Judith Soussan
Diplômée de Relations internationales (Institut d'Etudes Politiques de Paris), de Logistique humanitaire (Bioforce-Développement) et d'Anthropologie (Université Paris-I), Judith Soussan a rejoint MSF en 1999. Elle y a effectué des missions de terrain (Sri Lanka, Ethiopie, Soudan, Territoires palestiniens) avant de travailler, au siège, sur la question de la protection des populations. Après une échappée loin de MSF pendant laquelle elle pratique le reportage radiophonique et collabore à un projet sur les questions d'immigration, elle retrouve le Crash en 2015. Elle a récemment contribué à l'ouvrage "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (chapitre "Qabassin, Syrie. Une mission MSF en terre de Djihad" - CNRS Editions, 2016).
III – À L’ÈRE DE LA DÉSILLUSION, L’ÉMERGENCE DE LA FIGURE DU SECOURISTE
Au sortir des années 1990-97, MSF a donc en quelque sorte tout vu – les secours détournés pour assassiner des gens, le génocide, l’utilisation du vocable humanitaire, les interventions armées laissant faire les crimes… Dans ces situations, les enjeux liés à la violence dans la guerre se sont posés à elle de la façon la plus extrême, sollicitant et mettant à mal le rôle qu’elle s’y conçoit – de l’impuissance à l’appel aux armes, en passant par le rôle d’appât ou l’incantation envers la communauté internationale. Dans les années qui suivent, MSF adopte progressivement un ton beaucoup plus réservé ; c’est pourquoi nous dénommons cette période ‘l’ère de la désillusion’ – une ère qui voit l’émergence graduelle de la figure du secouriste, par contraste avec celle du médecin-témoin ou du défenseur de populations en dangerCes figures, on l’aura compris, forcent le trait. Il est bien évident qu’elles ne se présentent pas de façon aussi nette d’une période à l’autre, que les césures ne sont pas si distinctes, et surtout que chaque figure n’est pas un substrat pur dépouillé des attributs des autres figures. Il s’agit ici d’indiquer des tendances. La même remarque vaut pour les ‘ères’, qu’il s’agisse de l’interpellation ou de la désillusion..
« NOTRE RÔLE RÉSIDE DANS LA PRODUCTION DE SECOURS DE QUALITÉ »
L’inflexion vers cette figure du secouriste procède d’un retour sur notre responsabilité propre, celle qui engage notre action, c’est-à-dire nos secours. Ce retour n’est pas entièrement nouveau – on a vu qu’il est entamé dès le milieu des années 1990 – mais il est ici peu à peu formalisé, avec notamment l’accent sur les enjeux de qualité et d’efficacité des secours, une évolution qui nous intéresse en cela qu’elle donne lieu à une reformulation du discours sur la responsabilité face aux violences.
L’objectif de médicalisation des missions et d’amélioration de la qualité, le souci de juger les opérations à l’aune de celle-ci, sont affirmés de façon permanente à partir de 1999 – discussion du projet au CA de janvier 1999, puis RM 2001-02, 2002-03, etc., jusqu’à l’inclusion de la qualité des soins dans les statuts de l’association en 2005 –, parallèlement à la volonté d’une « plus forte implication dans les situations de crise et de conflit armé » (P. Biberson, RM 1999-2000). « On a voulu recentrer l’action de MSF sur la production de secours en situation de crise », confirme J.-H. Bradol (entretien). De façon révélatrice, c’est précisément dans la contestation d’une responsabilité large qu’aurait MSF au-delà du soin qu’est énoncé cet accent sur la qualité : ainsi, à propos de la perspective d’une justice universelle, « notre rôle n’est pas d’en favoriser l’émergence. Notre rôle réside dans la production de secours de qualité »; « la clarification de notre rôle, de notre responsabilité et des limites de l’action humanitaire (…) dans les conflits armés est essentielle à l’amélioration des secours que nous délivrons » (RM 2000-01).
Conséquence de cette volonté de recentrage sur les crises et la qualité, l’exigence d’être «au plus près» des lieux de violence, qui n’est certes pas nouvelle, est accentuée à partir de 2002-03. Ainsi par exemple à propos de la RDC, on peut noter les efforts opérationnels pour se redéployer là « où les événements les plus graves se produisent» (RM 2002-03), être mobiles et réactifs, efforts qui aboutissent au constat positif qu’après « des années de vraies difficultés et d’échecs, l’ouverture et la stabilisation de missions sur les lieux de violences sont devenues des réalités» (CA septembre 2003), et ce jusqu’à aujourd’hui. Partout où la sécurité le permet, cet objectif de positionnement «au plus près» est présent. En ce sens, la valeur de témoignage ou de solidarité accordée à la présence a disparu du discours. Corrélativement, les «missions-alibi», l’idée «d’y être pour y être», sont battues en brèche.
LA VIOLENCE COMME ENJEU MÉDICAL
Dans ce cadre, la première des responsabilités face aux violences est d’en prendre en charge les victimes. On assiste alors dans le discours à l’émergence de la violence comme enjeu médical, enjeu de qualité, et plus seulement comme contexte et comme phénomène s’adressant à notre responsabilité humanitaire« Quels que soient les terrains où tu vas, il faut y réussir. C’est là qu’il y a un véritable impératif. Regarde la guerre, réussir à la guerre : on parlait des soins pour les victimes de violence : cela fait 35 ans qu’on existe, cela fait 5 ans qu’on a un petit intérêt pour la victime de la violence elle-même! » (entretien J.-H. Bradol).. Vouloir répondre à la violence suppose de se donner ou d’augmenter les moyens d’en soigner les victimes, ce qui fait l’objet d’autres efforts de développement opérationnel importants, en direction notamment des blessés de guerre (« toute l’attention doit être portée dans les années qui suivent à développer cette composante essentielle de nos opérations de terrain [la chirurgie] » (RM 2001-02)), et des victimes de violences sexuelles, une activité intégrée explicitement dans les objectifs de soins à partir de fin 2003 après avoir commencé comme activité ‘pilote’ en 2000 au Congo-Brazzaville. Des missions existantes sont réorientées dans le sens d’un resserrement sur les victimes de violences (voir l’étude de cas Nord Kivu) ; deux missions visant explicitement à la prise en charge de victimes de violences sont ouvertes en 2005, l’une à Haïti, où les « graves problèmes de violences nous ont conduits à penser qu’il s’agissait d’une ‘guerre civile qui ne dit pas son nom’ » (CA janvier 2005), l’autre au Nigeria avec le projet d’un « centre de soins pour les victimes de violences à Port-Harcourt » où se déroule « un conflit de basse intensité » (CA septembre 2005). Le mot « violences » entre dans les statuts, à côté des « catastrophes d’origine naturelle ou humaine » et « belligérance », pour qualifier la cible de notre mission (CA novembre 2005). En conformité avec cette visée opérationnelle, l’existence de violences et la prise en charge de ses victimes sont des thèmes de plus en plus mobilisés en interne dans la discussion sur la pertinence des projets (par exemple en réunion des opérations, qu’il s’agisse de la réouverture du Sri Lanka, de la fermeture d’Ankoro en RDC, de l’ouverture de Buenaventura en Colombie, de l’ouverture du Kurdistan, etc.). De façon notable, le recours à une « épidémiologie de la violence » se développe concomitamment. Fruit de l’exigence de descriptions faites dans les termes du médecin, de façon chiffrée, objectivée, ce langage épidémiologique a d’abord accompagné, puis largement supplanté le « recueil de témoignages » comme mode légitime de documentation de violences précises (en interne comme en externe).
En cela, l’évolution de MSF s’inscrit dans celle, plus globale, d’une présence accrue de la «violence » dans le discours environnant (politique, académique, médiatique), dans la façon de décrire le monde, à l’heure où, de fait, le mot de «guerre» devient de plus en plus insuffisant à rendre compte des phénomènes qui affectent de nombreuses sociétésVoir par exemple l’article de P. Hassner, « De guerre et paix à violence et intervention », in J. Moore (dir.), Des choix difficiles, les dilemmes moraux de l’humanitaire, Gallimard, 1999, ou plus récemment l’ouvrage de F. Gros, États de violence : essai sur la fin de la guerre, Gallimard, 2006. (et le schéma opérationnel ‘guerre -déplacement de populations - camps de réfugiés’ de plus en plus insuffisant à résumer l’action de MSF en contextes instables). Néanmoins, on voit bien en même temps comment cette violence est ici reformulée dans les termes de la guerre (une guerre particulière, de « basse intensité» ou «qui ne dit pas son nom» pour les deux projets décrits à l’instant), indiquant que la violence demeure une catégorie peu commode, difficile à penser comme telle, au siège comme sur le terrain.
RETOUR DE L’INTERVENTIONNISME ET DÉFENSE DU CHAMP
Ce « recentrage » sur la qualité des secours et sur la violence comme enjeu médical induit que MSF parle désormais dans la plupart des cas le langage du médecin pour dire la violence. Une inflexion qui est corrélative d’une prise de distance progressive d’avec le champ de l’interpellation des acteurs politiques, en particulier sous sa forme extrême de « l’appel aux armes », mais aussi sous sa forme plus modérée de l’appel au respect des civils.
Comme nous l’avons vu, les expériences passées ont déjà convaincu MSF de la relativité (et de la volatilité) de l’impact de ses appels à protéger les civils. Au Kosovo, c’est un interventionnisme au nom de la protection des civils qui apparaît pour la première fois. Alors que dans les interventions du début des années 1990, le qualificatif d’« humanitaire » renvoyait à la délivrance de secours, le « militaro-humanitaire » introduit au Kosovo se réfère à la « protection des civils » : la « guerre humanitaire » (selon l’expression de T. Blair) est explicitement justifiée par la volonté de mettre fin à des violations massives des droits de l’homme. Cette modalité de l’intervention internationale est en quelque sorte pour MSF la réalisation de ses appels répétés à l’action politique en Bosnie, au Rwanda, au Zaïre, qui étaient (explicitement ou non) des appels à la « protection des civils » : enfin, la communauté internationale se soucie de « protection » et non pas seulement de sacs de riz. Mais, parce que ce souci s’exprime encore dans les mots de l’humanitaire, il devient pour MSF un nouvel avatar de la récupération de ce registre par les politiques, et impose un démarquage : « il n’a pas été facile ici de se déterminer par rapport à cette guerre (qui ne disait pas son nom au départ…les ‘frappes’) et qui se revendiquait d’une cause humanitaire (sauver la population du Kosovo). C’était et cela reste très inconfortable d’y être associé d’aussi près » (CA avril 1999). Cet usage nouveau du vocable de la protection n’empêche donc pas que, comme au Kurdistan en 1991, ce soit précisément sur le terrain du « manque de protection » que la critique de ce nouvel interventionnisme se déploie en interne comme en externe (et ce d’autant plus facilement que les besoins médicaux sont difficiles à déterminer) : manque de protection au sens juridique pour les réfugiés dans les pays limitrophes (enregistrement, etc.) dans des camps gérés par les forces de l’Otan, d’où la dénonciation par MSF de la marginalisation consentie du HCR ; manque de protection au sens de sécurité après le retour au Kosovo, l’Otan s’étant « installée sans réellement pouvoir protéger les civils » (CA juin 1999). Le ton de la critique est similaire à celui adopté au début de l’interventionnisme occidental au Kurdistan et en Somalie, où point la préoccupation majeure de la confusion des genres. Rien de radicalement nouveau, donc. Remarquons simplement qu’à cette période, le mot de « protection » continue d’être utilisé par MSF de façon peu problématique ; l’utilisation du mot par les Etats pour justifier l’intervention militaire impose un démarquage mais n’a pas encore entaché pour MSF les usages renvoyant à la ‘bonne’ protection (juridique, sécurité).
MSF ET LA «RESPONSABILITÉ DE PROTÉGER »
L’apparition à cette même période du thème de la « protection des civils » comme responsabilité de la « communauté internationale » change la donne. Souhaitant tirer les leçons des « échecs à protéger » des années 1990, le nouveau secrétaire général de l’ONU promeut une vision intégrée où la « responsabilité de protéger » serait l’un des éléments d’une responsabilité plus large de la communauté internationale, dans laquelle recherche de la paix, action humanitaire, opérations militaires de « sécurisation », action judiciaire internationale, efforts en vue de la reconstruction des Etats et du développement, convergeraient ensemble vers la réalisation de la paix et de la sécurité. Le rapport Brahimi sur les opérations de maintien de la paix (2000) est l’une des étapes de cette refonte des Nations unies. C’est ensuite le rapport La responsabilité de protéger qui formalise cette nouvelle volonté d’interventionCIISE (Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats), La responsabilité de protéger, 2001. Ce rapport a été commandité par le gouvernement canadien à la suite de la demande, par le secrétaire général des Nations unies, que « la communauté internationale parvienne une fois pour toutes à un consensus sur les questions fondamentales de principe et de procédure» en jeu dans « le droit d’intervention humanitaire » (c’est à dire ‘militaro-humanitaire’). Voir le site de la CIISE, www.ciise.ca. Voir également, sur cette question, le document de synthèse Humanitarian protection, par E. Tronc, MSF international, 2007 (draft).. A peine est-il finalisé que surviennent les attentats du 11 septembre 2001 ; ceux-ci modifient encore le paysage international en mettant la lutte anti-terroriste et l’argument sécuritaire au premier plan des préoccupations des Etats occidentaux, donnant lieu en Afghanistan puis en Irak à des interventions d’un type nouveau (quoique familier), dans lesquelles le recours au registre humanitaire n’a pas pour autant disparuPour une description saisissante des évolutions de l’interventionnisme à travers le prisme de l’évolution de la figure présidentielle américaine, voir M. Feher, « Autoportraits présidentiels », Vacarme n°30, hiver 2005, où l’auteur montre comment les changements de cap de la politique étrangère des Etats-Unis contraignent ses détracteurs à des retournements symétriques. Ceci fait écho à l’idée, développée par lui ailleurs, des inversions de polarités sous-tendant le positionnement de MSF : selon lui, l’intolérable de la démission suscité par le discours de la communauté internationale dans les années 1990 a été supplanté par l’intolérable de l’intervention du fait du nouveau discours interventionniste tant de l’administration Bush que des Nations unies.
. Le démarquage de MSF d’avec la « protection » est à mettre en lien avec ce regain d’interventionnisme, même si dans les faits, l’intervention « au nom de la protection » amorcée au Kosovo (par une guerre non onusienne) et au Timor (et aussi vite démentie en Tchétchénie) a d’emblée été supplantée par celles des Etats-Unis au nom de la lutte anti-terroriste. A partir de 2001, dès avant le 11 septembre, les usages internes de la notion de protection prise au sens d’intervention internationale sont sur le mode négatif :
« Je constate une fois de plus qu’à chaque fois qu’il s’agit de réaliser la protection des civils, la grosse mobilisation internationale ne donne rien » (CA mars 2001) Sur les réponses internationales aux crises : « les protections accordées par les Etats ou les Nations unies sont inexistantes ou précaires… ». Les zones de sécurité : « conçues comme une alternative au déplacement de population, elles sont une illusion en matière de protection » (RM 2000-01).
L’usage du terme est entaché du spectre de l’échec ; faire ce constat, c’est engager les membres de MSF à cesser de s’y référer comme à un recours possible ou souhaitable, ce qui est « peu réaliste ». La formalisation de l’idée qu’il n’est pas du rôle de MSF « d’appeler aux armes » a lieu en 2003, après que le chaos au Libéria et les massacres dans l’est de la RDC (Ituri) ont suscité la « tentation » de le faire. Dans le premier cas, l’option a été discutée puis écartée – la demande de MSF que « tout soit mis en œuvre pour porter assistance » aux civils s’en approche, sans franchir le cap (CP du 26 mai). « Je pense qu’il a été opportun de ne pas appeler à l’intervention militaire », commente J-H Bradol (CA août 2003). Cette position est ensuite généralisée : « il n’est pas du rôle d’une organisation humanitaire de réclamer l’usage de la force pour que des secours adaptés puissent être délivrés aux populations » (RM 2003-04). Dans le deuxième cas, l’intervention internationale en Ituri (sous la forme de la Monuc puis de l’opération Artémis, qui contient explicitement un volet de protection des populations) a fait l’objet d’un rapport de MSF très critique de l’insuffisance de cette « protection ». Ce rapport, intitulé Ituri, promesses non tenues ?, est désavoué a posteriori pour le caractère à la fois négatif du constat qu’il dresse et irréaliste des demandes qu’il porte. La demande qu’il adresse à la communauté internationale est effectivement pour le moins ambiguë : s’il s’aventure vers l’appel à mieux protéger, ce n’est que pour mieux se rabattre vers l’appel à se garder par-dessus tout des « fausses promesses » et de la « fausse illusion de protection » (sic), suggérant que le problème ne serait pas tant le manque de la sécurité que celui de la vérité. Il signale le malaise grandissant à se situer sur le terrain de la protection. En ce sens, ce rapport a probablement précipité l’adoption d’une position institutionnelle sur la question :
« Est-ce qu’une force militaire internationale pourrait pacifier, sécuriser l’ensemble de l’Ituri ? je ne le crois pas et il ne faut pas le laisser croire » (CA août 2003) « Nous avons vu ressurgir, dans nos discussions sur les conflits, des appels à la protection qui m’ont semblé peu réalistes. Quand MSF réclame que l’intervention militaire internationale pacifie l’ensemble de la province, cela me paraît bien irréaliste. Nous ne sommes pas capables de déployer des secours médicaux cohérents à l’échelle de toute la province de l’Ituri. Alors pourquoi imaginer, dans cette situation complexe, que cela serait faisable d’arriver de l’étranger, avec des militaires, et de subitement résoudre tout problème de violence, tout problème d’accès des populations civiles aux secours, comme par miracle ? Nous ne devons pas nous faire les propagandistes de telles illusions… » (RM 2003-04)
En somme, d’une critique de l’illusion de protection donnée aux populations par une communauté internationale peu déterminée à agir, concomitante d’appels à protéger (dans les années 1990), on est passé à la critique de l’illusion qu’auraient certaines personnes à MSF face à la notion de protection. Entre ces deux positions, le rapport sur l’Ituri fait figure de pivot. Fin 2003, l’appel aux armes est définitivement qualifié de « tentation », à laquelle il faut donc résister, sauf dans le cas extrême du génocide, entérinant ainsi à la fois l’historique de MSF et sa nouvelle positionVoir F. Weissman, « L’humanitaire et la tentation des armes », 2003, disponible sur le site MSF.. Cette formalisation de la prise de distance progressive d’avec l’appel à intervention (donc avec le discours de la protection) se retrouve dans l’évolution des prises de position publiques sur les violences en général, où 2003 marque un tournant.
DU ‘TÉMOIGNAGE’ AUX ‘PRISES DE POSITION PUBLIQUES’
La remise en question de l’évidence du témoignage, on l’a vu, est consubstantielle au témoignage lui-même. Après les intenses désaccords inter-sections au moment de la traque des réfugiés rwandais et les nombreuses réunions qui s’ensuivent, où la place du témoignage a été réaffirmée, MSF-F poursuit son questionnement sur des dérives possibles : si le témoignage est « une tentative, parmi d’autres, d’ouvrir un accès, un espace d’humanité », « de ‘protéger’ (je le dis avec beaucoup de prudence) », cependant « la prise de parole peut verser dans l’automatisme militant » (RM 1999-2000). Un questionnement rendu probablement particulièrement impérieux du fait du succès et de la généralisation de la notion, ainsi que de l’essor des ONG de défense des droits de l’homme depuis le début de la décennie 1990 : « c’est pratiquement toute la ‘famille humanitaire’ (qui n’en est pas une !) qui se réclame aujourd’hui du témoignage ! (…) méfions-nous des consécrations (…) » (idem)Il nous semble en effet constater de façon générale un irrépressible réflexe de démarquage de MSF (France en particulier) d’avec toute idée qui deviendrait majoritaire (dans la « famille » humanitaire, ou dans l’arène publique) : il joue certainement un rôle ici, comme il en joue un à propos de la généralisation de la notion de protection. « Le problème, c’est que je ne supporte pas d’être dans la majorité », dit R. Brauman dans son entretien avec M. Potte-Bonneville et S. Grelet, « Qu’estce qu’on fait là ? », Vacarme n°4-5, été 1997. « Restons des emmerdeurs. C’est un but moral important », rappelait-il dans son rapport moral 1992-93. Ce trait personnel nous semble être aussi un trait institutionnel de MSF, une sorte d’‘ethos de la différence’ ancré dans l’histoire de l’association, et auquel tous les MSF se réfèrent – ce qui ne laisse pas d’ennuyer MSFF, qui doit alors se démarquer de cette différence revendiquée…. Ensuite, la délimitation du rôle se poursuit avec la mise en garde contre la transformation de MSF en une « organisation qui s’autoriserait des prises de positions sur tous les sujets au nom d’une hypothétique morale universelle » (RM 2000-01) ; « nous n’avons pas à nous prononcer sur le bien fondé des guerres, mais plutôt sur la façon dont elles sont conduites : c’est là la responsabilité de l’humanitaire » (RM 2001-2002).
En cohérence avec ces cadrages, eux-mêmes en lien avec la nécessité de trouver sa voix entre confusion militaro-humanitaire et critiques des anti-impérialistes, du Kosovo à l’Afghanistan, les prises de position sur les violences dans la guerre pendant ces années (jusqu’à 2003) font apparaître un repli sur le droit humanitaire (DIH) et celui des réfugiés comme sphère de légitimité. Dans les situations concernant des réfugiés, la référence à ces droits est prégnante et explicite, en particulier lorsqu’il s’agit de souligner le principe de retour volontaire, de non-refoulement, en continuité avec les positionnements passés. L’usage du terme de « protection » appliqué aux réfugiés demeure de mise ; il n’est pas entaché de la même méfiance que celui de « protection des civils », du fait qu’il n’a pas subi la même torsion qui rend celle-ci synonyme d’intervention militaire. Aussi à propos des réfugiés tchétchènes, coréens, libériens, voit-on se multiplier les dénonciations de « violation du principe de retour volontaire », du « droit au refuge », et les demandes de protection ; par exemple, au moment du scandale de l’exploitation sexuelle dans les camps de réfugiés d’Afrique de l’ouest, il est rappelé en interne que MSF précisément n’a fait que « marteler le manque de protection des réfugiés dans ces trois pays (3 CP) » (CA mars 2002). Chaque fois qu’il ne s’agit pas de réfugiés, la catégorie de «civils» (dont on a déjà souligné l’essor) devient omniprésente dans les discours externes mentionnant des violences. La description des « violences contre les civils » est fréquemment associée, jusqu’à fin 2003, à des demandes adressées aux « parties en conflit » ou « belligérants » de « respecter leurs droits » ou « respecter la population civile » (à propos du Congo-Brazzaville, de la Tchétchénie, de la Côte d’Ivoire, du Libéria, de l’Ituri, etc.). Quant aux violences commises par des forces occidentales dans leur « guerre à la terreur », elles suscitent le recours explicite aux « Conventions de Genève » (CP décembre 2001, octobre 2003).
Une nette inflexion a lieu fin 2003, qui procède de la volonté de maîtriser une communication externe devenue abondanteOn voit par exemple apparaître une section « prises de parole publiques » dans les CA, dédiée à leur revue critique, à partir d’octobre 2003. Une rubrique similaire apparaît dans les rapports moraux à partir de celui de mai 2004.. La revue des communiqués de presse (CP) la révèle de façon patente : le nombre de ceux relatifs à des situations violentes chute de façon drastiqueLes CP relatifs à des situations violentes sont plus d’une trentaine en 2003, une quinzaine en 2004, puis moins de 10 en 2005, une dizaine en 2006, tandis que les CP relatifs à des problématiques médicales deviennent largement majoritaires (une vingtaine en 2005), puis décroissent (une dizaine en 2006).. Dans ces communiqués, si la catégorie de « civils » continue d’être utilisée afin de pointer l’existence de violences, en revanche la référence au DIH, les appels à « respecter les civils » y deviennent exceptionnels.
Le contenu du discours externe, en somme, renvoie de plus en plus explicitement à la responsabilité du secouriste prenant en charge les victimes des violences, la description des conséquences sanitaires de celles-ci étant alors de plus en plus indexée aux enjeux liés aux secours. Ainsi, la quasi-totalité des prises de positions publiques où sont mentionnées des violences mettent en avant d’abord des questions d’entrave aux secours, d’insuffisance de ceux-ci, d’absence d’accès (des humanitaires aux populations et vice-versa), de protection de l’espace de travail (et en particulier de sécurité des équipes), de détournement du label humanitaire – une même prise de parole contenant en général plusieurs de ces questions du fait de leur interconnexion. En somme, elles ont quelque chose à demander qui concerne directement notre action – un espace à défendre, une amélioration ou une ouverture à obtenir – qu’il s’agisse du Sri Lanka (entraves à l’accès, violences contre les humanitaires), du Darfour en 2004 (insuffisance des secours), en 2005 (insécurité pour les humanitaires, accès), de l’Ouganda, de la Somalie ou d’Haïti (insécurité rendant difficile l’accès des civils aux soins, à MSF). Seuls quelques événements particulièrement graves aux yeux de MSF (bombardements de civils au Tchad ou en Côte d’Ivoire, rapatriement forcé) font l’objet de CP en l’absence d’enjeux liés aux secours eux-mêmes.
La prise de parole sur les violences au Darfour (avec le rapport Le pire est à venir, en juin 2004, faisant suite à des CP où les violences ne sont pas mentionnées et où les « déplacés » ont des « besoins ») est l’occasion d’expliquer cette inflexion ; le président de MSF précise comment il la conçoit :
[A propos de la non-prise de parole fin 2003, regrettée] : « Il était absolument nécessaire, pour que les secours s’amplifient sur le Darfour, que la gravité de cette crise soit publiquement connue » ; [Sur la prise de position en juin 2004] : « Je voudrais revenir sur nos prises de parole à propos du Darfour. Je parlais tout à l’heure de l’utilité de communiquer sur la gravité des événements. Cela sert à appeler à une intensification des secours. Nous ne nous voyons pas la responsabilité d’être, dans cette mission, une sorte d’observateur des atteintes aux droits de l’homme. Mais en revanche, nous avons une responsabilité claire dans le domaine des secours » (RM 2004-05)
Ce faisant, il conteste que la prise de parole sur les violences puisse être mue par une responsabilité ‘intrinsèque’. Il pose qu’au fondement de cette prise de parole se trouve la nécessité d’assurer, d’améliorer, de renforcer les secours : en somme, la nécessité de « préserver ou restaurer des conditions compatibles avec l’accomplissement de [notre] tâche »A nouveau M. Feher, dans «Constance déroutante», Vacarme n°31, printemps 2005. L’auteur soutient que des positionnements apparemment contradictoires (référence au positionnement sur le Darfour) cachent une constance doctrinale de MSF, qui porte sur cet ancrage dans l’action, le soin, comme «seule raison d’être». C’est pourquoi il avance que les positionnements publics de l’association sont nécessairement motivés par ce qui menace l’action : l’entrave, la perversion (détournement), et l’appropriation abusive (par les puissances occidentales) sont donc les trois motifs de prise de parole. Tout en le rejoignant sur la primauté aujourd’hui accordée à l’ancrage dans l’action, il nous semble que cette présentation cohérente masque la complexité des motifs en lien avec la violence, que nous avons tenté de mettre au jour tout au long de ce document.. Ainsi, le point d’ancrage, le centre de gravité se sont déplacés : dans les années 1970-80, le regard, la responsabilité étaient tout entiers portés sur l’extérieur, dans un rapport direct entre l’acteur humanitaire et le « théâtre des guerres » et les violations des droits de l’homme ; à partir de 1985, s’y adjoint l’impératif de répondre de sa propre action ; les deux logiques co-existent tout au long de la décennie 1990. Cette deuxième logique, celle du regard sur sa propre action et de la défense contre le détournement, devient progressivement celle par laquelle se fait l’articulation entre MSF et son environnement. En somme, il n’y aurait pas de rôle ou de responsabilité face aux violences, mais la responsabilité de MSF par rapport à sa propre action.
Par suite, chez la majorité de ceux qui se reconnaissent dans la figure du secouriste, l’idée d’une faible légitimité à investir des enjeux qui ne seraient pas directement liés à la délivrance des secours est prégnante (puisqu’on « ne fait pas de protection ») ; tandis que cette légitimité est affirmée par ceux qui insistent sur le caractère humanitaire, et pas seulement médical, de MSF. Dans une arène comme la Semaine projets, on a pu observer une variété de positions où perçait l’incertitude sur la ‘bonne limite’, au travers des questions « qu’est-ce qu’on fait ? », « jusqu’où on va, puisqu’on n’est pas mandaté pour la protection ? ».
Produit tout à la fois de la sédimentation des expériences du passé, des contraintes de la croissance, mais aussi des déterminations externes que sont l’évolution de l’action internationale des Etats et les formes variées que prend la violence, cette évolution de MSF est bien exprimée dans le texte international de La ManchaAccord final de La Mancha, juin 2006, disponible sur le site MSF.. On y trouve entérinés le caractère exceptionnel du recours à dénonciation face à des violences (elles doivent être massives et ignorées), l’affirmation du démarquage d’avec l’objectif de promotion de droits (c’est-à-dire de « protection » au sens où certaines organisations disent « faire de la protection »), la récusation de l’idée que MSF puisse prétendre protéger physiquement des populations : limites externes et exigences internes établissant un socle commun entre sections.
De la sentinelle des années 1970-80 au secouriste d’aujourd’hui, le repositionnement sur un champ soigneusement délimité est évident. Le « nous protégeons les hommes » (mi-constat, mi-ambition) du début des années 1980 a été écarté dès 1985 pour laisser la place à l’inquiétude qui n’a jamais quitté MSF depuis lors, que ce soit au cours des expériences de la violence des années 1990 où MSF apostrophe les acteurs politiques, ou dans l’action d’aujourd’hui. L’acceptation des limites née de la « perte d’illusions » sur le fait que la présence puisse « apporte[r] une contribution significative à la protection des populations » (RM 2005-06, sur La Mancha) ou sur la capacité protectrice de la communauté internationale ne signifie pourtant pas que la question de la protection soit réglée pour MSF. Nous le constaterons à présent en détaillant certaines constances des pratiques concrètes déployées face à des violences.
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