variabilité des sensibilités, d'autres catastrophes naturelles, sans doute d’un peu moins grande ampleur, n’ayant pas éveillé les mêmes sentiments. Je ne porte ici aucun jugement. Seul(e) un(e) saint(e) est affecté(e) de manière égale par toute détresse, où qu'elle se déroule. Pour les êtres ordinaires comme nous tous, la capacité de ressentir est aussi fonction de sentiments de proximité. Le tsunami s'est produit très loin de la France, mais toutes sortes d'éléments de proximité intervenaient. Il s’est déroulé sur des lieux de tourisme mondialisé. La Thaïlande et le Sri Lanka sont très fréquentés par les Européens. Une relation presque physique existait avant même que la retransmission des images les rendent plus familières. Les images de vidéastes amateurs montrant l'événement en train de se produire ont accentué encore cette impression de proximité. S’y est ajoutée la dimension mythologique du monstre qui surgit du fond des mers et qui dévore les hommes. Géographiquement distant, le tsunami était mentalement proche.
Les choses se sont passées différemment lors du tremblement de terre au Cachemire, quelques mois plus tard, qui a été lui aussi très violent (70 000 morts, 40 000 blessés). Il n'y a pas eu de grande mobilisation humanitaire, de soirées télévisées, de quêtes nationales. Sans doute parce que cette région est marquée par l'intégrisme islamiste, qu'elle est liée au terrorisme. Mais aussi parce qu'entre temps, un ouragan (Nouvelle-Orléans), une épidémie mondialisée (la grippe aviaire) et un autre séisme (Java) avaient fait la « une » des médias. On ne s'étonnera pas qu'après tant d'événements physiquement menaçants, une certaine fatigue émotionnelle se soit manifestée.
Ce n'est pas pour autant que les vies de ces victimes-là comptent moins. Mais l'émotion ne peut pas se reproduire sur commande et se répéter indéfiniment. Ce n'est pas un réflexe physiologique comme lorsque l'on tape sur une rotule, il n’y a pas d’automatisme dans l’émotion humaine. Et plus généralement, personne ne peut se sentir concerné de la même manière par tous les malheurs du monde.
L’institution sert justement à pallier cette variabilité des émotions. En regroupant des acteurs et compétences divers, en se fixant des cadres, des règles d'action, des principes de décision, l'institution a pour vocation d'égaliser, non pas les sentiments (ce qui serait fait par une institution totalitaire), mais les réponses aux événements qui provoquent ces sentiments. La réponse est fonction des possibilités, et des priorités de chaque institution, dans le domaine médical (comme MSF) ou dans le domaine éducatif ou alimentaire. Cette variabilité des réactions compassionnelles individuelles et collectives est ainsi égalisée par les institutions humanitaires. C'est ce qui fait leur raison d'être. Si l'aliment, le carburant de base, c'est cette émotion, le moteur de l'action humanitaire, ce sont les objectifs, les formes de décision collective et leur mise en oeuvre. La stratégie de l'émotion est (devrait être ?) le contraire de l'humanitaire. Il faut donc faire une distinction nette entre sentiments d'un côté et action et organisation humanitaires de l'autre. Relevons d'ailleurs au passage que, sans battage médiatique, les secours aux victimes du séisme du Cachemire se sont plutôt bien déroulés et qu'ils supporteraient avantageusement la comparaison avec la mobilisation post-tsunami.
Le rôle ambigu des Etats
Les gouvernements, on semble parfois l'oublier, ne sont pas des organismes de solidarité internationale. On attend d'eux qu'ils défendent les intérêts de leur pays et de leur population, la définition de ces intérêts étant elle-même, au demeurant, enjeu de confrontation politique. On n’attend pas par exemple du gouvernement français qu’il sacrifie des emplois pour intervenir dans tel pays en fâchant tel autre, ou tel groupe de pays qui annuleraient des commandes ou des investissements. Tandis que la présence de la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, où d'Action contre la faim, n’entraîne pas de conséquences du même type. Par ailleurs, s'il est naturel que ces organismes déploient leurs moyens et équipes dans le monde, on attend que l'Etat français le fasse en priorité sur son territoire. Et l'on comprend que l'Europe s'investisse plus massivement en ex-Yougoslavie qu'au Congo. En d'autres termes, la géographie de la responsabilité politique n'est pas celle de la responsabilité humanitaire qui est a priori ubiquitaire, universelle. C'est pourquoi l'implication des Etats dans l'action humanitaire revêt toujours un caractère équivoque, suspect d' « agenda caché » comme disent les Anglo-Saxons. Il faut à ce stade reconnaître la difficulté de la décision politique en ce domaine : lorsque les Etats ne font rien, on le leur reproche et lorsqu'ils font quelque chose, on les suspecte.
Quoi qu'il en soit, en situation de conflit, il est préférable d'inspirer confiance aux belligérants en expliquant sa raison d'être : apporter des secours à une population victime d’un conflit. La Croix- Rouge internationale, Médecins sans frontières, et des organismes de ce type sont mieux placés pour travailler au Darfour, dans un contexte de conflit en général, que des Etats ou des organisations internationales, même si ces organisations sont plus proches des O.N.G. Dans ce contexte, où les enjeux diplomatiques, sécuritaires, économiques sont au premier plan, les Etats sont forcément suspects de jouer d'autres cartes que celle de la solidarité humaine. Ils le sont surtout lorsque leur engagement prend la forme d'interventions armées à vocation humanitaire. Notons que le problème n'a commencé à se poser sérieusement qu'après la fin de la guerre froide, lorsque les interventions militaro-humanitaires internationales se sont multipliées. Mais depuis lors, l'envoi de troupes semble être devenu la réponse constante aux crises majeures.
Si les Etats ne sont pas des entités humanitaires, ils ont néanmoins à rôle important à jouer dans ce domaine : promotion des Conventions de Genève, soutien aux organismes d'aide, aux organisations internationales, aide alimentaire, aide à la reconstruction après catastrophe. En ce qui concerne les conflits, leur priorité selon moi doit être la médiation, la négociation, bref la diplomatie. Qui d'autre peut le faire ?
Catastrophes naturelles ou conflit armé ?
Les organisations humanitaires ne se posent pas la question de la raison des catastrophes, tout au moins au début. Devant la violence d'un événement, avec des conséquences humaines graves, il importe d’adoucir l'épreuve.
Pourtant, de notables différences existent entre conflits et catastrophes. Dans un conflit armé, les structures sociales sont démantelées, notamment sur le plan médical. Les habitants sont durablement atteints, la société est affaiblie par les mouvements de population, par la désorganisation économique dans des économies déjà fragiles. Les conflits entraînent des épidémies, de la malnutrition, une amplification des problèmes sanitaires pré-existants. Les structures publiques ne sont plus entretenues, le personnel étant souvent lui-même menacé dans le contexte des guerres civiles. D'où l'avantage d’être étranger, d'avoir donc une position extérieure, une distance par rapport au conflit qui permet a priori de parler à égalité avec tous les belligérants.
Dans ces situations de guerre, le profil pathologique, épidémiologique, de la population est aggravé. Il y a plus de besoins médicaux et moins de réponses médicales, et cela de manière durable. Les organisations humanitaires peuvent rendre de très grands services dans les zones de conflit. Elles jouent en fait un rôle irremplaçable. L'adjectif humanitaire est important ici parce qu’il exprime un refus explicite, institutionnalisé, de prendre parti. Ce refus est le gage de possibilité de l'action humanitaire. C'est en cela que la Croix-Rouge est le point de départ de l'action humanitaire moderne.
Les conséquences d’une catastrophe naturelle sont bien différentes de celles d’une guerre. La zone du pays affectée est toujours très réduite, même si elle peut paraître très grande au premier abord, touchant une ville où plusieurs villes. L'ampleur des dégâts du tsunami était exceptionnelle. Les catastrophes touchent en général des zones beaucoup plus limitées. Le reste du pays est intact ; son économie n'est que très partiellement affectée. Les structures locales ou nationales peuvent agir directement. Il n'y a ni famine, ni épidémie, ni besoins médicaux particuliers, alors qu’on croit qu’il y a beaucoup de blessés, d'épidémies, de malades, de réfugiés. En fait, les survivants n’ont le plus souvent que de petites blessures. Les structures nationales sont à très peu de distance. Au Sri Lanka, après le tsunami, l’énorme demande de solidarité internationale a masqué le fait que dès l’après-midi du tsunami, près mille médecins et infirmières sri lankais s'étaient précipités sur les lieux du sinistre. Il suffisait de marcher 300 mètres pour sortir de la zone affectée si on était du côté du littoral. Il faut donc faire attention à l'effet de cadrage. L'objectif de la caméra de télévision prend la zone sinistrée. On a une représentation métonymique de la scène. On croit que la partie est le tout. Si la caméra se retournait, elle montrerait des zones intactes juste à côté.
Dans une situation de guerre, la catastrophe est beaucoup plus diffuse. Les guerres suivent des parcours erratiques qui balayent de grandes étendues. Elles débordent sur les pays voisins, créent des mouvements de réfugiés qui viennent alourdir des situations déjà précaires. Les organisations humanitaires privées rendent service dans un contexte de précarité durable et complexe. Alors qu'en cas de catastrophes naturelles, leur action reste marginale, car l’important réside dans le relèvement économique du pays, sa reconstruction matérielle, l’urbanisme, le cadastre, les équipements collectifs, les équipements de sécurité. Rien de cela ne peut être improvisé par des organisations étrangères. Cela doit faire l'objet d'un plan politique, qui passera par des relations d'Etat à Etat, d'Etat à organisations internationales. Avec leur expertise d’urbanisme, en santé publique, en sécurité collective, les Etats peuvent coopérer avec d'autres Etats affectés par la catastrophe naturelle. Ils auront un rôle essentiel, qui comprend évidemment le financement. Les organisations privées humanitaires ont un rôle primordial à jouer dans les situations de conflit et tout à fait marginal dans les situations de catastrophe naturelle. C'est le contraire pour les Etats qui auront un rôle très indirect dans les situations de conflit armé.
Mais l'émotion joue en sens inverse. Elle sera souvent très forte pour une catastrophe naturelle et faible face à un conflit armé qui dure le plus souvent pendant des années. L'enjeu pour les organisations humanitaires est de ne pas se laisser prendre au jeu émotionnel.
La limite des objectifs de l’action humanitaire
J’ai longtemps pensé que l’action humanitaire avait des objectifs qui dépassait le secours immédiat, comme le respect des droits de l’homme ou la construction de la démocratie. Je ne le crois plus aujourd’hui. L’action humanitaire consiste selon moi à prendre en charge des corps, à les aider à « se réparer ». J'utilise ce terme un peu provocateur pour montrer qu'il faut lutter contre cette tentation globalisante, même si elle a des ressorts très défendables qui consiste à vouloir faire le bien. Mais parce que le bien est par nature sans limite, il faut savoir le penser dans les limites du mieux que l'on peut apporter.
L'action humanitaire n'est pas la défense des droits de homme. Elle a pour finalité de redonner aux victimes des capacités de choix. Choisir pour elles les bonnes formes d’organisation sociale, c'est céder à une sorte d'impérialisme moral qui renoue avec une dimension colonialiste. Il faut se limiter aux soins dans le respect pour les personnes et les sociétés concernées, en le faisant avec professionnalisme et compétences. Même si l'action humanitaire a historiquement partie liée avec le mouvement d’essor démocratique, elle n’a pas pour autant l’objectif d'installer la démocratie.
La différence est claire avec les organismes de développement économique, qui s'interrogent sur la politique. Je n'ai jamais été totalement à l'aise avec les programmes de développement, même si je sympathise avec ceux qui travaillent dans ses programmes. Ils me semblent appartenir à un mouvement normatif qui prend ses propres formes sociales avec une société universelle. Les sociétés « en développement » sont-elles appelées à réaliser un programme dont on vient hâter l'avènement ? Entre l'aide au développement et l’action humanitaire, il existe une différence de nature, même s'ils ont un sentiment philanthropique commun.
Humanitaire et droit d'ingérence
Je suis opposé à la notion de « droit d'ingérence ». J'ai plus de facilité à expliquer pourquoi et à me faire comprendre sur ce sujet sans passer pour un horrible blasé, depuis la guerre d'Irak.
Depuis cette guerre, dont les soutiens en Europe étaient les tenants du droit d'ingérence humanitaire, on voit les dégâts de cette médecine, et on constate qu'ils sont bien pires que la maladie qu'elle veut traiter. On ne manquait pas d'exemples avant celui-ci, à commencer par la Somalie, mais c'est ainsi. Cela n'a toutefois pas découragé les mêmes tenants du droit d'ingérence d'appeler à une intervention armée pour protéger les populations du Darfour. Mais comment isoler du pouvoir central un pays grand comme la France sans mener une guerre à ce pouvoir ? Si on fait la guerre pour sauver le Soudan, on se trouve dans une situation semblable à celle de l’Irak. A l’inverse, en détachant le Darfour du Soudan et en organisant un protectorat international, on est dans une situation sur le modèle du Kosovo. Il n'y a rien de sérieux entre les deux.
Ces pratiques d'ingérence drapées dans l'humanitaire ont donc vécu. Il en reste encore des traces dans le discours public. J'espère qu'elles ne se manifesteront plus par des moyens militaires. Pourtant, lors des interventions internationales, les organisations humanitaires sont vite perçues comme proches des Etats, ne serait-ce que parce qu'elles-mêmes ont un caractère international, et sont étrangères au pays. S'il y a des sentiments d'hostilité de la part de la population, il faut pouvoir se démarquer des organisations internationales si on veut accéder aux victimes et réaliser sa mission.
Au Congo, la Monuc, la Mission des Nations unies pour le Congo, est partie prenante dans la guerre que mène le gouvernement d'Union nationale contre des milices rebelles. Pour porter secours à des populations qui sont dans les zones de ces milices rebelles, il ne faut pas se mettre du côté de la Monuc. Elle tente difficilement de jouer son rôle, elle rend de réels services, elle a permis la tenue d'élections, ce qui n'est pas rien ; mais le Conseil de sécurité lui a fixé des objectifs inatteignables. Il ne faut donc pas s'étonner qu'elle échoue. En tout état de cause, les humanitaires ne doivent pas s’y associer, bien que le but de faire la paix soit le plus noble qui soit.
Faire la paix, en effet, implique bien souvent de faire la guerre. Les organisations humanitaires n'ont pas de jugement à porter là-dessus, mais elles ne doivent pas être associées à ces actions. Pourtant, les forces de maintien de la paix considèrent comme allant de soi que les O.N.G. sont un des bras exécutifs de leur action; Elles veulent leur confier des missions, se coordonner avec elles. Ce malentendu est facilement explicable : paix, humanitaire, action pour le bien, tout cela coexiste harmonieusement dans l'esprit des gens. Mais les formes d'engagements peuvent entrer en contradiction. Il faut en tenir compte en menant l'action humanitaire de manière autonome.
Un cran supplémentaire est franchi lorsqu’un contingent majoritairement occidental est en posture de guerre active comme c'est le cas en Afghanistan ou en Irak. Les organisations humanitaires sont mises hors jeu par le danger. En Irak, soit elles sont des auxiliaires américains et travaillent alors dans les zones qu’ils contrôlent, ou bien elles sont exposées aux enlèvements et aux rackets. En fait, elles ne peuvent pas travailler. C'est ce que l'on constate en Afghanistan. Les organisations travaillent avec le gouvernement Karzaï à remettre en place des structures. Mais ce gouvernement n'a plus d'autorité. Il est la cible de diverses oppositions regroupées sous l'appellation talibans. Lorsque nos organisations travaillent dans les zones gouvernementales, elles sont assimilées au gouvernement. Non sans raison. En reconstruisant une école ou un dispensaire, en faisant des livraisons de médicaments, nous agissons pour le compte du ministère de l'Education nationale ou de la Santé. Nous sommes alors les agents de la politique gouvernementale qui est l'objet du combat. L’autre option, celle du départ des organisations humanitaires sonne comme un constat d'échec local. Il revient alors aux forces militaires extérieures d’assurer une partie de l'aide, et aux structures afghanes de faire leur part de l’effort en faveur de la population.
Dans ce cas-là, les humanitaires ne peuvent pas se rendre vraiment utiles de manière impartiale, sauf le Comité International de la Croix-Rouge dont la présence est admise dans les zones talibans. Elle a de bonnes relations avec ceux qui ont bénéficié de ses services dans la prison de Kaboul et à Guantanamo. Mais les autres humanitaires ne peuvent pas s'y installer. Une présence permanente d'équipes médicales, par exemple, serait trop dangereuse, même si elle est acceptée par les belligérants. Des sentiments xénophobes anti-occidentaux traversent une partie de la jeunesse rurale, montagnarde et les villes périphériques afghanes, qu’ils ne contrôlent pas. Notre sécurité ne peut pas être assurée et les tes talibans nous déconseillent de venir. MSF ne peut donc pas travailler en Afghanistan pour l'instant. Il est intéressant de noter que lors des discussions avec des représentants talibans, les délégués de MSF ont constaté que leurs interlocuteurs connaissaient bien les déclarations de MSF sur différents sujets. Ils avaient consulté attentivement notre site web, comparé les positions face à différents problèmes, ils attachaient suffisamment d'importance à la cohérence du discours de MSF pour la souligner dans les discussions. Ils ne sont pas les seuls. En l'occurrence, le big brother internet pousse les organisations humanitaires à renforcer la cohérence de leurs positions.
Reste que dans les pays où des ONG humanitaires sont associées par leur origine géographique à des troupes combattantes, elles ne peuvent pas travailler. Ce n'est pas une question religieuse : Islamic Relief, qui est une organisation européenne, est considérée comme suspecte en Somalie et en Afghanistan. Le sentiment religieux n'est qu'une des dimensions de cette affaire.
Politique d’indignation et politique de justice
L'émotion ostentatoire est un objet politique, quand la politique se réduit à une technique de communication. Rappelons-nous le président Bush venant embrasser des sinistrées de l'ouragan de la Nouvelle-Orléans sous l’œil des caméras, alors que les secours n'arrivaient pas. A propos du Darfour, les candidats à la présidentielle se sont succédés à la tribune de la Mutualité et ont appelé à une intervention armée sur un registre purement émotionnel, rivalisant de démagogie victimaire. Aucune analyse, aucune réflexion politique n’était admise dans une telle réunion où seules comptaient les vibrations émises. Ce qui importait, c'était de mettre en scène son indignation, de démontrer son impatience de mettre un terme à la souffrance. C'est du robespierrisme soft. Certes, contrairement à Robespierre on ne fait pas rouler les têtes dans la sciure et on se contente de mots. Mais les mots ont leur importance et toutes ces personnalités que le supposé « génocide » du Darfour empêchait apparemment de dormir semblent avoir oublié jusqu'à son existence. Conclusion logique : un génocide, ça n'est pas si grave ! Voilà à quoi mène cette morale tapageuse. Que la souffrance ait une existence en politique, c'est une exigence humaine et c'est indispensable pour une politique de justice. Cependant le danger est de voir l'espace public envahi, non par la souffrance et la compassion, mais par une rhétorique et des postures de compassion qui en sont la négation paradoxale.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Emotion et action humanitaire », 1 janvier 2009, URL : https://msf-crash.org/fr/catastrophes-naturelles/emotion-et-action-humanitaire
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