ONG humanitaires et politique du bâton
Rony Brauman
En janvier 2009, huit ONG régionales et internationales se regroupaient pour fonder la "Coalition internationale pour la Responsabilité de protéger". La photo figurant sur la page d'accueil de leur site www.responsibilitytoprotect.org donne le ton : de vigoureux gaillards en treillis encadrant un groupe d'enfants sur fond de végétation tropicale . Elle n'aurait pas été désavouée par les services de guerre psychologique de l'armée française en Algérie pendant la "pacification". Cette nouvelle mission civilisatrice se justifie en effet, comme son grand-oncle colonial, du refus des atrocités de masse, idéal humanitaire s'il en est. Comme pour lever toute ambiguïté résiduelle sur ce point, plusieurs des auteurs du document "The Responsabillity to Protect" (R2P dans le jargon international) ont publié au Canada le mois dernier un autre manifeste intitulé "The Will to Intervene" dans le but d'obtenir des gouvernements américain et canadien la mise au point de doctrines militaires d'engagement en situation de violences contre les civils et pour la prévention de celles-ci. On imagine la joie avec laquelle ils ont accueilli le discours de réception du prix Nobel de la paix prononcé par le Président des États-Unis.
On n'entrera pas ici dans l'analyse détaillée des attendus et des propositions, et l'on se contentera de relever : d'une part l'effroi que cherchent à inspirer les auteurs dès la première page afin de donner à leur entreprise le caractère impérieux et indiscutable qui sied aux mobilisations morales; d'autre part et surtout le fond historique sur lequel ils établissent leur projet, une histoire qui commence avec la barbarie nazie et se poursuit avec le rappel des "tueries systématiques d'innocents en Indonésie, au Burundi, au Pakistan oriental, au Cambodge, au Timor, au Rwanda, au Soudan, et en République Démocratique du Congo." Ce sont ici les absents de cette liste qui nous disent l'essentiel. Effacés, les massacres impériaux de Madagascar et de l'Algérie, du Vietnam et de l'Afghanistan, du Tibet, de l'Amérique latine et de la Tchétchénie, comme le désastre de l'Irak et les bourbiers afghan et somalien d'aujourd'hui. Oubliés, en somme, tous les crimes commis par les puissants, en l'occurrence les membres permanents du Conseil de Sécurité. Cet idéalisme botté et casqué s'exprime, dès son entrée en scène, sur le mode prometteur de la mémoire sélective.
Un tel document n'engage, certes, que ses auteurs, mais les organisations humanitaires privées et onusiennes feraient bien de se prononcer sur l'esprit qu'il véhicule, à défaut de le faire sur les mesures particulières qu'il défend. Un rapide retour sur les évolutions de ces vingt dernières années montre en effet une tendance préoccupante à la convergence entre actions de secours et politique du bâton, une convergence sérieusement réaccentuée par le retour des États-Unis sur le terrain de la "guerre juste".
Les équipes des ONG côtoyaient fréquemment des militaires sur différents terrains de crise dans les années 1980, mais ces derniers bornaient leur rôle à la logistique, ils oeuvraient désarmés et nul n'y trouvait à redire ; au cours de la décennie suivante, les moyens de transport ont été complétés par des moyens d'attaque : le "nouvel ordre humanitaire" inventé par George Bush père a vu le jour au Kurdistan d'Irak et s'est mis sur pied en Somalie avec l'opération Restore Hope. Hésitants et divisés, les humanitaires oscillaient alors entre appels à des interventions et critiques de celles-ci (Bosnie et Libéria en 1993, Rwanda en 1994 notamment). Les aspirations interventionnistes de l'époque ont pourtant été exaucées au Kosovo et en Irak, invasions activement soutenues par les partisans du "droit d'ingérence humanitaire" au nom, précisément, du principe de la "guerre juste". Elles s'appellent désormais "Responsabilité de protéger".
L'enthousiasme pour la justice punitive est apparu dans les mêmes circonstances ("purification ethnique" en Bosnie, génocide au Rwanda) et comme une extension naturelle de l'appel aux armées. La Coalition pour la justice internationale rassemblait la quasi-totalité des ONG et le traité de Rome instituant la CPI est souvent vu comme une victoire de celles-ci, sous le slogan "pas de paix sans justice". Bien que les contradictions entre les exigences de l'aide sur le terrain et celles du témoignage judiciaire soient aujourd'hui admises par les principaux organismes humanitaires et par la CPI elle-même, le thème de la "lutte contre l'impunité" continue de rallier la majorité des suffrages au sein des ONG, en dépit de son caractère fondamentalement sélectif. La guerre du Darfour a condensé et amplifié cet humanitarisme martial qui est à l'humanitaire ce que la musique militaire est à la musique.
Si les ONG veulent éviter d'être perçues comme des petits soldats de l'ordre moral des puissants, il leur faudra bien se démarquer de cette "Arche de Zoé" virtuelle qu'est la "Responsabilité de protéger" et ses différents avatars, ce qui ne va pas sans une réflexion partagée sur leur terrain légitime d'action et ses limites. La déclaration du président Barack Obama ne rend cette nécessité que plus pressante.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « ONG humanitaires et politique du bâton », 14 décembre 2009, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/ong-humanitaires-et-politique-du-baton
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