Judith Soussan
Diplômée de Relations internationales (Institut d'Etudes Politiques de Paris), de Logistique humanitaire (Bioforce-Développement) et d'Anthropologie (Université Paris-I), Judith Soussan a rejoint MSF en 1999. Elle y a effectué des missions de terrain (Sri Lanka, Ethiopie, Soudan, Territoires palestiniens) avant de travailler, au siège, sur la question de la protection des populations. Après une échappée loin de MSF pendant laquelle elle pratique le reportage radiophonique et collabore à un projet sur les questions d'immigration, elle retrouve le Crash en 2015. Elle a récemment contribué à l'ouvrage "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (chapitre "Qabassin, Syrie. Une mission MSF en terre de Djihad" - CNRS Editions, 2016).
ANNEXE N°2 / ÉTUDE DE CAS INTERVENTION DE MSF AU DARFOUR, 2003-2006
Comme dans le document sur la « Traque des réfugiés rwandais au Zaïre », cette étude sur le Darfour s’appuie sur une définition de la protection par détour : quelle responsabilité, quels discours et pratiques MSF développe-t-elle au Darfour face aux violences, à côté du soin (et en lien avec lui) ? Une définition que l’on a quelque peu prolongée, à l’instar de ce qui a été fait pour la Traque, en considérant que c’est aussi dans la façon même de mettre en œuvre les secours (modalités, choix concrets) que s’actualise la protection comme souci de non-exposition.
L’espace géographique considéré est celui couvert par MSF-France – en somme, le Darfour-ouest. En cela, on ne prétend aucunement que les enjeux et choix décrits soient représentatifs de ceux rencontrés par les autres sections MSF aux Darfour sud et nord.
La période considérée concerne la crise du Darfour de 2003 à fin 2006. A l’intérieur, on a procédé à des choix de moments saillants où la problématique de la protection nous semble être en jeu, de façon plus ou moins explicite – les questionnements et actes n’étant jamais formulés dans ces termes, et l’étant d’autant moins qu’ils s’inscrivent dans un contexte où l’usage du mot de « protection », abondamment utilisé par d’autres acteurs, devient encore plus problématique qu’auparavant pour MSF. En effet, on peut voir le Darfour comme la première grande crise mettant en jeu pour la communauté internationale la nouvelle doctrine dont elle s’est dotée en 2001 : la « responsabilité de protéger ».
Les choix de moments saillants laissent une grande part à l’année 2004 : on s’intéressera aux débuts, dans l’urgence, avant le déblocage de l’accès, en particulier aux arbitrages autour de la dénonciation des violences et aux situations concrètes liées à l’exposition à des dangers ; puis dans la période qui suit l’inscription du Darfour à l’agenda international, le positionnement de MSF est à comprendre en lien avec l’ouverture de l’accès et la mobilisation internationale autour de la « protection » ; ensuite, la crise au Ouest-Darfour s’installe dans la durée, et les problématiques auxquelles MSF est confrontée en 2005-2006 sont le prolongement de celles déjà présentes précédemment, nous en profiterons pour développer les éléments du positionnement de MSF sur l’intervention militairePrécisions : abréviations… RCO : Revue Critique des Opérations au Darfour - CR : compte-rendu - CA : conseil d’administration - CD : comité de direction - RM : rapport moral - CP : communiqué de presse - sitrep : rapport du terrain -CdM : chef de mission - Log : logisticien - coordo : coordinateur - coordo med : coordinateur médical - (A)RP : (Adjoint) Responsable de programme - DirOp : directeur des opérations - DirCom : directrice de la communication - Chargé(e) de comm : de communication
GoS : gouvernement du Soudan ; HAC: Commissariat des affaires humanitaires (gouvernemental), MOH : ministère de la santé - UA : Union africaine.
1 - ETABLIR UNE PRESENCE AU PLUS PRES DES VIOLENCES: ARBITRAGES, PRATIQUES, PRISES DE PAROLE
La première période intéressante à analyser à l’aune de la problématique de la protection est celle des débuts de l’intervention de MSF au Darfour : a-t-on tenté d’aller au plus vite vers la zone dont on savait qu’elle était le théâtre de violences très importantes ? Une fois sur place, quel positionnement a eu MSF face aux violences passées constatées et aux violences en cours, dans un contexte d’accès très limité et de pression du gouvernement soudanais ? Comment ce positionnement a-t-il évoluéIl convient de préciser que ces interrogations rejoignent largement celles posées par la Revue critique des Opérations au Darfour -octobre 2003-octobre 2004 (ou RCO - F. Weissman, S. Delaunay, E. Depoortere, C. Danet, MSF / Cahiers du CRASH). Ce travail interne d’analyse rétrospective sur la période octobre 2003-octobre 2004 a été pris ici à la fois comme source majeure de données factuelles et comme discours réflexif méritant à son tour d’être analysé en tant que tel (discours sur ce que l’on a fait, dit, aurait dû faire, etc.), à côté d’autres discours et des pratiques développés au cœur de l’intervention. ?
VIOLENCE ET ACCÈS : LA PRIORITÉ DU POSITIONNEMENT OPÉRATIONNEL - NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2003
Dès le début 2003, MSF est informée que le conflit au Darfour s’intensifie et demande l’accès à la zone. Un refus net est adressé par le gouvernement. Il faudra attendre la signature d’un accord de cessez-le-feu début septembre et la relative ouverture qui s’ensuit pour que MSF obtienne (en octobre) l’autorisation de se rendre au Darfour. Deux ‘missions explo’ ont lieu en octobrenovembre.
La place des considérations sur la sécurité dans l’évaluation de la situation – Le rapport de la deuxième mission décrit les conséquences des violences dans les villages, dans différents endroits (le Djebel Mara, Nyala, Zalingei) et tente de creuser la logique à l’œuvre lors de ces épisodes de violence afin de comprendre comment intervenir au mieux. Concernant les déplacés à Zalingei, il conclut : « if these people come here and agree to live in such a difficult condition, it’s because the security pb is real. To send them back now with a promise of security will be criminal ». Pour le Djebel Mara, explorant la possibilité de cliniques mobiles pour atteindre la population ayant fui alentour, le rapport remarque : « we can be afraid that the leader uses our presence as argument to call back the population in villages which are not 100% safe yet (…) I am thinking that their main priority now is their security, and their food. Health is probably not the main priority for the time being » (rapport mission explo, 10-19 nov 2003, coordo med, p.6)
On voit ici comment l’évaluation de la situation et des possibilités d’intervention médicale inclut d’emblée une attention particulière à la nature, l’intensité, l’évolution des violences dans des lieux et envers des personnes différents : il s’agit bien d’évaluer des situations touchant différentes catégories de personnes, avec des degrés de vulnérabilité différenciés (et également des degrés de faisabilité d’intervention variés pour MSF). A chaque fois, l’argument de la sécurité des gens face à la menace de violences à venir est considéré en premier et donne lieu à des recommandations ventilées différemment selon la situation spécifique : assister les gens regroupés dans les camps, afin de ne pas les renvoyer vers un ‘chez eux’ qui serait encore une source de danger et ne permettrait pas la survie (cultures dévastées) (Zalingei, Nyala) ; envisager de ne pas fournir d’assistance dans les villages pris par la rébellion et dont les habitants ont fui vers les montagnes alentour : possible appât, l’aide les ferait revenir vers des villages où ils seraient davantage en danger (Djebel Mara).
Les projets d’assistance aux déplacés de Nyala et Zalingei sont ouverts les 9 et 24 décembre 2003.
Difficultés d’accès et silence sur les violences – Au même moment (décembre 2003), MSFBelgique produit un rapport à partir d’une étude de mortalité rétrospective et d’entretiens réalisés au Tchad auprès de réfugiés du Darfour. Paris, dont l’objectif immédiat est d’établir et de consolider des opérations au Darfour, s’oppose à la diffusion de ce rapport, sur des arguments de qualité (le rapport n’est pas « bon », sa méthodologie est questionnée) ; en réalité, « Paris craint que la diffusion d’un rapport accablant Khartoum entraîne un raidissement des autorités soudanaises compromettant toute tentative d’accéder aux victimes »La citation et les informations sont tirées de la RCO, p. 112.. MSF-B s’accommode tant bien que mal de ce ‘veto’ et le rapport est enterré.
Or, rétrospectivement, la pertinence de ce choix est nuancée. Dans son rapport moral 2005, mettant en lien information sur les violences et augmentation des secours (la première étant nécessaire au nom de la seconde), J.-H. Bradol regrette que MSF-F ait ainsi bloqué la diffusion du rapport:
« L’information sur la gravité de ce que subissait la population du Darfour aurait pu sortir plus tôt de MSF. Nos collègues de Bruxelles avaient collecté dans les camps de réfugiés au Tchad, assez tôt, beaucoup d’informations au sujet des violences commises contre les civils, qui ont été diffusées tardivement et d’ailleurs, c’est une des remarques à faire, sous pressions de la section française qui avait peur que la diffusion de cette information nuise à l’obtention d’autorisations de travail à l’intérieur du Soudan. Lorsque l’on exerce ce type de pression, on ne se rend pas service à soimême. Il était absolument nécessaire, pour que les secours s’amplifient sur le Darfour, que la gravité de la crise soit publiquement connue. Je pense qu’on ne doit pas prendre la responsabilité de faire pression pour ralentir la sortie de ce type d’informations » (J-H Bradol, rapport moral 2004-2005) « Le travail pour demander l’accès aurait dû se coupler avec un travail d’alerte sur l’intensité des violences » (entretien J-H Bradol, juillet 2006).
NYALA, ASSISTANCE EN URGENCE, PERTE D’ACCÈS ET PRISE DE PAROLE - JANVIER 2004
MSF commence à travailler dans les camps d’Intifada près de Nyala à partir du 9 décembre. Il s’agit de camps improvisés, où se sont rassemblés environ 10 000 déplacés et où 50 à 150 personnes continuent d’affluer chaque jour. Les autorités le considèrent comme illégal et prévoient de transférer les déplacés plus loin, à Belel – un projet qui suscite l’appréhension des déplacés et l’inquiétude de MSF, qui estime que le site ne remplit ni les conditions de sécurité ni les conditions matérielles (accès à l’eau, impréparation du site) pour accueillir des dizaines de milliers de personnesAppréhension des déplacés et inquiétude de MSF étant probablement liées : « La frayeur affichée par les populations a semble-t-il été déterminante dans le refus d’MSF de cautionner et d’accompagner ce déplacement », note un document préparatoire de la RCO.. Pour ces raisons, MSF exprime son opposition au projet de ‘re-localisation’. La tension monte avec les agences onusiennes qui ont accepté de transférer leurs services à Belel (Unicef, OMS s’y installent la deuxième semaine de janvier, OCHA demande à MSF de dire aux déplacés qu’elle y sera présente), ôtant de fait tout choix aux déplacés en les privant de services vitaux : pour MSF, il s’agit de déplacement forcé. De son côté, le Humanitarian Affairs Commissionner (HAC) déclare la clinique MSF « fermée » et laisse entendre à l’équipe que son refus de coopérer pourrait avoir des conséquences sur sa capacité à travailler.
La fermeture a lieu le 14 janvier. Les camions du gouvernement arrivent, le camp est bouclé ; le processus se déroule sans violences physiques, mais avec des violences verbales. Quelques déplacés montent dans ces camions, encadrés par la police, en redescendent ; mais la grande majorité fuit pour échapper à ce déplacement. L’équipe est présente tout au long du processus. Elle a même passé la nuit du 13 au 14 dans le camp afin d’assister à la fermeture annoncée : il s’agit ici d’une décision spontanée qui ne semble pas avoir donné lieu à débat, et où se lit concrètement l’espoir que la présence d’expatriés puisse prévenir de possibles violences. Les expatriés, qui probablement ne s’attribuent pas de façon générale le rôle de bouclier ou de ‘sentinelle des droits de l’homme’, n’en sont pas moins à ce moment-là, simplement, des ‘chiens de garde’, parce que possibles témoins visuels. De fait, ils pensent que leur présence a pu contribuer à éviter des dérapagesEntretien ex-coordo Nyala, février 2007 ; compte-rendu de son entretien pour la RCO..
En réaction à la fermeture, MSF publie le 15 janvier son premier CP sur le Darfour : « Suite à la fermeture forcée des camps de Nyala par les autorités soudanaises, MSF s’inquiète du sort des populations ». Ce CP mentionne la dispersion des personnes, y compris de patients MSF sous traitement, et l’historique des déplacés arrivés à Nyala « après avoir subi des violences et vu leur village et leurs récoltes pillés et brûlés, dans l’espoir d’enfin trouver un asile sûr et une aide vitale ».
Qu’est-ce qui motive cette prise de parole ? Probablement la nécessité pour MSF de se démarquer d’une décision gouvernementale prise contre la volonté des déplacés, et cautionnée par d’autres agences, l’incite-t-elle à se positionner fermement sur un déplacement qui apparaît comme une violence venant s’ajouter à celles subies auparavant par les déplacés. Mais il nous semble que l’élément déclencheur est d’abord la perte d’accès à une population précédemment assistée, donc entrée dans notre champ de responsabilité – la perte d’accès à des patients sous traitement en étant l’exemple ultime –, et ce dans un contexte de violence et de vulnérabilité des gens qui enjoint à l’inquiétude (celle pour toutes les populations non accessibles étant elle aussi présente, mais en toile de fond, de façon plus abstraite). Le contenu de cette prise de parole, où est mis en avant le couple assistance-sécurité, est un rappel des deux exigences fondatrices de la protection des populations réfugiées/déplacées au sens où l’entend le HCR – des exigences qu’MSF estime absentes à Belel.
Les autorités soudanaises, furieuses du communiqué, réagissent localement en refusant à MSF l’ouverture d’un centre nutritionnel à Nyala même, et à Khartoum en menaçant d’expulsion le chef de mission. On peut constater ici l’impact concret de la prise de parole mettant en cause directement les autorités, aux niveaux central et local. A posteriori cependant, le desk urgences, tout en reconnaissant l’effet inhibant qu’a eu sur MSF (et sur le desk Soudan en particulier) la réaction des autorités, nuance l’idée que cette communication aurait eu des conséquences directes sur la capacité à travailler au Darfour : « Au moment de [la fermeture du camp] ‘l’intifada’, les relations se sont durcies avec les autorités. (…) On a eu l’impression que notre communiqué de presse avait joué, mais les blocages ont en fait eu lieu avant même que l’on ne communique. La convocation des autorités, la menace d’être viré nous ont refroidis » (RP desk urgences, entretien préparatoire à la RCO). « Notre communication musclée ne nous empêche pas d’ouvrir deux programmes, Mornay et Zalingei » (ARP desk urgences, entretien préparatoire à la RCO). Il faut remarquer que si l’impact négatif du CP est ainsi relativisé, aucun impact positif n’est par ailleurs mentionné.
MORNAY, AU CŒUR DES VIOLENCES, UNE ‘PRÉSENCE PROTECTRICE’? - FÉVRIER 2004
L’autorisation d’ouvrir un programme auprès des déplacés à Mornay est donnée le 27 janvier ; l’équipe, qui avait initialement prévu de passer quelques jours à Zalingei, décide finalement de rallier Mornay le plus vite possible, en raison des signes annonciateurs de crise. De fait, elle arrive le 31 au cœur d’une campagne de destruction qui vient de commencer. A peine installée, et alors qu’elle vient d’entamer une campagne de vaccination contre la rougeole, l’équipe doit faire face à l’afflux de 80 blessés entre le 4 et le 15 février (qui viennent s’ajouter aux 480 qu’elle a trouvés en arrivant sur le site), et ce, en l’absence de chirurgien et avec une capacité infime à référer, les routes étant trop dangereuses (une douzaine de patients le serontA cette occasion, l’équipe doit prendre des paris sur la sécurité des gens : lors de la première référence, pour ne pas utiliser la voiture MSF, le logisticien paie un taxi pour envoyer une patiente à El Geneina. En dépit des instructions reçues, le chauffeur fera monter à bord des policiers ; le taxi est attaqué et tous sont tués. La patiente est épargnée. A un autre moment, à des patients qui refusent de voyager avec le convoi du ministre de la santé, un médecin proche des Jenjaweeds, l’équipe dit « qu’elle s’assurera de leur état de santé et de leur sécurité par la suite, à El Geneina. Ce qui rassure un peu les patients qui acceptent de monter » (CR entretien logisticien Mornay, RCO).). Confinée dans le camp, l’équipe constate au quotidien les effets de la campagne de destruction méthodique qui sévit tout autour. Outre l’afflux de blessés, c’est l’augmentation rapide du nombre de déplacés : déjà passés de 7000 à 25 000 entre décembre et janvier, ils sont 60 000 courant février avec l’afflux de 40 000 nouveaux déplacés. Tous fuient les attaques de leurs villages, dont les bribes de récit suffisent à mesurer l’immense violence.
Cet épisode est vécu de façon extrêmement intense par l’équipe et par le siège. Il concentre en effet quelques éléments très significatifs pour MSF.
Signalons d’abord qu’il fait écho à ce qui est perçu dans la durée, et par une majorité de membres de MSF, comme le cœur même de notre légitimité d’action – prendre en charge les victimes directes de la violence de guerre, au plus près de cette violenceOr, précisément, la mise en conformité entre cette visée (le conflit comme lieu de légitimité pour MSF, ‘depuis sa naissance’….) et la réalité concrète de nos interventions a été l’objet d’efforts récents de l’institution – en direction de la chirurgie, de la prise en charge directe des conséquences de la violence (cf document général, section 3, A l’ère de la désillusion, l’émergence de la figure du secouriste). Avec la difficulté de prise en charge, le manque de moyens humains, le soin ‘malgré tout’ aux blessés à Mornay cristallise ces enjeux – en l’occurrence, aucun des blessés pris en charge n’est décédé.. Une action qui, en l’occurrence, fait partie de ce que le DIH entend par « protection des populations civiles » dans les conflits, soit la délivrance de secours à des populations identifiées pour leur vulnérabilité spécifique (blessés, malades, réfugiés, civils).
Dans ce contexte, toute une série de problèmes émergent où la question de la protection est plutôt posée à travers celle de l’exposition, la mise en danger. Les expatriés sont conscients que leur présence, perçue par les déplacés comme la garantie d’une relative sécurité, donne au camp une qualité de sanctuaire et participe de l’attraction qu’il exerce sur ces personnes en quête d’asile sûr. Ils sont aussi témoins du décalage entre déferlement de violences à l’extérieur et immunité fragile de cet espace du camp. La question du rôle qu’ils jouent et peuvent être amenés à jouer est alors posée : quelle assurance ont-ils que cette immunité perdure ? Jouent-ils malgré eux le rôle d’appât dans ce qui pourrait bien se révéler un piège, exposant la vie des déplacés, et la leur ? C’est en tout cas ainsi qu’ils vivent l’épisode : ils « se sont longtemps demandé s’ils n’étaient pas en train d’attirer les gens dans un piège. D’un côté, les gens pensent que la présence de MSF est une garantie de sécurité. De l’autre, vu l’ampleur des violences tout autour de Mornay, il est à craindre que tôt ou tard les hommes en armes fondent sur les déplacés » (CR entretien log Mornay préparatoire à la RCO).
L’attaque appréhendée n’a pas eu lieu et Mornay s’est petit à petit stabilisé. Faut-il tenter d’apprécier la part qu’a joué la présence d’expatriés MSF dans cette non-advenue du piège ?
Notons d’abord que la présence des expatriés n’a pas pour objectif de protéger physiquement les déplacésNe pas avoir cet objectif, cela peut paraître évident à un « MSF », mais il faut se rappeler la multiplication des débats et discussions sur le caractère ‘protecteur’ de la présence, dans le cadre de la production actuelle de ‘recettes’ sur le « comment protéger concrètement » ; l’idée du ‘piège’ y est généralement mentionnée en passant, comme la part d’effet pervers que comporte nécessairement une bonne solution. Voir Pro-active presence. Field strategies for civilian protection, Centre for Humanitarian Dialogue, 2006.. Bien au contraire, dès que l’équipe constate que sa présence est perçue comme protectrice, elle s’en inquiète. On peut penser que Srebrenica et Kibeho, deux moments qui ont participé fortement de l’idée qu’on «ne protège pas » (sous entendu : physiquement), sont présents à l’esprit de l’équipe de terrain. La prudence est de mise – ainsi la RCO remarque à propos de cet épisode qu’il « serait dangereux de croire que deux volontaires en tee-shirt ont dissuadé l’armée et ses supplétifs de raser les camps » et que si elle a joué un rôle en ce sens, ce n’est en tout cas pas à elle seuleLes déplacés mentionnaient le fait que le gouverneur d’El Geneina était originaire de Mornay comme une explication possible du fait que le lieu ait été épargné (CR entretien log Mornay préparatoire à la RCO).. Ce qui n’exclut pas, pour autant, le constat plus général que parfois (souvent ?), la présence du tiers qu’est l’expatrié peut avoir un effet atténuateur sur les violences
Cf La Mancha. Egalement : « Srebrenica comme Kibeho (…) c’était l’idée d’enclaves sécurisées par la présence internationale, ce qui n’est pas une mauvaise idée. Idée du camp, du sanctuaire, du regard extérieur qui assure un minimum de sécurité, qui rend plus difficile l’exercice de la violence. C’est une idée à laquelle je n’ai pas complètement renoncé, même si je l’ai relativisée » (entretien R. Brauman) « Ne serait-ce que par effet de réalité, de présence, dans certaines situations, tu ne peux pas nier l’impact que tu as, même si ça n’était pas ton objectif, l’effet induit par ta présence – et donc il te crée des responsabilités » (entretien J-H Bradol).
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‘DIPLOMATIE SILENCIEUSE’ SUR LES VIOLENCES, MARTÈLEMENT PUBLIC SUR LES SECOURS FÉVRIER - MARS 2004
A la suite de l’expérience du CP du 15 janvier sur Nyala, MSF décide d’adopter une stratégie de « diplomatie silencieuse » visant à alerter la communauté internationale sur la partie ‘non dicible publiquement’ de la situation au Darfour – violences et entraves au déploiement de l’aide : « la crainte d’une fermeture de l’accès au Darfour conduit à privilégier le lancement d’une campagne de diplomatie silencieuse et à limiter les prises de parole à une ‘alerte sur l’insuffisance des secours (…) [dont] le but est d’appeler au déploiement de l’aide (et non de dénoncer les obstacles mis par Khartoum)’ » (RCO Darfour, citant le CR CD du 10 février 2004).
Diplomatie silencieuse - Des journalistes « de confiance » sont ‘briefés’ par des membres de MSF. Les 9-11 février, J-C Cabrol, récemment rentré du Darfour, entreprend une tournée diplomatique au siège des Nations unies : « le briefing insiste sur ‘the necessity for the international community to immediately assume strong political leadership to address the Darfur situation with the government of Sudan beyond the ‘humanitarian problematic’ and the specific issue of access / humanitarian corridors (violence against the civilians, etc)’ » (RCO Darfour, p. 111, citant le contenu du briefing). La RCO commente : « Le but n’est pas seulement d’obtenir un soutien diplomatique en vue d’un renforcement des opérations de secours, mais également d’encourager les Etats et les Nations unies à s’impliquer politiquement dans le règlement de la crise ou tout du moins dans la protection physique des déplacés ».
Cet appel à prendre ses responsabilités au-delà de l’aide humanitaire est donc un appel aux acteurs politiques. S’il ne se dit pas comme appel à protéger, il renvoie néanmoins en substance à la notion de protection au sens de réaction, réponse, initiatives en vue d’empêcher, réduire les violences dont sont victimes les déplacés. L’implicite de cet appel concerne donc selon nous soit un dispositif en vue de la protection physique, comme le comprend la RCO, soit le recours à des moyens de pression divers.
On notera avec intérêt que le contenu d’un tel message – critique de la démission de la communauté internationale et demande d’une action qui ne se réduise pas à la délivrance d’aide humanitaire ou à sa protection – ressemble à s’y méprendre à celui des injonctions de MSF des années 1990 sur la Bosnie, le Rwanda ou la traque des réfugiés rwandais ; c’est son degré de publicité qui change : la même MSF-F qui au Darfour prône la diplomatie silencieuse, est celle qui en 1997 avait âprement critiqué la stratégie de « silent advocacy » mise au point par MSF-H sur la traque des réfugiés au Zaïre. Changement de ‘culture interne’ ou différence de contexte ? Notre hypothèse est qu’il y a là un peu des deux : un changement de culture concernant les appels publics à agir, prendre ses responsabilités, et différence radicale de contexte : en 1997, c’est le fait que l’aide soit utilisée comme appât et la stratégie explicite d’élimination qui rendaient impérieux, pour MSF-F, le recours à un positionnement public. Cette transgression n’est pas constatée au Darfour.
Prises de position publiques - Pendant ce temps, la communication publique de MSF de février à avril est caractérisée par l’absence notable de la violence dans l’évocation de la situation catastrophique au Darfour : dans les CP des 17 et 26 février, il n’est pas précisé pourquoi des gens sont « déplacés », quelle est la nature de la « crise ». Il est seulement fait mention que ces déplacés ont besoin d’une assistance massive pour survivre et que celle-ci manque cruellement. Comment s’élabore cette position ? Un aperçu nous en est donné par les mails échangés entre terrain, desk et direction (11-17 février) en amont du CP du 17 février, où s’expriment les arguments en concurrence.
Le 11 février, l’équipe du Darfour (terrain / coordination), à qui un ‘draft’ de CP a été envoyé du siège, affiche sa satisfaction : « I discussed with the team and they are glad to know that something is being said as it’s sure that they feel it cannot continue before their eyes with nothing being said » (mail CdM, 11 février, journée). Puis, après des modifications dans le sens d’une évocation plus directe des violences, c’est le mécontentement : le CP est « much stronger in respect to the violence against the population and is again inaccurate in terms of what MSF is doing (…) I realise that artistic license is taken in order to make things more dramatic… » (mail CdM, 11 février, soir).
Le Dir Op se défend d’avoir voulu ‘forcer’ dans le sens de la communication et réaffirme son souci pour la mission – pour l’opérationnalité et la sécurité des équipes sur le terrain, en particulier celle de Mornay dans une situation très délicate, alors que le village de Mornay vient d’être bouclé et entouré par les Janjaweeds : « our priority today is the team and its security and patients we do care for ». Ainsi, le CP sous sa forme ‘offensive’ est mis en suspens, sachant que « we still have in the pipe the willingness of a press communiqué on what we are witnessing more globally in the field / the deteriorating situation / the absence of international response : Alert message addressed to the international actors which is our prime responsibility when we are overwhelmed : people do need much more assistance » (mail Dir Op, 12 février). Finalement, alors que la situation se détend à Mornay avec le départ des Janjaweeds de la ville, il parle de reprendre un communiqué d’alerte (par opposition à un CP de dénonciation – même jour, soirée). La coordination exprime une crainte de la réaction des autorités, auxquelles elle souhaiterait communiquer le CP à l’avance. Le coordinateur d’urgence se fait le relais de l’équipe de Mornay qui ne « voit pas l’impact » (autre que négatif) que peut avoir un tel communiqué à ce moment, « la pertinence de ce communiqué n’étant pas remise en cause, mais seulement son timing »(mail coordo d’urgence, 13 février).
La Dir Com réagit vivement à ces messages : « si l’équipe se sent en danger (…) et ne se sent pas d’assumer cette prise de parole minimaliste [secours insuffisants et absence d’accès], il faut envisager leur évacuation… » « on n’attend pas d’avoir le feu vert des autorités pour parler !! (…) on perd notre bon sens élémentaire à vouloir s’assurer que chaque mot ne heurtera pas les autorités » « nous avons fait 3 CP depuis le début de l’année. Est-ce ainsi que l’on conçoit le rôle de MSF face à des crises comme le Darfour, l’Ouganda ou la Tchétchénie ? » (mail Dir Com, dimanche 15 février, qui reprend l’ensemble des problèmes de décision).
A ce stade, MSF-B et MSF-H, qui sont d’avis de communiquer fortement sur l’absence d’accès, se désolidarisent de la position de Paris (« nous sommes seuls ++ à ne pas vouloir dénoncer le manque d’accès » écrit la DirCom)
Le président intervient dans le débat le 16 février pour souligner l’importance de hiérarchiser les messages que l’on fait passer ; il s’agit d’abord d’alerter sur l’insuffisance des secours, ensuite de pointer les causes, et pas l’inverse : « il y a une différence entre une déclaration où le point de départ est d’alerter sur la faiblesse des secours et une déclaration qui commence par la dénonciation des autorités ». Il insiste sur la responsabilité que portent les acteurs internationaux (y compris certaines ONG) dans le silence qui entoure la crise au Darfour, tant ils sont préoccupés par le processus de paix au Sud-Soudan. Enfin il rappelle que si un CP peut être débattu, en revanche il revient aux directeurs (et non au terrain) de trancher à un moment.
Finalement, le CP qui sera diffusé le 17 février ne comporte pas d’éléments de dénonciation des entraves à l’accès par les autorités, et encore moins des violences : « we did not mention anything referring to violence against civilians. I would remind you that the situations in the field, and with the Sudanese authorities, are still very tense. I would also remind you that in 1989, an airplane carrying four passengers was shot down (…) » (mail chargée de comm., accompagnant le CP final). Il mentionne simplement : « d’une part, la mobilisation des acteurs de l’aide fait encore défaut et d’autre part, l’accès à la région est trop limité pour délivrer une assistance décente à ces déplacés du Darfour ».
Cet extrait fait apparaître des positions où se mêlent réactions spontanées et références construites, mobilisant tour à tour différents registres d’argumentation.
D’abord, il faut remarquer qu’en aucun cas il n’est possible de tracer une ligne nette entre une position ‘du terrain’ (que l’on imaginerait caractérisée par une ‘frilosité’) et une position ‘du siège’ (qui plaiderait pour la parole forte). De fait, la voix du terrain telle que rapportée par la coordination est favorable à une prise de parole mentionnant les violences (cf mail 11 février). A travers sa formulation indéterminée tant du problème (« it ») que de sa réponse (« something »), c’est l’idée d’une impulsion à agir née du statut de témoin (« before their eyes »), qui perce. Il semble que la frustration opérationnelle (décalage entre l’ampleur des besoins et la capacité de réponse) et l’impuissance plus générale (absence de prise sur une situation en dégradation constante causée par les violences) soient le soubassement de cette impulsionVoir étude de cas Traque des réfugiés, où nous avons amorcé ce constat.. En somme, prendre la parole sur les violences apparaît d’autant plus nécessaire au terrain que son action lui semble insuffisante. « Nos équipes supportent mal les difficultés à déployer des moyens (lourdeurs administratives) face à des violences de plus en plus importantes. L’action reste très limitée au regard des besoins et les équipes souffrent de ce décalage », commente-t-on au siège (CA février 2004). Le mouvement de rétraction de la coordination après remaniement du CP n’est pas nécessairement représentatif de la position de l’équipe de Mornay (certes inquiète du moment de sa sortie alors que la situation sécuritaire se tend). Celle-ci confie a posteriori avoir été déçue par la forme finale du CP, qu’elle juge édulcoré, et confirme qu’elle aurait souhaité le voir mentionner les violences (entretien logisticien Mornay).
C’est ensuite autour du poids respectif alloué d’une part aux risques pris sur la sécurité de l’équipe et l’opérationnalité (l’accès), d’autre part à la nécessité de mentionner les sujets délicats que sont entraves à l’accès et violences, que se structurent les différentes positions :
- L’argumentation en faveur d’une prise de parole mentionnant les violences et les entraves à l’accès recourt explicitement à la mention du « rôle » de MSF, allusion à l’idée d’un rôle de témoignage face à des violences d’une telle gravité. Ce faisant, elle énonce une certaine conception de l’organisation en se plaçant sur le terrain de l’identité – donc de l’impératif. Au regard de cet impératif, les risques sur la sécurité et l’opérationnalité sont considérés comme minimaux. C’est cette confrontation entre l’impératif lié à la gravité de la situation (parler comme action de protection) et la contrainte liée à l’opérationnalité (se taire comme protection de l’action) qui sous-tend le positionnement en faveur d’une mention des violences et des entraves. D’autre part, selon son évaluation du rapport de force, il y a nécessité de forcer l’accès et contrer les autorités de Khartoum qui se jouent de MSF (MSF-B et MSF-H ont vingt expatriés bloqués à Khartoum). Enfin, elle pointe les risques de récupération liés à une communication qui ferait l’impasse sur ces entraves : servir ainsi d’une part la propagande du gouvernement soudanais (GoS) sur l’accès libre au Darfour, de l’autre l’oblitération du conflit par la communauté internationale soucieuse de préserver l’image du processus de paix nord-sud ; concentrer indûment la responsabilité de la situation sur les acteurs humanitaires ‘défaillants’.
- A l’inverse, les justifications d’une prise de parole concentrée sur l’insuffisance des secours s’appuient sur un ordre hiérarchique ou sur une évaluation des risques différents. Pour certains, la nécessité impérieuse d’obtenir une mobilisation des acteurs d’aide est le message prioritaire à faire passer afin de faire face à une situation en train de s’aggraver (en espérant qu’entre temps l’accès se soit débloqué, mais sans tenter de le forcer au risque de le perdre). D’autres insistent surtout sur le spectre de risques importants sur la sécurité et l’opérationnalité (crainte d’entraves plus fortes à la venue de personnel et à l’exploration de zones, à commencer par l’expulsion ; crainte de mesures de rétorsion contre le personnel humanitaire et référence au grave incident de 1989)Dans sa présentation au CA du 27 février 2004, l’ARP du desk urgence remarque que «la prise de parole est très encadrée puisque l’utilisation même du terme ‘violence’ publiquement génère de sérieuses tensions». Lors du débat, en réponse à deux personnes évoquant la nécessité d’une communication intensive sur les difficultés à porter secours (y compris en citant un exemple, Meiram, où «tout s’est débloqué» à partir de la médiatisation de la crise), elle mentionne d’une part les menaces du gouvernement suite au CP du 15 janvier, d’autre part le fait que MSF est déjà «favorisé» en obtenant des autorisations au compte-goutte, et le débat se clôt.. Dans les deux cas, l’argumentation se place sur le terrain pragmatique des besoins. Ce positionnement relève pour une part d’une conception du rôle premier de MSF que l’on pourrait appeler ‘secouriste’ (non explicitement formulée ici), divergente de celle décrite plus haut. Pour une autre part, il y a une crainte réelle d’investir les terrains délicats de l’entrave et des violences, qui menaceraient l’accès déjà acquis (si ce n’était le cas, le rôle de secouriste justifierait pleinement de dénoncer frontalement les entraves à l’accès). En ce sens, le rapport de force avec les autorités est à éviter (d’où la mention par certains du grave incident de 1989, la mort de volontaires faisant office d’argument imparable dans le débat) et les risques de récupération mentionnés par la position adverse sont considérés comme secondaires.
Au final, « la décision de ne pas communiquer publiquement sur les violences et le contingentement drastique des secours » l’emporte, « fruit d’un arbitrage clairement assumé »RCO, page 112. C’est effectivement ce qu’indique le ton du rapport moral à quelques mois de distance : « Le Darfour a été également et à juste titre l’objet de notre mobilisation en matière de diffusion de messages. Cette campagne d’information me paraît dans l’ensemble réussie. Nous avons contribué significativement à faire connaître l’importance de la catastrophe et l’insuffisance des secours » (J-H Bradol, rapport moral 2003-04, mai 2004).. Parler en termes d’arbitrage présente l’avantage de montrer que l’action effectivement menée résulte à chaque fois d’un calcul, où sont mis en tension des éléments contradictoires. Le positionnement sur les violences fait partie intégrante de cette appréciation de ce qui est le plus bénéfique et le moins risqué pour les équipes et ‘les populations’ à différents égards – populations assistées, accessibles, populations non accessibles, besoins vitaux immédiats, vulnérabilité à la violence – : faire profil bas pour préserver une présence, une opérationnalité même limitées, en espérant une ouverture future de l’espace de travail, dénoncer les violences ou les entraves afin de forcer cet espace, au risque de se voir plus entravé encore… « C’est la préservation de nos activités et l’espoir de les étendre qui ont prévalu », note la RCO.
On peut ici prolonger le constat fait plus haut d’un retournement entre les positions tenues par MSF-F pendant la traque et début 2004 au Darfour concernant la prise de position publique. Lors de la traque, c’est précisément l’importance accordée à la préservation de la présence, devenue critère principal de jugement et d’action, qui faisait l’objet d’une double critique des autres sections par MSF-France – critique de la diplomatie silencieuse comme stratégie inefficace face à des violences ciblées et délibérées, critique du silence comme posture intenable face à la gravité de la situation et au dérisoire de l’action dans ce contexte. En ce sens, il y a certainement, audelà de la différence entre les deux contextes, un changement de ‘culture pratique’ de MSF-F dans le sens d’une moindre évidence à prendre la parole aujourd’hui.
Le retournement n’est pourtant pas total. Si l’arbitrage début 2004 au Darfour est bien en faveur du silence sur les violences et les entraves, s’il a bien été assumé sur le moment, il est en revanche fortement nuancé rétrospectivementOn peut raisonnablement penser que la remarque du rapport moral 2004-05 citée plus haut (sur le fait qu’il était « nécessaire que la gravité de la crise soit publiquement connue »), qui se réfère au silence fin 2003, porte également sur la période de début 2004.. La RCO remarque ainsi que «la balance entre le risque d’expulsion et les bénéfices des activités de secours ne penchait pas de manière nette et tranchée» en faveur de ce choix. Elle pose alors la question de savoir combien de temps MSF aurait ainsi maintenu sa stratégie de silence sur les entraves et les violences, suggérant que cette occultation délibérée des causes serait bientôt apparue à beaucoup comme intenable au regard de la situation (gravité des violences, gravité de leurs conséquences en termes de besoins, et sévérité des entraves à une réponse à ces besoins); et qu’elle serait également apparue inopportune en termes de stratégie puisque l’on reconnaissait que seule une médiatisation de la crise pouvait mettre le Darfour à l’agenda diplomatique.
2 - SECOURS ET POSITIONNEMENTS SUR LES VIOLENCES, UNE ARTICULATION SERREE
Précisément, les mois de mars et avril voient un infléchissement progressif se produire. Tout en restant très volatile, la situation sur le terrain connaît une relative accalmie, la campagne de destruction autour de Mornay ayant pris fin (pour se déplacer ailleurs, semble-t-il); les projets Zalingei et Niertiti se développent. C’est la vulnérabilité au quotidien qui apparaît clairement comme l’enjeu principal, justifiant de continuer à demander instamment une augmentation des secours.
Alertant une fois de plus sur la situation des déplacés dans les camps, MSF s’autorise début mars à faire référence, en pointillés, aux violences prises comme arrière-plan, comme contexte général: les déplacés fuient les «attaques de leur village»; «alors que la violence et l’insécurité perdurent et que la réponse internationale aux besoins reste largement insuffisante (…), MSF appelle les acteurs de l’aide internationale à intensifier rapidement et massivement leur soutien», «un conflit a débuté…» (CP du 10 mars sur la situation nutritionnelle alarmante – c’est moi qui souligne). Une nouvelle tournée diplomatique aux Etats-Unis a lieu afin d’alerter sur l’urgence d’augmenter les secours humanitaires, donc de faire pression sur le gouvernement soudanais pour qu’il en autorise le déploiement (il n’y est pas question, même implicitement, d’appeler à ‘prendre ses responsabilités’ en intervenant directementEntretien logisticien Mornay, février 2007. Voir également la RCO.).
Par ailleurs, la dénonciation des violences contre les civils fait progressivement son entrée sur la scène publique par le biais de déclarations retentissantes d’un représentant de l’ONU le 19 mars, suggérant qu’un «génocide» est en cours au Darfour, et le début d’une campagne de lobbying intense de la part de différents groupes qui appellent à une intervention armée au nom de la «responsabilité de protéger» les populations civiles contre le génocide et les crimes contre l’humanité, au moment même où l’on commémore le dixième anniversaire du génocide au Rwanda. Lobbying qui semble contribuer à l’inscription du Darfour à l’agenda des diplomaties occidentales, qui font pression sur Khartoum. De fait, un cessez-le-feu est signé le 8 avril et Khartoum accepte le principe du déploiement sur son sol de troupes de l’Union africaine chargées d’en vérifier l’application. Un mois plus tard, le 21 mai, l’accès au Darfour est débloqué.
C’est à cette période qu’une ‘bascule’ s’effectue pour MSF, qui va concomitamment: dénoncer ouvertement les violences passées et présentes; maintenir avec insistance l’accent sur le besoin d’augmentation de secours; et contester publiquement la qualification de génocide. Par souci de clarté, nous décrirons séparément chacune de ces logiques pourtant intriquées et simultanées, afin d’identifier leur articulation avec les problématiques de protection/violences.
ALERTE ET DÉNONCIATION DES VIOLENCES PAR MSF - MAI-JUIN-JUILLET 2004
C’est donc avec le déblocage de l’accès et la mobilisation autour du « génocide » que MSF s’autorise à être plus offensive sur la mention des violencesEt à se présenter comme une organisation prenant en charge les victimes de cette violence; il est intéressant à ce titre d’observer l’évolution dans la façon dont MSF se décrit au bas de chaque CP, de janvier à juin 2004: alors qu’au début elle «offre des secours», «fait des consultations» en «soutien aux déplacés» (CP février, mars), plus tard les «blessés» sont mentionnés (avril) puis MSF soigne «les victimes de la violence ainsi que les enfants souffrant de malnutrition…» (CP 21 juin) et «MSF vient en aide aux victimes des violences au Darfour depuis décembre 2003» (CP 26 juillet)..
La documentation des violences est entamée depuis mars par Epicentre qui, à la demande de MSF, a entrepris une enquête de mortalité rétrospective à côté de ses autres activités de recueil de données épidémiologiques ; il s’agit d’obtenir, sur l’échelle d’une zone, une « épidémiologie de la violence » permettant de décrire les conséquences précises, en termes de mortalité, des épisodes intensifs de la politique de destruction conduite par les milices et le gouvernement. Le rapport, finalisé en juin, établit qu’une personne sur vingt a été tuée au cours de l’attaque de 111 villages (septembre 2003-février 2004). Il décrit par ailleurs les causes de mortalité au présent, citant la violence, la faim, les maladies.
Au même moment, alerte et dénonciation s’intensifient. MSF s’exprime devant le Conseil de sécurité des Nations unies le 24 mai – dans une conférence intitulée « La situation humanitaire au Darfour », T. Koene décrit les conséquences de la violence sur la population, les entraves faites à l’aide, le manque de mobilisation de l’aide internationale ; il fait le constat d’une population entièrement prise au piège, dépendante de l’aide humanitaire pour survivre. Puis début juin, c’est J-H. Bradol, président de MSF-F, qui est à Khartoum et au Darfour. Il y rencontre plusieurs diplomates occidentaux et officiels soudanais, à qui il fait part de son inquiétude concernant l’ampleur des violences passées (« J’avais tout un tas de photos de villages brûlés, avec mon ordinateur, pendant une semaine avec Greg Elder [CdM] on a fait ça à Khartoum » – entretien) et la persistance de la violence au présent, aux abords des camps en particulier. Il souligne le nombre important de femmes violées reçues dans les cliniques MSF, relayant ainsi les efforts déployés sur le terrain – à Mornay par exemple où des équipes s’emploient à référer des patientes victimes de violences sexuelles à la BBC et à trouver des interprètes afin que des interviews soient réalisées. A propos de cette pratique, il note : « On voit là, dans une situation concrète, toutes les ambiguïtés d’une organisation qui n’est pas chargée de protection, qui ne se reconnaît pas d’expertise, de mandat, de responsabilité, et qui quand même est en train de faire ça » (entretien).
Enfin, le rapport Epicentre est rendu public le 21 juin, en même temps qu’un communiqué de presse intitulé « Le pire est à venir », qui, tout en pointant les massacres passés, insiste sur la vulnérabilité au présent, liée à la persistance du danger : « les milices qui ont mené les attaques sur les villages contrôlent désormais les abords du camp, emprisonnant de facto les déplacés qui vivent dans une peur constante ; s’ils sortent, les hommes risquent de se faire tuer, tandis que des femmes ont été battues et violées alors qu’elles s’étaient aventurées hors du camp à la recherche de nourriture et autres biens de première nécessité ». Tous les rendez-vous du président sont annulés et le chef de mission est menacé d’expulsion, mais de fait, cette communication publique semble pousser la diplomatie française à s’emparer résolument de la question, et suscite un débat côté soudanais : « J’ai donné le rapport d’Epicentre à un général de l’armée soudanaise pour qu’il le [fasse] circule[r], auprès de profs de médecine, on faisait de l’advocacy comme on dit. Ça a fini par un rendez-vous entre le ministre des affaires humanitaires et son staff » (entretien). « …Je crois que cette diffusion a contribué à obtenir beaucoup plus de moyens » (RM 2004-05L’intégralité du passage est : « Nous avons trouvé, (…) quand les autorités soudanaises ont enfin accepté de laisser entrer les secours, une population très affaiblie par les massacres et des secours très en retard par rapport aux besoins. Nous avons voulu le faire savoir. Cela n’a pas plu au gouvernement soudanais quand, au mois de juin, nous avons diffusé ces informations. Mais je crois que cette diffusion a contribué à obtenir beaucoup plus de moyens » (RM 2004-05).).
Ainsi, alors que la possibilité d’établissement d’un rapport de force avec les autorités se fait jour, la mention des violences n’est plus perçue comme une prise de risque n’ayant pas de bénéfice en contrepartie; elle devient (de façon presque ‘naturelle’ dans le regard rétrospectif) l’un des éléments de la description circonstanciée que ferait MSF en vue d’alerter sur la situation catastrophiqueLes prises de parole publiques, « cela sert à appeler à une intensification des secours. Nous ne nous voyons pas la responsabilité d’être, dans cette mission, une sorte d’observateur des atteintes aux droits de l’Homme. Mais en revanche, nous avons une responsabilité claire dans le domaine des secours et cette responsabilité peut s’exercer s’il y a une bonne compréhension et une bonne diffusion publique de la nature des événements affectant la population. En l’occurrence, elle avait été victime de massacres » (RM 2004-05, sur juin 2004)..
L’ENTRÉE DANS LA POLÉMIQUE SUR LE GÉNOCIDE - MAI 2004…
Ainsi que nous l’avons évoqué, le discours sur un « génocide » au Darfour prend son essor à partir de mars 2004Pour toute cette section, on s’appuie largement sur les éléments factuels et les analyses développés dans la RCO, p. 30-32 et 114-123.. Il est le fait d’organisations très diverses, relayées par des media importants. Selon leur conception de la région soudanaise en proie à une politique exterminatrice et au bord de devenir un nouveau Rwanda, la délivrance d’une assistance devient comme inévitablement dérisoire, insensée. Ainsi le 6 avril, on peut lire dans un article du New York Times (s’appuyant sur le témoignage d’un MSF) : « in effect, Mr Gluck said, the aid effort is sustaining victims so that they can be killed with a full belly ». Mi-mai, l’accès au Darfour s’ouvre, en grande partie grâce à la forte pression exercée sur le régime soudanais. Les agences humanitaires affluent. La campagne médiatique continue de façon intensive avec des rapports d’ONG de droits de l’homme, un appel au président Bush à « faire cesser le génocide au Darfour » (juin), un essor de l’activité diplomatique (en juillet, plusieurs pays occidentaux se disent prêts à fournir des troupes pour une éventuelle force d’intervention, alors que des observateurs viennent d’être envoyés par l’Union africaine). Le 1er août, le Conseil de sécurité de l’ONU vote une résolution imposant l’embargo sur les armes à destination des rebelles et des Jenjaweeds, et le désarmement de ceux-ci. Mi-août, les premières troupes de l’UA se déploient. Ces évolutions et l’accalmie relative des violences n’empêchent pas de nouveaux appels à « protéger les civils » et à ne pas s’abriter derrière « la souveraineté nationale » (K. Annan, 21 septembre).
MSF se positionne d’emblée (y compris publiquement dans le cas de la section française) en démarquage par rapport à ce discours. Dès le 16 avril, lors d’une interview télévisée, l’ARP du desk urgence, interrogée sur la justification de parler de génocide, répond « pas du tout », ce qui ne manque pas de réjouir le gouvernement soudanais. Suivront, en juillet, deux interventions publiques récusant également cette qualification (J-H Bradol et Th. Allafort). Une tribune est également publiée dans Le Monde en septembre.
Sur quoi se fonde un tel démarquage ? en quoi intéresse-t-il la problématique de la protection pour MSF ? Sans entrer dans le détail des intenses débats internes autour de la notion même de génocide et de l’opportunité de se positionner publiquement sur la qualification (débat dont les ramifications se prolongent jusqu’à aujourd’hui), nous tenterons plutôt de souligner en quoi cet épisode questionne pour MSF le rôle qu’elle se conçoit face aux violences :
La qualification de la réalité – pour commencer, MSF récuse la description qui est faite de la situation, c’est-à-dire la qualification même de génocide. Elle le fait à partir d’arguments empiriques : ce qu’on observe sur le terrain n’est pas la même chose qu’au Rwanda ; il s’agit d’une campagne anti-insurrectionnelle très violente, mais où l’intention d’élimination, la politique d’extermination ne sont pas constatées – et où, en revanche, pèse directement la menace de mort par attrition pour des dizaines de milliers de personnes, justifiant d’augmenter les secours.
Génocide contre possibilité d’assistance – au-delà du diagnostic de la situation, l’idée d’une incompatibilité de ‘principe’ entre génocide et assistance sous-tend le positionnement de MSF. La référence à la Seconde guerre mondiale, comme l’appel « on n’arrête pas un génocide avec des médecins » en 1994, fondent en effet l’idée que le génocide, comme cas-limite, rendrait l’assistance dérisoire (d’un point de vue pragmatique) voire indécente (d’un point de vue ‘moral’) : c’est l’absurde de la victime morte « le ventre plein »« Killed with a full belly » est une allusion directe à l’expression de « well-fed dead », utilisée afin de pointer le caractère dérisoire de l’« humanitaire-alibi » dans les années 1990, en particulier à Sarajevo.. En somme, en situation de génocide, l’impératif premier de protection (que cela cesse) primerait sur tout le reste, évacuant la possibilité même que l’assistance se voie attribuer un poids dans le calcul des réponses souhaitables. Certes, cette idée a depuis lors été fortement relativisée en interne. Plusieurs personnes à MSF contestent aujourd’hui l’idée que le génocide impliquerait la perte de sens de l’assistance et/ou l’impossibilité de trouver des niches où travailler ; « si l’on se réfère au mythe fondateur de l’humanitaire moderne [le Biafra], on voit que la dénonciation du génocide et la poursuite du travail arrivent malgré tout à faire bon ménage (…) sur le plan des principes, cela montre au moins que les choses ne se sont pas arrivées aussi solidement au stade où elles sont aujourd’hui, génocide - retrait - protestation » souligne R. Brauman (entretien). Cependant, il nous semble que l’idée de cet enchaînement demeure prégnante et a influé sur le positionnement de MSF comme institution. C’est bien en effet parce qu’à ses yeux la qualification de génocide aurait eu pour conséquence l’occultation du besoin de secours qu’elle estime nécessaire de s’en démarquer publiquement au printemps 2004D’autres citations font apparaître la référence à cet enchaînement, que ce soit au plan interne (conséquences sur notre action) ou externe (quels messages envoyer à l’extérieur). Ainsi de la réponse du président à un membre du CA ayant souhaité que soient explicitées les raisons de ce positionnement public : « une qualification précise de la nature des événements est déterminante pour déployer des réponses adaptées. La qualification de génocide aurait eu pour première conséquence d’organiser la fuite de notre personnel et de la population cible » (CA du 3 septembre 2004). Ou de la nécessité perçue de s’expliquer sur un ‘changement de cap’ qui aurait semblé incongru à ceux qui ont en mémoire l’appel de 1994 : « comptetenu du positionnement public[passé] de MSF, il aurait été étrange que MSF continue à agir comme si de rien n’était, si la qualification de génocide avait primé (cf jurisprudence Rwanda) » (entretien R. Brauman).. Une crainte qui n’est pas infondée : commentant l’ouverture de l’accès, la RCO remarque que « pour autant, les secours se déploient très lentement. L’ONU manque de fonds et les nouvelles ONG arrivées au Darfour sont plus préoccupées par la question du ‘génocide’, du ‘nettoyage ethnique’ et du déploiement de forces internationales que par la fourniture d’une assistance vitale aux 1,2 million de déplacés désormais accessibles mais toujours décimés pas la malnutrition et les maladies diarrhéiques »
(p. 32).
Le spectre d’une intervention armée pour « protéger les civils » – L’inscription de MSF dans l’idée d’une bascule qualitative induisant une bascule opérationnelle (mise au second plan de l’assistance, primauté de la protection, appel à intervention) porte avec elle une deuxième conséquence possible de la qualification de génocide, à savoir l’intervention armée – ou son spectre –, précisément perçue comme la visée de ceux qui font le choix d’user de ce mot : «la qualification de génocide permet à ceux qui la portent de faire planer sur Khartoum la menace d’une intervention armée (…) » (CA du 3 septembre 2004). MSF perçoit une nécessité de marquer publiquement sa différence pour des motifs tant internes qu’externes : d’abord parce qu’elle a explicitement pris ses distances avec « l’appel aux armes » à la suite d’un retour critique sur son historique (« vous connaissez la réserve qui nous habite désormais au sujet des prises de position publiques concernant les interventions militaires internationales », J-H Bradol, RM 2004-05, sur le Darfour)Rappelons que la formalisation des arguments sur lesquels cette distance s’est construite est opérée dans l’article « L’humanitaire et la tentation des armes » de Fabrice Weissman (2003).. Ensuite, parce que le spectre de l’intervention suscite un durcissement net du régime soudanais envers ceux qui la promeuvent – ONG ou communauté internationale –, qualifiés de « croisés », « d’ennemis ».
L’appréciation des conséquences – Le positionnement public de MSF procède donc directement d’une évaluation des conséquences possibles de la qualification de génocide, ce pourquoi il importe de ne pas la laisser demeurer sans réponse. Il faut noter que, cherchant à éviter les conséquences du discours sur le génocide, MSF ne prend pas en compte ses effets positifs – or, une majorité reconnaît a posteriori qu’en faisant pression sur le régime soudanais, la campagne contre le génocide a de fait permis le déblocage de l’accès pour les organismes de secours, au moins au début. Les conséquences négatives de son propre positionnement, en l’occurrence la récupération par le régime de Khartoum, sont également mises au second plan : à ce moment, ce qui prime est de faire valoir sa propre lecture de la situation, parce que l’enjeu opérationnel est l’accent sur les secours. L’arbitrage, ici, revient à apprécier quelle récupération est la plus embarrassante (celle par les tenants de l’intervention ou par le régime soudanais). La dénonciation des violences est cependant posée comme un élément visant à atténuer le risque de récupération : « c’est pour cela qu’afin d’équilibrer notre position nous avons été si offensifs en direction du gouvernement soudanais » (CA 3 septembre 2004).
QUAND ASSISTER C’EST PROTÉGER ? MAI 2004…
La mention des violences et la récusation de la qualification de génocide de mai-juin 2004 sont donc à comprendre en lien avec le propos qui est celui de MSF depuis le début, à savoir le besoin d’augmentation des secours: violences passées (causes de déplacement) et présentes (causes de confinement) se conjuguent pour donner lieu à une vulnérabilité et une dépendance à l’aide quasi-totales – et que la focalisation du débat autour du «génocide» tend à occulterAvant le printemps 2004 et l’émergence de ce débat sur le génocide, l’occultation (des violences et du besoin de secours) était causée par la réticence de la ‘communauté internationale’ à reconnaître l’existence d’un conflit (du fait du processus de paix nord-sud en cours).. Dans cette perspective, la fourniture de secours adéquats et en quantité suffisante est posée comme prioritaire, parce que la menace principale sur la vie des déplacés au présent procède bien des maladies (les diarrhées sont «déjà responsables de plus d’un tiers des décès dans les camps») et de la malnutrition: «dans l’état actuel, [les opérations de secours] ne permettront pas d’éviter qu’une famine provoquée par l’homme ne détruise des dizaines de milliers de vies» (dernière phrase du rapport Le pire est à venir). Le CP du 26 juillet prolonge ce message en insistant sur le manque de distributions alimentaires.
Peut-on alors avancer que, selon MSF, assister équivaudrait à « protéger » ? Par cette formulation qui attribue à MSF un vocabulaire qu’elle n’utilise précisément pas, il s’agit de voir en quoi l’accent sur l’assistance s’articule avec une appréhension plus globale de la vulnérabilité des déplacés. Plusieurs remarques :
A la source du positionnement sur les secours, l’évaluation des ‘menaces’ – Ainsi que nous l’avons vu à propos de la qualification de génocide, le discours de MSF opère un déplacement du centre de gravité d’où est jaugée la situation. Au discours normatif sur la nécessité de protéger, elle oppose un discours de praticien de terrain. Ce faisant, elle se place certes dans une posture de secouriste. Mais si elle insiste tant sur le besoin de secours, ce n’est pas parce qu’ils constituent son ‘fonds de commerce’, mais parce que son diagnostic est celui d’une situation paradoxale où c’est au nom de la protection contre le génocide que l’on risque de laisser mourir, par attrition, le plus grand nombre de gensA cet égard, il faut noter que des tenants de la dénonciation d’un génocide ont assez vite rassemblé les deux termes de cette opposition en parlant de « génocide par attrition », suggérant une intentionnalité que MSF ne constatait pas.. En somme, à aucun moment MSF ne pense ni ne dit qu’assister serait protéger, que les secours seraient un moyen au service de l’objectif de protection, ou qu’il faudrait privilégier l’assistance sur la protection, ou l’inverse, etc. : précisément, MSF s’éloigne de ce type de formulations que la polysémie du terme « protection » ne peut que rendre confusesOn notera le décalage d’avec les ONG humanitaires ayant embrassé la « protection » comme préoccupation première et pour lesquelles les secours, la présence, sont orientés et déterminés par ‘l’objectif de protection’, comme dans Pro-active presence, déjà cité.. Mais son positionnement opérationnel et public procède bien d’une appréciation des menaces qui pèsent le plus sur la vie des gens : la question des secours est inévitablement entremêlée à celles de la sécurité ou de la ‘vulnérabilité’ des populations considérées. En ce sens, on peut avancer que sans jamais s’y référer explicitement, MSF s’inscrit dans une conception finalement assez proche de celle du DIH – où la protection des populations civiles inclut, à côté de l’abstention de la violence par les parties au conflit, la délivrance de secours appropriés et leur libre passage.
Dans la conception de l’assistance, les considérations relatives à l’exposition aux violences – c’est dans la façon de penser et de mettre en œuvre les secours que MSF intègre le souci de l’exposition à la violence : aussi, dès février à Mornay, en pleine urgence, l’équipe s’estelle inquiétée de la vulnérabilité des déplacés aux attaques de Jenjaweeds aux abords du wadi ; si leur fournir de l’eau était l’objectif premier, le souci de le faire dans un lieu qui les expose le moins possible à ces attaques a fait explicitement partie des considérations de l’équipe : « il y avait un double objectif, donner de l’eau aux gens et les sortir du wadi » « il y avait quelque chose de réfléchi, de décidé [dans le fait d’éloigner les gens du wadi source de danger] » (entretien logisticien Mornay). De son côté, la RCO souligne que « les équipes ont (…) aidé les déplacés à se soustraire à certaines formes de violence. En fournissant de l’eau, évitant ainsi aux femmes et aux enfants de s’éloigner des sites (…) MSF-F a en quelque sorte ‘protégé’ une partie des déplacés ». Une citation qui nous dit que la protection n’est pas ici comprise comme un objectif, et qu’elle s’exprime en quelque sorte en négatif, comme évitement d’exposition à certaines violences. Cette façon d’envisager les enjeux ‘de protection’ est illustrée très exactement par les titres de la section où ils sont discutés : « avons-nous exposé les populations à des violences supplémentaires ? »; « effets d’exposition, effets de protection » (RCO p. 44) – et non « avons-nous protégé » ou « soustrait les populations à des violences ». Elle met bien l’accent sur le souci d’éviter l’impact négatif que pourrait avoir l’action de secours, son impact positif n’étant pas recherché, mais éventuellement constaté.
A la suite des remarques sur la délivrance d’eau comme élément ayant contribué à soustraire les déplacés à certaines violences, la RCO précise en note de bas de page : « A cet égard, on peut regretter que MSF n’ait pas disposé de plus de ressources pour distribuer du fourrage, du chaume et du bois de chauffe – dont la collecte en brousse exposait aux mêmes violences ». L’équipe s’est explicitement posé la question de fournir du fourrage aux animaux dès le mois de février ; le manque de moyens, la difficulté de mise en œuvre sont les raisons avancées pour expliquer que cette velléité n’ait pas eu de suites (entretien log Mornay). On peut effectivement imaginer que, débordées, les équipes successives n’aient pas eu pour priorité cette activité. C’est probablement la nonconcordance entre cette activité et le ‘noyau’ de l’action de MSF (les secours médicaux) qui est également en cause. La fourniture de fourrage n’étant pas un champ habituel et légitime d’intervention de MSF, il a pu apparaître peu pertinent d’y consacrer spécifiquement des moyens. De fait, d’autres raisons sont ensuite évoquées : l’exposition du personnel MSF, que l’on aurait mis en danger en le faisant aller sur les routes chercher du chaume, puis le fait qu’on « n’est pas une agence de protection » (idem). Ce qui est en jeu ici, c’est bien que contrairement à la fourniture d’eau qui est une réponse à un besoin vital, une telle activité aurait été motivée prioritairement par l’objectif de soustraire des personnes à des violences – un état d’esprit dans lequel MSF ne se place pas.
Toujours concernant les dangers aux abords des camps, on notera que ce n’est pas MSF, mais une autre organisation, qui a milité pour la mise en place de patrouilles de l’UA visant à atténuer les risques de violences contre les femmes aux abords du camp de Niertiti (les « firewood patrols »). MSF ne se positionne pas davantage lorsque ces patrouilles sont interrompues quelque temps plus tard, l’UA ne voulant pas en prendre seule la responsabilité. Cette abstention nous semble là encore à mettre en lien avec la distance de MSF d’avec les « actions de protection » homologuées comme tellesEntretiens ex-RT Niertiti, ex-CdM Darfour.. MSF soigne, met en œuvre des secours, et le fait en s’inquiétant de leur impact sur la population ; mais se positionne à distance d’actions dont l’objectif affiché est la « protection » – à cet égard il serait intéressant de se demander dans quelles conditions, à quels moments cette distance s’atténue, voire disparaît ; autrement dit, dans quelles situations MSF considère ou a considéré normal d’interpeller d’autres acteurs et de militer pour qu’ils interviennent en amont des problèmes médicaux qu’elle prend en charge.
Le camp comme sanctuaire ? – L’image du camp comme sanctuaire, comme lieu protégé, préservant de menaces extérieures, ressort de la description ci-dessus où c’est en sortant chercher de l’eau ou du bois que les déplacés sont le plus exposés. Une image qui doit être relativisée: les camps sont aussi qualifiés de lieux de violence, de «prisons à ciel ouvert», et l’existence d’une insécurité réelle à l’intérieur est soulignée par certains: « J’ai des difficultés avec cette assertion qui dit que parce qu’on donne de l’aide on donne de la sécurité». «Mornay c’était (…) un lieu de violences» «Aujourd’hui à Zalingei les hommes sont traqués par les militaires dans les camps, pas besoin d’aller à l’extérieur vers le wadi» (entretien CdM Darfour) – une insécurité certes occultée par celle, plus grande, qui règne tout autour de ces mêmes camps. D’autres contestent cette description, maintenant l’idée du camp comme sanctuaire où l’on peut déployer de l’aidecf débats dans le cadre du stage Responsables d’opérations, janvier 2007.. Ils s’accorderaient cependant probablement sur le fait qu’assister dans les camps, c’est permettre le maintien dans un lieu qui présente une moindre insécurité. L’idée de cette relative sécurité semble n’avoir pas été absente dans le positionnement de MSF en mai 2006 lorsque le PAM a annoncé la réduction de ses rations alimentaires pour cause de financements insuffisants. Si c’est le spectre d’une catastrophe nutritionnelle qui est mis en avant dans le CP du 22mai, les discussions en amont ont fait intervenir l’argument du choix: réduire l’aide alimentaire dans les camps serait priver les déplacés du choix d’y rester, les forcer à en sortir, donc à s’exposer à une insécurité plus grande. Même si l’équation entre assister et protéger n’est jamais pensée ni évoquée, on voit bien ici comment l’enjeu de fourniture des secours est articulé avec celui de l’exposition à la violence.
3 - DANS LA DUREE, MODALITES D’UN ROLE DANS LA VIOLENCE, L’INSECURITE, L’ISOLEMENT
A partir de l’été 2004, avec la mobilisation intense des secours (à laquelle ont contribué les alertes de MSF), la situation des déplacés se stabilise relativement. Début septembre, il est constaté que « nous ne redoutons plus la famine qui nous inquiétait »Compte-rendu du CA du 3 septembre 2004., grâce aux distributions de nourriture qui ont eu lieu. Cela permet à MSF d’envisager de se positionner différemment, en réduisant son déploiement sur certains sites, pour avoir la capacité à explorer d’autres zones et s’investir sur des activités relativement négligées jusqu’alors («prise en charge des femmes violées, chirurgie »). Les inquiétudes se déplacent : « nos craintes portent maintenant sur les re-localisations de populations ».
AUTOUR DES RE-LOCALISATIONS, L’INQUIÉTUDE POUR LA SÉCURITÉ DES DÉPLACÉS - ÉTÉ 2004 2006
Les re-localisations ne sont pas une découverte. Déjà évoquées plus tôt par les différentes équipes qui en ont vu se succéder les rumeurs (cf sitrep Mornay début juin, sans parler de Nyala qui en a été une concrétisation dès janvier), elles apparaissent sur le site internet de MSF en juin, puis dans le CP du 26 juillet : « nous sommes très préoccupés par des rapports selon lesquels des déplacés auraient été ramenés dans les camps jusqu’à leurs villages (…) Beaucoup de gens ont vraiment très peur ». Pendant l’été, alors qu’il est soumis à la pression exercée par la mobilisation internationale avec les références au « génocide » et au « nettoyage ethnique », le gouvernement soudanais réagit par la promotion du retour des déplacés – qui, en tant que politique inverse à celle de la « purification ethnique », est soutenue par les Nations unies : OCHA la soutient auprès des ONGs qui sont « increasingly encouraged to redeploy their programs and activities to these areas [relocation areas] ». Le gouvernement fait circuler des informations sur un « retour spontané » des déplacés dans leurs villages ; l’équipe de Zalingei constate que des déplacés ont été relogés des camps informels qu’ils occupaient vers d’autres en dehors de la ville, prélude, semble-t-il, au retour véritable. A El Geneina, des demandes officielles sont adressées aux ONG par le gouvernement, pour qu’elles développent des activités favorisant le retourSitrep général Darfour, 23 août 2004.. Cette problématique se prolonge tout au long de l’année 2005. Ainsi, un « workshop » permettant au gouvernement de présenter son « plan » sur le retour des déplacés est organisé début mars 2005Sitrep général Darfour, février-mars 2005 : « Other NGOs already commit themselves on about the same sort of plan, denying the pull impact of their strategy and generally presenting their positioning as an attempt to help those who already returned ». Plusieurs réunions avec les leaders des déplacés sont également organisées ; mais le nombre de déplacés qui rentrent effectivement reste faible.
Sans afficher une opposition de principe, MSF demeure cependant en marge des discussions et initiatives autour de cet enjeu, exprimant à plusieurs reprises son inquiétude : celle de voir des gens renvoyés vers des lieux où règne une plus grande insécurité, où la survie matérielle n’est pas assurée, et celle de perdre l’accès à une population que l’on assiste, c’est-à-dire qui est en quelque sorte entrée dans notre sphère de responsabilité.
En ce sens, MSF est une fois de plus en démarquage avec la majorité des agences qui, bien qu’ayant partagé ces préoccupations, s’orientent de plus en plus vers la promotion du retour. Comme dans le débat des qualifications autour du « génocide » décrit plus haut, le décalage se situe entre différentes lectures d’une même situation. Là où la communauté internationale décrit une politique globale visant à redessiner la carte du Darfour en en chassant et cantonnant ses populations « africaines », et appelle à intervenir pour y mettre un terme, MSF ne constate pas une volonté claire du gouvernement de mettre les gens dans des camps (puisqu’il veut précisément les en faire sortir). S’ils sont souvent qualifiés de « prisons à ciel ouvert » par différents membres de MSF, ces camps sont néanmoins plus sûrs que les villages et permettent de fournir de l’assistance à un grand nombre de personnes ; ils demeurent en somme la moins mauvaise solution dans la situation telle qu’elle se présente.
Il faut toutefois remarquer qu’avant d’assumer cette position, MSF s’est bien posé la question de la purification ethnique et de sa responsabilité dans ce cadre ; on note ainsi que les trois-quarts de la courte section « Avons-nous exposé les populations à des violences supplémentaires » de la RCO sont consacrés à « la question de la participation de MSF à une politique de nettoyage ethnique » (p.57-60). La question a donc été posée, débattue, et l’argument central en est le rôle que l’on joue – appât pour de nouvelles violences ou soutien fourni dans l’après-coup de brutalités que l’on n’a ni causées ni encouragées ? – pour conclure que l’on assume de travailler dans les camps.
MOBILISATION INTERNATIONALE POUR L’INTERVENTION : DE «GÉNOCIDE » À «INSÉCURITÉ » -ÉTÉ 2004…
Née dès le printemps 2004, ainsi que nous l’avons vu, l’idée d’une intervention armée internationale au nom de la « protection des populations civiles » ne cesse ensuite de se développer, se ramifier jusqu’à aujourd’hui. Les différents jalons de ce développement sont les moments de pression accrue, de vote à l’ONU, de déploiement de soldats de l’UA, de promesses de déploiement de casques bleus, … suivis de retombées successives, tandis que les argumentations fluctuent – c’est le « génocide », toujours à l’ordre du jour pour certains en 2007, auquel s’adjoignent le « nettoyage ethnique », les viols, et l’insécurité (des humanitaires en particulier), tour à tour mobilisés en vue d’appeler à une intervention.
Nous nous intéresserons ici à la façon dont s’articulent le débat international autour de l’appel à une intervention, la problématique de l’insécurité, et le positionnement de MSF en écho. Rappelons-en quelques moments.
Nous avions déjà évoqué le vote, le 1er août 2004, d’une première résolution du Conseil de sécurité de l’ONU demandant au gouvernement soudanais de désarmer les milices et ramener la sécurité ; l’envoi des premiers soldats de l’Union africaine s’ensuit peu après. Courant août, le Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU organise des réunions avec les ONGs sur l’opportunité d’une force de maintien de la paix au Darfour. MSF n’y participe pas, alors que plusieurs ONG entrent dans le débat et se positionnent ouvertement en faveur d’une intervention armée.
Début 2005, le Conseil de sécurité vote une résolution déférant la situation au Darfour au procureur de la CPI, et décide d’accroître le contingent de l’UA. Soumis à une pression accrue, le gouvernement soudanais tente de marquer des points avant d’être totalement paralysé ; d’où une intensification des combats et une pression de sa part sur la rébellion et sur les déplacés. De façon générale, « security has been greatly at stake over the recent times », note l’équipe (sitrep général Mars-Avril 2005).
Début 2006, le terrain constate une nouvelle « détérioration » de la sécurité avec une multiplication de petits conflits épars, et une pression accrue pour une intervention internationale ayant pour objectif de « provide security »: « this gesticulation is more meant to put pressure on the GoS, but at the same time, it is a risk factor for us khawadja [étranger] » (Sitrep général Darfour mijanvier 2006). Jan Pronk, le représentant de K. Annan pour le Soudan, recommande « a UN force large and mobile enough to provide security throughout Darfour ». En mars 2006, le HCR annonce qu’il réduit de moitié ses opérations au Darfour en raison des conditions de sécurité. Le 5 mai, un accord (Darfur Peace Agreement) est signé sous l’égide (un peu forcée) de la communauté internationale. L’insécurité « augmente » encore, l’accord étant contesté par les groupes rebelles qui en sont exclus et par la majorité des déplacés : « I don’t want to sound UN, but we really have an increased insecurity in West Darfur » (MSF Darfour secu update 28 May 2006). En juillet 2006, la gravité des violences contre les humanitaires s’accroît de façon sensible – banditisme, racket, violences physiques, viols, assassinats, s’intensifient. Le nombre d’humanitaires tués pendant ces quelques semaines égale le total des victimes en deux ans de conflit – la question de la « protection du personnel humanitaire » devient à l’ordre du jour. Fin août, Jan Egeland déclare craindre une « catastrophe humanitaire sans précédent au Darfour » si la sécurité des humanitaires n’est pas assurée, et le déploiement d’une force de l’ONU de 17 300 hommes est autorisé par le Conseil de sécurité. Mi-septembre, l’équipe MSF de Zalingei est victime d’une très grave attaque sur une routeIl est à noter que la réitération du constat de détérioration par les équipes se fait souvent sur des échelles de comparaison très courtes, le roulement des expatriés étant extrêmement rapide. La mémoire des situations ne s’étale souvent que sur quelques mois, rendant de ce fait particulièrement difficile l’appréciation de la situation sécuritaire, de même qu’il est difficile d’avoir une idée des zones où l’on n’est pas présent. Cf lors du débriefing en février 2007 de la chef de mission ayant couvert la période décembre 2006-janvier 2007 : elle souligne que tout le monde parle d’une détérioration en réalité très délicate à apprécier et vérifier, et questionne l’idée selon laquelle celle-ci serait intervenue depuis la signature de l’accord de paix, mentionnant l’existence d’incidents depuis 2005. Ce à quoi le RP (depuis mi-2006) répond qu’il y a cependant une augmentation du nombre d’incidents depuis 6 mois – ce à quoi le chef de mission Darfour de septembre 2005-juin 2006 réagit en datant le début de l’insécurité à août 2005. Sans qu’il soit question de nier l’existence d’incidents et d’une augmentation de leur gravité (on ne circule plus là où on circulait librement en 2004 ; les incidents nous concernent directement), cet exemple invite à la prudence face à l’idée d’une vérité pure des événements.
Le débat sur l’insécurité se prolonge en 2007, donnant lieu par exemple à l’évocation d’une possible création de corridors humanitaires par le nouveau ministre des Affaires étrangères français, B. Kouchner, en mai 2007, puis par le vote, le 31 juillet au Conseil de sécurité, d’une résolution prévoyant la création d’une force hybride ONU-Union africaine, pouvant compter jusqu’à 26 000 hommes.
UN POSITIONNEMENT MSF TOUJOURS EN DÉMARQUAGE FACE À LA «PROTECTION » - 2006…
Incidents de sécurité, déclarations appelant à protéger les populations et les humanitaires, et actions en lien avec une ‘sécurisation’ (des escortes de l’ONU aux arrestations par l’UA), se renvoient la balle tour à tour pendant toute l’année 2006, tandis que MSF maintient un cap différent, insistant dans ses prises de position publiques sur la neutralité et l’impartialité de son action, et s’attelant à continuer de diversifier ses contacts et les groupes-cibles de ses secours (gestes en direction des nomades en particulier, déjà depuis 2005). Selon son analyse en effet, l’insécurité pour les humanitaires procède précisément de leur enrôlement dans la sphère politique que constituent la défense de l’accord de paix et le discours de la « protection des populations ».
La réflexion autour de ces enjeux est formalisée en octobre 2006, avec la parution d’un position paper de Fabrice Weissman, suivie d’une tribune dans le journal Le Monde (30 octobre), qui pointent la duplicité de la communauté internationale : « La communauté internationale sous-finance les programmes d’assistance vitaux et multiplie les appels incantatoires au déploiement de casques bleus. Ce faisant, elle prend le risque de propager de fausses promesses de protection et d’exposer les travailleurs humanitaires aux représailles de Khartoum. Le sous-financement des opérations de secours condamne les populations déplacées à vivre dans des conditions de plus en plus déplorables, les exposant à un risque de mortalité accru » ; « ainsi, malgré ses propres doutes, la communauté internationale continue de faire croire aux populations du Darfour que leur salut viendra d’une intervention militaire onusienne dont les chances de déploiement et de succès sont à ce jour minimes » (Position paper, p.7). Ce débat reconduit, avec des arguments différents, la même problématique que celle décrite plus haut concernant le « génocide », où s’opposent des lectures divergentes d’une même situation. Nous prolongerons les remarques faites plus haut en tentant de préciser quelques éléments fondant la distance de MSF d’avec les discours ou les actions « de protection ».
Discours de la protection et fausses promesses – L’insuffisance / inadéquation de l’assistance et l’insécurité sont donc ici les deux volets peu glorieux d’une ‘politique de la protection’ qui est en réalité une politique des « fausses promesses de protection » : c’est d’abord cette duplicité qui est dénoncée, comme porteuse d’illusions et de radicalisationEn ce sens, MSF voit la non-réalisation des « appels à protéger les civils » comme étant non pas un raté ou un retard à mettre en œuvre, mais comme la preuve même de cette duplicité. Tout se passe comme si le discours de la protection était le nouvel habit de l’ « humanitaire-alibi », mais avec une complexité plus grande encore : au lieu de ‘donner du riz’, les Etats de la ‘communauté internationale’ désunie donnent à leurs opinions publiques (et aux victimes) du discours de protection à se ‘mettre sous la dent’ : un discours plus mouvant, plus ambitieux que le discours des secours des années 1990, et qui de ce fait satisfait le besoin ressenti d’une action réelle, par opposition à une action-« feuille de vigne » (la « fig leaf » souvent mentionnée dans les fora sur la protection).. En réalité, le positionnement – interne et externe – ne nous semble pas si limpide. En interne, la disqualification de la « protection » par l’intervention militaire a été petit à petit entérinée par différents écrits (rapport moral 2004-05, La Mancha, « L’humanitaire et la tentation des armes », références au Libéria, au Rwanda), tout en demeurant source de discussions d’une part sur notre légitimité à nous prononcer sur cette question, d’autre part sur un jugement condamnant à l’avance et par principe toute intervention. En externe, l’abstention de juger de l’opportunité ou pas d’une intervention est posée, et c’est la dénonciation de la duplicité qui est mise en avant. Mais dans la tribune du Monde perce un doute assumé sur la réussite d’une intervention, si elle avait lieu. En somme, MSF décrit l’intervention à la fois comme une promesse à la réalisation improbable et un projet à la réussite douteuse.
Par ailleurs, l’insistance avec laquelle MSF veut s’assurer de ne pas être convoyeur de ces fausses promesses de protection, corrélative de sa prudence par rapport à sa propre action (et aux espoirs suscités par sa présence) nous semble indiquer à nouveau la marque qu’ont imprimée Srebrenica et Kibeho dans la ‘culture institutionnelle’.
Discours de la protection, cohérence et confusion des rôles – Dans ces conditions, la promotion de la « protection » par l’ONU et les ONG apparaît à MSF comme particulièrement problématique. Elle implique que la protection serait un objectif partagé dont les actions respectives de ces agences seraient les déclinaisons concrètes (documenter, intervenir militairement, politiquement, …). Pour MSF, cette conception intégrée, révélatrice du discours onusien de la « cohérence » (voir document principal) est dangereuse pour deux séries de raisons. D’une part, elle laisse penser que tout serait protection, que tous les objectifs seraient concordants et se renforceraient mutuellement (respect des droits de l’homme, efforts politiques en vue de la paix, imposition par la force de ces deux visées, et délivrance d’aide humanitaire). Or, derrière cette apparente unité, chaque objectif est plus ou moins concrétisé selon qu’il est plus ou moins recherché en tant que tel. MSF s’inquiète donc des conséquences de cette approche sur la capacité à délivrer des secours, ayant constaté par le passé (en Angola et en Sierra Leone) comment ceuxci peuvent faire les frais des arbitrages politiques. D’autre part, la promotion de l’intervention « à but de protection » crée une confusion des rôles et des enjeux entre politiques et humanitaires, qui affecte directement la capacité de ces derniers à être respectés des différents acteurs armés. Selon MSF, il s’agit donc encore de retourner l’équation : alors que l’insécurité devient l’argument majeur avancé par ceux – y compris les ONG – qui demandent une intervention (mettant à jour le lien entre protéger et sécuriser), MSF affirme dans son positionnement externe que cette insécurité est au contraire la conséquence du discours de la protection et de la confusion des rôles. On rejoint ici la problématique classique de la neutralité dans le cadre militaro-humanitaire, qui n’a cessé de nourrir les positionnements de MSF depuis le droit d’ingérence des années 1990 jusqu’aux interventions sécuritaires-humanitaires des dernières années.
« Actions de protection » contre sécurité des patients – MSF se démarque également, à un niveau plus local, des « actions de protection » mises en œuvre par différentes ONG. Cette différence se manifeste en particulier à propos des victimes de violences sexuelles, dont on a vu qu’elles deviennent au Darfour l’un des piliers de la campagne de dénonciation des violences et d’appel à une intervention armée. Nombreuses sont les organisations, onusiennes et non-gouvernementales, qui investissent de ce fait ce champ en vogue où abondent les financements. Elles se concentrent sur des actions de ‘lobbying/advocacy’ et de prévention – MSF demeurant la seule à prodiguer des soinsLe sitrep d’août 2004 nous donne une idée des arbitrages opérés localement afin de pouvoir soigner ces personnes : constatant la difficulté à les faire venir, l’équipe de coordination indique que le ministère de la santé à El Geneina a déclaré que « MSF can continue to treat those women as long as we do not use the results publicly » ; elle explique qu’elle va accepter ce ‘marché’, la priorité étant d’accéder à ces femmes et de les traiter, à un moment où on ne les voit presque plus.. Ces agences demandent à MSF de leur référer des patientes afin de compiler des témoignages de victimes en vue de la production de rapports. Documenter, faire savoir, dénoncer, voilà une action « de protection » telle que MSF peut la concevoir. Pour autant, les équipes vont cesser en 2005 d’orienter des patientes vers ces ONG, réalisant que ce faisant, elles les exposaient doublement : d’une part, en leur demandant de répéter une fois de plus une histoire extrêmement douloureuse à un « protection officer » souvent seulement soucieux de récupérer le plus d’informations possible ; d’autre part en accroissant le risque de stigmatisation, donc de mort sociale et familiale dans le contexte soudanaisInformation mentionnée lors de la Semaine projets, mai 2006..
Ainsi, appelée à choisir entre la protection de ses patient(e)s (ici, accès au soin, sécurité et confidentialité) et la participation à une activité homologuée « de protection » qui en réalité les met individuellement en danger, MSF tranche pour ses patients. Choix relevant d’une règle générale, ou lié au caractère jugé non impérieux de la publicisation de l’enjeu à ce moment ? Si l’on peut tenter une réponse, celle-ci est nécessairement nuancée : d’abord, le soin est et demeure l’action première. Ensuite, la dénonciation des viols au Darfour n’est sûrement pas exclue en soi : le rapport de MSF-H de mai 2005 sur les violences sexuelles est assuméEn 2005, MSF-Hollande publie un rapport sur les violences sexuelles au Darfour qui fera grand bruit, et à la suite duquel deux membres de l’équipe sont arrêtés et inculpés par les autorités soudanaises (cet épisode contribue d’ailleurs à une ‘renommée’ de MSF auprès des organisations de droits de l’homme qui repose sur un malentendu, MSF étant du coup perçue comme la plus brave des organisations anti-génocide, anti-nettoyage ethnique et pro-intervention…). A MSF-F on critique la forme du rapport, mais « nous ne pouvons que nous féliciter que ce sujet (peut-être maladroitement chiffré) ait pu trouver un écho » (CA 23 juin 2005). Par ailleurs, on se souvient qu’en 2004, l’équipe était allée jusqu’à fournir des interprètes en vue de l’interview de ses patientes par la BBC. Peut-être cette initiative a-t-elle été réévaluée par la suite et participé de la prise de conscience du danger que l’on faisait peser sur les personnes ainsi interviewées. La décision de suspendre les orientations de victimes est ainsi à replacer au sein de l’arbitrage entre l’intérêt d’informer sur ces violences et les exigences autres – préserver l’accès aux patientes dans le cadre de la primauté accordée au soin, préserver la confidentialité, se démarquer du discours de la protection et de l’intervention. Ici, dans un contexte sur-politisé et sur-médiatisé (où est absent l’enjeu de rendre visible des violences ignorées), ces exigences l’emportent sur la participation à une documentation et une dénonciation des violences.
LE DÉBAT AUTOUR DES VICTIMES PRIORITAIRES, UN DÉBAT SUR LES PERSONNES «PROTÉGÉES » ? -FIN 2006…
En novembre 2006, lors de la mise à plat Soudan/Darfour, à Paris, un intense débat se fait jour autour de l’opportunité et des modalités du maintien d’une équipe expatriée stable en zone rebelle, à Kutrum.
Dans ce débat, tous sont d’accord sur la faible pertinence de cliniques mobiles en zone rebelle (surnommées « campagnes de communication médicalisées» ou «distributions festives de médicaments» F. Weissman, Qui sont les victimes prioritaires ?, document interne MSF, p.8.); c’est à partir de ce constat que le positionnement d’une équipe permanente avait été décidé, un an plus tôt, lors de la mise à plat de fin 2005. Si cette présence permanente n’est pas remise en question, c’est en revanche le degré d’investissement de moyens qui fait débat entre le desk et l’ex-chef de mission. Un débat qui conduit celui-ci à une réflexion plus générale sur les raisons qui ont présidé aux choix opérationnels (en tant que choix de victimes) de MSF au Darfour depuis le début, et leur évolution, présentée dans l’article «Qui sont les victimes prioritaires ?» qui circule largement et est utilisé comme base de discussion lors de formations internes.
En conclusion, le papier plaide pour « l’investissement de moyens importants à Kutrum » : « Là où la plupart des ONG soulageaient leur sentiment d’impuissance face au drame politique qui engloutit les Darfouriens en adoptant une rhétorique paternaliste appelant la communauté internationale à se mobiliser au nom de la « responsabilité de protéger », nous apportions une aide concrète et respectueuse de notre raison d’être – des soins – à ceux qui assuraient efficacement la protection physique des derniers villages Four encore debout. C’est l’une des raisons qui me pousse à militer activement pour une réflexion approfondie sur les soins chirurgicaux que nous pouvons apporter aux blessés de guerre en zone rebelle (faire de la « protection », en quelque sorte !) ». Cet extrait, qui n’est pas révélateur de l’intégralité des arguments développés dans le texte, nous intéresse en ce qu’il souligne (en les utilisant) les ambiguïtés des usages du terme de « protection » dans leur articulation avec l’action médicale. Il récuse d’abord la validité de la « protection » à laquelle se réfèrent divers acteurs internationaux, qui n’est en somme qu’un discours politique. A ce discours, il oppose la légitimité de l’action concrète envers des victimes particulières (les populations négligées du Djebel Mara), qui est argumentée sur le terrain de la protection au sens du DIH, puisqu’il s’agirait de « faire de la protection » envers des blessés de guerre (personnes protégées s’il en est, et ‘bonnes victimes’ pour MSF).
Les blessés de guerre sont de fait présents dans les enjeux entourant le projet de Kutrum lors de la mise à plat, comme ils se sont trouvés au cœur de débats précédents entre desk et personnes de retour du terrain. Ainsi lors de son débriefing en juin 2006, le RT Niertiti mentionne que Kutrum a été mis en place pour la prise en charge des blessés de guerre. Le desk conteste : le projet vise à améliorer l’accès aux soins pour des gens incapables de rejoindre Niertiti. Le RT insiste, avançant que les blessés sont la raison d’être du projet ; le desk ramène le débat sur Niertiti, dont la raison d’être est la présence des déplacés, tandis qu’à Kutrum on n’a pas les moyens (et on ne se les donne pas) de faire de la chirurgie en permanence. Interrogé, le RT confirme que « quand il y a un blessé (par balle) alors ‘on est en plein dedans’… On a traversé le Djebel en mulet pour aller voir ces blessés ! c’était évident qu’il fallait y aller : ça correspond à l’image que tu te fais de MSF (…) » Il précise que le coordinateur d’urgence « était à fond pour y aller, très content (on était en plein dans ce qu’on est, notre responsabilité). … ». Et conclut : « Chaque fois qu’il y a eu des blessés on y est allés. J’ai travaillé à fond dans ce sens-là » (entretien).
Les blessés de guerre nous rappellent que le débat autour des « victimes prioritaires », même s’il a pour objet la délivrance de soins, s’inscrit dans l’infinie discussion sur le contenu de ce ‘cœur de métier’ MSF qu’est la guerre – questionnement autour de la vulnérabilité, des vulnérabilités identifiées comme pertinentes à prendre en charge pour MSF, mais aussi de la pertinence politique des choix opérés. Blessés de guerre contre femmes et enfants, déplacés et/ou rebelles isolés, populations « sacrifiées » ou menacées, victimes de violence sexuelles versus victimes de maladie, cette ‘lutte de classements’ autour des victimes prioritaires et victimes secondaires met bien en tension différentes catégories de « personnes protégées » (au sens du DIH). Le débat de la mise à plat a sûrement ouvert un espace de réflexion perçu comme nécessaire (la reconduction du thème à différentes occasions l’atteste) sur les arbitrages entre ces victimes – où peut être questionnée la légitimité évidente de certaines victimes et l’attention insuffisante à d’autres. Ainsi, sans jamais recourir à la protection et au DIH comme références, MSF s’inscrit pourtant dans un cadre qui leur est lié, où l’action est pensée, au moins en partie, en fonction d’une appréciation de différents degrés de vulnérabilité.
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La responsabilité que se donne MSF face aux violences dans le cadre de la crise du Darfour, on le voit ici encore, ne recouvre jamais un champ pré-défini qui existerait à côté du soin, ni un ensemble pré-défini d’actions qui en soi relèveraient de la « protection ».
Ce que l’on fait ou ne fait pas, ce à quoi on appelle, ce que l’on dit ou dénonce ou s’abstient de dénoncer, ne peut être compris qu’à l’aune du calcul où intervient l’évaluation relative et variable des besoins vitaux, de leur couverture, du degré de violence, des stratégies des acteurs de violence, du (des) rôle(s) qu’y jouent les secours, de la publicité de la crise et de l’opportunité de l’augmenter, des discours environnants et de leur impact sur les opérations de secours, etc.
En particulier, au sein d’une crise abondamment pensée et décrite à l’aune de la catégorie de la « responsabilité de protéger », le démarquage de MSF est patent et durable. Et l’assistance, le soin demeurent l’axe autour duquel s’organisent les arbitrages – contre une logique que l’on a pu qualifier, il y a dix ans, de « défense des populations en danger»… contre cette logique, tout contre
Cf l’article de D. Fassin, « Les ONG contre l’Etat, tout contre », in Politique non gouvernementale, Vacarme n°34, hiver 2005-06.
? Le débat sur les « victimes prioritaires » vient opportunément rappeler que si MSF s’écarte du champ sémantique de la protection et promeut son identité de secouriste, il serait illusoire de croire qu’une pure logique de soin soit au principe des responsabilités qu’elle se donne et préside aux arbitrages qu’elle opère.
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