Transport de ravitaillement au nord de Homs en Syrie
Point de vue

Bérès en Syrie : là où MSF ne va pas

Fabrice Weissman
Fabrice
Weissman

Politiste de formation, Fabrice Weissman a rejoint Médecins sans Frontières en 1995. Logisticien puis coordinateur de projet et chef de mission, il a travaillé dans de nombreux pays en conflit (Soudan, Ethiopie, Erythrée, Kosovo, Sri Lanka, etc.) et plus récemment au Malawi en réponse aux catastrophes naturelles. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages collectifs sur l'action humanitaire dont "A l'ombre des guerres justes. L'ordre international cannibale et l'action humanitaire" (Paris, Flammarion, 2003), "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de Médecins sans Frontières" (Paris, La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (Paris, Editions du CNRS, 2016). Il est également l'un des principaux animateurs du podcast La zone critique. 

Le chirurgien Jacques Bérès est le seul médecin étranger à s'être rendu dans les quartiers assiégés de Homs depuis l'intensification des combats le 6 février. Inséré puis exfiltré par l'insurrection dans des conditions très dangereuses, Bérès a partagé pendant une vingtaine de jours le quotidien des médecins syriens présents aux côtés des populations insurgées.

Dans plusieurs interviews, le chirurgien confirme que les personnes blessées par les tirs de snipers ou d'obus n'ont aucun lieu pour être soignées en sécurité. Menacés d'arrestation et de torture dans les hôpitaux publics, les blessés ne peuvent bénéficier que de soins précaires dans des hôpitaux de fortune installés par des réseaux de médecins clandestins chez des particuliers ou dans des bâtiments publics désaffectés. Exposées aux risques de bombardement et de mitraillage, ces structures manquent de médicaments et surtout d'eau et d'électricité, sans lesquelles il est impossible de stériliser les instruments et de faire fonctionner les machines (moniteurs, aspirateurs, appareils d'anesthésie, etc.). Les conditions d'hygiène et d'asepsie sont «très mauvaises». Les patients exigeant des soins plus poussés ne peuvent être évacués vers les pays voisins, rapporte Bérès.

«Médicalement ce que l'on peut faire est dérisoire» conclut le chirurgien qui décrit son action comme avant tout symbolique et complémentaire de celle des journalistes auxquels il rend hommage: «Votre témoignage à vous, journalistes, est infiniment plus efficace pour secourir le peuple syrien.» Bérès affirme pourtant avoir opéré 89 patients dont 9 seulement seraient décédés. S'il reconnaît n'avoir «rien [pu] faire pour les blessés de la tête et de la poitrine, qui étaient condamnés à mourir, il estime avoir pu «secourir les plaies de l'abdomen, les perforations intestinales, les artères ou les membres», soit autant d'urgences vitales qui auraient très probablement conduit au décès du patient en l'absence d'intervention rapide.

Présent «là où les autres ne vont pas», associant le soin à la parole, Jacques Bérès agit sur un mode qui n'est pas sans rappeler l'éthos revendiqué par Médecins sans frontières dont il fut l'un des cofondateurs. Mais c'est pour le compte de deux petites associations que le chirurgien s'est rendu en Syrie: l'Union des associations musulmanes de Seine Saint-Denis (UAM 93), qui réunit des organisations locales luttant contre racisme et l'islamophobie; et le collectif France-Syrie Démocratie qui regroupe des opposants syriens en exil militant pour une intervention militaire étrangère en Syrie ou au moins un soutien aux insurgés. «Les grandes ONG hésitent à envoyer du personnel expatrié illégalement et clandestinement en territoire hostile» explique Bérès.

De fait, les fins de non recevoir émises par les autorités syriennes aux demandes d'intervention de MSF signifient que pour aider directement les blessés, l'ONG n'a d'autre choix, à ce jour, que d'insérer clandestinement une équipe dans les territoires échappant au contrôle de Damas. Or ces territoires sont de faible taille, mal défendus et d'accès très périlleux, comme l'illustrent le récit de Bérès ou les difficultés rencontrées par les journalistes blessés pour être évacués au Liban. Estimant le risque trop élevé, les équipes de MSF se limitent au traitement des patients qui parviennent dans les pays frontaliers et à l'envoi de produits et matériels médicaux aux réseaux de médecins syriens de l'intérieur.

Il est probable que les blessés de Homs seraient mieux soignés (et que MSF pourrait envoyer des équipes) si l'insurrection contrôlait un territoire plus étendu, mieux défendu et relié aux pays voisins par des voies d'approvisionnement sécurisés -autrement dit, si les insurgés se renforçaient au plan militaire. C'est à un tel renforcement qu'appelle l'organisation France-Syrie Démocratie, qui demande à la communauté internationale d'intervenir militairement ou d'armer la rébellion. Reste qu'appeler à l'internationalisation de la guerre civile syrienne au nom de la protection des blessés de Homs n'est pas sans risque. Nul ne sait quelles pourraient être les conséquences d'une nouvelle escalade de la violence dans le reste du pays et dans la région.

On peut également penser que le sort des blessés s'améliorerait si des pressions politiques et diplomatiques contraignaient les parties au conflit, à commencer par le gouvernement, à faire preuve de retenue dans l'exercice de la violence et à autoriser le déploiement de secours impartiaux. Il s'agirait d'inciter les autorités à garantir le libre passage de biens de première nécessité (vivres, médicaments, combustibles, etc.) ainsi que la neutralité et la sécurité des espaces de soins, des patients et du personnel médical (y compris de MSF). Telle est l'option privilégiée par de nombreuses organisations humanitaires dont le Comité international de la Croix-Rouge et Médecins Sans Frontières, le premier militant pour une cessation des hostilités quotidiennes de deux heures pour faciliter l'évacuation des blessés et le passage de convois de biens vitaux; la seconde, pour que le gouvernement mette un terme à sa politique de persécution des opposants au sein des hôpitaux publics et au ciblage délibéré des structures et du personnel soignant leur venant en aide. Si cette deuxième option bénéficie à l'heure actuelle d'un plus large soutien diplomatique (y compris de la Russie), elle n'est pas non plus dénuée de risque. Il est loin d'être certain que le gouvernement cède aux pressions diplomatiques et renonce à une politique de terreur qui pourrait transformer Homs et d'autres agglomérations en villes martyrs.

Si le témoignage de Bérès permet indifféremment de soutenir l'option militaire ou l'option diplomatique, je pense pour ma part qu'une organisation humanitaire ne peut militer que pour la seconde, tout en restant prête, le cas échéant, à envoyer des équipes clandestinement dans les territoires échappant au contrôle de Damas, au cas où l'insurrection se renforcerait au plan militaire.

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Pour citer ce contenu :
Fabrice Weissman, « Bérès en Syrie : là où MSF ne va pas », 5 mars 2012, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/beres-en-syrie-la-ou-msf-ne-va-pas

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