François Jean
Chercheur au Crash, François Jean nous a quittés le 25 décembre 1999. Il avait publié de nombreux articles et ouvrages dont plusieurs dans la revue Esprit. Il s'était passionné, entre autres, pour l'Afghanistan, le Caucase, la Corée du Nord, et analysait sans concession l'évolution de l'action humanitaire.
chapitre 3 : Conflits
Sécurité : jusqu’où ne pas aller trop loin?
Messages, N°42, octobre 1991
Par François Jean
La Somalie et le Libéria reposent avec insistance la question de la sécurité. Non pas que nous l'ayons jamais oubliée, mais parce qu'elle y est particulièrement ouverte: nulle façade légale à laquelle se référer, nulle armée à laquelle opposer les conventions de Genève, nulle retenue chez les porteurs de kalachnikovs, nulle politique enfin dans ces conflits sans issue, trop de logiques de clans, d'emportements de bandes. Nulle politique du moins que nous puissions aisément appréhender et qui serait lisible, en binaire, à l'échelle de la planète. Pour superficielle qu'elle soit, l'hypothèque idéologique avait quelque chose de rassurant: elle structurait un jeu que nous prétendions dépasser pour ne penser qu'aux victimes et nous donnait des interlocuteurs à priori soucieux de leur crédibilité et de leur image internationale. Pour autant, nous ne sommes ni orphelins de la guerre froide, ni nostalgiques d'un ordre peuplé de despotes obscurs, de guérillas rédemptrices et de populations prises au piège. Bon vent à Siad Barre et à Samuel Doe!
Reste que la Somalie ou le Libéria fournissent une inquiétante illustration de ces conflits oubliés qui, du Mozambique à l'Afghanistan, se privatisent, se criminalisent, se reproduisent en permanence et dégénèrent en tous sens sur des trajectoires claniques, ethniques, ou religieuses. Dans ces fracas identitaires, les valeurs dont nous nous réclamons sont devenues presque inaudibles. Il n'y a certes jamais eu de réelle immunité humanitaire mais le risque aujourd'hui est de n'être plus perçu par les porteurs de kalachnikovs que comme des étrangers avec leur drôle de démarche. Bien entendu nous n'entendons pas le rester, convaincus que nous sommes que le Sud n'est pas ce terrain vague ou nous pourrions déployer nos équipes pour soigner les corps comme d'autres leurs parachutistes pour extraire leurs ressortissants de la barbarie ambiante. Le Libéria, la Somalie ne sont pas peuplés de masques mais d'hommes que nous pouvons aider, avec lesquels nous voulons travailler, échanger quand bien même nous serions les derniers, pour ne pas laisser tomber, tout simplement, de guerre lasse.
Pour rester, du moins ne faut-il pas oublier les aléas de la guerre dont tout le monde d'ailleurs cherche à se prémunir. Dans ces situations de crise, il est essentiel de se protéger et de parer à toute éventualité. C'est d'autant plus important que nous sommes des outsiders, de surcroît porteurs de dollars, et que notre façon de voir nous conduit précisément là où les populations sont les plus menacées, les blessés les plus nombreux et...les combattants les plus nerveux. Il y a un équilibre à trouver entre la volonté d'accéder aux civils piégés par les combats et le soucis de se préserver pour continuer à agir. A nous d'être suffisamment lucides pour limiter les risques et savoir jusqu'où ne pas aller trop loin.
Mais la sécurité ne se limite pas aux seules mesures de prudence et procédures d'évacuation; elle tient aussi à un comportement quotidien, à une compréhension de la société, à une intelligence des situations. Situations fluides, volatiles, incertaines qui se laissent difficilement saisir dans leurs évolutions. Situations de crise apparemment inextricables dont il faut comprendre le jeu sans se noyer dans la complexité. La connaissance du contexte en effet ne vaut que si elle nous permet d'évoluer plus sûrement et plus efficacement. Il ne servirait à rien de comprendre si nous devions perdre tout recul, toute perception des enjeux, toute notion de notre positionnement. Par habitude ou par familiarité, on pourrait oublier que nous ne sommes pas là par hasard mais pour aider, sans aucune discrimination, les populations piégées par les combats.
Dans ces conflits qui ne nous intéressent qu'à hauteur d'homme, le pire serait que nous soyons perçus comme partie prenante. La neutralité est non seulement un principe essentiel en soi, elle est aussi un élément non négligeable de notre sécurité. Aussi doit-elle visiblement s'afficher, en référence à la Charte de MSF et aux Conventions de Genève bien sûr, mais surtout au quotidien dans l'impartialité de notre action, l'équilibre de nos interventions et l'indépendance de nos décisions. Il n'est pas sûr d'ailleurs que cette posture de neutralité soit réellement prise en compte par les belligérants. Il n'est pas sur non plus qu'elle soit même comprise en Somalie et au Libéria. Dans ces situations confuses ou les protagonistes se multiplient et ou la guerre se nourrit du pillage, il faut savoir se démarquer de toutes les parties au conflit, il faut savoir aussi se faire respecter par une action impartiale et un comportement prévisible, il faut savoir enfin se prémunir contre tous les débordements grâce à cette intuition qui a pour nom bon sens.
***
La Somalie, vous connaissez?
Croissance, mars 1992
Par François Jean
François JEAN, ancien responsable de missions humanitaires en Afrique et au Moyen-Orient, travaille actuellement à la direction des opérations de Médecins sans Frontières à Paris. Auteur, entre autres publications, de « Ethiopie, du bon usage de la famine » (MSF. 1986)
Le 27 janvier 1991, Syad Barre, vaincu, fuyait Mogadiscio au terme de violents combats largement étouffés par le vacarme de la guerre du Golfe. Un an plus tard, personne n’a même songé à célébrer cet anniversaire. Il est vrai qu’entre-temps les combats n’ont pas cessé et que les évolutions récentes n’incitent guère à l’optimisme. Le dictature sanglante de Syad Barre a laissé place à une lutte pour le pouvoir qui entraîne le pays dans une spirale de violence et de dévastation. Nul ne sait plus au juste ce qu’il reste de la Somalie entre le Nord, qui a proclamé son indépendance, et les multiples territoires qui se dessinent au gré des combats qui s’allument et se rallument aux quatre coins du pays. Toute apparence de légalité a même disparu de la capitale transformée en champ clos où les clans se disputent les dépouilles d’un Etat depuis longtemps effondré.
Les combats qui opposent, depuis la mi-novembre, les partisans du président Ali Mahdi et ceux du Général Mohamed Farah « Aideed » achèvent de réduire Mogadiscio en champ de ruines livré au pillage et aux tirs indiscriminés. Et toujours, partout, ce va-et-vient de pick-up, automitrailleuses du pauvre, qui peu à peu tissent la toile de ce conflit sans issue. Mogadiscio se vide, abandonnée par ses habitants qui se réfugient aux abords de la capitale. Les nomades sont dans la ville avec leurs armes et leur logique de clan. A quelque chose, malheur est bon : cette logique, si elle n’est guère propice à une solution politique, porte en elle ses règles et ses limitations. Du moins, espérons-le car, avec le pourrissement du conflit, il est parfois difficile de faire la part des affrontements de clans et des emportements de bandes.
Ce conflit oublié a des conséquences tragiques pour la population. Le pays tout entier est parcouru par des populations déracinées qui se déplacent au gré des combats ou cherchent refuge dans les pays voisins pour tenter de trouver des moyens de subsistance et un peu de sécurité. Déplacés et réfugiés se comptent par centaines de milliers, et les blessés par dizaines de milliers. Dans la seule ville de Mogadiscio, Médecins sans frontières estime à 20 000 le nombre des blessés reçus dans les centres de soin depuis la mi-novembre et à plus de 8 000 le nombre des morts. Les tombes s’alignent au bord des routes, les hôpitaux sont submergés quand ils ne sont pas bombardés et nul ne saurait dire ce qu’il advient des populations déplacées autour de la capitale et dans tout le pays.
En l’absence de toute présence internationale – hors les représentations diplomatiques de l’Egypte et du Soudan – seule une poignée d’organisations humanitaires porte encore témoignage du drame somalien. A Mogadiscio comme ailleurs, leur principal problème est d’accéder aux civils piégés par les combats. A Mogadiscio plus qu’ailleurs, leur latitude d’action est singulièrement réduite par l’intransigeance des belligérants. Le climat d’insécurité est tel qu’en l’absence de toute force neutre, les organisations humanitaires sont conduites à s’en remettre à la protection d’un clan. Cette protection, pour indispensable qu’elle soit, peut rapidement devenir étouffante. La frontière est ténue, dans l’esprit de nos " protecteurs ", entre le souci de notre sécurité et la volonté d’accaparer notre aide pour nous éviter toute mauvaise rencontre avec les représentants d’autres clans.
L’ aide, en Somalie, est un enjeu crucial pour les parties en conflit, elle est aussi une ressource vitale pour les populations menacées, particulièrement l’aide alimentaire qu’il est si difficile de leur faire parvenir. Dans ce contexte, il est essentiel de rester accessible à tous, d’évaluer les besoins en toute indépendance et d’y répondre sans aucune discrimination. C’est ainsi qu’il faut passer régulièrement les lignes de front, approvisionner les structures médicales de tous les côtés, promouvoir la neutralité des hôpitaux, obtenir leur désarmement, garantir le libre accès aux soins pour les blessés de tous bords, parvenir aux populations déplacées en périphérie, essayer d’apporter de la nourriture aux plus démunis.
Depuis plus d’un an, Médecins Sans Frontières tente de préserver et d’élargir un espace humanitaire sans lequel les populations seraient abandonnées, sans recours, entre guerre et famine. Mais nos efforts seraient vains s’ils n’étaient relayés par la communauté internationale. La Somalie est au bord du gouffre, tout doit être fait pour tenter de renouer les fils du dialogue et favoriser l’apparition d’un climat qui permette une distribution effective de l’aide humanitaire dont les populations ont le plus pressant besoin.
***
L’ordre règne à Douchanbé
Messages, N°51, février 1993
Par François Jean
Douchanbé, morne plaine... Pleine de montagnes pourtant, visibles à l'horizon et qui nous cachent le Sud, les combats et les populations déracinées, pourchassées, en fuite vers l'Afghanistan. Pleine d'arbres aussi : arbres à avenues et arbres à parcs, arbres à imperméables et arbres à chapeaux mous. Et l'on se prend tout à coup à rêver -tadjik/madjik - à ce pays de cocagne, si clément dans la lumière de l'hiver et qui pourrait porter les meilleurs fruits du monde... Rêveurs, rêvez la nuit et dormez sur vos rêves car Samarcande, sans doute, dégorge de HLM d'où sortent par endroits des foules tristes qui tout d'un coup prennent d'assaut... un camion de choux. Quant à Tachkent, on l'imagine, grise mine, sous la poigne d'Islam Karimov, apparatchik recyclé dans le nationalisme qui certes laissa tomber la statue de Lénine mais pour la remplacer par celle de Rachidov, le fameux parrain de la mafia ouzbek à laquelle émargea le gendre de Brejnev. Nul doute que le nationalisme ethnique, qui peu à peu tisse la toile du grand Ouzbékistan, proposera un jour, en guise d'épitaphe :"Sans doute était-il corrompu mais l'argent des russes profita aux Ouzbeks, la Nation reconnaissante". Le nationalisme tadjik s'exprime de façon plus poétique et honore FirdousiAuteur du Shahnameh, le livre des rois.qui a remplacé Lénine en face du parlement, devant le KGB, derrière le MVD, tout près des gardes frontières, cerné de HLM... sans camion de choux. Il est vrai que Douchanbé a longtemps été isolée, soumise au blocus économique et à l'effervescence "islamo-démocrate" mais, depuis, tout est rentré dans l'ordre.
C'est ainsi que nous sommes arrivés à Douchanbé, cinq jours après la reprise de la capitale par les forces dites "communistes" épaulées par le grand normalisateur ouzbek. Et la ville était calme, vide et balayée sans relâche, comme si les feuilles mortes devaient être escamotées pour effacer le souvenir de la guerre et comme si les cadavres devaient rester exposés pour pourrir l'espoir du changement. Et la vie reprenait entre les rondes de chars, le couvrefeu du soir et les fusillades nocturnes. Et toujours, partout, cette impression de chasse à l'homme et ces informations persistantes de violations de domicile, d'arrestations arbitraires, de centres de détention non-officiels, de tortures et d'exécutions sans jugement... Le gouvernement assure n'être pour rien dans ces débordements ; il a même communiqué son numéro de téléphone à la télévision, sur le mode "si on vous tue, appelez-nous".
C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés à Douchanbé, ambassadeurs des Martiens (évaluation/communication/avion/ intervention) au milieu d'un peuple muet et nous nous posions des tas de questions. Les "redresseurs de tort" agissent-ils sur ordre ou de leur propre initiative? Le problème n'est pas de savoir si le "gouvernement" tolère cette situation ; il l'encourage sans doute, jusqu'à un certain point. Il n'est pas non plus de savoir s'il contrôle tous les éléments armés qui circulent à Douchanbé ; certains groupes lui échappent sans doute, jusqu'à un certain point. Le problème est plutôt de savoir quels sont les mécanismes du pouvoir et comment il se partage entre les différents réseaux d'influence. Y a- t-il seulement un gouvernement ou une simple façade légale investie par différents clans plus ou moins puissants et aujourd'hui associés contre l'hydre "islamo-démocrate".?
De la foule de questions émerge une impression, celle d'un glissement du pouvoir des hommes de Khodjent - traditionnelle élite politique de la période soviétique- vers les Kulyabis menés par Sangak Safarov, l'un des nouveaux parrains du Tadjikistan. Mais que diable font les Kulyabis dans cette guerre souvent présentée comme un conflit entre "communistes" et "islamo-démocrates"? Et pourquoi donc les Garmis et les Pamiris sont-ils à présent persécutés, indépendamment de toute participation à l'éphémère pouvoir "islamodémocrate"? Sous les oppositions politiques pointent des facteurs régionaux ou claniques qui ne correspondent pas forcément à des clivages traditionnels mais qui semblent renvoyer à des identités réinventées, reconstruites dans une société profondément déstructurée par le système soviétique et qui n'a pas fini de se chercher... Là encore, une chose est sûre : au delà de la phase actuelle de restauration néo-communiste, ce conflit est parti pour durer.
C'est ainsi que nous voulions quitter Douchanbé pour apporter une aide d'urgence aux populations déplacées par les combats qui ravagent le sud du Tadjikistan. Parmi les quelques 500 000 personnes déracinées par la guerre, les déplacés du Sud réfugiés le long de la frontière, sont incontestablement les plus menacés. D'abord parce qu'ils se retrouvent en pleine nature, sans abri ni nourriture, acculés à la frontière afghane. Ensuite parce qu'ils sont piégés par les combats et harcelés sans relâche par Sangak Safarov qui les accuse de cacher "des ennemis à éradiquer". Du fait de la poursuite des affrontements et du climat d'insécurité, les hélicoptères des gardes-frontières russes sont le seul moyen d'accès aux populations réfugiées dans la zone frontalière…Mais nous n'y eûmes jamais accès malgré des visites quotidiennes au QG des gardes frontières et de longues attentes dans le hall de réception sous le regard bienveillant de Felix Dzerjinsky...Fondateur de la Tcheka, ancêtre du KGB.
C’est ainsi que nous quittâmes Douchanbé : le temps passait, les réfugiés débordaient en Afghanistan et nous eûmes une vague impression de blocage…Sur cet échec, nous nous dispersâmes sur la surface de la terre : votre serviteur à Paris, Emmanuel à Amsterdam, Guy à Tachkent où il passa la nuit de Noël avec le KGB ouzbek et ne parvint jamais en Afghanistan, Elizabeth et Gilles à Osh, au Kirghizstan, d’où ils tentent de revenir au Tadjikistan, dans les montagnes du Pamir. Dans le même temps, la crise s’apaise pour un moment dans un grand nettoyage de perdants, les équipes se renforcent en Afghanistan auprès des réfugiés qui ont réussi à passer la frontière et les Belges se préparent à envoyer une nouvelle mission au Tadjikistan à laquelle les Hollandais pourraient se joindre. A suivre…
***
Le conflit soudanais
Entretien avec la revue Catholica, février 1993
Propos recueillis par Stéphen de Petiville
Catholica – La Somalie et la Bosnie font monter en flèche l’audimat, le temps d’une soirée, mais pas le Soudan. Ne s’y passerait-il rien de notable?
François JEAN – Le pays est à nouveau dévasté par la guerre depuis 1983. Le Soudan a en effet connu une succession de guerres toutes liées au profond clivage ethnique, religieux et historique qui sépare le Nord arabo-musulman du Sud négro-africain et majoritairement chrétien et animiste. Le Sud a toujours été défavorisé sur le plan économique faisant l’objet de surcroît d’une certaine forme de pillage par des gens du Nord peu soucieux de partager. La première guerre a démarré avant même l’indépendance du pays en 1955 et elle a duré jusqu’en 1972, année de la signature des accords d’Addis-Abeba. Il y eut ensuite une période d’accalmie mais elle fut relativement courte puisque les combats reprirent dès 1983 pour gagner depuis peu une telle intensité que l’on peut désormais légitimement se demander s’il ne s’agit pas d’un véritable génocide. On estime le nombre de victimes à environ 10% de la population du Sud, soit à peu près six cent mille personnes sur six millions. Cette guerre extrêmement cruelle a connu trois grandes périodes. La première est celle d’un conflit « normal » même si celui-ci a entraîné de grands déplacements de population. La deuxième période dite « démocratique » coïncide avec l’arrivée au pouvoir de Sadek El Mahdi. Le nouveau régime met alors en œuvre une stratégie consistant à utiliser les antagonismes ethniques et pour cela commence par armer des milices tribales. Entre les groupes de pasteurs du Nord et du Sud, il y a toujours eu des frictions qui se manifestaient par des razzias et des vols de bétail. Le régime a délibérément exacerbé ces antagonismes, armant notamment un groupe de nomades islamisés appelés « Baggaras », pour combattre les gens du Sud censés être – ce qui n’est d’ailleurs pas complètement faux – les soutiens de la Sudanese People’s Liberation Army (SPLA), crée en 1983 par John Garang, à l’époque officier de l’armée soudanaise. Cette période a donc été marquée par des massacres de grande ampleur dont personne n’a jamais eu vraiment connaissance dans la mesure où ils se déroulaient dans une région difficile d’accès. A ces massacres, il ne faut pas oublier de rajouter la très grave famine qui suivit la sécheresse de 1988 dont, à la différence de l’Ethiopie, jamais personne n’a parlé. 1989 marque un nouveau tournant avec l’arrivée au pouvoir du Front National Islamique qui prend tout le monde au dépourvu. Les Egyptiens avaient d’ailleurs salué ce changement avec une certaine satisfaction, pensant que le nouveau régime serait prêt à discuter et à négocier pour trouver une solution au conflit. La réalité était cependant tout autre et il s’agissait tout simplement d’une prise de pouvoir par les islamistes menés par Hassan Tourabi. L’utilisation des milices tribales, mises en place sous le précédent régime, bien loin d’être abandonnée, a été au contraire généralisée. De plus on assista alors à la mise en place d’une politique de déportation massive visant à transformer les équilibres ethniques et religieux du pays. Plus d’un million et demi de personnes qui fuyaient la guerre dans le Sud étaient venues s’agglutiner à la périphérie de Khartoum pour trouver un peu de sécurité et quelques moyens de subsistance. Sous prétexte de planification urbaine et de préservation de l’environnement, le gouvernement s’attaqua aux bidonvilles, les rasa au bulldozer et transféra de force dans le désert la population ainsi délogée qui se trouva alors à la merci des organisations islamistes seules autorisées à travailler dans les nouveaux camps. Pour la petite histoire, il faut savoir que l’un des maîtres d’œuvre de cette politique fut couronné dernièrement à l’occasion de la réunion de Rio. (On l’a vu aussi en 1998 lors de la grande famine au Soudan; l’opinion s’est beaucoup plus mobilisée autour de trois baleines prises dans la glace qu’autour de centaines de milliers de personnes qui mouraient au Sud-Soudan). Par ailleurs on observe également des déplacements massifs entre le nord et le Sud et particulièrement dans le sud Kordofan. Dans la mesure où le Soudan est très difficile d’accès, vérifier les informations n’est pas toujours aisé mais on a maintenant la certitude que ces déplacements, loin d’être seulement liés à la guerre, s’inscrivent dans le cadre d’une planification d’ensemble.
Quelles sont les grandes caractéristiques du régime actuel?
F.J - Le régime prétend réapprendre l’Islam à tout le monde. Dans un pays auparavant articulé autour des grandes confréries, il veut se débarrasser de toute forme de religion populaire, en revenant au texte et à la loi d’un Islam revu et corrigé par l’idéologie islamiste. Cependant, dans la mesure où il se préoccupe du développement économique et technique du pays, il peut apparaître à l’extérieur comme un pays moderne ou moderniste. Les spécialistes du Soudan entretiennent ainsi une relation très ambiguë vis-à-vis du régime. En tant qu’experts, ils ne veulent pas perdre leur accès au terrain et sont prêts à se taire pour continuer leurs recherches. Le régime exerce aussi une certaine fascination, notamment sous l’angle du discours qu’il tient au sujet de l’efficacité économique : pour justifier le pouvoir en place, on vous explique que les trains arrivent à l’heure, vieil argument utilisé en son temps par les admirateurs de Mussolini… Pour ma part, je ne peux pas m’empêcher d’ajouter : « Ils arrivent certes à l’heure, mais remplis de déportés ». L’aspect idéologique est donc très fort et la répression touche tout le monde, même les musulmans. A Darfour, dans l’ouest soudanais, s’est produit récemment un soulèvement qui a renforcé les craintes du gouvernement de voir une généralisation des troubles parmi les Noirs et notamment les Noirs islamisés. La répression a été terrible. Il y a une énorme crainte du gouvernement que la SPLA ne fasse son nid dans ces populations musulmanes. Par ailleurs, il y a une volonté délibérée du gouvernement de Khartoum d’empêcher toute aide aux populations menacées. Les fonctionnaires de l’ONU se font ainsi mener en bateau de manière permanente : ils sont sans cesse suspendus à une autorisation de vol ou de déplacement. Les obstacles administratifs et bureaucratiques sont tels qu’ils réduisent à l’impuissance toute volonté d’aider les populations.
Après ce que vous avez dit, comment peut-on expliquer le désintérêt général pour la question soudanaise?
F.J - L’une des raisons est certainement l’opacité qu’entretient le régime de Khartoum. On a affaire à une véritable chape de plomb. Personne ne sait ce qui se passe car personne n’a accès aux populations les plus menacées. Tout ce que l’on sait c’est qu’il y a des déplacements massifs de population, qu’il y a des déportations forcées et que des centaines de milliers de personnes sont menacées par la famine. La visibilité médiatique est importante pour qu’une prise de conscience s’opère dans l’opinion, mais dans le cas du Soudan, on a vraiment l’impression d’un désintérêt et, surtout, d’une volonté délibérée de cacher la gravité de la situation.
***
Quel rôle pour MSF? Un débat pour l’assemblée générale
Messages, N°60, mai 1993
Par François Jean
Somalie, Irak, Bosnie, Angola... La liste est longue des situations qui soulèvent des questions de fond sur nos possibilités d'action dans un environnement en pleine transformation. Ce n'est certes pas la première fois que nous sommes confrontés à de réelles difficultés : en vingt ans d'intervention sur tous les terrains de crise, nous avons dû surmonter de graves problèmes de sécurité, l'indifférence de la Communauté internationale ou l'intransigeance des belligérants, pour porter secours aux populations menacées avec pour seul passeport notre indépendance et notre impartialité et pour seul garde fou notre lucidité face à la mobilisation de l'aide humanitaire par les acteurs politiques.
Jamais pourtant nous n'avions été à ce point en première ligne et si souvent portés à nous interroger sur notre rôle. La Somalie est passée par là, qui nous a vu recruter des gardes, au risque d'alimenter l'économie de la guerre, puis en appeler à la communauté internationale face à la famine, au risque d'hériter d'une intervention militaire et finalement d’étouffer sous un excès de protection dans un climat de totale confusion. La Somalie est sans doute, avec l'ex-Yougoslavie, l'un des exemples les plus marquants de la difficulté de l'aide humanitaire dans un environnement marqué par la fragmentation des conflits et la multiplication des intervenants.
Depuis la fin de la guerre froide, les crises se sont multipliées et ont changé de nature : les oppositions politiques ou idéologiques ont laissé place à des antagonismes ethniques, religieux ou nationaux et les mouvements de guérilla, privés du soutien des « superpuissances », ont éclaté en une myriade de groupes armés, fonctionnant de manière purement prédatrice. Dans ce fracas identitaire, les valeurs dont nous nous réclamons sont devenues presque inaudibles, les organisations humanitaires sont plus que jamais des cibles et l'accès aux victimes est toujours plus problématique. Que faire? Peut-on se contenter de distribuer des médicaments, au risque de ne plus assurer de présence permanente sur le terrain? Fautil avoir recours à une protection armée, au risque de sacrifier nos principes à un pragmatisme à courte vue? Doit-on faire appel à une intervention internationale, au risque d'accentuer encore la confusion entre l'humanitaire et le militaire? Les Etats, en effet, sont plus que jamais portés à investir le champ humanitaire. Etrange retournement, où les conflits se privatisent et se criminalisent tandis que l'humanitaire s'étatise et se militarise... L'implication croissante des Etats pose le problème de notre positionnement vis à vis des autres acteurs sur une scène humanitaire de plus en plus encombrée. Comment nous articuler et, éventuellement, collaborer avec les Etats et les Nations unies sans perdre notre indépendance et notre latitude d'action? Comment éviter l'amalgame, voire la mise sous tutelle de l'humanitaire par le politique? Qu'attendons nous des Etats et de la communauté internationale?
Le temps n'est plus où, confrontés à une situation dramatique, nous pouvions nous contenter d'en appeler à une réaction internationale : face à un environnement plus complexe, il nous faut aujourd'hui préciser nos attentes. Il nous faut aussi repenser nos grandes orientations, nos possibilités d'action, nos modes d'intervention et nos prises de position. La prochaine Assemblée générale, les 15 et 16 mai, sera l'occasion de cet important débat sur le rôle de Médecins Sans Frontières dans les nouveaux terrains de crise.
***
Face aux crises...
Messages, N°64, oct.-nov.1993
Par François Jean
Le livre de Médecins Sans Frontières, qui fait suite à Populations en danger, s'intitule Face aux crises... Ce second rapport annuel, qui paraîtra à la mi-novembre, s'inscrit dans la continuité du précédent mais, cette fois, autour du thème: la communauté internationale face aux crises.
Notre réflexion reste basée sur l'analyse de situations concrètes et nous nous concentrons, comme l'an dernier, sur les crises qui nous sont apparues comme les plus graves de l'année écoulée. L'objectif reste de rappeler à l'opinion les tragédies oubliées et de proposer une analyse synthétique du contexte des urgences qui marquent l'actualité, en insistant sur leur dimension humaine. Cette année le livre est thématique, et largement consacré aux réactions de la communauté internationale face aux crises.
Cette réflexion n'a rien de théorique : elle renvoie à quelques unes des questions qui se posent en permanence à MSF, au siège comme sur le terrain. Nous sommes en effet confrontés, depuis quelques années, à de profondes évolutions du contexte de nos interventions. Evolution des conflits, bien sûr, caractérisés par l'affaiblissement des Etats, la dissémination de la violence et l'éclatement des mouvements armés. Evolution, surtout, de l'environnement institutionnel, marqué par la multiplication des interventions internationales, l'élargissement du rôle des Nations unies et le débarquement des Etats sur le champ humanitaire. Depuis quelques années, les réponses de la communauté internationale aux situations de crise ont sensiblement évolué : de nouvelles doctrines émergent, de nouveaux instruments sont créés, de nouveaux acteurs apparaissent avec lesquels nous devons composer, sur une scène humanitaire de plus en plus complexe et encombrée.
Engagés dans des crises marquées par des violations massives des Droits de l'homme, des besoins de grande ampleur et des déplacements forcés de population, nous ne sommes certes pas portés à prôner l'abstention. Mais le nouvel interventionnisme soulève quelques questions de fond qui ne peuvent être résolues par un simple étalage de bonnes intentions. Il impose un renouvellement de la réflexion sur le rôle de la communauté internationale dans la gestion des crises et sur la place de l'humanitaire dans ce nouveau dispositif.
Parce que les équipes sont confrontées sur le terrain aux conséquences des initiatives internationales, il est de notre responsabilité de mettre en évidence les problèmes, les paradoxes et les ambiguïtés des opérations en cours. Non pas en donneurs de leçons, dans un esprit de dénigrement systématique, mais en acteurs humanitaires soucieux de proposer une critique constructive et de limiter la confusion entre l'humanitaire et le politique. A l'heure où l'on assiste à une militarisation croissante de l'humanitaire, au nom de la sécurité et de la logistique, il est, en effet, essentiel de faire entendre la voix d'une organisation humanitaire. Il ne s'agit certes pas de se substituer aux politiques en proposant des stratégies de gestion des crises mais de témoigner, à partir des principes humanitaires (solidarité, indépendance, impartialité, respect du droit international humanitaire... ).
De part son thème central, Face aux crises…est construit différemment de Populations en danger. Cette année encore, le livre est composé de deux parties: la première est consacrée aux analyses de situation et la seconde partie est thématique. Mais le découpage géographique de l'an dernier a laissé place à quatre grands chapitres décrivant les interventions de la communauté internationale de l'abstention à l'intention:
- La non-intervention: Soudan, Afghanistan. Depuis plus d'un an, l'actualité, dominée par la Bosnie ou la Somalie, accrédite l'idée d'une intervention internationale sur tous les terrains de crise. Derrière ces interventions hautement médiatisées, de nombreux pays sont la proie de conflits meurtriers et leurs populations sont abandonnées à leur sort dans l'indifférence générale…
- Les interventions régionales: Tadjikistan, Caucase, Libéria. Face aux multiples sollicitations dont les Nations unies sont l'objet depuis quelques années, le Secrétaire général cherche à promouvoir un rôle croissant des organisations régionales dans la gestion des crises. Ces relais régionaux regroupent des Etats plus directement concernés et susceptibles d'intervenir, mais cette implication n'est pas toujours désintéressée…
- Les opérations de rétablissement de la paix: El salvador, Angola, Cambodge. Après avoir longtemps attisé les conflits dits "périphériques", les grandes puissances cherchent à présent à les résoudre en encourageant la recherche de solutions politiques. C'est ainsi que les Nations unies se sont engagées dans des opérations de grande ampleur pour faciliter, en tant qu'arbitre et garant, la transition vers la paix. Mais le principal problème tient à la difficulté de transformer un accord diplomatique en processus politique sur le terrain…
- Les interventions "humanitaires": Bosnie, Somalie. Depuis quelques années, les Nations unies ne se contentent plus d'intervenir avec l'accord des belligérants pour garantir un cessez-le-feu ou superviser l'application d'un accord de paix; elles s'impliquent également dans des crises ouvertes et sont autorisées à faire usage de la force pour protéger les opérations de secours. la mise en œuvre de ces bonnes intentions ne va pas de soi.
Les opérations lancées en 1992 témoignent de la difficulté des interventions "militaro-humanitaires" marquées par l'impuissance en Bosnie où l'aide humanitaire a plus accompagné qu'enrayé le processus de "purification ethnique" et par l'agressivité en Somalie où la démarche humanitaire a été rapidement étouffée par la logique des armes. Ces deux interventions illustrent les contradictions entre la démarche humanitaire et la logique militaire, elles révèlent les paradoxes et les ambiguïtés des réactions de la Communauté internationale. Elles soulignent, enfin, l'urgence d'une réflexion sur les principes à l'heure où l'humanitaire est de plus en plus bafoué par ceux-là mêmes qui prétendent le protéger.
***
Humanitaire et politique: le couple infernal
Croissance, N° 367, janvier 1994
Propos recueillis par Sandrine Tolotti
Mario Bettati est professeur de droit international à l’université de Paris II Panthéon-Assas. Il a notamment écrit, avec Bernard Kouchner, Le devoir d’ingérence, paru en 1987. (Ed. Denoël)
François Jean, est chargé de mission à Médecins Sans Frontières. Il vient de coordonner Face aux crises (Hachette pluriel), un ouvrage sur la confusion grandissante entre humanitaire et politique.
La Chute du mur de Berlin a projeté le droit d’ingérence sur le devant de la scène. Sifflets ou applaudissement?
- Mario Bettati, vous avez contribué à inventer le droit d’ingérence humanitaire, qui fait aujourd’hui l’objet de critiques virulentes. N’êtes-vous pas un peu déçu de votre bébé?
- M.B. : Pas du tout. Lorsqu’on s’en prend au droit d’ingérence, on se trompe de cible. Car on confond à tort ce qui est du ressort de l’humanitaire et ce qui est du ressort du politique. N’ayant plus de doctrine depuis la chute du mur de Berlin, les pouvoirs politiques ont fâcheusement tendance à se réfugier derrière l’humanitaire, qui pallie ainsi trop souvent l’absence de véritable pensée diplomatique. Bien entendu, je le déplore. Mais je continue à me battre pour le droit d’ingérence, parce que ça marche. Les Etats membres des Nations unies y sont de plus en plus favorables et le principe de libre accès aux victimesC’est le terme juridique qui correspond à celui, plus médiatique, de droit d’ingérence. apparaît de plus en plus fréquemment dans les textes des résolutions.
- François Jean, le droit d’ingérence, c’est d’une certaine façon ce que les French doctors demandent depuis vingt ans. Vous venez pourtant de publier un livre très critique sur la question. Que reprochez-vous au droit d’ingérence?
- F.J. : Nous n’avons jamais revendiqué un quelconque droit d’ingérence humanitaire pour la communauté internationale. Depuis vingt ans, nous pratiquons, sur le terrain, un devoir d’assistance. Le droit d’ingérence, c’est une toute autre affaire. Après la chute du mur de Berlin, nous avons connu une période d’euphorie. Le regain d’activité du Conseil de sécurité de l’ONU nous a fait croire qu’on ne pourrait plus assassiner massivement à l’ombre des frontières et qu’un système international de protection des populations en danger se mettait en place… Aujourd’hui, avec le recul, le droit d’ingérence apparaît profondément ambigu et opportuniste. Car il est extrêmement sélectif, et n’est appliqué par les Etats que s’il y a un intérêt politique, ou médiatique, ou une pression de l’opinion.
- M.B. : Que la pratique ne soit pas à la mesure des progrès juridiques, je le regrette. Mais la non-application du droit n’est pas le signe de son inexistence. Cela montre simplement l’imperfection des systèmes de sanctions actuels.
- Etes-vous malgré tout d’accord avec François Jean pour dire que la mise en œuvre du droit d’ingérence est à géométrie variable?
- M.B. : Bien sûr. Mais, une fois encore, l’humanitaire n’y est pour rien. Il faut incriminer ceux qui n’appliquent pas suffisamment le principe de libre accès aux victimes, c’est-à-dire les pouvoirs politiques.
- F.J. : Nous ne critiquons pas l’avancée juridique. Et nous ne pouvons que nous réjouir de voir les Etats membres des Nations unies reconnaître une conception de la société internationale basée non seulement sur les rapports de force mais aussi sur les valeurs, non seulement sur la souveraineté mais aussi sur les Droits de l’homme…
- Vous écrivez quand même que, dans le cas de la Somalie, le militaire étouffe l’humanitaire, pourquoi?
- F.J. : Le droit d’ingérence suppose l’intervention d’Etats qui, par nature, défendent leurs intérêts. L’investissement du champ humanitaire par l’Etat jette donc une ombre sur les principes essentiels qui nous permettent, nous les ONG, depuis toujours de travailler : l’indépendance et l’impartialité. Ensuite, quand il est appliqué, le droit d’ingérence entretient une confusion dangereuse entre l’humanitaire et le politique. En Irak et en Somalie, nous avons ainsi brandi l’étendard humanitaire pour intervenir militairement. Les effets pervers de ce mélange des genres sautent aujourd’hui aux yeux en Somalie, où cela n’abouti qu’à réduire l’espace dévolu à l’humanitaire. Car les Somaliens font systématiquement l’amalgame entre les ONG et l’armée onusienne qui a débarqué en brandissant l’étendard de l’humanitaire. Depuis que les Casques bleus sont devenus véritablement partie prenante au conflit, les ONG sont, de la même manière que les militaires, la cible des partisans du général Aïdid et des autres clans hostiles à l’intervention. Au total, cette évolution représente à nos yeux une extraordinaire régression par rapport à la notion, définie par la Croix-Rouge, d’espace neutre ouvert uniquement aux organisations indépendantes et impartiales. Ce qui ne veut pas dire que les Etats n’ont aucun rôle à jouer, notamment au niveau politique et diplomatique. A eux de faire pression pour que cessent les violations des droits de l’homme, pour que naissent des solutions négociées ; à eux de garantir militairement des accords de paix, comme au Cambodge et au Salvador. La communauté internationale doit d’autre part s’engager financièrement pour permettre des opérations de secours aux populations menacées. Voyez la faiblesse de la réponse apportée à la récente crise au Burundi, qui a fait plus de 600 000 réfugiés et des dizaines de milliers de déplacés ! Mais il faut laisser intervenir, au premier chef, les acteurs humanitaires indépendants et impartiaux que sont les ONG. Parce qu’ils sont mieux outillés pour accéder aux victimes. Alors, avons-nous vraiment besoin d’un droit nouveau? Je n’en suis pas certain, surtout quand je vois en Somalie les forces internationales bafouer ouvertement le droit humanitaire qu’elles sont censées faire respecter, en tirant sur les populations civiles ou sur les locaux d’organisations, l’AICF dans le cas présent. Plutôt que de créer un nouveau droit, profondément ambigu, mieux vaudrait demander aux Etats de respecter le droit existant, celui des Conventions de Genève.Les conventions de Genève, complétées et révisées en 1949, sont relatives au sort des blessés, des malades et des prisonniers de guerre, et réglementent la protection des personnes civiles en temps de guerre. Elles interdisent notamment la prise d’otages, les exécutions sommaires, la torture… Les personnes protégées par ces conventions doivent toujours pouvoir bénéficier de l’activité d’une puissance protectrice (Etat neutre chargé de sauvegarder leurs intérêts) et celle du Comité international de la Croix rouge. Les déportations ou transfert de population sont interdits.
- M.B. : Vous critiquez les interventions militaires à but humanitaire. Mais qui nourrit Sarajevo? C’est le HCR. Toutes les ONG font un travail magnifique, mais sans commune mesure avec celui des agences des Nations unies. Qui enlève les ordures ménagères? Ce sont les Casques bleus. Est-ce du ressort de l’action militaire?
Oseriez-vous le leur reprocher? Il ne s’agit pas de dénigrer l’action des ONG, mais pourquoi chercher querelle aux gouvernements qui interviennent dans le domaine humanitaire? Il y a malheureusement de la place pour tout le monde.
Quant aux Conventions de Genève, je les enseigne et je les soutiens. De là à en faire la panacée… Car que contiennent les conventions de Genève? Elles ne défendent pas le droit à la vie, elles réglementent la façon de tuer. Elles n’interdisent pas les coups et blessures, elles codifient la manière de traiter les blessés. Elles constituent un minimum exigible, pas davantage.
Enfin, vous vous indignez que les Casques bleus aient tiré sur le siège de l’AICF à Mogadiscio. C’est en effet inadmissible. Mais gardons le sens des réalités. Entre le moment où les troupes alliées ont débarqué en Normandie en juin 1944 et le moment où elles sont arrivées à Berlin en mai 1945, quelques obus ne seraient-ils pas tombés sur des églises, des hôpitaux, des ambulances, ou des écoles?
- François Jean, pourquoi défendez-vous des conventions aussi immorales?
- F.J. : Je suis perplexe. Mario Bettati dépense beaucoup d’énergie pour faire avancer le droit, mais il prend vraiment avec beaucoup de légèreté les Conventions de Genève. Aussi imparfaites soient-elles, ces règles minimales doivent être respectées, en particulier par une armée des Nations unies qui intervient pour des raisons soi-disant humanitaires.
- M.B. : Nous sommes parfaitement d’accord. A condition de préciser que ce problème est limité à Mogadiscio-sud. Alors, ne jugeons pas sur ce seul exemple l’ensemble de l’intervention onusienne en Somalie ! Dans le secteur français, où notre contingent a obtenu le désarmement des milices par une négociation, tout s’est très bien passé.
- F.J. : En effet, le problème est limité à la capitale somalienne. Mais cet exemple me paraît emblématique. Car ce type de dérapages est inhérent à toute opération militaire définie uniquement sur le mode humanitaire. Nous sommes confrontés, en Somalie, à un vide politique. Il n’y a pas eu de désarmement des factions, et à aucun moment, des initiatives n’ont été prises pour renouer les fils du dialogue, pour essayer d’engager un processus de réconciliation nationale. Or, si nous voulons que la gestion des crises reste possible, que l’intervention humanitaire ne soit pas définitivement condamnée, il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé à Mogadiscio.
- Mario Bettati, vous convenez que l’amalgame entre l’humanitaire et le militaro-politique est dangereux. Que faire pour l’éviter?
- M.B. : La solution passe par les medias, mais les medias sont victimes de la dictature de l’audimat. Pour faire face à la volatilité de l’opinion, les medias et les humanitaires finissent par pervertir le message. On gonfle les chiffres des victimes. On pratique l’inflation verbale. Il ne faut plus dire « massacre », mais « génocide ». On fait de l’humanitaire-spectacle. C’est un piège dans lequel nous sommes tous enfermés. L’humanitaire est devenu un produit de consommation. « Ils nous ont émus, alors on paie »…Nous sommes tous individuellement responsables.
- Est-ce vraiment l’origine de l’amalgame entre le domaine militaro-politique et l’humanitaire?
- M.B. : Oui, parce que le pouvoir politique est tenté de récupérer à son profit une partie du succès d’estime de l’humanitaire. Vous savez, je ne fais pas l’éloge du pouvoir politique, mais de l’humanitaire d’Etat lorsqu’il me paraît plus efficace que l’humanitaire privé. Aucune ONG ne peut mobiliser des Transall. On prétend souvent que, sans l’humanitaire d’Etat, une intervention militaire occidentale aurait déjà eu lieu en Bosnie. Voire que l’humanitaire est responsable de la poursuite de la guerre. Autrement dit, l’ouverture des parapluies déclenche l’orage… Si ça continue, on critiquera bientôt l’humanitaire comme on a critiqué jadis la charité, sur le thème : la charité n’est pas la justice.
- F.J. : En effet, l’humanitaire est devenu un produit de consommation comme un autre, une idée à la mode que tout le monde s’approprie. C’est précisément pourquoi il faut s’efforcer de mieux définir le champ humanitaire. Faute de quoi, il est condamné à devenir une sorte d’auberge espagnole permettant aux pouvoirs, qui ont beaucoup plus de mal à définir une politique étrangère, de se décharger de leurs responsabilités.
- Sur le fond, il est possible d’introduire l’éthique dans les relations internationales?
- F.J. : Je ne me positionnerai pas sur le fond. Mais notre rôle à nous, acteurs humanitaires, est de solliciter, de stimuler les politiques. Et de faire avancer nos idées pour que soient prises en compte par les Etats d’autres dimensions que celle du simple rapport de forces. Mais nous ne nous faisons aucune illusion. La politique a ses règles, et nous nous considérons avant tout comme des rebelles, des mouches du coche. Nous ne croyons pas aux lendemains humanitaires qui chantent.
- M.B. : Je crois que l’éthique modifie toujours la diplomatie et le droit international. Mais elle travaille en temps géologique, très lentement. L’adoption de la Déclaration universelle des Droits de l’homme le 10 décembre 1948 à Paris n’a pas déclenché un mouvement de démocratisation de la planète le 11 décembre. Les pactes qui l’ont mise en œuvre ont été adoptés en 1966, ils sont entrés en vigueur en 1976 et le mur de Berlin est tombé en 1989. Je crois que l’humanitaire, à terme, changera le droit international. Il complètera notamment les Conventions de Genève, qui font reposer l’intervention humanitaire sur le consentement de l’Etat. Et le fait que les Nations unies rabâchent à longueur de résolutions le principe de libre accès aux victimes permettra au besoin de se dispenser de l’agrément de l’Etat.
- Bon an mal an, une sorte de conscience planétaire émerge?
- M.B. : Aux Nations unies, il y a dix ans, personne ne parlait d’humanitaire, ni à l’Assemblée générale, ni à la cafétéria… Aujourd’hui, on ne discute que de ça. Le succès que connaît l’éthique des organisations humanitaires a fait prendre conscience que la communauté internationale peut faire valoir un minimum d’exigences et que certaines choses sont intolérables. Mais il ne faut pas, sous prétexte d’envoyer des ambulances, oublier de poser les vrais problèmes politiques en Bosnie, ou bâcler l’analyse de la situation à Mogadiscio-sud. L ’acquis demeure: plus un Etat, aujourd’hui, n’est contre le principe du libre accès pour les convois d’ambulance. A ne pas confondre avec le libre accès pour les divisions blindées, j’en conviens. Une soixantaine de résolutions au Conseil de sécurité reprennent ce principe.
- F.J. : Il y a certainement depuis quelques années l’émergence d’une conscience mondiale, fondée sur une nouvelle appréhension des problèmes de la planète et un consensus sur l’inacceptable. Mais il n’y a jamais eu autant d’atrocités commises que depuis la vogue du droit humanitaire. Car il y a une contradiction entre les avancées réelles au niveau des institutions internationales, d’une part, et l’affaiblissement de l’Etat-nation d’autre part. Certes, on signe de plus en plus de résolutions, mais elles ne peuvent guère avoir d’effets sur le terrain, où les cadres juridiques implosent, où les mouvements armés se fragmentent. Pour faire respecter le droit, encore faut-il des interlocuteurs responsables, auxquels on peut rappeler les engagements pris. Or, on en trouve de moins en moins.
- M.B. : Je ne nie pas le réalité des faits sur le terrain. Mais cela ne condamne en rien les efforts d’élaboration normative et juridique. Dans les années qui ont suivi l’adoption de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, on a assisté à l’essor du stalinisme et du maoïsme, de toutes les dictatures du tiers-monde. Ne fallait-il donc pas adopter la Déclaration des Droits de l’homme?
- F.J. : J’ai le sentiment que les ONG ont toujours transgressé le droit, sans pour autant le négliger puisqu’il permet de rappeler à certains interlocuteurs leurs obligations. Mais nous sommes démunis face aux bandes armées. En même temps que l’Etat oppresseur, on voit disparaître l’Etat régulateur.
- M.B. : C’est essentiel. Longtemps, nous avons cru que la menace principale contre les Droits de l’homme était l’excès d’Etat. Mais une autre menace nous guette : le manque d’Etat.
***
L’humanitaire galvaudé?
Cinquante ans déja... Et alors L’ ONU? Sous la direction de N. Andersson, Panoramiques, n°15, 3ième trimestre
1994, p 123-129
Propos recueillis par Nils Andersson
NA : Deux résolutions du Conseil de sécurité : la résolution 688 adoptée le 5 avril 1991, permettant aux équipes humanitaires d’entrer en Irak pour secourir les populations Kurdes, et la résolution 794, adoptée le 3 décembre 1992, demandant que soient mis en place “tous les moyens nécessaires”, y compris militaires, pour permettre de mener les opérations de secours en Somalie, introduisent une notion nouvelle, celle du droit d’ingérence humanitaire. Si le devoir d’aide humanitaire ne se conteste pas, que faut-il penser du droit d’ingérence humanitaire?
FJ : Personnellement, je ne suis pas sûr que ces deux résolutions témoignent de l'émergence d'un "droit d'ingérence humanitaire" car ce droit-là me paraît bien opportuniste et prisonnier des circonstances. Il est clair, en revanche, que ces deux résolutions marquent une rupture à deux niveaux. Tout d'abord, elles élargissent le système de sécurité collective aux crises internes, alors qu'il ne s'appliquait jusque là qu'aux conflits internationaux, et elles ouvrent la voie à une intervention selon les paramètres du chapitre VII de la Charte des Nations unies qui autorise l'usage de la force en cas de menaces pour la paix et la sécurité internationales. Pour la première fois, en effet, une relation est établie entre des évènements se passant à l'intérieur des frontières d'un Etat, en l'occurrence des violations massives des droits de l'Homme, et la paix et la sécurité internationales. La résolution 688 sur l’Irak, établit ce lien au nom de la menace de mouvements de réfugiés sur des frontières internationales et la résolution 794 sur la Somalie qualifie la tragédie somalienne elle- même de menace pour la paix et la sécurité.
Ensuite, et c'est la seconde caractéristique majeure de ces résolutions, il est frappant de constater que, dans les deux cas, des préoccupations humanitaires sont mises en avant pour justifier une intervention internationale face à un régime répressif ou à un Etat effondré : la résolution 688 insiste pour que les organisations humanitaires aient un accès immédiat aux victimes de la répression et la résolution 794 autorise les forces internationales à employer tous les moyens nécessaires pour instaurer des conditions de sécurité pour les opérations de secours humanitaires. En Irak comme en Somalie, l'humanitaire est l'argument clé de l'intervention. Cette constatation m'inspire deux remarques, l'une plutôt optimiste, l'autre empreinte de scepticisme.
L'émergence de l'humanitaire comme justification et comme objectif de l'intervention de la communauté internationale renvoie, me semble-t-il à de profondes évolutions du contexte international. L'effondrement du totalitarisme a marqué le triomphe de la démocratie libérale, seul système politique où l'homme existe comme fin en soi. La "révolution des droits de l'Homme", à la fin des années 80, reflète l'émergence d'une nouvelle conscience mondiale fondée sur une nouvelle appréhension des problèmes de la planète et un nouveau consensus sur l'inacceptable. La souveraineté nationale reste la norme mais elle est parfois remise en cause par de nouvelles aspirations qui placent la dignité humaine au centre de la politique internationale. Cette conception de l'ordre international, fondé sur des valeurs plus que sur des rapports de forces et sur des peuples plus que sur des Etats, tend à se renforcer malgré les réticences des milieux diplomatiques.
Pour autant, et c'est là ma seconde remarque, il ne faudrait pas en conclure que l'ingérence serait devenue la règle et qu'il ne serait plus possible d'assassiner massivement à l'ombre des frontières. Sous l'idée - accréditée par la notion de communauté internationale - d'une humanité réconciliée avec elle-même autour de valeurs humanistes, les Etats continuent d'agir en fonction de leurs intérêts et défendent pied à pied leur souveraineté. Il serait faux en théorie et imprudent en pratique d'imaginer que les résolutions 688 et 794 constitueraient l'ébauche d'un nouveau dispositif permettant de protéger les populations dans leur propre pays. Faux en théorie parce que l'intervention des Etats ne découle pas d'un mouvement de solidarité universelle ; elle procède du sens de leurs intérêts particuliers. Imprudent en pratique car toute intervention internationale suppose, pour être crédible, une volonté politique improbable, hors circonstances exceptionnelles. En 1991, en Irak, il fallut un sentiment de responsabilité occidentale et le débordement de tout un peuple sur les écrans de télévision et les frontières des pays voisins pour provoquer une réaction internationale. Il fallut, surtout, un intérêt bien compris des pays occidentaux : plus qu'un engagement spontané, l'intervention internationale fut un service après-vente rendu in extremis pour préserver l'image de la "juste guerre" et éviter un nouveau problème de réfugiés en incitant les Kurdes en détresse à rentrer chez eux en leur offrant une protection - ô combien temporaire - dans le nord de l'Irak.
De même, dans l'ex-Yougoslavie, l'intervention "humanitaire" a surtout servi d'alibi pour cacher la démission occidentale face à l'agression et donner l'illusion d'un engagement international... Les politiques ont toujours eu la tentation de se draper dans la toge de la morale pour masquer leurs intérêts - ou leur indifférence - dans une mise en scène permanente de leurs bonnes intentions. Les discours sur l'ingérence qui fleurissent - ou plutôt ont fleuri car on n'en parle plus guère depuis quelques mois... - ne sont que les habits neufs de cette vieille tentation. Pour conclure sur ce point, nous ne pouvons que nous réjouir de l'exigence de solidarité qui se fait jour dans nos sociétés mais ne rêvons pas - les émotions télévisées sont bien souvent passagères - et ne nous méprenons pas : ce fameux droit d'ingérence restera opportuniste et sélectif, en fonction de l'intérêt politique, de la visibilité médiatique et de la pression de l'opinion.
NA : Si l’on se réfère à une interview de Rony Brauman, président de Médecins sans frontières, il y a, dans l’arsenal juridique international, des dispositions concernant la protection des personnes civiles dans les situations de guerre et celles-ci, ratifiées par des Etats, ont pour ces Etats, au contraire des résolutions ad hoc, une valeur contraignante; en conséquence, l’un des effets de ces résolutions est d’affaiblir le droit humanitaire au lieu de le renforcer.
FJ : C'est bien évidement une question de fond, à l'heure où l'idée se répand que la communauté internationale serait dorénavant décidée à ne plus tolérer des violations massives des droits de l'Homme. De quels instruments disposons-nous? Essentiellement de la Charte des Nations unies et des Conventions de Genève. Le moins que l'on puisse dire est que la Charte des Nations unies, est peu adaptée aux enjeux actuels : elle ne fait référence qu’à des conflits internationaux et à des guerres d'agressions menées par des armées conventionnelles. Elle n'évoque pas les crises internes et les guerres civiles qui représentent l'essentiel des conflits d'aujourd'hui. Mais on observe, dans les faits, des évolutions qui se traduisent notamment par l'érosion du principe de souveraineté dont nous parlions tout à l'heure et qui permettent, dans certaines circonstances, l'intervention des Nations unies dans des crises internes. Par ailleurs, il y a les Conventions de Genève et les protocoles additionnels de 1977 qui traitent des conflits non-internationaux. Faut-il créer de nouveaux instruments juridiques? Personnellement, je ne le pense pas. Les Conventions de Genève me semblent tout à fait adaptées aux crises actuelles et répondent totalement aux préoccupations qui sont les nôtres en matière de protection des civils et des non-combattants et de respect des intervenants humanitaires. Le problème, c’est que ces Conventions ne sont, trop souvent, pas appliquées, bien que les Etats signataires se soient engagés à "respecter et à faire respecter" les principes essentiels du droit international humanitaire. L'enjeu, à mon avis, n'est donc pas de créer de nouveaux instruments juridiques mais de renforcer le droit existant en le faisant respecter, conformément aux engagements pris par les Etats signataires.
Ce n’est malheureusement pas ce qui se passe et on a l’impression que le droit de Genève est de plus en plus ignoré par ceux-là mêmes qui sont censés le faire respecter. Malheureusement, un droit laissé en friche est un droit qui tombe peu à peu en désuétude. Toutes les résolutions qui sont votées aujourd'hui ne contribuent pas à le renforcer, elles apparaissent plutôt comme des gestes de circonstance, visant à donner l’impression d’une réactivité et d’un engagement. Montesquieu disait que "les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires" et ce point de vue est, malheureusement, tout à fait adapté à la situation actuelle. La Bosnie offre une bonne illustration d'une crise où les principes essentiels du droit humanitaire sont quotidiennement piétinés malgré le déluge de résolutions votées par le Conseil de Sécurité. Tout au long de la guerre en Bosnie, les pays occidentaux n'ont jamais pris la moindre initiative pour mettre un terme aux massacres, aux déportations et à l'internement des civils dans des camps. Ils sont restés passifs jusqu'à ce qu'un tollé général, provoqué en août 1992 par la découverte des camps, les contraigne à réagir mais les résolutions à répétition n'ont eu aucun effet et la création tardive, en mai 1993, du premier tribunal international pour les crimes de guerre depuis Nuremberg ne change rien à l'affaire : rien n'est fait pour mettre un terme aux exactions et l'absence de moyens laisse penser qu'il s'agit d'une mesure largement cosmétique.
Non seulement les résolutions ad hoc, qui autorisent une intervention internationale pour porter secours aux victimes ne renforcent pas les instruments existants mais elles sont parfois lourdes de conséquences pour le respect du droit humanitaire. En Bosnie et en Somalie, par exemple, les forces internationales, non contentes de ne pas faire respecter les Conventions de Genève, les ignorent ouvertement. Dans les deux cas, en effet, les résolutions du Conseil de Sécurité restent muettes sur la protection des victimes et se limitent à la protection des convois et des équipes de secours. Bien plus, le comportement des Casques bleus entre souvent en contradiction avec les principes essentiels du droit humanitaire. En Bosnie, par exemple, les Nations unies ont négocié des échanges de prisonniers, alors que les Conventions de Genève affirment le principe de la libération unilatérale et inconditionnelle. En conséquence, le CICR a été réduit à l'impuissance puisqu'il se trouvait toujours un intervenant "humanitaire" pour faire une offre plus avantageuse... La situation est encore plus grave en Somalie où les forces internationales piétinent ouvertement les Conventions de Genève. Les Casques bleus de l'ONUSOM semblent être au-dessus des lois : ils bénéficient d'une impunité complète et semblent ne mettre aucune limite à l'emploi de la force. C'est ainsi qu'ils n'ont pas hésité à s'attaquer à des hôpitaux ou à des locaux d'organisations humanitaires, en violation flagrante des dispositions des Conventions de Genève. De même, une utilisation immodérée de la force a fait des centaines de victimes civiles depuis le début de l'intervention alors que le droit humanitaire insiste sur la protection des populations civiles dans les situations de conflit.
NA : Il serait intéressant de commenter les effets positifs ou pervers qui peuvent apparaître dans les pays et pour les populations concernées selon que le droit d’ingérence humanitaire est affirmé à l’exemple de l’Irak, de la Somalie ou de l’ex-Yougoslavie, ou a contraire que les Nations unies et la Communauté internationale restent peu ou prou silencieuses comme en Birmanie, au Soudan ou en Géorgie?
FJ : Vous soulevez là deux problèmes fondamentaux : celui de la non-intervention et celui des effets de l'intervention lorsque la communauté internationale décide de s'impliquer dans des conflits internes. La décision de ne pas intervenir renvoie à la question de la sélectivité dont nous parlions tout à l'heure. De ce point de vue, l'arbre ne doit pas cacher la forêt : l'Irak et la Somalie restent des exceptions et de nombreuses crises, marquées par des exactions massives, ne provoquent aucune réaction. Les tragédies du Soudan, de la Birmanie ou l'Afghanistan, par exemple, ne suscitent qu'indifférence de la part de la communauté internationale. Nous cherchons, pour notre part, à éviter, dans la mesure du possible, que ces tragédies oubliées sombrent dans l'oubli, malheureusement sans beaucoup de succès. Pendant un an et demi, par exemple, nous avons vainement essayé d’attirer l’attention de la communauté internationale sur le drame qui se déroulait en Somalie. Il fallut attendre l'été 1992 pour que les pays occidentaux s'intéressent enfin à ce pays déchiré qui, entre-temps, avait basculé dans une terrible famine. Il est clair que, face à des tragédies de cette ampleur, l'implication de la communauté internationale est indispensable pour répondre aux besoins des populations menacées.
Pour autant, cela ne veut pas dire que nous souhaitons une intervention militaire car ce type d'intervention pose d'énormes problèmes. Le premier problème touche à la difficulté d'intervenir dans des crises internes, d'autant plus que les Nations unies sont encore mal préparées à ce type d'intervention. Comme vous le savez, les Nations unies ne sont intervenues, tout au long de la Guerre froide, que dans le cadre de ce que l'on appelle le maintien de la paix dont les principes essentiels sont l'accord des parties au conflit et le non-usage de la force. Il y a aujourd’hui nécessité de sortir de ces paramètres, qui étaient tout à fait adaptés au jeu à somme nulle de la guerre froide, mais qui ne correspondent plus aux exigences des interventions dans des guerres civiles. Ces interventions ne vont pas de soi et soulèvent de multiples questions. Tout d'abord, on peut se demander dans quelle mesure des outsiders peuvent apporter des solutions dans des conflits internes, dès lors que les belligérants ne sont pas prêts à rechercher une issue négociée. Mais, au delà de cette question de fond, ces interventions posent deux types de problèmes.
Le premier problème touche aux capacités d'intervention des Nations unies dans les conflits internes. Une intervention sans l’accord des parties dans une crise ouverte est évidement d'une toute autre nature qu'un déploiement de Casques bleus entre des belligérants ayant accepté de suspendre les hostilités. A l'heure où les interventions dans le cadre du chapitre VII tendent à se multiplier, les Nations unies doivent s'adapter à de nouvelles règles du jeu. Les opérations lancées récemment en Bosnie et en Somalie montrent, en effet, de graves déficiences en termes de définition des mandats, de règles d'engagement, de chaîne de commandement et de coordination entre les différents contingents.
Au-delà de ces aspects militaires, il est clair également qu'il est essentiel d'améliorer la coordination entre les différentes composantes du système des Nations unies. Cette question, qui n'est malheureusement pas nouvelle dans une organisation composée d'un grand nombre d'agences spécialisées jouissant d'une très large autonomie et fonctionnant souvent comme de véritables baronnies, se pose de façon particulièrement aiguë dans les opérations de plus en plus larges et complexes qui sont lancées aujourd'hui. De même, les agences des Nations unies doivent renforcer leurs capacités opérationnelles pour pouvoir intervenir plus efficacement dans les situations d'urgence. A l'heure où l'urgence semble être devenu le nouveau mot d'ordre, les agences des Nations unies doivent s'adapter à des contextes souvent marqués par l'absence d'interlocuteurs étatiques, une insécurité extrême et des évolutions chaotiques. Les crises actuelles représentent un véritable défi pour l'organisation internationale qui doit gagner en souplesse et en capacité d'adaptation pour répondre aux besoins des populations dans les situations de crise.
Le second problème touche à la difficile articulation entre la démarche humanitaire et la logique militaire dans des opérations qui associent maintien de la paix et secours d'urgence. La Somalie jette une lumière particulièrement crue sur les effets pervers que peuvent avoir de telles interventions. Alors que l'objectif initial était d'instaurer des conditions de sécurité pour les opérations de secours humanitaires, l'intervention internationale a, au contraire, exacerbé les tensions et accru l'insécurité pour les intervenants humanitaires. En s'enfermant dans une logique de guerre, les Casques bleus sont devenus l'un des protagonistes du conflit et ont jeté une ombre sur les principes de neutralité et d'impartialité qui sont essentiels pour établir un climat de confiance avec les belligérants et préserver l'accès aux victimes. L'escalade militaire à Mogadiscio est lourde de conséquences pour la poursuite des opérations de secours : les organisations humanitaires, associées dans l'esprit des populations locales avec une force militaire qualifiée d'humanitaire sont victimes de l'amalgame et voient leurs possibilités d'action se réduire considérablement. La Somalie n'est malheureusement pas la seule situation où la confusion entre humanitaire et politique a eu pour conséquence de réduire l'espace humanitaire. Cette question est au centre de nos préoccupations et souligne l'urgence d'une réflexion sur les principes à l'heure où le champ humanitaire est de plus en plus investi par de nouveaux acteurs.
NA: Dans les cas de non intervention des Nations Unies et de la communauté internationale est-ce que votre capacité d’aide s’en trouve handicapée et, au contraire, quand il y a intervention humanitaire de la communauté internationale, vos moyens s’en trouvent-ils multipliés?
FJ : Malgré les problèmes et les effets pervers dont je parlais à l'instant, nous avons besoin de la communauté internationale et des Nations unies. Non pas pour nous protéger, car les effets de cette protection sont le plus souvent ambigus, voire contre-productifs, mais pour répondre aux besoins des populations. Il est clair, en effet, que des organisations comme Médecins Sans Frontières n’ont pas la capacité de faire face, à elles seules, à des crises de très grande ampleur. Dans des situations comme celle de la Somalie, l’an dernier, ou du Soudan, depuis plusieurs années, les besoins sont tels qu'ils supposent des moyens bien supérieurs à ceux des ONG. Si on prend le cas de la Somalie, nous avons tenté d’apporter une réponse aux problèmes alimentaires, qui se posaient déjà de façon aiguë dès le début de l'année 1992, en mettant en place des centres de nutrition. Mais monter de tels centres n'a pas de sens s’il n’y a pas, en parallèle, une distribution générale de nourriture et nous n'avions pas la capacité de lancer une opération de cette ampleur. Heureusement, le CICR a pu mettre en oeuvre une énorme opération d'aide alimentaire mais, malgré tous ses efforts, il n'a pu répondre à l'ensemble des besoins compte tenu du climat d'insécurité. En l'absence des Nations unies, les quelques organisations présentes en Somalie au début de l'année 1992 ont dû tenter de faire face en lançant des programmes d'assistance disproportionnés au regard de leurs moyens. Il est clair que l'implication des agences des Nations unies était, à ce moment, vitale : elles seules avaient les moyens d'enrayer la course à l'abîme et leur absence a eu de graves conséquences pour les populations, comme l'a d'ailleurs souligné, à l'époque, le représentant du secrétaire général, Mohamed Sahnoun.
Le problème est là : il ne touche pas à nos programmes, que nous avons toujours les moyens de mettre en oeuvre, mais, dans des crises aiguës, ces programmes n'ont de sens que s'ils s'inscrivent dans des opérations de secours de grande ampleur qui ne peuvent être menées, compte tenu de l’importance des besoins, que par le système des Nations unies. Il est clair qu'il y a une réelle complémentarité entre les ONG et les agences des Nations unies. Le problème de la Somalie est que cette complémentarité n'a pas pu jouer avant l'automne 1992, alors qu'il était déjà trop tard et que la société avait, depuis six mois, basculé dans la famine. Mais, fort heureusement, cette situation n'est pas la règle et, dans beaucoup de cas, les efforts conjugués des organisations humanitaires et des agences des Nations unies permettent d'éviter des catastrophes.
En règle générale, nous avons de bonnes relations avec les agences des Nations unies, que ce soit avec le Haut commissariat aux réfugiés avec lequel nous avons des relations privilégiées, l’Unicef ou le PAM. Bien entendu, ces relations varient en fonction de la person-nalité des responsables de terrain et des capacités opérationnelles des différentes agences.
NA : Là où interviennent les ONG, celles ci doivent connaître le terrain, les gens, les mentalités, les habitudes, les traditions, les coutumes, etc. Dans les pays où l’ONU a usé du droit d’ingérence humanitaire, est-ce que ses intervenants veillent toujours suffisamment à ne pas “blesser l’amour-propre des populations” assistées ou aidées?
FJ : Certaines grosses opérations ont parfois tendance à se déployer comme d'énormes machines qui écrasent tout sur leur passage. Là encore, la Somalie fournit un exemple caricatural du peu de respect qu'ont certains intervenants pour les sociétés dans lesquelles ils sont amenés à travailler. Certaines déclarations, au début de l'intervention projetaient l'image d'un pays en forme de terrain vague parcouru de voyous drogués et sanguinaires. Je ne nie pas que la société somalienne avait été profondément déstructurée par la guerre et la famine et que la violence y avait atteint des niveaux rarement égalés mais de là à en faire une description aussi caricaturale... Cette profonde ignorance de la société somalienne et cette totale incompréhension des mécanismes de la crise sont sans doute pour beaucoup dans les dérapages ultérieurs, comme s'il suffisait de mater une bande de délinquants pour apporter une solution à un bouleversement de cette ampleur...
Il ne faut pas généraliser, mais il faut bien avouer que les personnels, civils ou militaires, des opérations internationales ne sont pas toujours respectueux des populations et des traditions locales, comme en témoigne le comportement de certains contingents de Casques bleus au Cambodge. En ce qui nous concerne, nous sommes très sensibles à cette question, pour deux raisons. La première touche à "ce qui nous fait courir", à cet engagement humanitaire qui est essentiellement lié au souci de l'autre et au respect de la dignité humaine. Il est pour nous inconcevable de considérer les victimes auxquelles nous portons assistance comme de simples tubes digestifs ; nous avons affaire à des hommes avec lesquels nous voulons travailler, échanger et que nous essayons d'aider, dans des périodes de crise aiguë, à rétablir leurs possibilités de choix, sans les considérer comme de simples assistés ni prétendre formuler à leur place un projet de société. La seconde tient à la nécessité de comprendre pour agir : nous n'intervenons pas dans les nuages de la philanthropie mais dans des sociétés complexes qui ont une histoire et sont parcourues de rapports de forces et d'antagonismes. Dans ces situations de crise, où l'aide humanitaire est, le plus souvent, un enjeu et une ressource pour les belligérants, il est fondamental, si l'on veut pouvoir aider les victimes, de bien comprendre les mécanismes de la crise et les stratégies des acteurs afin d'éviter que l'aide ne soit détournée de ces objectifs.
Cela étant, je ne crois pas que les ONG aient le monopole de ce sentiment de solidarité et de cette compréhension des sociétés. Beaucoup de responsables des Nations unies partagent cette même attention pour les sociétés dans lesquelles ils évoluent. Le problème est que la lourdeur des procédures, le poids de la bureaucratie et la polarisation sur des interlocuteurs étatiques les coupent parfois des réalités de terrain. De même, le recrutement hâtif, surtout dans le cas de grosses opérations, de personnel mal formé et plus sensible à l'importance de son "per diem" qu'au sort des populations qu'il est censé aider conduit souvent à des comportements d'indifférence et de mépris.
NA : Il est toujours possible d’intervenir là où l’ONU n’intervient pas directement, mais là où les situations sont particulièrement graves, l’intervention de l’ONU devient nécessaire et indispensable. On rejoint ici ce que l’on peut dire sur l’ensemble de la machine onusienne : il y a tout à critiquer, et pourtant elle reste indispensable. Pour cela se pose la question non pas de la passer par pertes et profits, mais de percevoir et d’envisager ce qui peut améliorer son rôle et sa fonction. Dans le préambule de la Charte, il est inscrit: “Nous les peuples”, dans les faits les peuples apparaissent peu présents. Pensez-vous que les ONG soient, ou puissent être un des moyens d’expression de “Nous les peuples”, puissent être une force morale dans la machine onusienne là où la diplomatie et le cynisme des politiques d’Etat dominent?
FJ : Je pense, en effet, que les ONG sont en quelque sorte le reflet de l’autonomie et des initiatives des sociétés ; elles sont également porteuses d'une exigence de solidarité qui se fait jour dans beaucoup de sociétés et l'expriment par-delà les frontières en réunissant, autour de projets communs, des individus ou des groupes issus de cultures et d'horizons différents. On a beaucoup parlé du phénomène de globalisation qui est à l’œuvre dans les sphères de l’économie, de la finance, de l’information. Ce phénomène est également perceptible dans le domaine des relations internationales et se caractérise par l'apparition de nouveaux acteurs et la constitution de nouveaux réseaux qui jouent un rôle de plus en plus important, parallèlement aux circuits inter-étatiques traditionnels. Le rôle croissant des ONG est l'un des meilleurs exemples des évolutions en cours et témoigne de l'érosion progressive de l'Etat-nation, qui fut longtemps considéré comme le seul acteur de la vie internationale. Lors de la création des Nations unies, dans l'immédiat après-guerre, l’Etat-nation était le pivot de la vie internationale et la centralité de l'Etat fut réaffirmée -et presque déifiée - à l'époque de la décolonisation, ce qui était tout à fait compréhensible dans un contexte marqué par l'apparition de nouveaux Etats avides de reconnaissance et cherchant à s'affirmer sur la scène internationale. Mais depuis, l'environnement international s'est profondément transformé et les Nations unies restent largement prisonnières des schémas traditionnels. Elles doivent aujourd'hui évoluer et s'adapter à une nouvelle réalité qui n’est plus basée sur les seules relations inter-étatiques.
Les responsables des Nations unies, en effet, ont trop souvent tendance à ne traiter qu'avec des interlocuteurs étatiques et à faire preuve de complaisance à l'égard des régimes en place, en partant du principe qu'ils n'ont pas à s'opposer aux Etats membres. Il est temps que les Nations unies évoluent, tiennent compte des nouvelles aspirations de l'opinion et s'articulent avec les nouveaux acteurs qui apparaissent sur la scène internationale. L'ONU est une organisation indispensable : c'est un forum de discussion irremplaçable, c'est, à l'heure où les interventions internationales se multiplient sur les terrains de crises, une instance de gestion des crises et de légitimation des interventions internationales. De même, dans le domaine de l'assistance, les Nations unies ont un rôle essentiel à jouer car elles disposent de moyens financiers, opérationnels... très importants. Il n'est donc pas question de mettre en doute l'utilité des Nations unies. Il n'en reste pas moins qu'il est essentiel qu'elles s'adaptent aux évolutions en cours, qu'elles se débarrassent de leurs rigidités et qu'elles soient plus à l'écoute des sociétés. De ce point de vue, je crois que les ONG se doivent de les stimuler et de les aiguillonner dans le sens d'une plus grande ouverture. De même, il est de notre responsabilité de les engager à une réflexion sur les principes, à l'heure où l'humanitaire est de plus en plus galvaudé par de nouveaux acteurs qui se piquent d'intervenir sur les terrains de crise.
***
Après le show de l'été…
Messages, N°73, octobre1994
par François Jean
RWANDA Dans les camps de réfugiés zaïrois et tanzaniens, milices et militaires profitent de l’aide humanitaire pour se réorganiser. Quand détournements et exactions sont le quotidien…
Le moment est, semble-t-il, venu de reprendre position sur le Rwanda. Ce n'est bien sûr pas une surprise tant la problématique de cette crise nous est depuis longtemps familière. En avril/mai, déjà, la dynamique des mouvements de population et l'organisation des camps en Tanzanie soulevaient des problèmes de fond. En mai/juin, également, la question de la collaboration avec les responsables du génocide était au centre de nos préoccupations. L'exode massif du mois de juillet n'a fait que renforcer l'acuité de ces problèmes en leur donnant une dimension sans précédent et en les étendant à Goma et Bukavu.
Nos équipes dans les camps sont confrontées à un dilemme : pour pouvoir travailler, elles doivent traiter avec les anciennes autorités rwandaises qui encadrent les populations, au risque de reconnaître, de cautionner et de renforcer les instigateurs du génocide. Ce paradoxe ténébreux - et ô combien traditionnel !- de l'action humanitaire, qui conduit à engraisser les bourreaux pour nourrir les victimes, n'est certes pas spécifique de la crise rwandaise... Il prend toutefois, dans ce cas précis, une dimension particulière, du fait du génocide.
Les camps de réfugiés sont utilisés par les anciennes autorités comme base économique, comme faire-valoir politique, voire comme réservoir de recrues, dans la perspective d'une reconquête du pouvoir au Rwanda. Là encore, cette instrumentalisation des camps, selon le schéma classique du "sanctuaire humanitaire" n'est ni nouvelle ni spécifique. Elle prend, toutefois, une ampleur inédite dans le cas du Rwanda, par l'importance de l'exode, son caractère organisé et, surtout, le génocide qui l'a précédé.
Ces questions se posent aujourd'hui à nous avec insistance et les derniers développements nous interdisent de les évacuer plus longtemps.
Loin de s'améliorer, nos possibilités d'intervention dans les camps sont de plus en plus limitées, du moins si nous tenons à préserver certains principes d'action. L'accès aux populations, sans le truchement des anciennes autorités qui utilisent l'aide humanitaire pour renforcer leur emprise sur les réfugiés, est de plus en plus problématique. Toute tentative en ce sens se traduit, à Goma comme auparavant à Benako, par des tensions voire des menaces à l'encontre des équipes.
Par ailleurs, au delà de l'assistance, les problèmes de protection sont de plus en plus aigus et toujours non résolus. Malgré la présence internationale, les exactions et les assassinats restent monnaie courante.
Les informations, faisant état d'une réorganisation des F.A.R et du lancement prochain d'actions de reconquête ou de déstabilisation à l'intérieur du Rwanda, se multiplient. Il est certes difficile de faire la part des rumeurs et des réalités; il n'en reste pas moins qu'il s'agit là, probablement, d'une tendance lourde qui risque de se concrétiser dans les prochaines semaines.
Le HCR vient de prendre publiquement position sur les problèmes de sécurité à l'intérieur du Rwanda. Cette démarche volontariste va bien au-delà de l'arrêt de l'encouragement au rapatriement (position que nous ne pourrions qu'appuyer dans les circonstances actuelles) et met unilatéralement en cause les nouvelles autorités. Elle passe sous silence les exactions qui se produisent dans les camps où le rôle de protection du HCR est quotidiennement bafoué, posant ainsi des problèmes de fond. Outre les questions qu'elle soulève sur la neutralité du HCR, cette prise de position publique noie la spécificité du génocide dans une vision indifférenciée des "violences inter-ethniques" et des massacres réciproques.
Pouvons-nous, dans un tel contexte, rester silencieux? Cela ne semble pas possible. Pour des raisons qui tiennent à la fois à la nécessité de retrouver un minimum de possibilités d'action dans les camps et aux responsabilités particulières qui nous incombent alors que les responsables d'un génocide sont toujours actifs et prêts à prendre leur revanche.
S'il est, à ce stade, prématuré d'évoquer les modalités d'une éventuelle prise de position, les objectifs de celle-ci peuvent être définis à grands traits :
1) Recréer, dans les camps, un espace minimal qui puisse nous permettre d'intervenir efficacement (en plus du problème moral posé par la coopération forcée avec les responsables du génocide, l'intervention des "leaders" dans la mise en oeuvre de l'aide se traduit par la marginalisation de certains groupes qui sont, de fait, exclus des circuits d'assistance).
2) Assurer une réelle protection des réfugiés (à cet égard, l'expérience de Benako montre que, malgré tous nos efforts, nous n'avons toujours pas obtenu de résultats significatifs sur ce point). Il est de notre responsabilité de stimuler le HCR et de le pousser à assumer concrètement et effectivement son mandat de protection.
3) Eviter, autant que possible, ou, en tout cas, tenter de minimiser l'instrumentalisation de l'aide. Il est, sans doute illusoire, de penser arriver à un total contrôle de l'assistance aux réfugiés dans cette "foire aux ONG" qu'est devenu Goma. Mais nous devons au moins essayer d'en limiter les effets pervers en nous efforçant de faire en sorte que l'aide, censée parvenir aux victimes, ne soit pas mobilisée par les responsables du génocide. Ceux-ci cherchent à renforcer leur emprise sur ceux qu'ils ont entraînés dans l'exode pour financer leur reconquète du pouvoir en Tanzanie.
4) Lutter contre la banalisation du génocide, sans, pour autant faire preuve de complaisance à l'égard du F.P.R.
***
The role of NGOS in conflict situations and in the peace process
The case of a humanitarian organisation
Colloque organisé par International Peace Academy
and United Nation University, Tokyo, janvier 1995.
par François Jean
A. NGOs in conflict situations
In the past few years, NGOs and particularly humanitarian organisations have been active in most conflict areas. This strong presence is the result of a long process. Schematically, three periods can be distinguished in the history of NGOs' involvement in conflict situations.
Until the beginning of the 70s, the International Committee of the Red Cross (ICRC) was virtually the only organisation that operated in war situations. The ICRC's interventions were based, amongst other principles, on the consent of the national authorities and on the practice of working on all sides of a conflict at all times. This reference to a clearly defined set of principles has certainly allowed the ICRC to minimise the dangers and possible perverse effects of humanitarian interventions. However, it also restricts their ability to mount rapid operations in situations where the warring parties are unwilling to conform to the ICRC's principles.
In the early 70s, a new type of NGO, notably the so-called "French Doctors" began operating in conflict situations. The very creation of Médecins Sans Frontières (MSF) in the aftermath of the Biafra war was a clear divergence from some of the ICRC's principles. MSF endeavours to secure the consent of national authorities for its operations, but in the event of refusal is ready to intervene illegally as was the case in Afghanistan, Erythrea, El Salvador, Iranian Kurdistan in the 80s or, more recently, in Iraqi Kurdistan just before the huge exodus of April 1991. Not being mired in sovereignty principle, MSF and some other organisations have put into practice their "duty to intervene" wherever there are populations in danger. In the meantime, this new type of NGO has a slightly different conception of neutrality than the ICRC. We generally try to intervene on both sides of the conflict, but if there is too many obstacles and if there are urgent needs in the civilian population we are ready to begin a relief operation on one side. Our conception of "operational neutrality" means that we never take sides nor support one party or the other. However, in the event of massive human rights violations, we feel that it is our duty to talk about and, in the most serious cases, denounce the crimes against defenceless people, even at the cost of antagonising the party responsible.
Despite this departure from a strict conception of neutrality, our ability to gain access to victims is based on the strong respect of the principles of independence and impartiality. It is also based on long experience of conflict situations and on the professionalism and dedication of the volunteers in the field. In general, private humanitarian organisations are now major actors in present-day political crises. They are very well adapted to internal conflict situations. Their flexibility and capacity to react quickly make them special players in these changing and volatile situations and precious partners for the international organisations also present in the same field. In short, over the past twenty years, the ICRC and a handful of NGOs working in a different manner but on a complementary basis, have been able to define progressively a small and often precarious "humanitarian space".
Over the past few years, this fragile "humanitarian space" seems to have been under more and more stress. There is certainly no easy answer to this evolution which is a central concern to humanitarian actors and this is not the place to elaborate too much on such a vast and difficult question. However, I would like to list very briefly some factors of change in the political and institutional environment of humanitarian intervention :
- Firstly, the fragmentation of political forces and armed movements : even if there has not been a radical change in the nature of so-called "low intensity conflicts" since the end of the Cold War, these internal conflicts are more often than not notable for the weakening or total collapse of state apparatus. In the meantime, "traditional" guerrillas, which are usually willing to offer minimal protection to humanitarian actors because of the international respectability and legitimacy it conferres on them, are breaking up. In many situations, armed movements split into rival factions and loose control of their troops, leading to the formation of clusters of rebels or armed gangs.
- Secondly, the diminishing of external support : deprived of their former Cold War backers, both government and guerrilla forces are increasingly left to fend for themselves and are forced to fight over the scant resources available. Many wars today are financed by trafficking, racketeering and looting civilian populations and relief assistance. The risks for humanitarian organisations are all the greater because relief assistance is more often than not the sole external resource still injected into conflicts situations. Consequently, humanitarian aid may easily become part of the process of violence and a factor in perpetuating conflicts. In this context, humanitarian organisations have a special responsibility to make sure that the assistance intended for the civilian population is not used by the warring parties for their own objectives. That is why serious evaluation of the needs and strict control of the distribution are very important rules for any actor bringing resources into a war situation.
This vigilance to avoid relief aid becoming a resource for the warring parties is all the more important as it is ever more frequently channelled within the country itself and distributed at the heart of war zones. All throughout the Cold War in the 70's and 80's most assistance was in fact distributed at the periphery of war-torn countries, mainly in refugee camps. Guerrilla movements found political legitimacy in the camps through their hold over the refugee populations, as well as an economic base in the aid poured into the camps and a recruitment pool of potential fighters. This phenomenon of "humanitarian sanctuary" was and still is a key factor in perpetuating conflicts. So it was that in 1979, the aid that was essential for the survival of the Cambodians forced into exile by the Khmer Rouge actually enabled this totalitarian movement to get back on its feet. Likewise, in the summer of 1994, international aid provided for the Rwandan refugees who had been forced to flee into Tanzania and Zaire out of fear of the RPF and of propaganda spread by the local authorities, is being used by the former Rwandese authorities who carried out the genocide to reinforce their control over the refugee population and to prepare to re-conquer Rwanda.
However, international assistance is now injected more and more into the very heart of war zones inside war-torn countries. This "internalization" of assistance is a sharp break with previous aid delivery system and is the result of two main factors :
- The first is the new UN readiness to work in open crisis situations. The UN has resigned itself to work in protracted crises. The new international approach to relief assistance in internal war has become what can be called "negotiated access". This involves reaching agreement with warring parties on modalities to move and deliver assistance within an ongoing conflict. The first example of this approach was UN's Operation Lifeline Sudan in 1989. Variants have emerged in places such as Angola (1990), Ethiopia (1990), Iraqi Kurdistan (1991), Bosnia (1992)...
- The second factor is a trend towards internalisation of refugee assistance. When it comes to refugees, the "preventive" policies that are so much talked about today are, in fact mainly reactive and defensive : instead of trying to solve the problem at its source, they look for a way to just plug up the leaking dam. The example of Iraq is a particular illustration of the international community's concern to avoid any new refugee problem, even at the cost of protecting the repatriated Kurds in their own country, however temporarily. Wearing a humanitarian disguise, Operation Provide Comfort was essentially aimed at persuading the Kurds to withdraw from the Turkish border and return home where they were offered temporary protection and humanitarian aid within Iraq itself. The international reaction to the plight of the Kurds is certainly the most clear-cut example of a new "containment" policy based on the triptych of repatriation, "security zones" and humanitarian aid. From Iraq to the former Yugoslavia, as well as in Sri Lanka, this new policy seems to be becoming the norm while "security zones" are more and more replacing "humanitarian sanctuaries".
This internalisation of humanitarian assistance means that there is an ever increasing number of actors involved inside war-torn countries in so-called "complex humanitarian emergencies". Apart from the ICRC and "traditional" front-line humanitarian organisations, the last few years have witnessed the new involvement of an increasing number of United nations' bodies, States, armed forces - be they national, multinational or international - and of a new generation of NGOs often acting with little experience and very few rules or principles in complex war situations. This evolution was particularly visible in places like northern Iraq, Somalia or Rwanda. This is indeed a very significant change.
But one should not misunderstand the global landscape : this new type of operation involving numerous actors inside war-torn countries is the exception not the norm. In most conflict situations, only a handful of humanitarian organisations are involved amid general indifference. To take only a few recent examples, this was the case in Somalia where the ICRC, SCF and MSF were the only international presence from January 1991 to July 1992; this was the case in Afghanistan where the ICRC and MSF were the only organisations to maintain a permanent presence in Kabul during three years of heavy fighting beginning in the summer of 1992; this was the case in Chechnya where, once again the ICRC and MSF were the only humanitarian presence all along the conflict. This last case and the absence of reaction of the so-called "international community" during the genocide in Rwanda last year are telling examples of a trend towards non-intervention which seems to have taken shape over the last two years.
But even if international interventions in conflict situations remain - and may become more and more - exceptional, I will now concentrate on them to describe the role of NGOs in the peace process and their interactions with peace support operations.
B. NGOs in the peace process
Concerned for the civilian populations trapped by the fighting, humanitarian organisations are clearly anxious about the peace process.
Yet they have in theory no role to play in settling conflicts. Humanitarian aid does not try to settle armed conflicts but stops at trying to dress wounds. It seeks to help and protect populations in danger without taking part in the conflict and leaves the search for negotiated settlements up to the political actors. This distance from political issues and this neutrality towards the fighting sides are essential for preserving in all circumstances their chances of gaining access to the victims.
Although humanitarian organisations do not in theory get involved in seeking political solutions, they do in fact play a fairly significant role in the peace process. First of all in a preventive, way by trying to limit the consequences of the violence that makes societies fall over the edge into war and destruction. Secondly by playing an important role in the rehabilitation and reconstruction activities that go along with the peace process.
Prevention
The possible preventive role of NGOs is linked to their early presence in the field. It is in effect clear that the early involvement of humanitarian organisations is an important element in stabilising violent situations. The presence of international players can have a dissuasive effect on the local powers, can broaden the possibilities of expression by the civilian population and, finally, could enhance the keeping open a minimum of dialogue between the warring parties. Moreover by supplying humanitarian relief a minimum of normality can be maintained and perhaps curtail the spiral of violence at an early stage, before it spins entire societies into chaos. In this regard, the total absence of United Nations’ organisations in Mogadishu in 1991 and the first half of 1992 and in Kabul since January last year have probably been partially to blame for the clear-cut deterioration in the situation in these two capitals that are by now on their knees from war.
Humanitarian organisations also often play a basic role of information and motivation for the international community. Their knowledge of the situation and their closeness to the people enable them to give early warning on the possible outbreak of crises and to incite the international community to act quickly to staunch the further deterioration of a situation. Early warning is often a fundamental element in managing crises because an international operation has all the more chance of making an impact by its being mounted before the crisis becomes uncontrollable.
This information does not, however, in itself generate interest and incite the international community to react. There are too many examples of acute crises — e.g. Somalia, Liberia, Sudan, Rwanda, Afghanistan and Tajikistan — demonstrating that despite all their efforts, humanitarian organisations in the field have not succeeded in breaking through international indifference, at least at an early stage of the conflict. Early warning systems, no matter how sophisticated they may be, are not in themselves enough to provoke a reaction. The mechanics are nothing if there is no political will behind them.
The so called "international community" and especially the governments that go to make it up only mobilise if there is a political interest, high media-profile or a strong public pressure. From this point of view, the NGOs have, through their close relationships with the societies they come from, a fairly important potential for mobilising public opinion. But this is not always enough, and preventive policies that are being so widely discussed today are in fact mainly reactive and more often than not too late in coming.
Relief and rehabilitation
Above and beyond their preventive role, humanitarian organizations often play a not negligible part in the peace process. Here too, the presence of humanitarian organizations can have an important influence in considering the needs and expectations of the civilian populations. They can also have an influence on the restoration of a climate of confidence between the warring parties, especially through the negotiations on the question of distributing aid and the problem of gaining access to victims. Supplying aid and supporting rehabilitation and reconstruction projects are important factors in the difficult period of transition and normalization that follows a crisis.
Beyond the signing and the implementing of a peace agreement, the end of a crisis in many situations entails rebuilding infrastructures, kick-starting the economy and, more generally, improving the economic and social situation of the populations that have been sorely tried and now await the dividends of peace with impatience. Gaza is an example of the disillusion that can quickly seep in when the people’s living conditions do not make a rapid improvement. And consolidating the peace can become a very fragile process. The NGOs are certainly not in a position to finance big economic recovery programmes but their adaptability and their ability to intervene at the local level allows them to play a non-negligible role in the process. For example, the success of repatriation programmes depends in large part on the economic and social projects that can be started to facilitate the reintegration of refugees and displaced people into their home regions. Likewise, demobilization and disarmament programmes have little chance of success if they are not accompanied by measures aiming to facilitate their reintegration in the civilian society. Humanitarian organizations can play an important role in many areas by the fact that they are close to the people and are settled into even the remotest areas. And this role can be complementary to that played by the international organizations and the peace-keeping forces.
Coordination
But this coordination with other political and military players in the peace process is not a foregone conclusion. The fast increase in peacekeeping operations over the past few years has created new challenges for the humanitarian organizations working in crisis areas. They must now think in greater detail about their role in the peace process. Most of all they must have a profound re-think about the co-operation with other international actors that are now proliferating in crisis areas. Such reflection is all the more necessary for the fact that, apart from the dramatic increase in the number of United Nations interventions, there is a considerable broadening of the field of these operations.
Since the end of the cold war, peacekeeping is not anymore only deployment of international observers or interposition of neutral forces between the warring parties, provided they had agreed to suspend hostilities in the first place. UN operations have grown considerably in scope : they now cover a whole range of activities from mine clearing to organizing elections, demobilizing and disarming combatants, training police forces, repatriating refugees, defending human rights, providing relief assistance or rebuilding shattered economies.
Some of these new missions are precisely on the traditional scope of NGOs. Consequently, they should strengthen their coordination with UN bodies. Beyond their traditional co-operation with humanitarian organizations like UNICEF, the World Food Program or UNHCR with whom they have established, in general, a good working relationship over decades, they should try to find the right association with the new UN multifunctional peacekeeping operations. In theory, the collaboration pose few problems, provided the peacekeeping operation is based on an agreement between the parties concerned. But there is a need for wariness of future uncertainties because these operations can go wrong, as was the case in Angola in 1992 for example. If civil war flares up again, it is important that the relief organizations are not overtly associated with one side or another and that they can continue to enjoy relative neutrality. In such operations, there must be certain limits with regard to humanitarian and political coordination. A too close association could rapidly reduce humanitarian assistance to a tactical bargaining chip and humanitarian organization could easily become hostages to the political game. Aid to the victims is not negotiable, it is a moral obligation quite independent of any political process. Co-operation between relief agencies must be effective, but it is not desirable for collusion to arise between the humanitarian and political players.
Military logic versus humanitarian rationale
This prudent approach with regard to the collaboration between NGOs and UN forces is particularly important in the case of the new "military cum humanitarian" interventions. Apart from the rapid increase in the number of interventions and in the diversity of UN missions, some recent international operations signal a radical break with the traditional conception of peacekeeping. The UN operations undertaken in northern Iraq, in Bosnia and in Somalia heralded the appearance of a new type of intervention that uses military means to protect relief operations. On first sight, this evolution should be cause for rejoicing. But the implementation of good intentions is not as evident as all that and the increasing militarization of the humanitarian efforts in the name of security and logistics is seriously prejudicial to humanitarian action. International intervention in Bosnia has shown that in deploying troops almost none of the problems encountered by humanitarian organizations in conflict situations has been solved. Quite to the contrary, it can create additional problems, as we see in the case of Somalia. While the aims of the Somali operation were "to establish a secure environment for the humanitarian relief operation", the international forces added to insecurity and reduced the humanitarian space in the Somali capital. By entering into the conflict, the UN troops have weakened the position of humanitarian organizations which were quickly associated in the mind of the Somali people with a military force. As a result, the possibilities for action by NGOs and UN relief programmes have been greatly reduced.
The Somali example throws a particularly harsh light on the contradictions between peace enforcement which supposes clearly defined political objectives and humanitarian assistance which demands strict impartiality. Humanitarian organisations can be no other than opposed to interventions that combine the military logic and humanitarian rationale under the same emblem. Such amalgamation throw doubt on the independence and impartiality of humanitarian actors. Yet it is just these two principles that enable humanitarian organizations to gain access to the most threatened populations. That is why we strongly feel that there should be as clear a distinction as possible between political and military action on the one hand and humanitarian aid on the other.
But in formulating this remark, we only hope that we could help to improve the coordination between NGOs and the United Nations in future operations. We are not opposed to international interventions. On the contrary, we are quite concerned by the relative retreat of the United Nations since the Somali operation. After a period of rapid expansion of peacekeeping operations, the tragedy of Rwanda is a very worrying illustration of the new reluctance to intervene in today's crisis. The simple fact that it was possible in 1994 to commit genocide amid widespread indifference raise grave questions on the very meaning of "international community". Fifty years after the creation of the United Nations, this community might reasonably be expected to at least protect its members when they find themselves the target of radical extermination attempts. In the face of bloody conflicts, massive human rights violations and large scale destitution, the United Nations and its member states just cannot abandon threatened populations to their fate.
In conclusion, NGOs could play an important role in the peace process. Their co-operation with international organisations and governments should be fostered on a complementary basis but should avoid any confusion between political and humanitarian rationale.
***
Realpolitik contre droits de l’homme
Messages, N°79, juin 1995
par François Jean
TCHÉTCHÉNIE Déclaré persona non grata par les militaires russes, MSF a dû quitter le Sud de la Tchétchénie. Les opérations de nettoyage et de « normalisation » du pays se poursuivent aujourd’hui sans témoin.
Six mois après le début du conflit, la guerre se poursuit en Tchétchénie avec son cortège de dévastations : la plupart des villes sont en ruines, les tombes fraîchement creusées se comptent par milliers, les personnes déplacées par centaines de milliers...
La destruction de Grozny, qui comptait 400 000 habitants, est une tragique illustration des méthodes employées pour liquider les "bandes mafieuses".
Depuis l'échec sanglant des premières offensives russes sur la capitale, qui se soldèrent par un véritable carnage pour les jeunes recrues transformées en chair à canon, les autorités militaires se contentent d'anéantir les foyers de résistance sous un véritable déluge de feu puis d'occuper les ruines et de les "normaliser" par les méthodes éprouvées de l'arbitraire policier. A cet égard, Grozny évoque moins Beyrouth, Mogadiscio ou Sarajevo que Hargeisa, en Somalie, rageusement rasée par Siyad Barré en 1988 ou Hama, en Syrie, méthodiquement bombardée en février 1982 avant d'être livrée aux forces de répression.
Une sale guerre faite d’exactions et de massacres
C'est ainsi que toutes les grandes villes de Tchétchénie ont été soumises à des bombardements massifs et indiscriminés qui ont causé de très lourdes pertes dans la population civile. Cette situation est d'autant plus inacceptable que les civils ne sont pas seulement les principales victimes du conflit, ils sont devenus des otages et un objet de chantage pour obtenir la reddition des combattants. Menacés de bombardements aveugles, nombre de villages ont ainsi tenté de se préserver en se soumettant aux autorités russes. Mais les engagements pris ne sont pas toujours respectés comme en témoigne la tragédie de Samashki où, après avoir obtenu le départ des combattants, deux cent civils sans défense furent massacrés le 7 avril dernier.
Au-delà des bombardements et des opérations militaires qui s'intensifient dans les montagnes du sud encore aux mains des indépendantistes, la guerre continue jusque dans les villes contrôlées par les forces russes. Une sale guerre, faite d'embuscades et de représailles, d'arrestations et de disparitions, de tortures et d'exécutions arbitraires...
Les forces russes se transforment en armée d’occupation
Après six mois de bombardements et d'exactions à grande échelle, les forces russes se transforment peu à peu en armée d'occupation et les organisations humanitaires sont plus que jamais indésirables. C'est ainsi que, le 2 juin, Médecins Sans Frontières a été contraint de quitter le Sud de la Tchétchénie.
Avec le départ de la seule organisation humanitaire encore présente dans les zones non-contrôlées, les populations civiles sont abandonnées sans témoins face au rouleau compresseur russe.
Au-delà de l'arrêt dramatique de toute possibilité d'aide médicale dans le Sud, il n'est pas sûr que ce départ forcé se traduise par une aggravation du sort des populations sur le plan de la protection, tant il est vrai que, depuis le début du conflit, les principes essentiels des Conventions de Genève sont systématiquement violés, en toute impunité. Pour "rétablir l'ordre constitutionnel", le Kremlin a eu recours à des méthodes brutales et arbitraires faisant peu de cas de la légalité et du respect de la vie humaine. Pour "nettoyer les bandes armées", il n'a pas hésité à bombarder ses propres concitoyens et à recruter des mercenaires qui sèment la terreur parmi la population civile. Que cette population relève des "affaires intérieures" de la Russie ne change rien au problème mais les pays occidentaux, dans le cas de la Tchétchénie, sont malheureusement portés à troquer le discours des droits de l'Homme pour les délices retrouvés de la realpolitik.
***
The problems of medical relief in Chechen war zones
Central Asian Survey,1996
par François Jean
Médecins Sans Frontières has been working in the North Caucasus for almost two years. We first intervened in Ingushetia to bring assistance to Ingush refugees from the Prigorodny district in North Ossetia.
In the summer of 1994, we extended our activities to Chechnya from our base in Nazran. Our programme focused on helping the medical authorities in their efforts to cope with the cholera epidemic in the eastern part of the republic. We also delivered medical supplies to hospitals where there was an acute shortage of drugs, due partly to the embargo imposed on Chechnya by the Russian authorities.
From September 1994, the increasing tension and medical shortages in Chechyna led us to progressively increase our intervention in response to the ever-growing needs.
In early December, the "open phase of the crisis" began and the war broke out. Confronted with the dramatic and ever-growing human consequences of the conflict, we considerably expanded our presence and assistance.
From December until the end of February, we concentrated on assisting the overcrowded hospitals around Grozny and south of the capital. We also reinforced our team in Nazran and opened activities in Khassavyourt to bring assistance to the huge numbers of refugees pouring into Ingushetia and Daghestan.
From early March, while continuing our assistance to refugees and displaced people, we tried to help re-establish a minimal medical service in Grozny. This involved the re-opening and re-supplying of the hospital and polyclinics devastated by fighting and heavy shelling.
During this same period, we installed permanent medical and surgical missions in the southern part of the country. This permanent presence in the regions which were not yet under the control of the Russian forces was all the more important for the fact that the civilian population was the most at risk in these areas threatened by military offensives and bombardments or air raids. Over these three months, we did our best to bring assistance to people in need (particularly displaced persons) and to treat the increasing number of wounded in this region which was most affected by fighting and shelling.
In mid-February, we installed a medical mission in Kurtchaloi and, at the end of March, another team settled in Chatoi where it worked until an ultimatum from the Russian military authorities forced it to evacuate along with the wounded people under treatment on June 2, 1995. In the meantime, another surgical team was installed in Vedeno at the beginning of February. In early April, the increasing number of fighters present in the town convinced the team to hand over to a Chechen medical team and to move to Marketi where it re-established medical and surgical services for the civilian population.
Despite all our efforts, it must be said that we largely failed to answer all the needs. The reasons for our shortcomings were numerous :
- the extent of the needs
- the few NGO's present in Chechnya
- the total absence of United Nations agencies
- the lack of diplomatic support by the so called "'international community"
- the obstacles set by the Russian military authorities hindering relief assistance in Chechnya, particularly in war zones.
- and, last but not least, the sheer brutality of this war mainly aimed at civilians with little respect for relief convoys or medical installations.
The last two points I shall now discuss in more detail.
Firstly, the problem of gaining access to the victims was very acute in the case of Chechnya. From the end of February, no authorisation was given for relief convoys to enter conflict zones. Furthermore, cars were frequently stopped at checkpoints.
Despite these repeated obstacles, we managed to overcome part of the problem by multiplying our supply trips using cars loaded with medicine. In a context of frequent firing on roads, this strategy, undertaken at great personal risk by our teams, allowed us to maintain a minimal stock in our hospitals in the south. Although it was an imperfect answer for the problem of medical supply, it was not a solution for general relief - food, shelter - which was most needed in March and early April at a time when the southern part of the country was being flooded with displaced people fleeing the heavy bombing in Grozny, Argun, Gudermes and Shali…
At the end of April, the situation improved, partly because many of the displaced people moved northward to try to re-establish themselves in their place of origin or to seek refuge in Ingushetia and Daghestan and partly because the military authorities were more accommodating in light of the celebrations of 9th May in Moscow. But only days after the end of the celebrations, we faced renewed and increasing pressure and obstacles from military authorities.
These obstacles were twofold. Firstly, continuous administrative difficulties. Throughout our intervention, we had been suspected of contravening a multiplicity of rules and regulations, sometimes contradictory, on issues such as customs, visas, registration. Such difficulties reflect both the complexity of Russian red tape and the political reticence to allow independent NGOs to intervene in Chechnya. In any event, it greatly reduced our ability to react rapidly and with flexibility to the needs of the population.
Secondly, deliberate attempts by the Russian forces to forbid any kind of assistance for the regions of Chechnya which were not under their control. We had, on many occasions, the strong impression that some military authorities were not willing to make a distinction between civilians and fighters. I myself remember a conversation with a high-ranking general - a true dialogue of the deaf - when our focus on assistance to the civilian population was met systematically with accusations of help to the fighters.
Not withstanding the difficulties encountered by humanitarian organisations, I must highlight the dramatic human consequences of the war.
After the bloody failure of their first attempts to enter Grozny, the Russian military authorities adopted a very brutal strategy at a considerable cost to the civilian population. For several weeks, Grozny was subjected to heavy artillery and aviation bombing until the Russian forces were able to occupy the ruins.
The gravity of this strategy should not be under-estimated. There have been a great number of comparisons in the media between Chechnya and Afghanistan or between Grozny and Beyrouth or Sarajevo; but if I were to give my personal opinion on the issue I would say that the tragedy of Grozny reminds me of the fate of Hargeisa, razed to the ground by Siyad Barre in 1988, or Hama submitted to heavy bombardment in February 1982 and then subjected to bloody repression by Syrian security forces. In these three situations national authorities deliberately destroyed large cities on their territory and exposed their own citizens to indiscriminate shelling. The paradox, in the case of Grozny, is that the Russian population was the main victim of the bombings at a time when most of Chechen families were able to find refuge with relatives outside the capital.
Once Grozny had been reduced to rubble, other towns such as Argun, Shali and Gudermes were also partly destroyed by indiscriminate shelling without any consideration for the fate of the civilian population.
This kind of strategy is unacceptable. Indiscriminate and disproportionate attacks on civilian locations - including schools, hospitals - is a flagrant violation of international humanitarian law and the Geneva Conventions.
The civilian population was not only the main victim of this war, it was also, in a way, made hostage and submitted to heavy reprisals and collective punishment. In the event of an act of resistance, the whole village risked being shelled and destroyed.
One consequence of this type of war can now be clearly seen in Chechnya in the overwhelming number of new tombs found in every village or town cemetery. Furthermore, hospitals which were overburdened during the worst periods of shelling also witnessed the direct consequences of this type of war. To take only one example, in Chatoi from May 16th to May 25th, our team performed 50 surgical interventions on war wounded people under general anaesthesia. Of these 50 cases, 33 were major operations and most of the wounded were civilians. I should add at this point that during the worst periods, at the end of May, we had to operate in the cellar of a private house, the hospital itself being insufficiently safe in a context of indiscriminate air bombing.
Apart from indiscriminate shelling and disproportionate attacks on civilian locations, we heard of numerous cases of exactions, executions, looting and abuses in the period following the fighting. We were also aware of widespread detentions in "filtration points" and prisons with clear violations of human rights including beating, torture and mistreatment. In general, it seems that looting and racketeering continued for a long period in many places in Chechnya.
However, human rights organisations are better placed to broach these subjects than we are. Our duty is to concentrate on treating the victims and we have neither the time nor the mandate to undertake systematic enquiries on individual cases of human rights violations. Nevertheless, the work of human rights organisations should be given strong support at this stage. The killing still continues under a different guise. War gives way to a cruel cycle of ambush and reprisals. It is therefore more important than ever to call for the respect of human rights.
For our part, we have been trying, since December 1994, to focus the attention of public opinion and democratic countries on the flagrant violations of international humanitarian law in the conflict.
Unfortunately, we have met with very little success. There have been some protests but these have lacked in strength. The European Union postponed, for a while, the signing of an interim agreement ; but the climate of the G7 summit in Halifax showed that the general indifference to the fate of the Chechens could easily turn to concession and even connivance with the Russian leaders.
Not to denounce the utter contempt for civilian lives shown by Russian leadership is most worrying. The excuse of the Chechen crisis being an internal matter doesn't alter the problem at all. All States and particularly democratic countries, have an obligation "to respect and to ensure respect" for the Geneva Conventions.
The last year was, for humanitarian organisations, the year of disillusion. After Rwanda, where a genocide was allowed to happen live on TV screens without any reaction from the so called "international community", Chechnya now highlights the gap between knowledge and conscience and the fact that the worst may happen in a climate of total impunity.
***
Expulsion : le prix du témoignage
Messages, N°83, janvier 1996
par François Jean
RWANDA Après plus de deux ans de présence, la section française de MSF a été expulsée du pays avec trente-huit autres associations humanitaires. Cette décision, qui ne s'est assortie d'aucune explication convaincante de la part du gouvernement rwandais, est inacceptable car les besoins médicaux restent énormes et les violations des droits de l'Homme persistent.
Après avoir publiquement dénoncé le génocide au printemps 1994 et avoir refusé toute collaboration avec ses instigateurs en prenant la décision de quitter les camps de réfugiés rwandais à l'automne 1994, MSF est aujourd'hui indésirable pour les autorités du pays. Tout en fondant sa légitimité sur la lutte contre le génocide, le gouvernement rwandais, loin de s'engager sur la voie de la justice, commet des violations graves des droits de l'Homme à l'encontre de la population.
L'expulsion de MSF est un signe supplémentaire de la dérive d'un régime de plus en plus enfermé dans une logique de répression, qui cherche à réduire au silence les organisations témoignant du sort des populations. La notification de notre expulsion ne nous est parvenue que par voie de presse. Aucune lettre officielle ne nous a été adressée pour nous informer des raisons de cette mesure et de ses modalités pratiques.
En quelques jours nos équipes médicales ont été expulsées des dispensaires et hôpitaux dans lesquels elles travaillaient.
Après quinze jours d'efforts pour rétablir le dialogue, nos démarches répétées auprès du ministère de la Réhabilitation pour obtenir des éclaircissements n'ont pas été couronnées de succès.
La seule justification de notre expulsion et de celle de trente-sept autres ONG figure dans un communiqué du ministère de la Réhabilitation indiquant que les organisations visées par cette mesure n'étaient pas en règle sur le plan administratif ou n'étaient pas suffisamment efficaces.
Cette explication est loin d'être convaincante: la section française de MSF était normalement enregistrée et, avant notre expulsion, les autorités sanitaires rwandaises n'avaient jamais mis en cause la qualité de notre travail médical.
Au contraire, MSF apportait, en étroite coopération avec le ministère de la Santé, une contribution substantielle à la remise en marche et au fonctionnement des hôpitaux et des centres de santé dans neuf préfectures du pays .
Avant cette expulsion, quatre-vingt-huit volontaires des différentes sections de MSF travaillaient, en collaboration avec un millier de professionnels rwandais, dans six hôpitaux et cinquante-deux centres de santé et permettaient à des centaines de milliers de Rwandais d'avoir accès aux soins dans un pays dévasté.
L'expulsion de la section française et l'interdiction de travailler des équipes nationales de MSF sont lourdes de conséquences pour la population: l'hôpital de Kibuyé s'est rapidement vidé d'une grande partie de ses malades, deux centres de santé de Gikongoro sont menacés de fermeture et l'accès aux soins des populations risque dans beaucoup d'endroit, d'être gravement hypothéqué par la décision prise par les autorités politiques du pays.
Par delà ses conséquences sanitaires et sociales, cette expulsion souligne l'intolérance croissante des autorités rwandaises à l'égard des organisations humanitaires indépendantes et témoignant du sort des populations. La véritable raison de notre expulsion tient à notre présence auprès des victimes et à notre témoignage sur les graves exactions qui affectent les populations avec lesquelles nous travaillons.
Si les violations des droits de l'homme perpétrées par les autorités ne doivent pas gommer la singularité du génocide qui les a précédées, celui-ci ne peut en aucun cas justifier les exactions qui se produisent actuellement. C'est pour avoir dénoncé de telles violations que Médecins Sans Frontières est aujourd'hui expulsé du Rwanda. Les principales victimes d'une telle mesure sont malheureusement les centaines de milliers de Rwandais qui bénéficiaient de notre assistance médicale, de notre présence, et de notre action de témoignage.
Les prises de position MSF
Entre avril et juin 1994, MSF est aux côtés du CICR, la seule ONG présente à Kigali. Confronté aux limites de son action, MSF dénonce publiquement le génocide, la passivité de la communauté internationale et la responsabilité particulière de la France. Après l'exode massif des réfugiés et la période d'urgence, MSF décide de d'interrompre ses activités en Tanzanie et au Zaïre pour ne pas cautionner les responsables du génocide qui contrôlent les camps de réfugiés et cherchent à instrumentaliser l'aide humanitaire.
Cette volonté de faire entendre la voix des populations est restée, l'année passée, une dimension essentielle de notre action. En avril 1995, nos équipes, responsables du secteur hospitalier du camp de déplacés de Kibeho, protestent contre le massacre, perpétré sous leurs yeux, de plusieurs milliers de civils sans que les casques bleus de la MINUAR ne prennent la moindre initiative. De même, en juin 1995, nos rapports médicaux sur les conditions inhumaines de détention des prisonniers à Gitarama où, en l'espace de neuf mois, un prisonnier sur huit est décédé (soit 902 morts), ont illustré à nouveau notre volonté à faire connaître les situations inacceptables dont nous avons été témoins.
***
La politique du mensonge
Messages, N°85 avril-mai, 1996
par François Jean
Le 11 décembre 1994, les forces de la Fédération de Russie intervenaient en Tchétchénie pour "rétablir l'ordre constitutionnel". Deux jours auparavant, un oukase présidentiel les invitait à "utiliser tous les moyens pour garantir la sécurité de l'Etat, le respect de la loi, les droits et les libertés des citoyens, l'ordre public (...)". Seize mois plus tard, le bilan est accablant : les principales villes ont été rasées, la plupart des villages bombardés, d'innombrables maisons saccagées ou pillées. Des dizaines de milliers de civils sont morts et des milliers d'hommes ont disparu ou ont été tués dans les "opérations de nettoyage" ou les "camps de filtration".
Au fil des mois, cette "opération de simple police", qui ne devait durer que quelques heures, s'est transformée en bourbier pour les troupes fédérales et en hécatombe pour la population civile. En l'absence de réelle volonté de chercher une issue politique au conflit, Moscou est condamné a "reconquérir" sans cesse une population qui, malgré la lassitude de la guerre, lui est de plus en plus hostile.
Sinistre impression de déjà vu: Grozny qui, l'hiver dernier, subissait le "destin de Carthage" promis par le chef du "centre d'information provisoire" de la présidence russe, était a nouveau l'enjeu de combats acharnés, au début de mars dernier ; Samachki, village tristement célèbre pour le massacre des 7 et 8 avril 1995, vient d'être une fois encore attaqué et détruit ; Vedeno, investi une première fois par les troupes russes en juin 1995 est de nouveau confronté à un déluge de feu qui a transformé la région en champ de ruines... Aujourd'hui comme au siècle dernier, les forces russes ne contrôlent en Tchétchénie que l'endroit où elles sont au moment où elles y sont et semblent compenser leur sentiment d'impuissance par un débordement de violence.
En Tchétchénie, la population civile est la principale victime de la guerre. Ce terrible constat ne relève pas des trop fameux "dommages collatéraux" rituellement mis en avant par les militaires pour justifier par avance l'inacceptable au motif de l'inévitable ; il renvoie plutôt au type de guerre mené par les troupes fédérales en Tchétchénie : une guerre totale qui vise non seulement les combattants mais toute la population, jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants. C'est ainsi que, depuis le début du conflit, les villes et les villages sont soumis à des bombardements massifs et indiscriminés avant d'être livrés à des "opérations de nettoyage", avec leur cortège de prédations, d'arrestations et d'exécutions arbitraires.
La situation est d'autant plus grave que, dans un conflit qui n'est pas toujours perçu comme légitime par les troupes russes, les déficiences en matière de coordination et de discipline, amènent les différentes unités à s'auto-organiser - ou à divaguer - avec des conséquences sanglantes pour les civils : la peur et la vodka aidant, certains groupes plus ou moins contrôlés s'adonnent au racket ou tirent littéralement sur tout ce qui bouge, comme c'était le cas à Grozny, notamment en mars dernier. Mais les campagnes ne sont pas plus épargnées où les civils sont littéralement soumis au chantage à la destruction exercé sur les villages. Les exactions, dans ce cas, ne sont pas le fait de soldats perdus mais de chefs militaires qui exigent la signature d'"accords de paix", sous peine de représailles collectives et "sans limites" sur la population.
Dans ce véritable jeu de massacre, l'humanitaire est quasiment réduit à l'impuissance. Les "corridors humanitaires", parfois ouverts par les militaires pour permettre aux civils de fuir les villages bombardés, ne le sont, souvent, que moyennant finances, sans aucune garantie de sécurité et toujours au risque d'une arrestation pour les hommes de quinze à soixante ans. L'humanitaire a bon dos, qui habille la prédation et la répression, tandis que les organisations indépendantes et impartiales, tenues à distance, sont condamnées à attendre l'arrivée des déplacés sans pouvoir se porter au secours des populations en danger, comme ce fut le cas, des semaines durant, à Sernovodsk et Samachki en mars et avril dernier. L'humanitaire est toléré. Mais les organisations humanitaires s'épuisent dans une véritable course d'obstacles pour surmonter l'infinie variété des problèmes administratifs et politiques qui brident leurs possibilités d'action auprès des populations. Elles sont également indésirables et ne devraient intervenir, dans les situations d'urgence, qu'en suivant patiemment les mouvements de troupes. Elles sont enfin une cible comme une autre, dans cette guerre où ne sont respectés ni les civils, ni les hôpitaux et où toutes les normes et engagements internationaux sont ouvertement violés, dans l'indifférence générale.
***
« La bataille de Grozny »
Le Soir, 22/08/1996
Entretien avec François Jean
“Je m’appelle François Jean, je suis membre de l’équipe de Médecins Sans Frontières en Tchétchénie. Je vous parle depuis la ville de Nazran dans la république russe d’Ingouchie, voisine de la Tchétchénie. Je viens d’arriver à Nazran après avoir quitté Grozny cet après-midi…”
C’est ainsi que s’est ouverte, mercredi tard dans la soirée, une interview improvisée avec un témoin direct des événements de ces derniers jours en Tchétchénie.
Quelle était la situation à Grozny mercredi soir, à la veille de l’entrée en vigueur de l’ultimatum russe?
F. J : J’ai quitté Grozny cet après-midi. Il y avait, tout comme au cours des trois jours précédents, de très violents bombardements russes sur certains quartiers de la ville.
Quelle est la réaction de la population à l’ultimatum du général Poulikovski? L’exode des civils se poursuit-il?
F. J : Oui. L’exode de la population civile s’est amplifié après le lancement de l’ultimatum. Il a atteint des proportions énormes au cours des deux derniers jours.
Peut-on encore quitter la ville?
F. J : Oui. Parfois de façon risquée puisqu’il y a des tirs et des bombes. Il y a également des obstacles, des contrôles au point de passage qui ralentissent la colonne, mais en gros les civils réussissent à quitter la capitale.
Selon les agences de presse, il reste encore plus de 100 000 habitants civils à Grozny…
F. J : A mon avis, il y en a beaucoup plus que cela. Peut-être 200 000.
Pourquoi restent-ils?
F. J : Certains restent parce qu’ils ont peur que leurs maisons soient pillées. D’autres, parce qu’ils craignent de se faire arrêter en sortant de la ville. Il y a beaucoup d’hommes qui peuvent être arrêtés. Et enfin, d’autres encore restent parce qu’ils ne savent où aller. C’est notamment le cas de la population russe. Les Tchétchènes ont souvent de la famille à l’extérieur, des amis, etc. Tandis que les Russes…
Autrement dit, le risque est grand de voir les civils russes bombardés par les soldats russes?
F. J : C’est un des risques. Pour les russes qui se trouvent à Grozny, il y a peu d’échappatoires ou d’alternatives.
Et les autres?
F. J : La population a extrêmement peur. Elle ne croit pas que les choses vont s’améliorer sensiblement. Tout le monde se souvient de ce qui s’est passé en décembre 1994 et janvier 1995 – NDLR : le début de l’intervention russe – à savoir les bombardements massifs et indiscriminés, au moyen de l’artillerie et de l’aviation, dont la population civile a été la principale victime. Ceux qui le peuvent préfèrent fuir la ville avant qu’il ne soit trop tard.
Je comprends votre devoir de réserve à l’égard des questions politiques. Pouvez-vous cependant nous dire si la population tchétchène, après de telles souffrances, soutient encore les indépendantistes?
F. J : C’est, en tout cas, l’impression générale. Il faut bien dire que la façon dont les forces russes ont « géré » le problème tchétchène a contribué à renforcer une sorte de solidarité entre Tchétchènes. Le caractère massif, aveugle, indiscriminé des bombardements russes a eu pour conséquence, c’est vrai, de voir les gens se dire que, finalement, ils n’ont pas le choix.
Que pouvons-nous faire ici pour arrêter le massacre?
F. J: Encore une fois: posez la question aux hommes politiques. Depuis le début de cette guerre, les Occidentaux semblent très bien s’accommoder de ce qui se passe ici, de voir la population civile massacrée à l’aveuglette. Pour ce qui nous concerne, nous, Médecins Sans Frontières, nous allons continuer de chercher à apporter une aide médicale à la population. C’est extrêmement difficile.
- Rendez-vous à Grozny ce jeudi?
F. J : Nous allons essayer…
***
Mission impossible…sur des chemins de traverse en Tchétchénie
Messages, N°87, septembre-octobre 1996.
François Jean et Vincent de Bellefroid, Coordinateur de la mission en Tchétchénie
GROZNY-François Jean, de la Fondation MSF, et Vincent de Bellefroid, coordinateur de la mission MSF, ont tenté de secourir des centaines de civils piégés dans la capitale assiégée. Malgré les obstacles dressés par les militaires russes et avec le soutien de la population, ils ont pu injecter une aide médicale et chirurgicale dans les structures de santé encore opérationnelles…
Comment s'est déroulée la prise de Grozny, au début du mois d'août?
Les combattants se sont infiltrés dans Grozny dans la nuit du 6 août et se sont rendus maîtres, en deux jours, de la plus grande partie de la capitale. Cependant, des combats très durs se sont poursuivis pendant plus d'une semaine autour des bâtiments du gouvernement pro-russe et des camps retranchés où s'étaient repliées les forces fédérales.
La réaction des troupes russes a malheureusement été conforme à leurs pratiques depuis le début du conflit : bombardements massifs par l'artillerie et l'aviation, tirs indiscriminés, harcèlement des snipers, etc. Ces représailles aveugles se sont traduites par des pertes humaines très importantes : des centaines de civils ont été tués ou blessés et les habitants des quartiers les plus touchés sont restés, des jours durant, terrés dans leurs caves, sans eau ni électricité et sans possibilité d'évacuer leurs blessés.
A quels soins avaient accès les blessés pendant les combats?
Les possibilités de soins ont, de nouveau, été très limitées durant cette période, pour trois raisons principales. D'abord, du fait de la difficulté de transférer les blessés dans une ville fragmentée par les combats et écrasée par les bombardements. Ensuite, en raison de l'état des hôpitaux : cinq jours après le début des combats, la plupart des centres chirurgicaux - à l'exception des hôpitaux 3 et 5 et d'une structure provisoire installée dans une école - étaient évacués ou détruits. Enfin, et cela renvoie au même type de problème, en raison de l'insécurité des structures sanitaires. Dans les périodes de tension, la plupart des blessés ne restent pas dans les hôpitaux : ils y sont transférés - lorsque c'est possible - et opérés mais sont aussitôt renvoyés chez eux ou évacués sur des structures périphériques. Lorsque que nous sommes allés pour la première fois dans la polyclinique n°6, par exemple, six blessés graves dont deux petites filles d'une dizaine d'années sont arrivés en l'espace d'une demi-heure mais quand nous sommes revenus le lendemain, il n'y avait plus personne, la structure était vide...
Comment expliquez-vous cette désaffection pour les structures de santé?
Les hôpitaux ne sont pas sûrs et il ne fait pas bon s'y attarder, pour deux raisons essentielles. Tout d'abord, les installations sanitaires ne sont pas épargnées par les bombardements. En Tchétchénie, un hôpital est une cible comme une autre et peut-être même plus qu'une autre... L'hôpital 4, par exemple, a été attaqué dès le premier jour des combats, alors même que, selon différentes sources, il n'y avait pas d'affrontements dans ce quartier. Selon nos informations, les hélicoptères russes ont délibérément visé l'hôpital (l'une des roquettes a atteint de plein fouet la salle d'opération, tuant trois infirmières, trois médecins et la personne qui se trouvait sur la table d'opération) qui a été partiellement détruit et évacué.
La deuxième raison pour laquelle les patients, et notamment les hommes, répugnent à rester dans les hôpitaux est qu'ils ne bénéficient d'aucune protection. Ainsi l'hôpital 9 a-t-il été investi, au cinquième jour des combats, par une unité russe à la recherche de blessés susceptibles d'être des combattants. L'arrivée des troupes a provoqué des affrontements avec les combattants présents dans le quartier et l'hôpital a dû être évacué dans des conditions très difficiles : des infirmières ont été tuées, certains blessés ont été dispersés dans les maisons alentour, d'autres, ainsi qu'une partie du personnel soignant se sont réfugiés dans la délégation du CICR...
Quelles activités avez-vous pu mener pendant la phase des combats?
Nous étions en train de relancer les activités de MSF en Tchétchénie lorsque nous avons été rattrapés par la guerre... Nous nous sommes retrouvés piégés par les combats, sans beaucoup de moyens, mais nous avons décidé de ne pas rester les bras croisés. Nous avons réussi à sortir de la ville à pied et à rejoindre la république voisine d'Ingouchie où se trouvait notre stock de médicaments. C'est ainsi que, pendant quinze jours, nous avons fait la navette entre Nazran et Grozny pour injecter une aide médicale et chirurgicale dans la capitale tchétchène et approvisionner en urgence les rares structures sanitaires encore opérationnelles.
Quelle a été l'attitude des militaires russes?
Nous avons été confrontés à une volonté délibérée d'empêcher toute aide à la capitale tchétchène. Nous nous sommes retrouvés face aux mêmes obstacles observés, en mars et avril derniers, dans les villages de Sernovodsk et Samashki, où l'aide humanitaire a été interdite pendant de très longues semaines après les bombardements et les "opérations de nettoyage"... Comme nous étions bloqués aux postes de contrôle russes établis sur les principales voies d'accès à Grozny, nous avons dû emprunter des chemins de traverse ou passer à pied, en nous mêlant à la population. Durant toute cette période, nous sommes restés très proches des gens, nous avons joué sur les contacts et cherché des alliés... que nous avons trouvé.
Beaucoup de gens nous ont aidés, voyant qu'on se mouillait, qu'on était concerné et obstiné. Même si cette mission est restée modeste (mais aurions nous fait plus avec des full charters?), ce fut une extraordinaire aventure collective où nous avons permis à des centaines de blessés d'être soignés.
Quelle orientation opérationnelle avez-vous prise après la signature de l'accord russo-tchétchène?
Après le cessez-le-feu du 22 août, la situation se normalisant progressivement, nous avons quitté Grozny et repris le fil de nos projets en démarrant notre programme à Chatoï. Étant entendu que la relance de notre mission en Tchétchénie suppose que nous soyons prêts à réagir à toute situation d'urgence qui pourrait à nouveau survenir dans ce pays dévasté.
***
La nécessaire indépendance
La Provence, 20 décembre 1997
par François Jean
Assassinats au Burundi, en Tchétchénie, au Rwanda…enlèvements en Tchétchénie et au Tadjikistan. Depuis quelques mois les tragédies ne cessent de se multiplier et les volontaires de l’humanitaire payent souvent au prix fort leur soucis de porter secours aux populations en danger.
La dégradation de l’environnement de sécurité des organisations internationales qui interviennent dans les situations de crise est bien réelle. Pour autant elle ne reflète pas un changement radical de la nature des conflits. Contrairement à une idée fort répandue, la fin de la guerre froide n’a pas ouvert une période de désordre, d’anarchie ou de chaos et la violence est plus sanglante, aveugle ou irrationnelle qu’elle ne l’était auparavant. Au risque de décevoir les nostalgiques d’un âge d’or introuvable, il n’y a jamais eu d’immunité humanitaire et les organisations des secours qui interviennent dans les guerres civils ou les conflits internes, ont toujours été confrontés à une multitude d’obstacles – et de menaces dans leur volonté d’apporter un aide aux victimes de la guerre ou de la répression.
Il n’en reste pas moins que les problèmes se sont multipliés au cours des dernières années, notamment dans la période de tous les dangers, celle qui suit la cessation des hostilités (et doit, éventuellement, déboucher sur un retour à la paix…), lorsque certains mouvements armés tendent à se fragmenter en bandes incontrôlées qui se privatisent, se criminalisent et se restructurent autour d’une logique de pillage et de racket. Mais les principaux changements renvoient à l’extraordinaire développement du système de l’aide depuis une dizaine d’années. A la fin des années 80, l’essentiel de l’assistance internationale dans les situations de crise était distribué à la périphérie des conflits, dans les camps de réfugiés, et seules quelques rares organisations humanitaires intervenaient auprès des populations piégées par les combats.
Depuis, les opérations de secours se sont multipliées dans les zones conflictuelles dans une débauche de programmes des Nations unies et d’initiatives non-gouvernementales, de casques bleus et de forces multinationales. Dans le même temps, les budgets d’aide d’urgence ont été multipliés par six, favorisant l’éclosion d’organisations « champignons » sans expérience des situations de crise.
L’ accroissement rapide du nombre des organisations de toute nature – privées, étatiques ou même militaires – présentes sur les terrains de conflit contribue à brouiller la perception que la population locale et les mouvements armés ont des acteurs humanitaires. Dans certains pays, comme la Somalie ou la Bosnie, les organisations humanitaires sont confondues avec les militaires ; ailleurs, elles sont ressenties comme liées à leurs gouvernements ; partout, enfin, elles sont perçues comme riches et occidentales…
Dans ce contexte, il est plus que jamais essentiel, pour les organisations humanitaires, de garder leurs distances par rapport aux militaires, d’afficher leur indépendance à l’égard des pouvoirs politiques et de sortir des cercles internationaux établis dans les capitales pour se rapprocher de la population. De réaffirmer, en somme, les principes essentiels de l’action humanitaire : impartialité, indépendance et solidarité. Il est également fondamental, dans ces crises qui ne sont pas des « crises humanitaires », mais bien des crises politiques, avec leur cortège de violence et d’arbitraire, de faire preuve de lucidité, de prudence et de détermination, pour se préserver et protéger les victimes.
***
La nouvelle “guerre du Caucase”
Central Asian Survey (1997), 16(3), p. 413 à 424
par François Jean
Le 11 décembre 1994, les forces de la Fédération de Russie intervenaient en Tchétchénie pour « rétablir l'ordre constitutionnel (...) par tous les moyens ». Tandis que l'opinion internationale, intriguée, découvrait l'existence des Tchétchènes et des peuples du Caucase, les chancelleries occidentales, gênées, se préparaient à jeter un voile pudique sur les horreurs de la guerre, en espérant que l'ordre serait vite rétabli. La guerre en Tchétchénie, pourtant, n'est pas une manifestation éruptive de ce « nouveau désordre mondial » qui, sur fond d'effervescence nationaliste, de guerres tribales ou d'intolérance religieuse, s'insinuerait dans les décombres de la guerre froide pour saper les fondements de la stabilité internationale ; elle s'inscrit dans une longue histoire de résistance à l'expansionnisme russe.
Le premier chapitre de cette lutte séculaire fut écrit à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les montagnards opposèrent, sous la direction de Mansur Uchurma, la première résistance organisée à l' avancée russe dans le Caucase Alexandre Bennigsen, « Un mouvement populaire au Caucase au XVIIIè siècle », in Cahiers du monde russe et soviétique, V/2, 1964. pp 159-197.. Depuis, l'histoire de cette région n'est plus qu'un long refus de la soumission et l'Empire, Tsar après Tsar, Petit père, Grand frère et Tyran, n'aura de cesse de réduire ces gêneurs et de conquérir leurs territoires. En 1825, cette politique de colonisation provoqua un soulèvement général et il faudra plus de trente ans et des centaines de milliers de soldats pour venir à bout, en 1859, de Chamil, Imam de Tchétchénie et du Daghestan Moshe Gammer, Muslim Resistance to the Tsar, Shamil and the Conquest of Chechnya and Daghestan, (London: Frank Cass, 1994).. A l'issue de cette « première guerre du Caucase », la Tchétchénie était annexée mais non pacifiée: en 1877-78, une nouvelle révolte se traduisit par des milliers d'exécutions, des déportations massives en Sibérie et l'exode d'une partie de la population vers l'empire Ottoman mais, en dépit de cette nouvelle épreuve, les révoltes se succédèrent, obligeant la Russie à maintenir au Caucase une administration militaire jusqu'à la révolution de 1917.
Lors de la guerre civile, les Tchétchènes et les peuples du Daghestan, pris entre l'enclume de l'autocratie finissante et le marteau du totalitarisme en gestation, combattirent l'armée blanche du général Denikine, défenseur d'une Russie « une et indivisible », et créèrent une éphémère « République des montagnes » avant de se soulever contre les Bolcheviques, pour sauvegarder une indépendance chèrement acquise Marie Bennigsen Broxup, “The last Ghazawat: The 1920-21 uprising”, in M. Bennigsen Broxup (ed.), The North Caucasus Barrier, (London: Hurst & Co., 1992).. De nouveau, comme au siècle précédent, cette « deuxième guerre du Caucase » se prolonge par une sorte de guérilla discontinue, ponctuée de soulèvements - en 1924, 1928, 1936 et 1940 - auxquels répond une politique de terreur, jusqu'au paroxysme stalinien des purges de 1937 et de la déportation de 1944.
Le 23 février 1944, les Tchétchènes, partageant, dans le Caucase, le sort des Ingouches, des Balkares et des Karachaïs, sont déportés dans leur quasi-totalité au Kazakhstan sous l'accusation - fallacieuse, les allemands n'ayant jamais atteint leur territoire – de collaboration avec les nazis
Robert Conquest, The Nation Killers, Macmillan, 1970: Alexandre Nekrich, The Punished Peoples. Norton & Co., 1978.. Plus du tiers des quelques 400 000 Tchétchènes déportés mourra dans ce transfert forcé vers les steppes glacées d'Asie centrale et dans l'épidémie de typhus qui en résulta. Dans le même temps, les villages étaient rasés, les cimetières retournés au bulldozer, la Tchétchénie liquidée et son nom rayé des livres et des cartes.
Après la mort de Staline, la république tchétchéno-ingouche sera reconstituée et les Tchétchènes « réhabilités », en 1957, seront autorisés à rentrer et à reconstruire leurs maisons. Il s’ensuivra une période de relative tranquillité - la seule en deux cent ans de confrontation - au cours de laquelle les Tchétchènes, étroitement surveillés par les organes de répression et incessamment travaillés par la propagande anti-religieuse, donneront enfin l'impression d’être « normalisés ».
Mais cette tentative d'annihilation marquera pour toujours les rescapés : tous les Tchétchènes de plus de quarante ans ont vécu la déportation et tous les Tchétchènes, aujourd'hui confrontés à la brutalité des « méthodes de pacification » russes, sont, à tort ou à raison, convaincus que leur survie est en jeu. La mention « la liberté ou la mort », que l'on voit partout brodée sur les drapeaux indépendantistes, est bien plus qu'un slogan politique : nul ne doute, en effet, que la soumission à la Russie équivaudrait, à terme, à la disparition de la Tchétchénie.
Rien d’étonnant donc que les Tchétchènes aient proclamé leur indépendance dès qu'ils en ont eu l'occasion, lors de l'éclatement de l'URSS qui suivi, à l'automne 1991, le putsch manqué contre Gorbatchev. Curieusement, la Russie a mis trois ans pour réagir ; aurait-elle patienté quelques temps encore que le régime de Doudaiev se serait sans doute effondré de lui-même. Mais, faisant preuve d’une incroyable méconnaissance de l'histoire et d’un absolu mépris pour la mémoire, des dirigeants irresponsables ont engagé la Russie dans une nouvelle confrontation armée face à un adversaire déterminé et décidé à ne plus céder à la menace.
Cette « troisième guerre du Caucase » s'inscrit dans une longue histoire de violence, de terreur et de peur réciproque entre Russes et Tchétchènes. C'est pourquoi il peut être éclairant d'étudier ce nouveau conflit à la lumière des guerres passées et de tenter de repérer les continuités et les ruptures pour mieux comprendre les formes et les enjeux de cette nouvelle confrontation.
La société tchétchène
La société tchétchène a profondément évolué au cours du siècle écoulé. Non que la Tchétchénie ait été radicalement transformée par 70 ans de communisme mais elle a beaucoup changé, notamment dans sa géographie humaine et son rapport à la Russie.
Contrairement a une idée répandue, la Tchétchénie n'est pas un pays de montagnes. La chaîne du Caucase est certes bien présente - sinon toujours visible dans ce « coin » de terre où les nuages semblent s'accumuler entre l'horizontalité de la steppe et la verticalité des sommets - et domine majestueusement la plaine infinie de la Russie. Mais les montagnes ne représentent - géographiquement, car elles sont, dans les esprits, omniprésentes -qu'une toute petite partie de la république, sa frange méridionale, à la frontière de la Géorgie. La chaîne du Caucase, de surcroît, n'est plus aussi densément peuplée qu'auparavant : beaucoup de villages de montagne ne se sont jamais relevés après la déportation et l'essentiel de la population vit à présent dans la plaine. De même, quoique la Tchétchénie reste majoritairement rurale, une part non négligeable de la population est établie dans les villes, et notamment à Grozny, au départ forteresse sur la ligne cosaque, au début du XIXe siècle – d’où son nom, « la terrible », censé en imposer aux indigènes - puis enclave pétrolière russe, au début du XXe siècle, et à présent ville-capitale de 400 000 habitants, à peu près également peuplée de Russes et de Tchétchènes au milieu des années 80. Depuis l'indépendance, on observe un mouvement régulier de départ de la population russe, d’ailleurs plus lié aux difficultés économiques - encore aggravées par l'embargo imposé par Moscou - qu'à une politique discriminatoire des autorités tchétchènes International Alert, Report on Chechnya, London, 1992.. Mais, malgré l'accélération de l'exode depuis le début des combats, les Russes restent nombreux à Grozny et cette cohabitation semble s'être poursuivie sans problème majeur tout au long de la guerre.
Par ailleurs, l'expérience de la déportation et de l'exil dans des contrées éloignées ainsi que le manque de travail dans la république ont créé une tradition d'expatriation en Sibérie, en Asie centrale ou dans les villes de Russie d’Europe, à la recherche d'emplois dans l'industrie pétrolière, les travaux agricoles ou l'économie souterraine. Cette mobilité, fondée sur des réseaux de solidarité clanique et qui a longtemps contourné la légalité soviétique, s'est traduite par la constitution, dans les années 70-80, d'une diaspora tchétchène dans l’ex-URSS. Le temps n'est plus où le rapport des Tchétchènes à la société russe se limitait aux contacts que pouvaient nouer les habitants des aouls avec les stanitsas cosaques établies sur le Terek ou aux gazettes de Saint-Pétersbourg que se faisait avidement traduire un Imam Chamil curieux des mœurs de ses adversaires... Aujourd'hui, tous les Tchétchènes parlent russe, beaucoup ont étudié, travaillé ou vécu en Russie et certains dirigeants in dépendantistes, comme Jokhar Doudaïev ou Aslan Maskhadov, sont d'anciens officiers de l'armée rouge qui connaissent intimement la mentalité et la tactique de leurs adversaires, sans même parler de leur appréhension des jeux de pouvoir au Kremlin.
Pour autant, cette ouverture et cette familiarité, acquises au terme d'un siècle de coexistence - forcée, inégale, parfois tragique - entre Russes et Tchétchènes, et de commune oppression, s'accompagne de la permanence d'un fort sentiment d'identité et de traits culturels très marqués. Sans tomber dans la psychologie des peuples, ce qui frappe l'amateur qui découvre la Tchétchénie en arrivant de Russie c'est l'incroyable esprit de liberté, le caractère égalitaire de la société et la force de l'islam populaire. L'attachement des Tchétchènes à la liberté, à leurs traditions familiales et claniques, à leur « démocratie patriarcale » est depuis longtemps attesté. Jadis, lorsque des émissaires étrangers demandaient aux Tchétchènes qui étaient leurs princes, ils répondaient « nous sommes tous des princes ». Aujourd'hui, le visiteur, habitué aux conventions sociales des sociétés occidentales, risque d'être étonné de voir, au détours de ses premiers contacts avec des responsables tchétchènes, son chauffeur intervenir librement dans la conversation et son point de vue être naturellement pris en compte par ses interlocuteurs. De même, les décisions concernant l'avenir des villages soumis à des ultimatums des troupes fédérales ne sont prises qu'au terme de longues discussions auxquelles participe toute la population.
On retrouve ici, intactes, des caractéristiques qui ont marqué les observateurs depuis plus d'un siècle. Cet amour de la liberté, loin d'être étouffé par la colonisation et l'oppression totalitaire, n'a fait que se renforcer au fil de deux siècles de résistance obstinée. En 1818, déjà, le général Ermolov, gouverneur du Caucase, qui, en dix ans de campagne, ne parvint à rien de décisif mais immunisa les montagnards contre toute terreur ultérieure écrivait, dans une lettre au Tsar Alexandre I, que « ce peuple néfaste pourrait inspirer, par son exemple, un esprit de rébellion et d'amour de la liberté jusque parmi les sujets les plus dévoués de l'Empire ». Cent cinquante ans plus tard, après la déportation, Alexandre Soljénitsine écrira, dans L'Archipel du Goulag : « il est une nation sur laquelle la psychologie de la soumission resta sans aucun effet ; pas des individus isolés, des rebelles, non; la nation toute entière. Ce sont les Tchétchènes (...). Jamais un Tchétchène n'a cherché à servir les autorités ou simplement à leur plaire »Cité par Georges Charachidzé dans « Pourquoi il faut soutenir les Tchétchènes », Le Monde, 9 mars 1996.
De même, le caractère égalitaire de la société est sans doute un facteur non négligeable de la résistance à la colonisation. Les historiens du Caucase notent, en effet, que, dès les premiers contacts, les Russes cherchèrent à se concilier la noblesse locale - ainsi du mariage d'Ivan le terrible avec une princesse kabarde en 1561 – et que les sociétés nobiliaires et aristocratiques furent plus aisément soumises, notamment à travers des mécanismes de cooptation des élites, que les sociétés « démocratiques ». A cet égard, un voyageur français écrivait, en 1887 : « Aujourd'hui, (les Tchétchènes) vivent ignorants des distinctions de classe. C'est ce qui définit le caractère spécifique de leur combat. ( ...) Le sentiment égalitaire des populations du Caucase oriental est évident. Ils possèdent tous les mêmes droits et jouissent de la même position sociale. L'autorité dont ils investissent leurs leaders, dans le cadre de conseils élus, est limitée en temps et en pouvoir (…). Les Tchétchènes sont joyeux et insupportables. Les officiers russes les appellent « les Français du Caucase » Ernest Chantre, Recherches anthropologiques dans le Caucase, Paris, 1887.. Sur un mode plus argumenté, Alexandre Bennigsen rappelle qu'au moment de la première confrontation entre l'empire russe et les peuples du Caucase « subsistait (en Tchétchénie) la structure patriarcale des grandes familles (taipa) et les clans (gaar) dont tous les membres étaient libres et égaux et se considéraient comme nobles ». Il souligne que « ce sont les paysans libres (uzden), dont la condition ne cessait d'empirer tout au long du XVIIIe siècle par suite de la diminution constante de leurs terres, rognées à la fois par les colons russes et par l'extension du pouvoir des princes sur les terrains communautaires, qui devaient fournir les éléments les plus sûrs du ghazawat. A. Bennigsen, ibid.
Mais le ressort du ghazawat, cette guerre religieuse, nationale et défensive contre l’envahisseur, fut incontestablement l’islam, seule idéologie capable de fédérer les différentes composantes de cette société turbulente. Dès la révolte de Sheikh Mansur, en 1785, et, surtout, lors de la « première guerre » du Caucase, de 1825 à 1859, l’islam, apparu tardivement dans la région, en vint à s’identifier à la résistance nationale et devint, pour les Tchétchènes, au ciment moral et civique contre l’envahisseur, le garant de leur unité et de leur droit. Les Russes, puis les Soviétiques ne s’y sont pas trompés, qui firent de la lutte contre l’islam l’une des dimensions essentielles de leur politique d’assimilation. Mais malgré les efforts des communistes qui reprirent, en les systématisant, les persécutions anti-religieuses initiées par la Russie tsariste dans la deuxième moitié du XIXè siècle, l’islam ne fut jamais extirpé. Cette survivance victorieuse de l’islam est essentiellement due aux confréries soufies, très présentes au Caucase nord.Alexandre Bennigsen and Chantal Lemercier Quelquejay, Le soufi et le commissaire, Seuil, 1986.
Durant le révolte de Sheikh Mansur, la lutte de Chamil et la guerre civile, la Naqshbandiya joua un rôle clé dans l’organisation et la mobilisation face à l’adversaire. En 1921, comme en 1859, la défaite n’entraîna pas le déclin des confréries mais se traduisit par une relative perte d’influence de la Naqshbandiya affaiblie par des années de guerre, au profit de la Qadiriya qui devint peu à peu dominante en Tchétchénie. Cette confrérie, plus radicale et plus centralisée, fournit un cadre organisé et adapté à la clandestinité qui se révéla très efficace face à la répression des années 30. Lors de la déportation, les confréries, loin d'être affaiblies, gagnèrent encore en influence en devenant à la fois le symbole de la nation et une sorte d'administration clandestine garante de la survie de la communauté. Après la réhabilitation et la campagne anti-religieuse de Khrouchtchev, les confréries, constituèrent une hiérarchie de remplacement, très structurée et disciplinée, face à des directions spirituelles musulmanes faibles et sans influence. Tout au long de la période soviétique, le soufisme s'est donc développé dans l'adversité et les développements de la fin des années 80 marquent non pas une renaissance de l'islam, mais le retour dans la vie publique d'un « islam parallèle » qui a joué un rôle majeur dans la résistance et reste un élément central de la société tchétchène.
Le discours de la guerre
Sans élaborer sur les raisons pour lesquelles les dirigeants du Kremlin ont brusquement décidé de réintégrer par la force la Tchétchénie dans le sein de la Russie, on est d'emblée frappé par la condescendance et le mépris du discours de Moscou à l'égard des Tchétchènes. Les fanfaronnades du ministre de la Défense, qui se faisait fort, au début du mois de décembre 1994, de « prendre Grozny en deux heures avec un bataillon de parachutistes » sont pathétiques au regard de l'histoire passée et à venir et seront un sujet inépuisable d'hilarité pour les combattants Tchétchènes qui reprendront en deux jours, à l'été 1996, une capitale que les forces fédérales avaient mis trois mois à détruire et à « nettoyer » sans jamais arriver à la contrôler. De même la lutte contre les « bandits » et les « mafieux », leitmotiv d'une propagande en partie prise pour argent comptant en Occident comme en Russie, apparaît comme une justification bien futile de la décision d'engager la Russie dans le conflit le plus absurde et le plus sanglant depuis la guerre d'Afghanistan.
Ce type de discours n'est pas spécifique à la Russie : la plupart des Etats en butte à des rébellions armées cherchent à occulter le contenu politique du conflit et à disqualifier leurs adversaires en les présentant comme des « bandits ». On ne peut, toutefois, manquer d'être frappé par la permanence de cette stigmatisation, au fil de deux cent ans de confrontation, au point que l'on peut raisonnablement se demander si les dirigeants russes ne sont pas devenus prisonniers de leur propre propagande. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les Tchétchènes ont toujours été décrits, par les responsables russes puis soviétiques, comme des êtres « stupides », « primitifs », « fourbes » ...et traités comme des « bandits ».
Ces préjugés, profondément ancrés et jamais ébranlés par la combativité de la résistance, expliquent sans doute en partie l'incapacité des responsables militaires russes à comprendre la détermination, la stratégie et les idéaux de leurs adversaires et, partant, leurs erreurs persistantes et sans cesse renouvelées, dans la conduite de la guerre et la définition d'une politique coloniale. De même, Moshe Gammer constatait, à propos de la première guerre du Caucase, que : « les généraux russes furent toujours excessivement optimistes dans leurs prévisions, trop sûrs de leur force et ont toujours sous-estimé les montagnards. Le Tsar, pour sa part, fut toujours impatient. Il attendait de l'armée qui avait vaincu Napoléon (...) la destruction rapide de quelques bandes de voleurs ». Moshe Gammer, “Russian strategies in the conquest of Chechnya and Daghestan, 1825-1859, in M. Bennigsen Broxup (ed.), ibid.
Reconquête improbable ...
La similitude des méthodes employées, à 150 ans d’intervalle, par les troupes russes de 1825 à 1859, par l’armée rouge en 1920-21 et par les forces fédérales en 1994-96 est tout à fait frappante : dans les trois cas, l'armée s'employa à occuper la plaine, à soumettre la population par une politique de terreur et à repousser les rebelles vers les montagnes pour les isoler et les écraser. Dans tous les cas cette stratégie se révéla contre-productive. La cruauté du général Ermolov, basée sur l'assomption que les Tchétchènes ne comprenaient que le langage de la force, ne fit qu'exacerber la résistance : les expéditions punitives, les destructions de villages et les massacres à grande échelle poussèrent les montagnards dans les bras de la Naqshbandiya qui les unira dans une guerre de trente ans contre la Russie. De même, les bombardements massifs et indiscriminés de l'hiver 1995 auront pour premier effet de raviver un patriotisme tchétchène sérieusement entamé par trois années de marasme économique et de renforcer la légitimité des partisans de l'indépendance. Par la suite, les destructions de villages et les « opérations de nettoyage » conduiront un nombre toujours croissant de Tchétchènes à prendre les armes et à rejoindre la résistance. Loin de terroriser la population, les exactions des forces fédérales ont, au contraire, eu pour effet de renforcer sa détermination. Depuis le massacre de Samachki, les 7 et 8 avril 1995, rares sont les villages qui acceptent de se soumettre.
Sauf à considérer, comme un diplomate autrichien du siècle dernier que « le seul art du gouvernement russe est le recours à la violence » Cité par Lesley Blanch dans Les sabres du paradis, J.-C. Lattès, 1990., cette stratégie n'était peut-être pas délibérée. Au début de cette nouvelle guerre, la hiérarchie militaire s'est trouvée d'emblée divisée sur cette « opération de simple police » engagée, avec des moyens militaires et en toute illégalité, sur ce qu'elle considérait être le territoire de la Russie. Nombre de responsables, tels les généraux Gromov et Lebed, ont très vite exprimé leur désaccord et les interférences intempestives du ministre de la défense Pavel Gratchev au début du conflit rappellent la prétention du Tsar Nicolas I à conduire les opérations militaires à partir du palais d'hiver. Impliquée à son corps défendant, par les maîtres du Kremlin dans une campagne de répression, l'armée russe a dû improviser et elle l'a fait dans les pires conditions en termes de préparation, de coordination et de moral. Après un temps d’hésitation, elle a fait ce qu'elle avait appris à faire dans l'optique d'une guerre conventionnelle et, ce faisant, s'est enfoncée chaque jour d'avantage dans une spirale de violence et d'arbitraire où elle a fini par s'embourber.
C'est ainsi que les responsables militaires, confrontés à une population hostile ont compensé par des bombardements intensifs - aux effets politiques désastreux - les hésitations de leur immense armada de chars face à la résistance de poignées de combattants déterminés. C'est ainsi que l'échec sanglant des premiers assauts sur Grozny a donné - par défaut -aux forces fédérales une nouvelle « doctrine stratégique » consistant à écraser toutes les poches de résistance sous un véritable déluge de feu, puis à occuper les villes préalablement transformées en champs de ruines par l'artillerie et l'aviation. C'est ainsi que les villes « soumises » ont ensuite été « nettoyées » par les méthodes classiques de l'arbitraire policier (arrestations, torture, exécutions, arbitraires… ) et les méthodes moins classiques d'une armée d'occupation saisie par la peur et l'indiscipline (tirs indiscriminés, racket, pillage…). Une victoire à la Pyrrhus dont les forces fédérales n'allaient pas se relever : tandis que l'hostilité de la population se transformait, sous l'effet des bombardements et de la répression, en soulèvement populaire, les combattants, un moment refoulés dans les montagnes, au printemps 1995, par la machine de guerre de Moscou, reprenaient l'initiative.
Dès lors, les combattants ne se laisseront plus acculer dans les vallées du Caucase Marie Bennigsen Broxup, « Deuxième printemps de guerre en Tchétchénie », Esprit, juillet 1996.. La montagne reste certes une zone refuge et le domaine quasi exclusif de la résistance, pour autant celle-ci ne s'est jamais enfermée dans une guerre de guérilla dans des zones difficiles d’accès mais peu peuplées. Le temps n'est plus où les opérations militaires, ou du moins les actions décisives, se déroulaient dans les montagnes, la plaine étant plus ou moins contrôlée par les forces russes. A l'époque de Chamil ou de la guerre civile, les principales batailles ont eu pour enjeu des aouls perchés sur les sommets ou protégés par les abîmes. A présent, il n'y a plus de sanctuaire: en effaçant instantanément les montagnes, les avions et les hélicoptères donnent aux forces fédérales un avantage que les haches du comte Vorontsov mirent des années à procurer à l'armée tsariste en permettant à l'infanterie et à l'artillerie d'opérer à découvert, loin de l'ombre des forêts. Aujourd'hui, faute de forêts, c'est au milieu des ruines, dans les villes et les villages que les combattants évoluent, forts du soutien de la majorité de la population.
Cependant, malgré l'évolution des techniques et des tactiques de l'adversaire, les vieux préceptes semblent avoir la vie dure si l’on en juge par le comportement des généraux russes avides de suivre l'exemple de leurs prédécesseurs en lançant, encore et toujours, des offensives aussi « victorieuses » qu'infructueuses contre les derniers « repaires de bandits » nichés dans la « forteresse du Caucase ». Aujourd'hui comme au XIXe siècle, tout a été essayé, de la guerre de siège - rebaptisée blocus des routes et de l’aide humanitaire - aux coups de butoir décisifs, mais le piège s'est toujours refermé sur des civils pour des victoires sans lendemain, où toujours grossissait le nombre des combattants. Ainsi, au printemps 1996, tandis que les colonnes russes tentaient une percée dans la région de Vedeno, les combattants se regroupaient sur leurs arrières, aux alentours de Chali. De même, en août 1996, pendant que les forces fédérales s'acharnaient sur les derniers « réduits séparatistes » dans les montagnes du sud, les combattants reprenaient en deux jours Argoun, Goudermes et Grozny, les trois principales villes du pays.
La guerre est partout et nulle part. Mélange de guerre conventionnelle de positions et de guerre de guérilla très mobile, elle s’accroche à chaque village, elle se déplace de la montagne à la plaine et se déploie, parfois en des raids sanglants sur le territoire de la Russie, dans la tradition du nabeg du XIXe siècle Jean-Baptiste Naudet, « L'interminable pacification du Caucase », Le Monde, 20 août 1995.. Cette absence de territorialisation du conflit déstabilise l'armée et exaspère les dirigeants. Aujourd'hui comme au siècle dernier, les troupes russes ne contrôlent en Tchétchénie que l’endroit où ils sont au moment où ils y sont et semblent compenser leur sentiment d’impuissance par un déferlement de violence.
Pacification impossible
Mais, par delà les aléas des opérations militaires, le principal enjeu de cette « opération de simple police » est la pacification des villes et des villages. Aujourd'hui comme lors des deux premières guerres du Caucase, les chefs militaires russes se sont montrés incapables d'articuler une politique coloniale.
Faute d'une réelle compréhension de la société tchétchène, l'accompagnement politique des opérations militaires a toujours laissé à désirer. Toutes les tentatives de Moscou pour saper l'influence et la cohésion des indépendantistes ont lamentablement échoué : l'administration tchétchène pro-russe n'a jamais pu acquérir la moindre légitimité, comme en témoigne le mépris - partout affiché, y compris dans les postes russes - pour Dokou « aeroportovitch », et les politiques de division, visant à 'afghaniser' la guerre en fomentant une « guerre de clans », n'ont pas réussi à entamer l'unité des Tchétchènes - caractéristique des périodes difficiles. De mois en mois, les options politiques de Moscou se sont évanouies au fil des promesses - non tenues - de « solution politique » et des « bavures » - récurrentes - des forces fédérales. Dès lors, les responsables du ministère de l'Intérieur n'ont eu d'autre issue que de jouer de la menace. Encore l'ont-ils fait sans usage ni raison.
L'observateur le plus superficiel ne peut manquer de noter le caractère erratique et souvent aberrant des stratégies dites « de pacification ». Certains villages comme Samachki ou Goïskoie ont été méthodiquement détruits tandis que des bastions de la résistance comme Alleroï n'ont pas fait l’objet du même acharnement. Des villages ayant signé des accords de paix comme Sernovodsk ou réputés « pro-russes » comme Katyr Yourt ont été bombardés, attaqués ou pillés alors que d'autres localités ont été épargnées ou ont pu acheter leur tranquillité. L'énorme pression mise sur les villages pour les contraindre à se soumettre, à expulser les boeviki (combattants) et à livrer leurs armes n'exclut pas des échanges multiformes allant de l’arrangement au racket. Dans certains cas, les villageois soumis à un ultimatum, ont dû acheter, aux forces fédérales les kalachnikovs qui leur étaient demandées. Ce scénario est loin d'être exceptionnel et se répète d'âge en âge : en 1924, déjà, les habitants des aouls, sommés de livrer une arme par maison, vendirent leur bétail pour obtenir de l'armée rouge et des Tchékistes eux-mêmes les armes exigées par le NKVD. Abdurahman Avtorkhanov, “The Chechens and Ingush during the Soviet period and its antecedents”, in M. Bennigsen Broxup (ed.), ibid.
Dans cette situation fluide où les villages sont entourés d'impressionnantes colonnes de chars sans être toujours véritablement encerclés, dans cette valse hésitation où les discussions alternent avec les coups de canons qui font monter la pression, dans cette incertitude où les ultimatums peuvent à tout moment se transformer en représailles collectives et « sans limites » Texte de l'ultimatum adressé, pour le 14 mars 1996 à 16 heures, à la population de Samachki, par le commandement russe. Pour l'opération menée, un an auparavant par les forces du ministère de l’Intérieur et le massacre des 7 et 8 avril 1995, voir : Memorial Human Rights Center, By all available means, Moscou, 1996. sur la population, les villages sont comme suspendus entre destruction et soumission. Mais la signature d'accords de paix n'est pas la pacification, elle n'en est que l'apparence et la collaboration avec les forces fédérales n'est jamais une garantie de sécurité. En l'absence de politique cohérente, les troupes russes sont condamnées à reconquérir sans cesse un peuple qui, malgré la lassitude de la guerre est sans cesse radicalisé par la brutalité de l'occupation.
Soldats, kontrakniki et boeviki
Par delà la question de la conduite de la guerre, les déficiences de la chaîne de commandement et les aléas de la discipline amènent certaines unités à s'auto-organiser - ou à divaguer - avec des conséquences sanglantes pour les civils : la peur ou la vodka aidant, certaines unités plus ou moins contrôlées s'adonnent au pillage et au racket ou tirent littéralement sur « tout ce qui bouge ». Les problèmes de commandement et de coordination sont encore accentués par la diversité des forces présentes sur le terrain : armée, forces du ministère de l'intérieur, gardes frontières, forces présidentielles, unités du FSB, cosaques... La multiplicité des forces, très disparates eu égard à leurs capacités opérationnelles ou à leur niveau de discipline, entraîne de sérieux problèmes de communication. Ces difficultés, encore amplifiées par la rivalité entre l'armée et le ministère de l'Intérieur -investi, depuis mars 1995, de la responsabilité des opérations - ou par la haine européenne face à une Russie tsariste qu'il percevait comme un empire rigide, autoritaire et ennemi de la liberté Paul B. Henze, “Marx on Muslims and Russians”, Central Asian Survey, VI/4, 1987. Les articles écrits par Karl Marx pour le New York Tribune pendant la guerre de Crimée ont été réunis par sa fille dans The Eastern Question, Eleanor Marx Aveling & Edward Aveling (eds), Londres, 1897. réédité par Augustus M. Kelley, New York, 1969.. Mais c'est en vain que voyageurs et journalistes dénoncèrent la politique de terreur menée dans le Caucase ou décrivirent les sombres desseins du Tsar sur les possessions indiennes de la Grande-Bretagne. Dans un contexte pourtant placé sous le signe du « grand jeu » et marqué par la guerre de Crimée, qui faisait de Chamil un allié potentiel contre la Russie, le Foreign Office se contenta d'observer, de loin. Aujourd'hui, dans un tout autre contexte, marqué par l'obsession de la stabilité et le soutien à la « démocratie de marché » en Russie, les chancelleries occidentales continuent d'observer, en silence, cette nouvelle guerre contre les Tchétchènes.
***
L'action humanitaire : perception et sécurité
Lisbonne, 27-28 mars 1998
par François Jean
Pillages, enlèvements, assassinats... Depuis quelques années, les problèmes ne cessent de se multiplier pour les organisations humanitaires intervenant dans les situations de conflit. A la question, non résolue, de la protection des victimes est venue s'ajouter le problème de la sécurité des volontaires ou du personnel national et international des organismes de secours. C'est pourquoi ce colloque sur la sécurité arrive à point nommé et je remercie ECHO et le CICR d'avoir pris l'initiative de proposer un échange et une réflexion sur cette question qui est au centre de nos préoccupations.
On m'a demandé d'aborder la question des principes en donnant, en complément de l'intervention du CICR, le point de vue d'une organisation non-gouvernementale. Je le ferai volontiers mais je souhaite, auparavant, replacer les problèmes de sécurité dans leur contexte. Je n'évoquerai pas ici les transformations, réelles ou supposées, des contextes conflictuels. C'est un sujet en soi, qui m'éloignerait du thème qui m'a été proposé. J'aborderai, par contre, ne serait-ce que rapidement, les évolutions du système de l'aide au cours de la dernière décennie. Cela me paraît important car la multiplication des incidents de sécurité survient dans un contexte marqué par l'augmentation très rapide du nombre des acteurs internationaux présents sur les terrains de conflit.
Je commencerai donc par une brève description des évolutions du système de l'aide depuis une dizaine d'années, en insistant sur les aspects qui me paraissent les plus pertinents dans le cadre d'une réflexion sur les problèmes de sécurité.
J'aborderai ensuite la question des principes d'action des organisations humanitaires en ne me limitant pas à leur philosophie générale mais en tentant de réfléchir à leur traduction concrète.
Le redéploiement du système de l’aide
Le redéploiement en cours du système de l'aide se caractérise, très schématiquement, par une double évolution : l'augmentation sensible des financements publics dans le domaine de l'aide humanitaire et le rôle croissant des ONG dans la mise en oeuvre de cette assistance s'accompagnent, en effet, d'un élargissement de la distribution de l'aide de la périphérie vers le centre des conflits.
Les dix dernières années ont été marquées par une transformation rapide et profonde du dispositif d'assistance internationale. Ces évolutions se traduisent par un glissement de l'aide au développement, pour l'essentiel engagée dans le cadre de relations d'État à État, vers l'aide humanitaire, de plus en plus mise en oeuvre par des acteurs privés, les ONG.
Toutes les sources indiquent une augmentation sensible de la part de l'aide humanitaire dans une aide publique au développement en décroissance depuis la fin des années 80. Pour ne parler que d'ECHO, l'un des bailleurs de fonds les plus importants dans ce domaine, le volume de l'aide humanitaire d'urgence a été multiplié par six et demi entre 1990 et 1994. Même si, depuis 1994, les financements publics semblent se stabiliser, voire décroî-tre légèrement, l'assistance humanitaire semble être devenue la réponse privilégiée des pays occidentaux aux crises politiques ne présentant pas d'intérêt stratégique majeur.
La deuxième tendance à souligner est que ces financements publics, souvent considérables, sont de plus en plus canalisés par des acteurs privés. Là encore, pour ne prendre qu'un exemple, ECHO a attribué, en moyenne, la moitié de ses financements à des ONG entre 1990 et 1994.
Il faudrait bien sûr nuancer et compléter ce tableau tracé à grands traits. Sans entrer trop dans les détails, je souhaiterais y mettre au moins trois bémols et évoquer quelques développements récents :
- Tout d'abord les organisations du système des Nations unies restent des acteurs très importants et jouent un rôle central de coordination, à la charnière du politique et de l'humanitaire.
- Ensuite les États ne restent pas inactifs : ils ont progressivement réinvesti un champ humanitaire qui, au départ s'était constitué en dehors d'eux.
- Enfin la part croissante des financements publics dans le budget des ONG soulève quelques questions de fond sur le statut de ces organisations qui, pour certaines, restent des acteurs autonomes susceptibles de définir leur propre stratégie tandis que d'autres sont devenus des sous-traitants des bailleurs de fonds.
Par ailleurs, de nouveaux acteurs apparaissent qui bénéficient à leur tour de l'intérêt et du soutien des bailleurs de fonds : les organisations spécialisées dans la prévention ou la résolution des conflits et les ONG locales.
Ce n'est pas ici le lieu d'élaborer sur ces évolutions ou de les commenter. Je veux simplement souligner ici que l'aide humanitaire se déploie au travers d'un système complexe de délégation et de sous-traitance qui implique une multitude d'acteurs gouvernementaux, intergouvernementaux et non-gouvernementaux.
Schématiquement, on est passé, en une dizaine d'années, d'un système inter-étatique essentiellement structuré par des logiques politiques à un jeu plus ouvert fondé sur des interactions complexes entre une multitude d'acteurs ayant des représentations, des modes d'intervention, des logiques d'entreprise et des objectifs politiques, économiques et sociaux extrêmement diversifiés sinon contradictoires.
Cette mutation institutionnelle et politique s'accompagne - et c'est le deuxième point que je voulais évoquer dans cette description rapide des évolutions du système de l'aide -d'un processus d'"internalisation" de l'aide humanitaire. Par ce terme barbare, j'entends un élargissement de la distribution de l'aide, de la périphérie vers le centre des conflits.
Dans les années 70 et 80, l'aide humanitaire était quasiment absente des terrains de conflit. Une série de raisons - des contraintes de la Guerre froide au respect de la souveraineté des États - faisaient que les Nations unies et les États, même les plus impliqués dans un soutien politique et financier aux belligérants, n'intervenaient pas sur le terrain humanitaire dans les pays en guerre.
Seuls le CICR et quelques ONG intervenaient dans les pays en conflit. Ces organisations étaient cependant assez rares et l'essentiel de l'aide se déployait dans les camps de réfugiés, à la périphérie des conflits.
Depuis le début des années 90, la situation a beaucoup évolué. Toute une série de facteurs, sur lesquels, là encore, je ne m'étendrai pas - érosion du principe de souveraineté, nouvelle politique de réfugiés visant, autant que possible, à éviter de nouveaux problèmes de réfugiés en apportant des secours aux populations déplacées à l'intérieur des pays en crise - ont conduit à la multiplication des interventions humanitaires dans les zones conflictuelles.
Ces interventions peuvent prendre différentes formes mais la multiplication des opérations "militaro-humanitaires" comme Provide Comfort ou Restore Hope et, surtout, des programmes de secours basés sur l'idée d'accès négocié, sur le modèle d'Operation Lifeline Sudan, ont en quelque sorte officialisé et légitimé les opérations de secours menées jusqu'alors par les seules ONG dans les zones de souveraineté contestée.
En conséquence, les agences des Nations unies et les États, parfois sous une forme militarisée, sont désormais présents dans les pays en conflit aux côtés des ONG. L'aide humanitaire n'est plus seulement distribuée dans les camps de réfugiés, à la périphérie des conflits, elle est désormais acheminée à l'intérieur des pays en conflit par une multitude d'acteurs internationaux qui interviennent parfois au cœur des zones de combat.
Ces évolutions, retracées ici de façon malheureusement trop rapide, introduisent une situation tout à fait inédite dans l'histoire de la guerre : celles de zones conflictuelles parcourues par une multitude d'organisations internationales.
Des organisations qui ont des statuts très divers - gouvernemental, intergouvernemental ou non-gouvernemental - et, le plus souvent, passablement ambigus : "militarohumanitaire", privé dépendant de financements publics, non-étatiques intervenant dans des processus diplomatiques, etc...
Des organisations qui interviennent dans l'action humanitaire mais aussi dans des domaines tels que la défense des Droits de l'homme, le maintien de la paix, la prévention ou la résolution des conflits, etc. et qui sont souvent impliquées, directement ou indirectement, dans des processus de décision politiques.
Des organisations, enfin, qui drainent des ressources considérables dans des situations de conflit où l'aide humanitaire est, parfois, la seule ressource extérieure qui soit encore injectée par les pays occidentaux.
Les acteurs humanitaires eux-mêmes ont parfois du mal à se situer dans cet environnement institutionnel complexe qui se restructure en permanence dans une certaine confusion. Une confusion d'autant plus compréhensible qu'elle est entretenue, consciemment ou inconsciemment - par les acteurs de l'aide eux-mêmes. Par les acteurs étatiques d'abord qui revendiquent souvent, avec beaucoup de conviction, l'appellation d'humanitaire, sans égard pour leurs responsabilités politiques. Par les acteurs humanitaires ensuite qui se transforment parfois, avec les meilleures intentions du monde, en prescripteurs politiques et contribuent à leur tour au flou ambiant.
Dans ces conditions, il serait étonnant que les acteurs locaux aient une perception claire des acteurs humanitaires. La question de la perception des acteurs humanitaires par les leaders politico-militaires et les populations locales est, à l'évidence, l'une des questions clé qui se pose actuellement. C'est une question fondamentale pour le devenir de l'action humanitaire ; c'est une question centrale lorsque l'on réfléchit aux problèmes de sécurité qui se posent actuellement.
En l'absence d'enquêtes approfondies menées sur les principaux terrains de crise, cette question reste ouverte. Mais les impressions que l'on peut recueillir sur le terrain donnent à penser que les organisations humanitaires sont parfois ressenties, au mieux, comme des importateurs de véhicules tout terrain, au pire comme une nouvelle classe de nantis. De même, tout laisse penser qu'elles sont perçues comme des agents de leur gouvernement ou de l'Occident, en tout cas comme des acteurs ayant une influence et des objectifs politiques.
Une part de ces perceptions peut résulter de la confusion qui, parfois, s'instaure dans l'esprit des acteurs locaux entre les différents types d'acteurs - entre les acteurs étatiques, civils ou militaires, et les acteurs humanitaires - comme on a pu le constater sur certains terrains marqués par de grosses interventions internationales, comme en Somalie par exemple. Paradoxalement, c'est au moment où les crises politiques sont de plus en plus considérées comme des "urgences humanitaires complexes" que les intervenants humanitaires sont de plus en plus perçus comme des acteurs politiques... De ce point de vue, il n'est pas certain qu'une protection militaire améliore la sécurité des acteurs humanitaires ; elle risque au contraire de jeter une ombre sur leur indépendance et leur impartialité et de réduire leur espace d'intervention. A cet égard, il est essentiel pour les acteurs humanitaires de rester identifiables comme tels et de se différencier, autant que possible, des acteurs politiques et, surtout, militaires.
Mais il est douteux que cela suffise à résoudre le problème. Car la question n'est pas seulement liée à la confusion. Malgré les phantasmes ou les théories du complot - malheureusement assez répandus dans les pays en conflit - les belligérants ont, en définitive, une appréhension globalement réaliste des implications de l'aide humanitaire. En tout cas, ils n'ont pas tort de nous prêter, collectivement, une influence ou un rôle politique.
Parler de confusion n'épuise pas la question ; ce qui est en cause, c'est la transformation des relations internationales, le rôle croissant des acteurs privés, la complexification des processus de décision, etc. Sans élaborer sur les mutations en cours du système international, il est clair que les acteurs privés sont de plus en plus impliqués dans des processus de prise de décision politique. L'augmentation du "trafic" humanitaire en direction du Conseil de Sécurité en est, pour ne prendre qu'un exemple, un signe évident.
Les organisations humanitaires ont une influence politique. Il ne sert à rien de se le cacher. Mieux vaut le reconnaître et l'assumer en essayant de mieux définir notre rôle et de mieux cerner nos responsabilités. Pour ce faire, il faut d'abord préciser nos relations avec les autres acteurs - gouvernementaux et non-gouvernementaux - du système de l'aide. Ce qui suppose de renforcer les moyens de coordination, les formes de complémentarité, les dynamiques, surtout, qui peuvent résulter des interactions entre organisations de natures différentes. Il faut ensuite revenir sur nos pratiques, nos modes d'intervention et nos relations avec les populations. Ce qui implique de repenser notre action et nos responsabilités. Pour illustrer les quelques unes des questions qui se posent à nous, je reviendrai sur le thème de l'advocacy sur lequel Madame Bonino insistait fort justement tout à l'heure.
Aujourd'hui toutes les organisations humanitaires, même celles qui sont le plus attachées à l'idée de neutralité, sont engagées dans des actions d'advocacy auprès des décideurs politiques. Mais le terme d'advocacy peut recouvrir des démarches très différentes, du témoignage humanitaire à la défense d'une politique.
Certaines organisations considèrent que leur responsabilité est de faire savoir, voire de dénoncer un pouvoir, lorsqu'elles sont témoins, ou seuls témoins, d'exactions. D'autres cherchent à influencer les décideurs en faveur de telle ou telle politique et se donnent des objectifs plus larges, notamment en matière de prévention ou de résolution des conflits.
Toutes ces démarches ont incontestablement des implications politiques. Pour autant, elles ne renvoient pas nécessairement à un projet politique. Ce qui différencie les acteurs humanitaires des acteurs politiques c'est qu'ils se déterminent, non pas en fonction d'objectifs politiques mais en fonction de l'intérêt des victimes.
L'intérêt des victimes est une notion clé pour les acteurs humanitaires. Mais, là encore, il s'agit d'un concept très général qui est très largement piégé. On entend trop souvent des ONG s'auto-proclamer représentantes des victimes... Cette façon de poser au "syndicat des victimes" est franchement pathétique. C'est même inquiétant car cela fait écho aux "stratégies victimaires", fort justement dénoncées, que des leaders politico-militaires mettent en oeuvre sur certains terrains de conflit et qui sont précisément une façon de lier des intérêts institutionnels ou politiques à la reproduction du statut de victime.
L'intérêt des victimes est précisément de ne plus être victime. Il se définit par rapport à une action qui doit permettre aux victimes de sortir de cet état ou, en tout cas, ne pas aggraver leur situation. L'intérêt des victimes peut conduire aussi bien à l'action qu'à l'abstention, à la discrétion qu'à la dénonciation, au politique qu'à l'humanitaire. C'est une notion qui ne peut être définie de manière générale mais, au cas par cas, en fonction de la situation et des possibilités d'action.
C'est en tout cas une question centrale qui montre bien que les concepts généraux doivent être constamment reprécisés, que les principes ne valent qu'à travers leur explicitation permanente à la lumière des questions qui se posent sur nos terrains d'intervention.
A cet égard, je m'excuse par avance car je vais à présent utiliser de grands mots in abstracto. Je vais en effet aborder maintenant la question des principes sans pouvoir, compte tenu du format de cette intervention, les mettre suffisamment en relation avec des situations ou des problèmes concrets. Il va sans dire que j'aborde cette question du point de vue d'une organisation humanitaire non-gouvernementale ; je m'exprime ici au nom de Médecins Sans Frontières.
Les principes d’action
Dans cet environnement institutionnel complexe et, surtout, dans les sociétés dans lesquelles nous intervenons, quels sont les principes d'action auxquels nous nous référons?
Bien entendu, aucun principe, aucune philosophie d'action, aucun comportement individuel même ne constitue une garantie d'intégration et encore moins de protection. Il faut évidemment se méfier des raisonnements idéalistes en la matière.
Cela n'empêchera jamais que des braqueurs s'attaquent aux membres d'organisations de secours ou que des leaders politico-militaires prennent des organisations humanitaires pour cible pour dissuader, faire pression ou manipuler.
Il n'en reste pas moins que la réflexion sur les principes est importante.
D'abord parce qu'elle est essentielle en soi, surtout à l'heure où la confusion s'accroît, à condition, bien sûr, de ne pas considérer les principes comme des abstractions mais comme des éléments d'une réflexion critique.
Ensuite parce que la référence à certains principes d'action - non pas dans leur énonciation générale mais dans leur prise en compte quotidienne dans la décision et l'action de terrain - peut, peut-être, nous permettre de mieux nous situer et d'établir des relations plus claires avec les acteurs locaux et internationaux.
Je vais donc rapidement évoquer les principes qui nous semblent importants. Je serai relativement bref car il me paraît difficile, et peut-être même stérile, de parler des principes dans l'abstrait. Il faut les relier à une expérience ce qui n'est pas facile dans les quelques minutes qu'ils me restent.
Je me contenterai donc de décrire quelques unes de leurs implications concrètes dans le domaine de la sécurité que nous abordons aujourd'hui.
Impartialité
Je commencerai par la neutralité, ce qui me permettra - et vous n'en serez pas surpris -de proposer un point de vue différent de celui du CICR. Et j'en parlerai surtout pour l'évacuer comme principe d'action.
Il y a, depuis de nombreuses années, beaucoup de discussions à MSF à ce sujet. Ces discussions n'ont toujours pas abouti mais beaucoup d'entre nous s'accordent pour dire qu'il ne s'agit ni d'un principe ni d'un impératif catégorique.
Nous sommes bien entendu convaincus que nous n'avons pas à prendre le parti de tel ou tel belligérant dans la plupart des conflits. Pour autant, il n'est pas possible de rester neutre ou de garder le silence face à un génocide ou un régime d'oppression. La neutralité, pour nous, est donc à géométrie variable, ce n'est pas un principe auquel nous puissions nous référer. Ou si c'est un principe, c'est un principe de passivité et non un principe d'action...
L'impartialité nous semble, par contre, un principe essentiel de l'action humanitaire.
Il postule qu'un soldat blessé, un combattant hors de combat, ne serait-ce que momentanément, un homme en somme, une femme ou des enfants dans le besoin doivent être aidés sans discrimination de race, de religion, de nationalité ou d'affiliation politique.
Etre impartial, c'est donc aider toutes les personnes dans le besoin, en proportion des besoins, sans considération de race, de religion, de nationalité ou d'affiliation politique.
Ce qui suppose, concrètement, d'évaluer les besoins en toute indépendance et de contrôler la distribution de l'assistance de façon à s'assurer qu'elle n'est pas détournée de ses objectifs et qu'elle parvient effectivement à ceux auxquels elle est destinée.
Bien entendu, l'estimation des besoins n'est pas l'ultima ratio ; elle doit être accompagnée d'une analyse plus globale des causes de la dégradation de la situation des populations, notamment pour déterminer si celle-ci ne renvoie pas à une stratégie du pouvoir comme ce peut être le cas, par exemple, d'une famine provoquée ou entretenue.
En tout état de cause, une évaluation indépendante des besoins et un strict contrôle de la distribution de l'aide sont essentiels pour la mise en oeuvre d'une assistance impartiale. Cet impératif d'équité est, à cet égard, bien éloigné de la notion d'équilibre entre les parties qui pourrait être dictée par une conception erronée de la neutralité.
Humanité
L'aide humanitaire vise à préserver la vie dans le respect de la dignité ; elle tente d'apporter une aide dans une période de crise et de restaurer l'homme dans sa capacité de choix.
C'est dire que, contrairement à l'aide au développement, l'aide humanitaire ne prétend pas formuler un projet de société ou inciter à une transformation volontariste des modes de vie. De même, elle ne prétend pas apporter de solution globale aux conflits.
Cette formulation souligne que l'action humanitaire s'enracine dans une morale humaniste et intervient à hauteur d'homme. Mais, là encore, les principes d'humanité ne sont que des abstractions vides de sens s'ils ne se traduisent pas en comportements, en manières d'être et de faire.
De ce point de vue, il faut avouer que nous avons beaucoup de souci à nous faire.
D'abord parce que, nous l'avons vu, le système de l'aide s'est considérablement développé, il draîne à présent des ressources considérables. Cette injection de richesses et de biens qui apparaissent comme gratuits dans un contexte d'extrême pénurie constitue une forme de violence symbolique qui est, en soi, une source de tensions. Ce n'est pas sans conséquences pour les organisations humanitaires, surtout dans les situations de crise ouverte.
Ensuite parce que certaines formes d'intervention, certaines pratiques mécanistes, soucieuses de la seule efficacité technique, peuvent parfois conduire à des attitudes d'arrogance et de mépris.
Le respect de la dignité humaine s'accommode parfois assez mal des actions de masse. Les "populations assistées" ou les "groupes vulnérables" souvent évoqués dans le jargon des secouristes, ne sont pas, faut-il le rappeler, une cohorte d'organismes physiologiques. L'action humanitaire n'a rien à voir avec je ne sais quelle pitié vétérinaire. Ce souci de l'autre auquel nous nous référons ne s'adresse pas à des tubes digestifs mais à des êtres humains.
Dans beaucoup de situations, il faudrait savoir rompre avec certains comportements technocratiques, certaines opérations stéréotypées et de grande ampleur, certaines formes de "gestion" des populations.
Il faudrait savoir résister, parfois, aux pressions des bailleurs de fonds et, toujours, à nos propres logiques d'entreprise.
Il est temps de renouer le dialogue, de retrouver une sensibilité et une proximité dans nos relations avec les individus que nous aidons et avec lesquels nous échangeons et nous travaillons.
A cet égard, et pour revenir à la question de la sécurité, il n'est pas inutile de rappeler que la qualité des rapports avec le personnel local est sans doute un élément important de compréhension de la société, sans même parler des informations et de l'aide qu'ils peuvent nous apporter en cas de difficulté.
Indépendance
L'indépendance est pour nous un principe pivot, celui autour duquel beaucoup d'autres s'articulent. Nous l'avons d'ailleurs retrouvé tout au long de cette rapide évocation - évaluation indépendante des besoins, indépendance à l'égard des bailleurs de fonds et de nos propres intérêts institutionnels, liberté de dialogue avec les individus, etc.
L'indépendance, à son tour, n'est pas un principe déclamatoire. Ce n'est pas un positionnement institutionnel à l'égard des bailleurs de fonds. Ce n'est pas une posture morale à l'égard des chefs de guerre - leaders politico-militaires ou entrepreneurs militaro-économiques. L'indépendance c'est un rapport au pouvoir, un rapport par définition conflictuel.
Cette formulation n'est en rien agressive ; elle renvoie à la tension inhérente à toute relation entre le citoyen, ou l'association de citoyens, et le pouvoir. Cette tension est encore plus sensible dans les situations de crise ouverte. Elle n'est alors plus médiatisée par la délégation ou par le consentement. Elle est souvent exacerbée et s'exprime par la force ou la contrainte.
Dans ces situations de crise, très chargées politiquement, qui sont marquées par des exactions, par des stratégies victimaires et par l'instrumentalisation de l'aide, les organisations humanitaires doivent en permanence négocier, résister, manœuvrer, refuser, dénoncer, etc.
Les tensions sont extrêmes dans les situations de conflit et le rapport au pouvoir est très critique pour les organisations qui tentent d'apporter une aide impartiale. Il est des situations où il faut savoir dire non et annoncer publiquement la mauvaise nouvelle.
Dans les pays occidentaux, la relation au pouvoir politique est également problématique. Les États et, par extension, les bailleurs de fonds publics agissent - et c'est légitime de leur point de vue - en fonction de leurs intérêts nationaux même s'ils ne restent pas insensibles à l'exigence de solidarité qui se fait jour dans leur société.
Les organisations humanitaires dont les intentions sont profondément différentes ne sont évidemment pas tenues de répondre à toutes leurs sollicitations.
Malheureusement, il arrive trop souvent que les acteurs humanitaires accompagnent les politiques des pays donateurs, au risque d'apparaître comme liés à des gouvernements. Ils le font d'autant plus facilement que leurs logiques d'entreprise s'accommodent bien souvent d'un rôle de sous-traitant.
Là encore, la politique de l'offre, qui conduit à définir des programmes en fonction des financements disponibles, ne correspond pas toujours aux décisions qui pourraient être prises à l'issue d'une évaluation indépendante de la situation et des possibilités d'intervention.
Mais l'indépendance n'est ni une posture déclamatoire, ni une invocation moralisatrice contre les pouvoirs. Elle nécessite une réflexion critique qui doit d'abord s'appliquer à nous-même.
Le moins que l'on puisse dire - et MSF n'est pas exempt de ces critiques - c'est que les organisations humanitaires manquent souvent de vigilance, d'esprit critique, de capacité à se remettre en cause. Trop souvent, elles adhèrent spontanément aux lieux communs du moment et elles le font d'autant plus complaisamment que leurs intérêts institutionnels coïncident fréquemment avec le sens du courant. Les discours bien-pensants, les bonnes intentions et les poses moralisatrices se transforment parfois en bruit de fond qui endort la vigilance et le sens des responsabilités.
Comme MSF en a fait l'expérience en Ethiopie ou à propos des camps de réfugiés rwandais, comme d'autres organisations humanitaires l'ont ressenti à d'autres occasions, cela peut coûter cher (en termes d'image, de financements, de relations institutionnelles ou de rapport au pouvoir) de sortir du consensus mou et d'adopter une position critique. Mais l'indépendance a un prix...
***
De l’interétatique au transnational - Les acteurs non-étatiques dans les conflits (L'exemple des organisations humanitaires internationales)
Recherches et Documents, n°5, juin 1998
Par François Jean
Les conflits après la bipolarité
L'analyse des conflits est aujourd'hui délivrée des lourdes entraves idéologiques de la guerre froide. Pendant trente ans, en effet, les conflits dits "de basse intensité" ont été appréhendés à travers une grille d'interprétation qui tendait à en faire des manifestations périphériques de la confrontation Est-Ouest.Didier Bigo, "Grands débats pour un petit monde", Cultures et Conflits, N° 19/20, Hiver 1995. Les conflits contemporains ne sont plus percus comme de simples répliques, plus ou moins exotiques, du grand affrontement central américano-soviétique, et apparaissent à présent pour ce qu'ils sont : des conflits où la dynamique de la violence procède principalement de déterminants locaux. A l'évidence, les facteurs extérieurs, et notamment la dimension Est-Ouest ont longtemps été surestimés ; il faut se convaincre, enfin, de la complexité et de la diversité des processus conflictuels. Pour autant, il serait regrettable que, par réaction, ces conflits soient à présent appréhendés comme des phénomènes singuliers, irréductibles et déconnectés des dynamiques internationales. Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est bien le renouvellement de l'analyse des conflits.
A en croire le discours dominant, les conflits se seraient multipliés au cours des dernières années et seraient devenus plus sanglants, plus anarchiques, plus irrationnels... Certains commentateurs, en mal d'explications schématiques, tendent à substituer à la lecture "idéologique" d'antan une lecture "ethnique" renvoyant à l'idée de violence atavique. D'autres n'hésitent pas à transformer cette incertitude en nouveau cadre globalisant : la violence devenue, selon eux, un phénomène planétaire et incontrôlable, formerait une menace diffuse, multiforme mais finalement univoque. Les termes de "guérillas criminalisées" ou de "mafias transnationales" tentent de restaurer cohérence et unité à une menace qui viendrait à présent du Sud.
Nous sommes évidemment très sceptiques quant à la validité de tels regroupements et certains chercheurs ont fort bien démonté la construction idéologique d'une nouvelle menace globale par certains professionnels de la sécurité depuis la fin de la confrontation Est-Ouest. Quant au discours du chaos et de la barbarie, il doit également être accueilli avec scepticisme. Contrairement à une idée fort répandue, on n'a pas observé d'augmentation sensible du nombre des conflits depuis la fin de la guerre froide.R. Williamson, "The contemporary face of conflict", Annuaire 1995, Jane's Intelligence Review. De même, rien n'accrédite l'idée que les conflits contemporains soient devenus plus sanglants qu'ils ne l'étaient auparavant. Le génocide au Rwanda ou la purification ethnique en Bosnie se sont certes traduits par des coûts humains très importants mais non sans précédent, comme en témoigne le génocide au Cambodge ou la guerre civile en Ouganda dans les années 70. Cette impression de barbarie est sans doute en partie liée à une plus grande sensibilité à la thématique des droits de l'homme : les conflits, qui ne sont plus interprêtés à travers le prisme de la confrontation est-ouest semblent avoir perdu tout sens et sont désormais appréhendés essentiellement sous l'angle de leurs implications humanitaires. D'où cette impression d'irrationnel liée à la seule prise en compte des conséquences générales du conflit à l'échelle d'une société, aux plans économique, humain, etc., au détriment d'une analyse des intérêts, des objectifs et des stratégies, tout à fait rationnelles, des groupes impliqués dans la dynamique de la violence.David Keen, "A Rational Kind of Madness", Oxford Development Studies, Vol. 25, N°1, February 1997.
Par delà les discours du moment, ce sont les grilles d'analyse traditionnelles de la conflictualité qu'il faut interroger et remettre en cause. Le cadre intellectuel du néo-réalisme, fondé notamment sur la centralité de l'État, un schéma de confrontation binaire et une stricte différenciation entre l'interne et l'externe, semble impuissant à rendre compte des formes contemporaines de la conflictualité. Dans bien des cas, l'affaiblissement des États conduit à une dissémination de la violence et à de nouvelles articulations entre acteurs étatiques et non-étatiques qui, pour certains, reprennent à leur compte certains attributs de l'État. De même les analyses en termes de rapport de force entre deux adversaires sur un territoire donné sont de moins en moins pertinentes. Cette polarisation duelle qui renvoyait en partie aux alignements idéologiques et, surtout, aux soutiens extérieurs mobilisés tout au long de la guerre froide dans le cadre binaire de l'affrontement planétaire ne correspond plus aux configurations plus éclatées, plus fluides et plus volatiles des conflits d'aujourd'hui. La fragmentation des mouvements armés, la multiplication des entrepreneurs de violence, la constitution de réseaux qui débordent largement de l'espace conflictuel génèrent des modes de coopération ou de confrontation très divers qui ne renvoient plus exclusivement à la figure traditionnelle de l'affrontement entre un État et un mouvement d'opposition armé. Enfin, l'érosion de la notion de souveraineté et la consolidation de réseaux qui se jouent des frontières et des territoires permet de nouvelles transactions entre acteurs locaux et internationaux. Le processus de globalisation, largement achevé dans la sphère économique et financière, englobe à présent l'information, les migrations, l'aide humanitaire, la protection de l'environnement et la dissémination des déchets, la criminalité et la sécurité, la violence et la diplomatie, etc.
Ces évolutions ne sont pas spécifiques aux situations de conflit ; elles témoignent de l'émergence d'une nouvelle réalité à la fois globale et fragmentée. Les États sont aujourd'hui désemparés par des évolutions qui les débordent et les remettent en cause : ils sont pris à contre-pied par la multiplication des revendications identitaires, des troubles internes et des guerres civiles qui minent les cadres politiques existants; ils sont également démunis face à l'émergence d'un ensemble de nouveaux flux qui se déploient sur l'ensemble de la planète et échappent aux modes de régulation traditionnels. La guerre n'est ni une parenthèse dans le "processus de développement",Mark Duffield, "Complex Emergencies and the Crisis of Developmentalism", in Linking Relief and Development, IDS Bulletin, Vol. 25, N°4, octobre 1994. ni une rupture par rapport au processus de mondialisation : elle témoigne, sur un territoire à géométrie variable, de logiques de mobilisation et de confrontation, certes en décalage par rapport au modèle de démocratie de marché, mais ouverts sur l'extérieur. L'économie politique de la guerre n'est, dans bien des cas, pas si différente de celle du régime qu'elle ébranle. Ainsi, dans les pays africains dépendants de l'exportation d'un petit nombre de produits primaires, la guerre n'a fait que confirmer et parfois renforcer une tendance déjà ancienne à l'appropriation privée de ces ressources par certains acteurs politiques connectés avec des intermédiaires internationaux dans l'économie parallèle. Bien plus, dans certains cas comme le Burundi (ivoire et or) ou, surtout, le Sierra Leone (diamants) la guerre trouve ses racines dans l'exacerbation de la concurrence entre différents réseaux qui, au sein de l'État, luttent pour s'approprier ces recettes d'exportation.William Reno, Corruption and State Politics in Sierra Leone, Cambridge University Press, 1995.
Mais, de plus en plus, il n'est pas besoin de l'État pour s'approprier les richesses du pays. Ainsi Charles Taylor a-t-il établi, aux meilleurs moments du "greater Liberia", une forme d'autorité politique débordant du cadre national et directement connectée au marché mondial. Le Liberia est une bonne illustration du passage d'une logique néo-patrimoniale, centrée sur la conquête de l'appareil d'État et l'appropriation du "gâteau national", à une économie de comptoir fondée sur des transactions avec des firmes étrangères. Bien entendu, il ne s'agit pas ici de théoriser sur un prétendu glissement de la dépendance à l'égard de l'État et de ses ressources à une nouvelle dépendance à l'égard des firmes étrangèresWilliam Reno, "Reinvention of an African patrimonial state : Charles Taylor's Liberia" Third World Quarterly, Vol 16, N°1, 1995.
Voir aussi : "War, Markets and the Reconfiguration of West Africa's Weak States", Comparative Politics, July 1997 ; "African Weak States and Commercial Alliances", African Affairs, N°96, 1997.et de l'aide internationale. La conquête du pouvoir et de ses prébendes est toujours un enjeu central pour la plupart des chefs rebelles et la situation reste, en général, profondément instable tant que cette question n'est pas résolue. Il n'en reste pas moins que de nouveaux modes de coopération décentralisés avec des acteurs non-étatiques internationaux permettent à certains mouvements armés de renforcer leur pouvoir et d'accéder au marché mondial. Ainsi au Libéria, les revenus tirés par le NPFL de l'extraction de ressources naturelles (fer, bois, caoutchouc, etc.) avec l'aide de firmes étrangères s'élevaient à 400-500 millions de dollars au début des années 90. De même, en Angola, on évalue à 1,5 milliards de dollars les ressources fournies par l'exploitation et la vente de diamants par l'UNITA entre 1992 et 1996. Enfin, au Zaïre, les firmes étrangères, notamment américaines (American Mineral Fields, etc.) n'ont pas attendu la prise de Kinshasa pour passer des accords d'exploitation avec Kabila.
Ces évolutions témoignent de l'importance des transactions entre acteurs non-étatiques, locaux et internationaux, dans un contexte de crise et d'affaiblissement de l'État. Loin d'être une parenthèse ou une anomalie transitoire dans un processus de développement linéaire, la guerre est, peut-être, une forme de réponse au problème de l'État et de la globalisation. Elle peut, suivant une logique tillyenne, contribuer au processus de construction nationale ou, au contraire, à l'affaiblissement de l'État. Elle peut également être une des modalités d'ouverture aux réseaux transnationaux. Elle témoigne, en tout cas de l'émergence et de la consolidation de nouveaux processus économiques et de nouveaux acteurs politiques et sociaux. Parmi eux, les acteurs non-étatiques - mouvements politico-militaires, entrepreneurs militaro-économiques, commerçants "informels", firmes multinationales, organisations non-gouvernementales, médias, etc. - jouent un rôle sans cesse croissant. C'est pourquoi il est important de tenter de mieux comprendre leurs stratégies, leur rapport à l'État et aux populations, leur rôle dans la dynamique de la violence et, surtout, dans les transactions et les jeux de coopération qui se nouent entre le local et l'international.
L'articulation entre le local et l'international est, en effet, l'un des domaines dans lesquels les acteurs non-étatiques jouent un rôle significatif et, de surcroît, peu étudié. Sans même parler des réseaux internationaux de tous ordres - filières criminelles (armes, drogues...), réseaux de soutien, diasporas, etc. - établis ou utilisés par les mouvements armés pour mobiliser des ressources ou des appuis extérieurs, les acteurs internationaux qui se multiplient sur les terrains de crise ont un impact croissant sur les dynamiques conflictuelles dans les pays dits du sud. Schématiquement, il est, au plan économique, deux modalités majeures d'articulation à l'international : le commerce et l'aide. Dans les deux cas, le rôle des États tend à diminuer au profit des acteurs privés. Sur le premier point, l'importance des firmes internationales est depuis longtemps avérée et se fait désormais sentir, dans certains pays, jusque dans la prise en charge de fonctions régaliennes comme les prestations de sécurité. Pour ce qui concerne l'aide, les dix dernières années ont été marquées par une mutation rapide et profonde du système de coopération internationale établi à la fin de la seconde guerre mondiale et lors des décolonisations.
L'objectif de cette étude est d'étudier ces évolutions, marquées, notamment, par le déclin du rôle des États et l'expansion de réseaux internationaux privés, et d'en analyser les implications sur des conflits qui ne sont plus inter-étatiques ni même, en définitive, infra-étatiques. Pour ce faire, nous centrerons notre réflexion sur l'aide humanitaire qui est devenue, au cours de la dernière décennie, la principale forme d'implication internationale dans les situations de conflit, du moins celles ne présentant pas d'intérêt stratégique majeur pour les puissances (Afrique, Afghanistan, Sri Lanka, etc.). Nous décrirons d'abord la transformation des modes d' intervention internationale dans les pays en guerre. Nous étudierons ensuite les processus de sous-traitance de l'aide et de la sécurité à l’œuvre dans les situations de crise. Nous tenterons, enfin, d'analyser les implications de la présence croissante d'acteurs non-étatiques internationaux dans les pays en conflit sur la dynamique de la violence. Contribue-t-elle à l'affaiblissement des États, à la fragmentation du jeu politique et à la multiplication des entrepreneurs de violence? Favorise-t-elle la constitution de réseaux qui débordent de l'espace conflictuel? Encourage-t-elle la substitution des circuits inter-étatiques traditionnels par de nouveaux réseaux transnationaux privés?
Des soutiens politiques à l’aide humanitaire
Les dix dernières années ont été marquées par une transformation sensible des formes d'intervention internationale dans les conflits internes. Jusqu'à la fin des années 80, les grandes puissances étaient politiquement impliquées dans les conflits "périphériques" et accordaient un soutien important - en armements et en financements - aux États ou aux mouvements d'opposition armés. La fin de la guerre froide a provoqué une réduction drastique des soutiens internationaux aux protagonistes des conflits. Avec la fin de la confrontation est-ouest, les grandes puissances se sont largement détournées des conflits internes, désormais sans enjeux apparents au niveau international. Le temps n'est plus où les États-Unis et l'Union soviétique soutenaient, qui l'État, qui l'opposition armée, dans des conflits généralement perçus comme des manifestations périphériques de la guerre froide. Les soutiens extérieurs, lorsqu'ils subsistent, sont surtout le fait de puissances régionales ou de ce qui en tient lieu, comme c'est le cas en Afghanistan ou dans l'ex-Zaïre. Même dans les "zones stratégiques", les initiatives des pays occidentaux sont surtout de nature politique ou diplomatique et ne témoignent pas d'une grande implication, comme le montre l'échec, relativement vite digéré des États Unis au Kurdistan irakien ou la prudence observée face à l'embrasement en ex-Yougoslavie et à la dégradation de la situation en Algérie, dans des régions pourtant considérées comme cruciales pour la sécurité de l'Europe occidentale. A fortiori dans les zones éloignées, le benign neglect semble se généraliser.
Mais si les ex-"parrains" ne soutiennent plus leurs "clients", les pays occidentaux restent impliqués dans ces situations de conflit, ne serait-ce que comme pourvoyeurs de secours. Sans même parler des interventions "militaro-humanitaires", on observe une propension croissante des États à intervenir sur un mode humanitaire, surtout dans les crises dénuées d'intérêt stratégique. Aux soutiens politiques, caractéristiques de la guerre froide, et à l'aide au développement, largement passée de mode, viennent aujourd'hui se substituer les secours d'urgence comme en témoigne l'augmentation sensible de la part de l'"aide humanitaire" ou de l'"aide d'urgence" dans une aide publique au développement (APD) en nette décroissance depuis la fin des années 80. Selon le comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE, la part des "secours d'urgence" (qui n'incluent pas l'aide alimentaire d'urgence) est passée de 1,35% à 5,75% de l'APD entre 1980 et 1993.La tendance est similaire pour l'aide bilatérale dont la part consacrée aux secours d'urgence est passée de 1,5% à 8,27% entre 1982-83 et 1993 : la part de l'aide d'urgence dans l'APD représentait, en 1993, 12,18% pour l'Allemagne, 17% pour la Hollande, 12,38% pour la Grande Bretagne et 9,55% pour les États Unis. De même, pour l'Union européenne (ECHO), le volume de l'aide humanitaire d'urgence a été multiplié par 6,6 entre 1990 et 1994, passant de près de 120 à plus de 760 millions d'ECUs. Depuis 1994, les financements engagés au titre de l'aide humanitaire semblent se stabiliser et le marché de l'aide tend à s'élargir vers un nouveau champ : la prévention et la résolution des conflits. A la recherche de solutions rapides et économiques aux conflits, les bailleurs de fonds accroissent leur soutien à des organisations engagées dans la diplomatie "parallèle". Mais les financements alloués à ces initiatives sont encore embryonnaires et l'aide humanitaire reste, dans beaucoup de cas, la principale ressource extérieure injectée dans les situations de conflit. Depuis le début des années 90, l'assistance humanitaire est la réponse favorite de l'occident aux crises politiques dans les pays dits du sud.
Cette implication des États dans le domaine humanitaire est contemporaine de la fin de la confrontation est-ouest. L'effondrement du totalitarisme s'est accompagné du triomphe de l'"humanitarisme", fruit de l'illusion - accréditée par la notion de "communauté internationale" - d'une humanité enfin réconciliée avec elle-même autour d'un nouveau consensus sur l'inacceptable et symptôme du désarroi face à l'impression de "nouveau désordre international". Il est de plus encouragé par l'omniprésence de la télévision qui privilégie un rapport instantané, sentimental et amnésique à la réalité et il témoigne de ce que les gouvernements des pays démocratiques ne peuvent rester indifférents à l'exigence de solidarité qui se fait jour dans leur propre société à l'occasion de crises médiatisées. L'engagement des pays occidentaux recouvre tout un éventail de motivations allant des préoccupations humanitaires à des considérations politiques, en passant par des "logiques d'image" et par l'instrumentalisation de l'humanitaire au service d'objectifs politiques. Les décisions d'intervention participent de plus en plus d'un processus complexe, symbolique et financier autant que strictement politique et essentiellement déterminé par des interactions entre les médias, les opinions publiques, le pouvoir politique et les organisations non-gouvernementales et inter-gouvernementales dans les pays démocratiques. Les États restent les principaux bailleurs de fonds et conservent, à ce titre, un rôle central dans les opérations de secours mais ils ne sont pas toujours des acteurs pivots dans un domaine qui ne renvoie pas systématiquement à des logiques politiques. L'aide humanitaire est certes devenue, depuis quelques années, un instrument non-négligeable de la politique étrangère des pays occidentaux mais beaucoup d'interventions n'ont que de lointains rapports avec des stratégies d'influence, de défense des intérêts nationaux ou même avec des politiques d'aide cohérentes. Schématiquement, on est passé de soutiens étatiques - directs ou indirects, occultes ou avoués - à des États ou à des mouvements de guérilla à une aide humanitaire parfois engagée sans objectifs politiques précis et de plus en plus mise en oeuvre par des canaux non-étatiques n'ayant eux mêmes pas de finalités politiques.
Le développement de l'aide humanitaire s'accompagne d'une profonde recomposition du système de l'aide, marquée par la montée en puissance des acteurs non-étatiques, et d'une transformation radicale des modalités de mise en oeuvre de l'aide d'urgence, caractérisée par un élargissement de la périphérie vers le centre des conflits.
La montée en puissances des acteurs non-étatiques
Le début des années 90 a été marqué par un glissement de l'aide au développement, pour l'essentiel engagée dans le cadre de relations d'État à État, vers l'aide humanitaire, de plus en plus mise en oeuvre par des acteurs privés : les organisations non-gouvernementales (ONG).John Borton, "Recent trends in international relief system", Disasters, 17 (3), 1993
La dernière décennie a vu s'opérer une profonde recomposition du champ des acteurs dans le domaine de l'aide d'urgence : malgré l'entrée en scène de l'humanitaire d'État, les organismes nationaux ne jouent plus - en dehors des interventions "militaro-humanitaires" - qu'un rôle secondaire dans la mise en oeuvre des opérations de secours, sur des terrains marqués par la présence des organisations multilatérales et, surtout, par la montée en puissance des acteurs privés. Le rôle des ONG dans la mise en oeuvre de l'aide internationale s'est considérablement développé depuis une dizaine d'années. Au delà des fonds privés, souvent considérables, qu'elles mobilisent auprès du grand public, elles canalisent une part croissante des financements publics fournis par les pays donateurs.Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), la part des ONG dans la distribution de l'aide alimentaire a considérablement augmenté depuis une dizaine d'années, passant de 9,76% à 20,96% entre 1988 et 1994. En 1992, les ONG mobilisaient, selon l'OCDE, quelques 8,3 milliards de dollars, ce qui représentait, en termes nets, la seconde source de financement au titre de l'APD, derrière l'aide bilatérale mais bien avant le système des Nations unies.Il ne s'agit bien sûr ici que de données fragmentaires et très largement incomplètes sur des catégories assez mal définies ou ayant des définitions différentes selon les sources - "aide d'urgence", "aide humanitaire", "ONG"... - De surcroît, ces chiffres ne prennent en compte que les financements publics canalisés par les ONG et n'intègrent pas les fonds privés, souvent considérables, draînés par cellesci. Une recherche reste à faire pour mieux évaluer, pour chaque crise, le volume des financements mobilisés et les grandes catégories d'utilisation (aide alimentaire ou matérielle, transport, dépenses locales - emplois, services...). La difficulté à obtenir des données fiables et synthétiques renvoie en partie à la complexité et à la fragmentation du système d'aide d'urgence ; elle reflète surtout la relative opacité d'un dispositif d'ai-de internationale où, malgré l'ampleur des sommes engagées, la notion d'accountability est encore très relative... Cette évolution est particulièrement marquée dans les situations de crise : entre 1990 et 1994, ECHO a attribué aux ONG entre 45% et 67% de ses financements au titre de l'aide d'urgence.
Dans les pays bénéficiaires, ces évolutions semblent porteuses d'une remise en cause de l'État comme canal exclusif d'accès aux ressources d'extraversion. Traditionnellement, en effet, l'État était le principal bénéficiaire de l'aide internationale. Cela était particulièrement vrai de l'aide au développement, qu'elle soit bilatérale ou multilatérale, qui était, et reste pour l'essentiel, gérée par les autorités du pays bénéficiaire, au risque d'alimenter les clientèles du pouvoir et d'exacerber l'enjeu de la conquête de l'appareil d'État et du partage du "gâteau national". Depuis les années 80, cette "filière étatique" a été largement court-circuitée du fait de la diminution de l'aide au développement, d'abord au profit de l'ajustement structurel qui, dans bien des cas, s'est traduit par une privatisation partielle des services publics,Béatrice Hibou, "Le capital social de l'État falsificateur", in J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La criminalisation de l'Etat en Afrique, Complexe, 1997. ensuite au bénéfice de l'aide d'urgence, de plus en plus canalisée par des organismes privés. Ce processus de contournement des Etats, fondé sur une politique de libéralisation des économies et de soutien à la "société civile" est particulièrement marqué dans le domaine de l'aide d'urgence porteuse, par nature, d'une exigence de distribution rapide aux populations démunies et, de surcroît, très sensible aux manipulations dans les situations de conflit où elle représente un enjeu particulièrement important pour les belligérants. La volonté d'établir une relation, sinon exclusive, du moins privilégiée, avec les ONG dans la mise en oeuvre des opérations de secours s'est manifestée dès le milieu des années 80 chez certains bailleurs de fonds comme les États-Unis. Elle s'est ensuite étendue à la plupart des pays donateurs, au premier rang desquels les pays européens.
Dans les pays en conflit, l'État n'est plus le canal privilégié de distribution de l'aide internationale. Mais cette remise en cause des États ne se traduit pas pour autant par leur éviction des circuits de l'aide d'urgence, et ce pour trois raisons :
- Dans les pays bénéficiaires, les États restent les interlocuteurs privilégiés de la communauté internationale et monnayent souvent au prix fort la possibilité, concédée aux agences de secours, d'intervenir dans les zones échappant à leur contrôle.Au Soudan, par exemple, les troisquart de l'aide acheminée dans le pays furent distribuées dans les zones gouvernementales, en dépit de l'ampleur des besoins dans les zones contrôlées par le SPLA, avant d'arriver à une relative parité en 1993. Voir : Millard Burr et Robert Collins, Requiem for the Sudan : War, Drought and Disaster Relief on the Nile, Westview Press, 1995. Les États, même affaiblis, disposent d'atouts non-négligeables pour tirer parti des opérations de secours se déroulant sur leur territoire. Malgré l'exigence d'impartialité, les opérateurs de l'aide, et particulièrement les agences inter-gouvernementales des Nations unies, sont, dans les faits, souvent ressaisis par des contraintes politiques, soit qu'ils cèdent aux pressions des autorités nationales, soit qu'en l'absence d'évaluation sérieuse des besoins ou dans un souci de "neutralité", les opérations de secours dans les zones de conflit soient mises en oeuvre sur la seule base d'une répartition équitable entre les belligérants. Cet impératif d'équilibre est sans doute un facteur non-négligeable d'expansion du marché de l'aide. Et ce d'autant plus qu'il y a souvent convergence entre les intérêts des pouvoirs locaux et les besoins institutionnels - en termes de visibilité médiatique et de volume opérationnel - des agences d'aide. Quoiqu'il en soit, le déploiement de l'aide humanitaire dans les pays en conflit passe par la négociation - et la reconnaissance - des pouvoirs locaux, autorités nationales et mouvements armés, ce qui est indéniablement un facteur de politisation de l'aide.
- Dans les pays donateurs également, les États ne restent pas passifs. Les pays occidentaux ont peu à peu investi le champ humanitaire qui, au départ, s'était constitué en dehors d'eux : étant les principaux bailleurs de fonds, ils conservent, à ce titre, un rôle clé dans les décisions d'intervention et cherchent, très légitimement, à mettre l'humanitaire au service de leurs intérêts. L'humanitaire est une arme dans la panoplie des Etats comme l'ont encore récemment rappelé les jeux de la France et des Etats-Unis lors de la crise Zaïroise de l'hiver 1996-97. D'autre part les organismes inter-gouvernementaux du système des Nations unies gardent un rôle central de coordination des secours. Enfin, l'entrée en scène de l'humanitaire d'ÉtatDont témoignent, notamment, la nomination, en 1988 en France, d'un secrétaire d'État à l'action humanitaire ou la création, en 1992, de l'Office humanitaire de la Communauté européenne (ECHO) et du Département des affaires humanitaires des Nations unies (DHA).s'accompagne, dans les crises médiatisées, d'une nouvelle volonté, perceptible chez certains pays donateurs, d'intervenir sur le terrain pour renforcer leur visibilité en mettant en oeuvre leurs propres programmes de secours.Certains pays donateurs commencent à se doter de structures opérationnelles. Ainsi, après l'opération de secours en faveur des réfugiés kurdes, en avrilmai 1991, l'agence britannique de coopération (ODA) a créé des Disasters Relief Teams qui sont intervenus en Irak puis en Bosnie. De même, ECHO s'est doté d'un bras opérationnel, l'European Community Task Force (ECTF), qui met directement en oeuvre certains programmes de secours européens en Croatie et en Bosnie. Ce nouvel activisme des agences d'aide publique est encore embryonnaire mais la montée en puissance d'ECHO témoigne, au niveau européen, de l'arrivée des bailleurs de fonds dans un espace humanitaire de plus en plus convoité.
- Enfin, le redéploiement du dispositif d'aide d'urgence au profit des acteurs privés ne va pas sans ambiguïtés : le label "non-gouvernemental" masque mal la diversité des relations entre les ONG et les acteurs étatiques, civils ou militaires, et la part croissante des financements publics dans les budgets des ONG Les financements publics représentaient 1,5% du budget des ONG en 1975, 35% en 1988, et sans doute plus de 50% aujourd'hui... in Antonio Donini, "The bureaucracy and the free spirits", Third World Quarterly, Vol 16, N° 3, 1995.soulève quelques questions de fond sur le statut de ces organisations qui, pour certaines, restent des acteurs autonomes susceptibles de définir leurs propres stratégies, tandis que d'autres ne sont plus que de simples soustraitants des bailleurs de fonds. Michael Edwards & David Hume, "Too close for comfort? The impact of official aid on nongovernmental organizations", World Development, Vol. 24, N°6, 1996.Cette dépendance croissante de nombre d'"ONG" à l'égard des financements publics est d'autant plus problématique qu'une économie de l'offre commence à apparaître dans certaines situations qui suscitent une volonté d'intervention des pays donateurs pour des raisons politiques ou médiatiques.Rony Brauman, Humanitaire, le dilemme, Textuel, 1996. C'est ainsi que se déploie peu à peu un système complexe de délégation et de sous-traitance englobant une multitude d'acteurs gouvernementaux, intergouvernementaux et non-gouvernementaux.
Il n'en reste pas moins que les circuits inter-étatiques sont désormais parasités par de nouveaux acteurs et de nouveaux réseaux qui les débordent et les remettent en cause. Schématiquement, on est passé d'un système inter-étatique, essentiellement structuré par des logiques politiques, à un jeu plus ouvert fondé sur des interactions complexes entre une multitude d'acteurs ayant des représentations, des modes d'intervention, des logiques d'entreprise et des objectifs politiques, économiques et sociaux extrêmement diversifiés sinon contradictoires.
L’ “internalisation” de l’aide humanitaire
Dans les années 70 et 80, l'aide humanitaire était quasiment absente des situations de crise ouverte. Les pays occidentaux, même les plus engagés dans un soutien politique et financier aux belligérants, se tenaient prudemment à l'écart des terrains de conflits : toute intervention directe de leur part, même sous couvert d'une aide humanitaire, aurait été perçue comme une ingérence et provoqué une réaction immédiate des États concernés ou de la grande puissance tutélaire. Les organismes des Nations unies étaient, pour leur part, essentiellement engagés dans des programmes de "développement" et répugnaient à s'impliquer dans des situations de crise ouverte. Ils étaient d'autant plus absents que leur respect du principe de souveraineté, inscrit dans la Charte des Nations unies et scrupuleusement respecté par l'organisation internationale, les met dans l'impossibilité d'intervenir dans des conflits internes sans l'accord des autorités nationales. Jusqu'au début des années 80, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) fut donc, malgré toutes ses contraintes, la seule organisation réellement présente sur le terrain, avant qu'une nouvelle génération d'acteurs non-étatiques - personnifiée en France par les "sans frontières"- commencent à transgresser le principe de souveraineté et à intervenir dans les pays en conflits.Mark Duffield & John Prendergast, Without troops and tanks, Humanitarian intervention in Ethiopia and Eritrea, The Red Sea Press, 1994. Ces organisations étaient cependant assez rares et jusqu'au tournant des années 90, les zones de souveraineté contestée, a fortiori les zones "rebelles" étaient quasiment hors d'atteinte de l'aide internationale.
Dans les années 70 et 80, l'aide, souvent considérable, mobilisée par les pays occidentaux et canalisée par des organisations gouvernementales, inter-gouvernementales ou non-gouvernementales s'est donc tenue à l'écart des pays en conflit et s'est essentiellement déployée dans les camps de réfugiés.Le cas de l'Afghanistan en témoigne : alors que l'aide distribuée dans les camps de réfugiés représentait, en moyenne, 400 millions de dollars par an dans la deuxième moitié des années 80, l'aide acheminée à l'intérieur du pays par les organisations opérant illégalement à travers la frontière ne représentait, à la même époque, que quelques 20 millions de dollars par an. Voir H. Baitenmann, "NGOs and the afghan war, the politicisation of humanitarian aid, Third World Quarterly, 12 (1), 1990. Au cours des années 80, dans un contexte marqué par un retournement idéologique illustré par le remplacement de la figure du guérillero par celle du "freedom fighter", les pays occidentaux ont encore accentué leur soutien aux camps de réfugiés établis aux frontières des pays en conflit. Cette aide humanitaire, en principe dissociée de l'aide politique et militaire distribuée aux mouvements armés par d'autres canaux, a eu un impact non-négligeable sur les économies de guerre. Dans bien des cas, les camps de réfugiés sont devenus des "sanctuaires humanitaires" Jean-Christophe Rufin, Le piège humanitaire, J.C. Lattès, 1986, (réed. Hachette-Pluriel, 1993).et un facteur de perpétuation des conflits : nombre de mouvements armés ont trouvé dans les camps une légitimité politique, à travers leur emprise sur les populations réfugiées, une base économique, par le biais de l'aide internationale déversée dans les camps, et un réservoir de combattants. Les camps de réfugiés afghans au Pakistan, les sites contrôlés par les "contras" au Honduras et les Khmers rouges sur la frontière thaïlandaise ou, plus récemment, les camps de réfugiés rwandais en Tanzanie et au Zaïre, sont de bonnes illustrations de l'instrumentalisation de l'aide au réfugiés par des mouvements armés.Sur les camps de réfugiés khmers en Thaïlande, voir William Shawcross, Le poids de la pitié, Balland, 1985 ; sur les camps de réfugiés rwandais au Zaïre, lire Médecins Sans Frontières (sous la direction de F. Jean), Populations en danger 1995, La Découverte, 1995.
Depuis le début des années 90, la situation a beaucoup évolué : l'aide humanitaire qui ne jouait qu'un rôle marginal et ne se déployait qu'à la périphérie des conflits joue désormais un rôle central au cœur des dynamiques conflictuelles. L'importance croissante de l'aide humanitaire dans les situations de crise s'accompagne, en effet, d'une profonde transformation des modalités de distribution, marquées par un élargissement de la périphérie vers le centre des conflits. Depuis la fin de la guerre froide, l'aide humanitaire n'est plus seulement distribuée dans les camps de réfugiés ; elle est de plus en plus acheminée à l'intérieur des pays en conflit, au cœur des zones de combat. Il ne s'agit certes pas d'une rupture radicale, ne serait-ce que parce que les réfugiés continuent de fuir les pays en crise et que les "sanctuaires humanitaires" sont toujours d'actualité, comme le montre l'exemple des camps de réfugiés rwandais... Il n'en reste pas moins que la dissociation entre les zones de combat, situées à l'intérieur des pays en crise, et les lieux de distribution de l'aide, dans les régions frontalières, a tendance à s'estomper et que le système de l'aide se déploie de plus en plus au cœur des zones conflictuelles. Ce processus d'"internalisation" de l'aide humanitaire est lié à deux types de facteurs:
Tout d'abord, les États ont désormais une plus grande latitude d'intervention dans les conflits internes où la lecture "idéologique", fort prisée durant la guerre froide, a laissé place à une lecture "ethnique" politiquement bénigne et moralement propice à l'intervention extérieure. Dans le même temps, les Nations unies, longtemps paralysées par la confrontation Est-Ouest, se voyaient investies de tous les espoirs et tentaient de jouer un rôle en matière de "maintien de la paix". L'euphorie fut de courte durée : les aléas des opérations de "maintien de la paix" soulignent les difficultés des interventions internationales dans les situations de crise interne. Quant aux interventions "militaro-humanitaires", elles restent opportunistes et sélectives, en fonction de la visibilité médiatique, de l'intérêt politique et de la pression de l'opinion. Six ans après l'intervention lancée dans le nord de l'Irak et quatre ans après le fiasco somalien, qui marqua, en 1993, le zénith de l' "ingérence humanitaire", les atermoiements des pays occidentaux face à la crise du Kivu confirment leurs réticences croissantes à s'engager dans des crises ouvertes ne renvoyant pas à des intérêts politiques clairs. Il n'en reste pas moins que ces interventions ont, malgré leur bilan contrasté, peu à peu familiarisé les acteurs étatiques et internationaux à l'idée d'intervenir dans les pays en conflit.
La souveraineté nationale reste la norme mais elle fait aujourd'hui l'objet d'un processus de redéfinition complexe et elle est parfois contestée, dans les crises médiatisées, par le souci de protéger les populations menacées. C'est ainsi qu'un nombre croissant d'États ont dû se résoudre à autoriser des opérations humanitaires sur leur territoire, y compris dans des zones conflictuelles. La multiplication des programmes de secours basés sur la notion de "corridors humanitaires" et l'idée d'accès négocié, témoigne de cette évolution. Operation Lifeline Sudan (OLS), lancée en avril 1989, marque la première opération de secours mise en oeuvre par des agences des Nations unies dans des zones de conflit, sur la base d'un accord négocié entre les deux belligérants. Ce nouveau type d'opération, reproduit en 1990 en Angola, en 1991 en Irak, en 1992 en Bosnie, etc., constitue une sorte de légitimation - officialisée par d'innombrables résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies - des opérations transfrontières menées jusqu'alors par les seules ONG dans des zones de souveraineté contestée. Les agences d'aide des Nations unies qui, traditionnellement, n'intervenaient qu'après la conclusion d'un cessez-le-feu ou la signature d'un accord de paix sont désormais de plus en plus présentes sur les terrains de crise.Jusqu'alors, l'UNICEF était le seul programme des Nations unies qui, de par son mandat, pouvait intervenir dans des zones de souveraineté contestées sans accord préalable des autorités nationales ou dans des pays dont le gouvernement n'était pas reconnu par la communauté internationale comme ce fut le cas au Cambodge entre 1979 et 1992.
Cette tendance à l'intervention au cœur des crises est encore renforcée par les évolutions des politiques de réfugiés au cours des dernières années.François Jean, "Le fantôme des réfugiés", Esprit, décembre 1992. Les réfugiés qui, au temps de la guerre froide avaient une signification politique et une connotation positive sont désormais ressentis comme des indésirables. En conséquence, les pays occidentaux tentent d'éviter de nouveaux mouvements de réfugiés sur des frontières internationales. Pour ce faire, la "communauté internationale" cherche, autant que possible, à maintenir les populations déplacées à l'intérieur des pays en crise, dans des zones théoriquement protégées par une présence internationale et en principe alimentées par des convois de secours. L'opération Provide Comfort, qui visait, notamment, à persuader les Kurdes en détresse de s'éloigner de la frontière turque et de rentrer chez eux en leur offrant une protection temporaire et une assistance humanitaire dans le nord de l'Irak, est, avec l'intervention en Bosnie, une remarquable illustration de cette nouvelle politique de containment, voire de push back, basée sur le triptyque rapatriement/corridor humanitaire/zone de sécurité. De l'Irak à l'ex-Yougoslavie, en passant par le Rwanda, cette nouvelle politique tend à se généraliser : l'aide humanitaire n'est plus seulement distribuée dans les camps de réfugiés, à la périphérie des conflits, elle est de plus en plus acheminée à l'intérieur des pays en crise, au cœur des zones de combat.
Avec cette "internalisation" des initiatives internationales, l'aide humanitaire se déploie désormais au cœur de la dynamique conflictuelle. Financièrement d'abord puisqu'elle reste, bien souvent, la seule ressource extérieure qui soit encore injectée dans des conflits internes qui ne suscitent plus de véritable intérêt de la part des puissances. Géographiquement ensuite puisque la figure du "sanctuaire humanitaire" est de plus en plus remplacée par celle de la "zone de sécurité".
L’ aide humanitaire dans la dynamique conflictuelle
Ces évolutions, tracées à grands traits, introduisent une situation tout à fait inédite dans l'histoire de la guerre : celle de zones conflictuelles parcourues par une multitude d'organisations internationales. Des organisations de statuts très divers - gouvernemental, intergouvernemental ou non-gouvernemental - et, le plus souvent, passablement ambigus - "militaro-humanitaire", étatique sans objectifs politiques clairs, privé dépendant de financements publics, non-étatique intervenant dans des processus diplomatiques... Des organisations qui interviennent dans l'action humanitaire mais aussi dans des domaines tels que le maintien de la paix, la défense des droits de l'homme, la prévention ou la résolution des conflits, etc. Des organisations, enfin, qui drainent des ressources considérables et qui, par leur seule présence transforment le jeu en introduisant de nouveaux paramètres. L'humanitaire n'est pas seulement une ressource juste bonne à être instrumentalisée par les belligérants. Il est aussi une contrainte pour toute les parties au conflit : il ouvre le jeu en dépossédant les États de certaines de leurs prérogatives et en établissant de nouvelles articulations avec le système international ; il le restructure au fil des interactions complexes qui se développent entre acteurs humanitaires et mouvements politicomilitaires ou entrepreneurs militaro-économiques. C'est évidemment ces dynamiques qu'il importe de comprendre en reparcourant chacun des terrains de conflit.
Sans même parler des interventions "militaro-humanitaires", l'aide humanitaire fait désormais partie du paysage des conflits et est intégrée à la dynamique de la violence.Mark Duffield, "NGO relief in war zones : towards an analysis of the new aid paradigm", Third World Quarterly, Vol. 18, N°3, 1997. Malgré le reflux, très net depuis 1993 - année qui a marqué le zénith de l' "ingérence humanitaire"-, des initiatives internationales visant à secourir et protéger les populations civiles victimes de la violence, rares sont les pays qui s'opposent ouvertement à des opérations de secours internationales. Le cas de l'Algérie est à cet égard singulier : il offre l'un des rares exemples de conflit qui soit inaccessible à la fois aux organisations humanitaires et aux médias internationaux. Cette situation est d'autant plus atypique que la guerre civile en Algérie se déroule à proximité de l'Europe et réunit tous les ingrédients (islamisme, terrorisme, migrations potentielles, etc.) autour desquels s'est construit le discours de la "menace du Sud" depuis le début de la décennie... Il n'en reste pas moins qu'aucun pays occidental ni aucune organisation humanitaire ne se risque à intervenir. A l'obstacle classique de la non-ingérence, ici inlassablement réaffirmé par des autorités sourcilleuses, s'ajoute une insécurité extrême qui, depuis plusieurs années, dissuade toute présence internationale. Une telle situation est cependant exceptionnelle comme le montre a contrario l'exemple de la Russie : dans ce pays pourtant héritier d'une longue tradition de fermeture et de paranoïa officielle, le Kremlin et l'armée ont dû tolérer la présence d'acteurs non-étatiques occidentaux (journalistes et organisations humanitaires) dans une guerre de sécession se déroulant sur le territoire de la Fédération de Russie. Si les États - à l'exception d'une mission de l'OSCE - et les agences des Nations unies ont été tenus à l'écart d'un conflit présenté comme une affaire intérieure à la Russie, le CICR et quelques ONG ont cependant pu opérer, bon gré malgré, au cœur des zones de combats. Cette intervention n'a certes pas été sans difficultés : les organismes de secours ont dû surmonter des obstacles de tous ordres et ont été confrontés à des blocages politiques manifestesFrançois Jean, "The problems of medical relief in the chechen war zone", Central Asian Survey, Vol. 15, N°2, 1996.avant que de graves problèmes de sécurité (assassinats et enlèvements) ne les obligent à quitter le pays. Il n'en reste pas moins que leur capacité à intervenir dans ce contexte témoigne de la difficulté de s'opposer à la présence d'acteurs humanitaires sur les terrains de conflit.
Le temps n'est plus où le respect du principe de souveraineté et la volonté des États d'interdire toute assistance dans les zones "rebelles" interdisait l'accès aux pays en conflit ou restreignait, comme en Afghanistan, au Soudan ou en Angola, le marché de l'aide aux seuls faubourg du pouvoir. Reste que l'action des organisations humanitaires est en permanence entravée par des obstacles politiques et des contraintes de sécurité. A cet égard, il faut se garder des rationalisations abusives : les difficultés rencontrées par les acteurs humanitaires ne renvoient pas toujours à une volonté - encore moins à une stratégie - visant à les tenir à l'écart des zones de conflit. Même dans les pays où les blocages politiques sont manifestes, tels l'Algérie ou la Russie, les graves problèmes de sécurité auxquels sont confrontés les organisations humanitaires semblent plutôt témoigner de la perte de contrôle de l'État, de la multiplication des acteurs militarisés et de la dissémination de la violence. A fortiori dans les pays marqués, comme la Somalie, ou le Liberia, par l'effondrement de l'État et la fragmentation des mouvements armés, il est difficile de parler de démarche intentionnelle ou de stratégie délibérée, à l'échelle nationale tout au moins. Reste que la manipulation de l'environnement de sécurité est, pour certains groupes et dans certaines régions, un moyen de réguler l'action des acteurs internationaux. Dans certains cas, et notamment sur les terrains marqués par un fort investissement international, on peut cependant observer une polarisation des stratégies autour du problème de la présence extérieure.
La région des Grands Lacs, marquée par un sur-investissement humanitaire au cours des dernières années, offre une remarquable illustration de l'adaptation des stratégies des acteurs locaux. Un exemple d'autant plus lisible qu'il se développe autour d'un enjeu clairement circonscrit et défini, celui des "sanctuaires humanitaires" établis en juillet 1994 aux frontières du Rwanda. L'attaque du camp de Mugunga, le 15 novembre 1996, et le retour subséquent de centaines de milliers de réfugiés au Rwanda a joué un rôle décisif dans l'annulation de l'intervention militaro-humanitaire au Kivu, alors discutée dans les enceintes internationales. Sans doute la dispersion des camps, financés depuis deux ans par l'aide humanitaire et devenus des bases arrières pour les ex-FAR, était-elle en soi un objectif pour les nouvelles autorités rwandaises. Pour autant, on ne peut pas exclure que cette attaque ait participé d'une stratégie visant explicitement à préempter, à prévenir une intervention internationale, comme le suggèrent d'ailleurs certaines déclarations de Paul Kagamé."The great escape", The Economist, 23 November 1996; "Rwandans led revolt in Congo", The Washington Post, 9 juillet 1997.
Si tel était le cas, on serait en présence d'une remarquable intégration de la problématique humanitaire dans la stratégie du pouvoir rwandais. Quelques années après la vague d'interventions du début de la décennie, certains acteurs locaux semblent suffisamment maîtriser la syntaxe de la "communauté internationale" pour clore en douceur le cycle de l'ingérence, à la grande satisfaction de certains pays occidentaux réticents à s'impliquer ou désireux de laisser jouer les rapports de force... Bien entendu, il s'agit, dans le cas de l'ex-Zaïre, d'une question particulière qui, malgré l'habillage humanitaire, ressortit plus de la problématique de l'intervention militaire que de celle de l'opération de secours. A cet égard, cela fait plus penser aux attentats perpétrés au Liban en octobre 1983 pour provoquer le départ de la force multinationale qu'à l'assassinat, commandité par certains cercles russes ou tchétchènes, de six collaborateurs du CICR en Tchétchénie en décembre 1996 pour, selon toute probabilité, se débarrasser de la présence internationale à l'approche des élections. A la différence toutefois que, dans le cas de l'ex-Zaïre, les "rebelles" ne s'en sont pas pris aux acteurs internationaux mais ont "résolu" la question humanitaire présentée comme la raison d'être de l'intervention - la protection des réfugiés - pour dissuader une initiative internationale en gestation. Il n'en reste pas moins que les évènements de novembre 1996 au Kivu témoignent de la capacité des acteurs locaux à tirer les leçons des évolutions en cours : à l'heure où il apparaît difficile de s'opposer ouvertement aux initiatives internationales visant à secourir et protéger les populations en danger, ils ont su adapter leurs stratégies et reprendre l'initiative.
De tels cas restent cependant exceptionnels, ne serait-ce parce que l'on a affaire à un acteur étatique dominant et poursuivant une stratégie cohérente. Dans la plupart des crises, la manipulation de l'environnement de sécurité est dispersée et sélective : les parties au conflit ne cherchent pas à interdire la présence ou l'action des organisations internationales sur l'ensemble du territoire national mais bien plutôt à les dissuader ou, au contraire, à les encourager à intervenir dans telle ou telle région, en fonction de la configuration politique et des rapports de force au niveau local. Toute intervention internationale dans une situation de conflit suscite d'innombrables initiatives, extrêmement diversifiées et parfois contradictoires, visant à entraver les secours ou à les instrumentaliser, à éviter une présence internationale ou à la faciliter, à maintenir le huis clos ou à se connecter au système international, etc. Ces jeux croisés entre factions armées, dans lesquels les acteurs humanitaires ne restent pas inactifs et qui débordent largement du pays en conflit se déploient autour des enjeux économiques mais aussi politiques et symboliques de l'aide.
Schématiquement, on peut classer les stratégies des acteurs locaux en deux grandes catégories : celles qui se déploient autour de la ressource économique représentée par l'aide humanitaire et celles qui touchent à la présence internationale dans les zones conflictuelles.
La privatisation des services publics
L'importance relative de l'aide comme ressource économique est fonction de l'implication des bailleurs de fonds et du volume de l'aide mais aussi de l'économie du pays dans lequel elle se déploie et de la nature de la crise. A cet égard, on peut distinguer les conflits de longue durée marqués par une profonde déstructuration de la société où l'aide est une ressource vitale pour les belligérants comme pour la population (conflits africains, notamment) et les situations où l'aide est une ressource parmi d'autres, que ce soit dans des phases de crise aiguë (Bosnie, Afghanistan, Pérou, etc.) ou dans des périodes de "transition" (Cambodge, Kurdistan d'Irak, etc.). Même en Afrique, cependant, on observe un net clivage est/ouest entre les pays dépendants de longue date de l'aide extérieure (Soudan, Somalie, Ethiopie, Mozambique) et les pays disposant également de produits primaires d'exportation (Sierra Leone, Libéria, ex-Zaïre, Angola). Au delà de ces catégories générales, l'importance de l'aide comme ressource est évidemment fonction des situations locales : l'aide est une ressource d'autant plus importante qu'elle se déploie dans des situations de pénurie ou d'enclavement telles des zones enclavées ou assiégées.
Quoiqu'il en soit, l'aide représente une ressource non-négligeable que les acteurs politiques et économiques cherchent à s'approprier et à instrumentaliser pour leurs propres objectifs. Pour profiter de la manne de l'aide internationale, les États et les mouvements armés disposent de tout un éventail de pratiques allant de la taxation à la prédation. Les États, même affaiblis, disposent d'atouts non-négligeables pour tirer parti des opérations de secours qui se déroulent sur leur territoire : certains de leurs attributs régaliens, tels la fixation des taux de change, leur permettent des prélèvements non-négligeables et leur contrôle des plateformes d'accès aux circuits internationaux de circulation des biens leur procure de substantielles taxes d'importation. D'où l'enjeu que représente, dans nombre de conflits, le contrôle des villes, des ports et des aéroports où la création de nouvelles facilités permettant aux mouvements armés de contourner le monopole de l'État sur les relations avec l'extérieur. Au delà de la taxation, on observe également différentes formes de prédation allant du détournement au pillage, en passant par le racket de la protection.Stephen Ellis, "Liberia 1989-1994, a study of ethnic and spiritual violence", African Affairs, N°94, 1995. Ces pratiques, présentes tout au long de la chaîne des secours, sont particulièrement prégnantes dans les "zones d'insécurité" qui ouvrent, dans ce domaine, des opportunités inégalées et, surtout, également partagées entre l'armée et les mouvements armés. La prédation ne vise d'ailleurs pas que l'aide humanitaire, elle s'exerce surtout sur les populations civiles. Dans les nouvelles économies de guerre, l'apport d'aide humanitaire permet de renouveler en permanence la base de prédation et de nourrir les combattants par prélèvement ou par détournement.
Cependant, malgré le caractère violent des pratiques de captation de la manne de l'aide extérieure, les économies de guerre ne fonctionnent pas sur la seule base de la prédation et de la coercition. Dans beaucoup de cas, les mouvements armés jouissent d'une certaine légitimité, même s'ils ne correspondent pas au modèle classique des guérillas "soucieuses du bien-être du peuple". Cette légitimité peut être fondée sur une mobilisation politique, ethnique, linguistique ou religieuse. Elle peut aussi être renforcée par la capacité de certains mouvements de fournir, en contrepartie des ponctions - en ressources et en hommes, sous forme de conscription ou de travail forcé - opérées sur les populations, des services sociaux ou, du moins, un filet de sécurité aux civils sous leur contrôle.[28] François Jean, "Aide humanitaire et économie de guerre" in F. Jean & J. C. Rufin (eds), Économie des guerres civiles, Fondation pour les Études de Défense, Hachette-Pluriel, 1996. Dans cette perspective, l'aide humanitaire est une ressource non-négligeable en ce qu'elle contribue à légitimer le racket de la protection et, partant, le pouvoir des États et des mouvements d'opposition armés.Charles Tilly, "War making and State making as organised crime", in P. Evans, D. Rueschemeyer & T. Skocpol (eds.), Bringing the State back in, Cambridge university press, 1985. Même si la fonction légitimante est souvent plus importante que l'objectif social stricto sensu, l'aide internationale fournit aux belligérants les moyens de proposer des services aux populations qu'ils contrôlent.En Angola, par exemple, l'aide humanitaire a permis, lors de la reprise de la guerre en 1993, le maintien d'un minimum de services publics, tant du côté du gouvernement, alors engagé dans un programme de réformes économiques se traduisant par des coupes sombres dans les budgets sociaux, que du côté de l'UNITA qui était confronté à de graves difficultés financières, suite au désengagement de ses soutiens extérieurs, notamment sud-africains. Voir Alex Vines (ed.), Angola : arms trade and violations of the laws of war since the 1992 elections, Human Rights Watch/Africa, 1994 et Alex de Waal, Humanitarianism Unbound?, African Rights, discussion paper N°5, 1994. Dans des pays où l'État est faible ou affaibli, comme l'Afghanistan, la Somalie, le Libéria ou la Bosnie ou dans les zones contrôlées par des mouvements armés comme le sud du Soudan, le nord de l'Irak ou l'intérieur de l'Angola, les organismes d'aide, en fournissant des emplois aux personnes éduquées et en soutenant le fonctionnement de certains services sociaux, contribuent à préserver ou à relancer un minimum de services publics et de capacités institutionnelles. Ce faisant, ils participent au maintien ou au rétablissement d'une ébauche d'administration civile mais ils le font sur un mode décentralisé, voire éclaté, car leur action se déploie tant dans les zones de guérilla que dans les régions contrôlées par les autorités internationalement reconnues. A cet égard, l'action humanitaire est réellement neutre dans ses implications : elle peut, selon les circonstances, la configuration du conflit et les stratégies des acteurs, contribuer au renforcement de l'État ou, au contraire, à son affaiblissement en soutenant les initiatives sociales des factions qui tentent de s'ériger en contre-État en prenant en charge des responsabilités traditionnellement assumées par le pouvoir central.
L'impact de l'aide humanitaire dans ce domaine est très largement fonction du mode d'organisation, du rapport aux populations et du projet politique des protagonistes du conflit. En Somalie ou au Libéria, par exemple, nombre de factions ne semblent pas chercher à utiliser les ressources de l'aide pour renforcer leur légitimité. Dans la plupart des conflits, cependant, les mouvements armés tentent d'instrumentaliser l'aide extérieure pour conforter leur pouvoir, par le biais de stratégies plus ou moins sophistiquées. Les mouvements les moins organisés se contentent d'autoriser les ONG à opérer sur leur territoire, quitte à reprendre à leur compte leurs réalisations et à s'en attribuer le mérite pour se faire valoir auprès des populations. Du Soudan à l'Afghanistan, nul doute que la construction d'un hôpital ou d'un dispensaire renforce le prestige et l'influence du chef local, qui se voit crédité de la capacité d'attirer la manne de l'aide extérieure et d'en faire profiter la population. Mais, au delà des stratégies clientélistes traditionnelles et de la récupération symbolique de l'aide internationale, les mouvements les plus structurés - ou les plus soucieux de leur rapport aux populations - cherchent à renforcer leur légitimité et leur emprise sur les populations à travers la reconstitution d’une capacité administrative et la mise en oeuvre d'une politique de redistribution.
Ces initiatives se parent très souvent d'un habillage humanitaire : la plupart des mouvements armés se sont, en effet, dotés de branches humanitaires. Ces ONG créées par les mouvements politico-militaires s'inscrivent dans l'extraordinaire foisonnement d'ONG locales qui se multiplient dans les pays du sud. Mais, dans les pays en conflit, cet investissement du champ humanitaire par les acteurs politico-militaires n'est pas principalement un mouvement endogène : il répond souvent aux attentes des acteurs du système de l'aide dont le discours du moment insiste sur la "société civile", le "capacity building" et le soutien aux ONG locales et sécurise les bailleurs de fonds en présentant une façade de neutralité qui permet aux mouvements armés d'attirer des financements internationaux. Dans certains cas, ces ONG locales ont une réelle capacité d’initiative et une certaine marge de liberté par rapport aux pouvoirs ; dans d’autres cas, il ne s’agit que de simples "vitrines humanitaires" totalement subordonnées au pouvoir des militaires, comme c’est le cas au sud-Soudan ou au Sri Lanka. Dans les conflits qui se sont déroulés au Liban et en Erythrée dans les années 70 et 80 ou qui se perpétuent aujourd’hui en Angola ou au Sri Lanka, certains mouvements armés cherchent à se réapproprier les attributs de l’État en organisant, à travers la mise en place d’une administration civile, un minimum de services sociaux en matière d'éducation ou de santé et en assurant des distributions de vivres aux plus démunis. C'est ainsi que l'on voit parfois se dessiner, à travers un système de l'aide basé sur le triangle bailleurs de fonds/ONG internationales/acteurs non-étatiques locaux, une tendance à la privatisation des "services publics" qui vient encore renforcer l'affaiblissement de l'État, déjà bien engagé avec la perte du monopole de la violence et de la fiscalité.Mark Duffield, "The emergence of two-tier welfare in Africa : marginalization or an opportunity for reform?", Public administration and Development, Vol. 12, 1992.
Ces développements renvoient à des évolutions de fond perceptibles à l'échelle internationale. Tout se passe comme si on assistait à l'internationalisation d'un système social parallèle. De même que, dans les pays occidentaux, l'usure de l'État-providence se traduit par une privatisation progressive de la protection sociale, assortie d'un traitement social spécifique - et très largement caritatif - pour les exclus ; de même, dans les pays du Sud, la libéralisation des économies, encouragée par les plans d'ajustement structurels préconisés par le FMI, s'accompagne d'un volet social très largement confié aux ONG. Dans les situations de crise, cette tendance à l'internationalisation et à la privatisation est plus marquée encore : la responsabilité de la mise en place d'un filet de sécurité minimal pour les plus menacés est de plus en plus sous-traitée par une myriade d'institutions internationales, d'organisations humanitaires et d'associations locales.François Jean, "L'humanitaire irresponsable?", Agora, N°36, automne 1995.
Mais les États ne restent pas toujours inactifs face à ces évolutions qui affaiblissent les rapports gouvernants-gouvernés au profit des mouvements armés qui utilisent l'humanitaire pour renforcer leur base sociale et leur légitimité. Certains gouvernements tiennent à affirmer leur souveraineté sur l'ensemble du territoire national en assumant leurs responsabilités en matière de services publics même dans les zones de souveraineté contestées. Ainsi, au Sri Lanka, le gouvernement a-t-il continué à payer les fonctionnaires et à financer les écoles et les hôpitaux dans la péninsule de Jaffna entre 1990 et 1996, à une époque où le LTTE régnait pourtant sans partage sur cette partie du pays. Dans d'autres pays, les autorités nationales tentent de contrecarrer l'influence croissante des ONG occidentales. Au Soudan, par exemple, le gouvernement cherche à promouvoir et à soutenir des ONG islamistes telles que Da'wa Islamiya et Islamic African Relief Agency (IARA), pour mieux contrôler à la fois l'action des ONG occidentales et les populations dans les zones reprises par les forces gouvernementales.Jérôme Bellion-Jourdan, "L'humanitaire et l'islamisme soudanais", Politique africaine, N°66, juin 1997. Dans certaines situations, enfin, les gouvernements cherchent à réinvestir un champ social qui leur avait en partie échappé et à réaffirmer leur autorité. Ainsi en Erythrée, en Ethiopie et au Rwanda, la politique des nouvelles autorités témoigne d'une claire volonté de limiter le rôle des ONG internationales et de l'inscrire dans un cadre défini par les pouvoirs publics. Cette évolution est d'autant plus remarquable que les dirigeants de ces trois pays sont issus de mouvements armés ayant acquis une bonne expérience des ONG au fil des années de guerre. Une fois arrivés au pouvoir, ils semblent avoir tiré les leçons des implications de l'aide humanitaire et ont adapté leur stratégie pour reprendre l'initiative.
La diplomatie parallèle
La présence croissante d'acteurs internationaux sur les terrains de conflit a de profondes implications pour les logiques d'image, de légitimité et de soutien qui se déploient dans le système international.
Depuis les origines, le mouvement humanitaire entretient un relation étroite, consubstantielle, avec les médias : de la création de la Croix-Rouge, contemporaine de la première révolution de l'information (fondée sur le triptyque rotatives/télégraphe/chemin de fer) à la fin du XIXe siècle, au triomphe de l'humanitaire à l'ère de l'information instantanée, en passant par son redéploiement vers le tiers-monde, lors de la guerre du Biafra qui coïncide, à la fin des années 60, avec la diffusion de la télévision dans les foyers européens, le développement des médias a accompagné l'essor du mouvement humanitaire. L'humanitaire a besoin des médias pour mobiliser l'attention et le soutien de l'opinion et les médias s'appuient sur l'humanitaire pour couvrir les crises périphériques. La présence d'organisations humanitaires sur un terrain de crise facilite la couverture médiatique du conflit en offrant aux journalistes des facilités logistiques, des sources d'information mais aussi des médiateurs-témoins de même nationalité permettant d'instaurer un lien avec le téléspectateur.Rony Brauman, "Comment les médias viennent aux crises?" in Populations en danger 1995, La Découverte, 1995.
De par son articulation avec les médias et l'opinion publique, le mouvement humanitaire a un fort potentiel d'influence sur la visibilité des conflits et l'intérêt qui leur est porté. Les mouvements armés les plus structurés ne s'y sont pas trompés qui ont longtemps cherché à attirer, ou tout du moins à faciliter, l'implantation d'organisations humanitaires sur les territoires sous leur contrôle. Nombre de mouvements d'opposition armés, comme l'UNITA en Angola ou le FPLE en Erythrée par exemple, ont, dans les années 70 et 80, assuré la protection des organisations humanitaires. Tout au long de la guerre froide, l'alliance du stéthoscope et de la caméra, caractéristique du mouvement humanitaire, a incontestablement permis à certains mouvements, en quête de reconnaissance et de légitimité internationale, de se faire connaître et de mobiliser des appuis politiques et financiers ou de construire des réseaux de soutien dans les pays occidentaux.A cet égard, le cas du commandant Massoud en Afghanistan est exemplaire.
Mais l'impact de l'humanitaire ne se limite pas à cet "effet de projecteur", il influe également sur l'intensité et l'angle de l'éclairage dirigé sur les protagonistes des conflits. Beaucoup d'organisations humanitaires ont, en effet, une démarche active de témoignage sur les crises qui peut parfois aller jusqu'à la dénonciation des pouvoirs locaux. Fort de ses relais médiatiques et de son écho dans l'opinion, le discours des organisations humanitaires a souvent une influence significative sur la lecture des conflits et l'image des belligérants. Les évènements des vingt dernières années - de l'exode des boat people vietnamiens au génocide rwandais, en passant par les conflits afghan, éthiopien, bosniaque, etc. - témoignent éloquemment de l'impact de l'humanitaire sur l'évolution des perceptions dans les pays occidentaux et de son rôle dans la mobilisation de l'opinion publique dans les pays démocratiques. A cet égard, la guerre du Biafra est sans doute la première illustration des implications de l'aide humanitaire en termes de reconnaissance et de mobilisation internationale en faveur d'un mouvement armé. Une illustration d'autant plus remarquable que, faute d'arriver à vendre leur cause, les dirigeants biafrais se sont rabattus sur la compassion et ont vendu leurs victimes à l'opinion internationale.Rony Brauman, L'action humanitaire, Flammarion, 1995.
Au sortir de la guerre froide, cette "stratégie victimaire" est plus que jamais d'actualité. Avec la fin de la confrontation Est-Ouest, la défense des Droits de l'homme est venue se substituer aux alignements idéologiques, les conséquences humaines des conflits sont revenues au premier plan et la carte humanitaire est plus que jamais un atout dans des processus de légitimation centrés sur la figure de la victime. Tandis que les organisations humanitaires s'efforcent d'attirer l'attention sur les tragédies oubliées, de défendre les populations en danger et de dénoncer les exactions, les forces politico-militaires, privées de leurs soutiens traditionnels, ont dû s'adapter à la nouvelle syntaxe des relations internationales pour obtenir des appuis et renforcer leur pouvoir. C'est ainsi que, du Soudan à l'Afghanistan, les États et les mouvements armés cherchent à utiliser le sort des populations pour attirer ou s'approprier l'assistance internationale, pour se légitimer ou stigmatiser l'adversaire, etc.
Les stratégies victimaires qui se déploient sur les terrains de conflit sont très diverses et plus ou moins sophistiquées mais les mouvements les plus structurés et les plus ouverts sur l'extérieur ont su mobiliser le discours et l'aide humanitaire au service de leurs objectifs. Pour autant, le jeu ne se réduit pas à une instrumentalisation de l'aide par les belligérants ; il renvoie à des interactions complexes, sur fond de confrontation, de coopération ou de manipulation, entre acteurs locaux et acteurs internationaux. Bien entendu ces jeux croisés participent d'une dynamique qui se développe dans l'espace et dans le temps et se redéploie constamment au rythme de la circulation de l'information qui provoque des réactions, modifie les perceptions, génère des résonances inattendues, etc. à l'échelle de la planète. Ces interactions dynamiques suscitent une adaptation permanente des discours et des pratiques. Ainsi certaines organisations humanitaires, conscientes des mécanismes d'instrumentalisation et de manipulation de l'aide, ont développé une réflexion critique sur les implications de leur action et tentent de modifier leurs modes d'intervention pour en réduire les effets pervers. De même, la prise en compte des limites de l'action humanitaire a conduit certains acteurs à intervenir dans le champ politique pour mettre en cause les pouvoirs locaux, en appeler à une intervention internationale ou s'impliquer dans des démarches diplomatiques.
Car les organisations humanitaires ne se contentent pas de faciliter la couverture médiatique des conflits ou de sensibiliser l'opinion internationale au sort des populations civiles et aux exactions dont elles sont les victimes ; elles se transforment, de plus en plus souvent, en prescripteurs politiques. Les acteurs des conflits - leaders politico-militaires ou entrepreneurs militaro-économiques - ne s'y sont pas trompés qui, après avoir, tout au long de la guerre froide, courtisé et protégé les acteurs humanitaires, après avoir instrumentalisé leur préoccupation pour les populations en danger par le biais de stratégies victimaires, les perçoivent à présent, de plus en plus souvent, comme des alliés ou des ennemis, comme des acteurs politiques susceptibles d'influer sur les décisions internationales (en particulier celles relatives aux interventions militaires), comme en témoigne la multiplication des enlèvements et des assassinats de membres d'organisations humanitaires depuis quelques années. Bien entendu, cette périodisation a quelque chose d'artificiel: l'implication des organisations humanitaires dans des démarches de lobbying auprès des décideurs politiques n'est pas nouvelle... Il n'en reste pas moins qu'elles se sont, depuis quelques années, beaucoup rapprochées des instances de décision et ont parfois une influence non-négligeable sur des questions très politiques telles que les décisions d'intervention. Les acteurs humanitaires jouent un rôle politique croissant et les pouvoirs locaux sont de plus en plus conscients de enjeux symboliques, économiques et politiques de l'action humanitaire. D'abord parce que les conflits dénués d'intérêt stratégique pour les pays occidentaux sont de plus en plus appréhendés à travers la thématique humanitaire. Ensuite parce qu'avec la fin des soutiens politiques et financiers aux belligérants, l'aide humanitaire est souvent la seule ressource extérieure qui soit encore injectée dans les pays en conflit. Enfin parce que l'humanitaire est parfois la seule réponse de l'Occident aux crises politiques.
Cette implication croissante des acteurs humanitaires dans les processus de décision politiques relatifs aux conflits renvoie à deux types de processus. Le premier aspect de cette évolution est le décloisonnement entre le champ humanitaire et le domaine de la sécurité internationale au sein du système des Nations unies. Cette perméabilité croissante renvoie en partie, nous l'avons vu, à une plus grande sensibilité à la thématique des Droits de l’homme. Le temps n'est plus où les violations massives des Droits de l'homme étaient considérées comme relevant strictement des affaires intérieures des États. L'érosion du principe de souveraineté et le souci de stabilité ont conduit, dans certaines crises médiatisées, le Conseil de sécurité des Nations unies à élargir le système de sécurité collective aux conflits internes. La résolution 688 sur l’Irak du 5 avril 1991 établit, pour la première fois, une relation entre des évènements se passant à l’intérieur des frontières d’un État - en l’occurrence des violations des Droits de l’homme à grande échelle et la menace de mouvements de réfugiés sur des frontières internationales - et la paix et la sécurité internationale. Elle inaugure une longue série de résolutions ayant une dimension, une justification et parfois même un objectif humanitaire. Le label humanitaire est devenu un brevet de légitimité pour toute action, ou simulacre d’action, politico-militaire. En conséquence, les organisations humanitaires sont de plus en plus associées aux processus de décision politiques. Cette tendance est particulièrement marquée dans le système des Nations unies qui, malgré son caractère inter-étatique, est l’un des principaux espaces d’interaction entre acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux. De ce point de vue, la participation et l’influence, tant commentées, des ONG aux conférences internationales de Rio, Beijing ou Istanbul n’est que la partie émergée de l’iceberg.Marie-Claude Smouts, "La construction équivoque d'une opinion mondiale" ; Sophie Bessis, "Les nouveaux enjeux et les nouveaux acteurs des débats internationaux dans les années 90", Tiers Monde, N°151, juillet-septembre 1997. Même s’il n’existe que peu de procédures formelles ou de cadres institutionnels prévoyant une participation des ONG, une multitude de canaux informels se sont peu à peu mis en place qui permettent aux acteurs privés d’intervenir auprès des instances politiques des Nations unies. C’est ainsi que le “ trafic ” humanitaire en direction du Conseil de sécurité a considérablement augmenté au cours des dernières années.Antonio Donini, Op.cit. Les organisations humanitaires fournissent aux États membres des informations de terrain sur les crises et suivent de très près les délibérations du Conseil. De même le délégué du Comité International de la Croix-Rouge à New York a des consultations mensuelles avec le président du Conseil. Enfin, les représentants des principales organisations humanitaires ont un accès régulier au Secrétaire général. Dans bien des cas, les acteurs humanitaires se transforment en prescripteurs politiques et peuvent avoir, dans les crises ne présentant pas d'intérêt stratégique majeur, une influence non négligeable sur les processus de décision. Les représentants des États membres ne peuvent ignorer leurs relations étroites avec les médias et les opinions publiques et les organes des Nations unies sont en permanence engagés dans des transactions et des relations de coopération avec les ONG.De surcroît le rôle potentiel des organisations humanitaires dans la résolution des conflits a été explicitement reconnu par Boutros Boutros Ghali, alors Secrétaire général des Nations unies. Dans son Agenda pour la paix, rédigé en 1992, il mentionnait la "diplomatie humanitaire" fondée sur l'idée que l'aide humanitaire pouvait être l'un des leviers du retour à la paix.
Ces interactions ne se limitent pas au siège des Nations unies à New York, elles s'inscrivent dans une vaste toile de relations qui se tisse des pays en conflit aux capitales occidentales. Dans les pays occidentaux, en effet, les ONG sont de plus en plus consultées et écoutées en raison de leur connaissance du terrain et de leur proximité des populations dans les zones de conflit. La tendance est déjà ancienne aux États-Unis où les organisations humanitaires, y compris non américaines, sont depuis longtemps engagées dans d'intenses activités de lobbying auprès des décideurs politiques : elles sont souvent conviées à des hearings au Congrès et ont accès au Département d'État pour faire valoir leur point de vue sur les crises dans lesquelles elles interviennent. Ces pratiques se développent également dans les pays européens où les ONG se rapprochent progressivement des instances de décision politique. Par ailleurs, même si ces consultations restent le plus souvent informelles, elles débouchent parfois sur des mécanismes de coordination et des constructions institutionnelles: le Secrétariat d'État à l'action humanitaire et la Commission consultative des Droits de l'homme en France, l'Office humanitaire de l'Union européenne (ECHO), le Département des Affaires Humanitaires ou le Haut Commissariat aux Droits de l'homme des Nations unies sont autant de nouvelles passerelles entre l'humanitaire et le politique. Dans les pays en conflit, également, les contacts se multiplient avec les ambassades qui consultent fréquemment les organisations humanitaires intervenant dans les zones sensibles. De même, les "envoyés spéciaux" qui se multiplient sur les terrains de crise sont en relation permanente avec les acteurs privés ayant une expérience de la zone. Enfin les forces armées présentes sur les terrains de conflit dans le cadre d'interventions de maintien de la paix ont développé des bureaux des affaires civiles pour mieux gérer les relations multi-formes qu'elles entretiennent avec les acteurs humanitaires. Dans ce faisceau de relations croisées, les frontières entre l'humanitaire et le politique s'estompent progressivement: tandis que les États investissent le champ humanitaire, les acteurs privés s'inscrivent de plus en plus dans des processus politiques.
Par delà l'influence croissante des acteurs humanitaires sur les décideurs politiques, ces dernières années ont été marquées par l'émergence d'une diplomatie "parallèle" conduite par des acteurs privés. Cet élargissement du champ diplomatique s'inscrit dans le cadre de profondes évolutions de la diplomatie marquées, notamment, par la diversification des canaux de négociation (comme en témoignent la médiation de Jimmy Carter en Haïti, le processus d'Oslo ou les négociations sur le conflit soudanais, menées sous l'égide de l'IGAD à Addis Abeba) et par la multiplication des missions de médiation officielles (comme dans le cas de la crise des Grands Lacs où sont intervenus une dizaine de représentants spéciaux mandatés par les Nations unies, l'OUA, l'Union européenne, le groupe d'Arusha, les États-Unis, etc.).De même, Ahmedou Ould-Abdallah, le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies au Burundi estimait à 70 le nombre des délégations qui se sont succédées dans le pays entre novembre 1993 et janvier 1995... Dans ce contexte, l'ouverture du champ diplomatique à des acteurs privés constitue une nouvelle étape qui renvoie à l'élargissement du marché de l'aide à un marché de la médiation, de la résolution et de la prévention des conflits : face au caractère récurrent des interventions humanitaires et aux aléas des opérations de maintien de la paix, certains bailleurs de fonds sont à la recherche de solutions rapides susceptibles de prévenir discrètement et économiquement l'escalade des conflits.Les principaux bailleurs de fonds dans ce domaine sont les États-Unis, l'Union européenne, les pays scandinaves, le Japon ainsi que certaines grandes fondations américaines. Il reflète également les évolutions internes des organisations humanitaires intervenant sur les terrains de conflit : confrontées aux conséquences humaines des crises et aux limites de leur intervention, certaines organisations sont à la recherche de moyens de remédier aux causes des conflits. C'est ainsi qu'un nombre croissant d'organisations humanitaires, de défense des Droits de l'homme, d'associations de journalistes ou d'églises ont élargi leur champ d'intervention à des actions de prévention, de réconciliation ou de résolution des crises, au niveau local comme en matière de lobbying au plan international. Dans le même temps, les organisations spécialisées se sont multipliées depuis une dizaine d'années (Communauté de Sant-Egidio, Carter Center, International Alert, International Crisis Group, etc.). Ces ONG se retrouvent parfois dans des rôles quasi-officiels. Elles s'assoient comme partenaires à la table de négociation, ont un accès direct aux décideurs politiques et aux médias internationaux, disposent de ressources importantes, etc. Cependant, en dehors du succès de la communauté Sant-Egidio dans le processus de paix au Mozambique,Cameron Hume, Ending Mozambique's War, United States Institute of Peace, 1994. cet engouement pour la diplomatie parallèle ne s'est pas encore traduit par des résultats convaincants. Les premières analyses des initiatives en la matière débouchent sur un bilan pour le moins contrasté.Barnett R. Rubin (ed.), Cases and strategies for preventive action, The Century Foundation Press, New York, 1998.
Le cas du Burundi qui a servi de terrain d'expérimentation privilégié au cours des trois dernières années est à cet égard significatif : la prolifération d'initiatives contradictoires et polarisées sur le court terme a encore renforcé la fragmentation du jeu politique et généré une confusion propice à toutes les manipulations. Les acteurs locaux se sont adaptés à ce nouveau panorama institutionnel et ont tiré parti des divergences de stratégie, du manque de cohérence et de l'absence de vision à long terme de leurs multiples interlocuteurs. Toutes les tendances politiques burundaises ont trouvé un allié temporaire dans les intervenants extérieurs qui sont devenus partie du problème dans une surenchère médiatique et victimaire.Fabienne Hara, "La diplomatie parallèle ou la politique de non-indifférence : le cas du Burundi", Politique Africaine, N°68, décembre 1997.
Quoiqu'il en soit, le développement de la diplomatie parallèle marque l'appropriation par des acteurs privés de prérogatives qui étaient jusqu'alors de la compétence exclusive des États. Dans le domaine de la diplomatie comme dans celui des services publics, les évolutions à l’œuvre sur les terrains de conflit témoignent de l'affaiblissement des États et du rôle croissant des acteurs non-étatiques. Bien entendu, les organisations humanitaires ne sont pas les seuls acteurs internationaux privés qui interviennent dans les pays en conflit. Ils ne sont que l'une des illustrations de l'émergence et du déploiement de réseaux transnationaux qui débordent largement de l'espace conflictuel et ont de profondes implications sur la dynamique de la violence.
***
Ossétie du Sud : fermeture pour raison de sécurité
Messages, N° 104, juillet/août 1999
par François Jean
En juin dernier, François Jean s’est rendu sur place afin de faire le point. Il nous présente ici une synthèse des informations qu’il a pu recueillir, et qui ont motivé la décision de fermer la mission d’Ossétie du Sud. Malgré le départ des expatriés, effectif début juillet, une dernière distribution de médicaments pour les personnes vulnérables sera organisée d’ici septembre, et la réhabilitation de l’hôpital de Tskhinvali, même si elle n’est pas menée à son terme, permettra néanmoins une prise en charge correcte des patients. Le programme d’Abkhasie, lui, continue.
Depuis trois ans, la multiplication des enlèvements au Caucase du Nord est une source de préoccupation majeure pour les organisations humanitaires travaillant dans la région. La vigilance est d’autant plus nécessaire que le problème n’est pas circonscrit à la Tchétchénie. Même si la république indépendantiste constitue indubitablement l’épicentre du problème, les Tchétchènes ne sont pas les seuls investis dans ce qu’il faut bien appeler l’industrie du kidnapping. Les développements des trois dernières années montrent bien que l’aire des enlèvements s’est progressivement élargie de la Tchétchénie à l’Ingouchie et au Daghestan, avec l’enlèvement de Christophe et de l’équipe d’Equilibre à l’été 1997, puis à l’Ossétie du Nord, avec l’enlèvement de Vincent Cochetel, du HCR en janvier 1998, et enfin à la Kabardino-Balkarie avec l’enlèvement d’un membre du CICR en mai dernier. A mesure que la présence internationale se raréfiait au Caucase du Nord, les groupes tchétchènes mais aussi ingouches, ossètes etc. impliqués dans les prises d’otage ont étendu, de proche en proche, leur zone d’intervention. C’est dans ce contexte que doivent s’apprécier les risques pour nos équipes travaillant en Transcaucasie, sur l’autre versant de la chaîne du Caucase.
Reconstruction de l’Etat, mais perméabilité des frontières
Les dynamiques à l’œuvre en Transcaucasie sont, en effet, profondément différentes de celles du Caucase du Nord : après la période chaotique du début des années 1990 marquée, comme c’est aujourd’hui le cas en Tchétchénie, par un effondrement total de l’ordre public, la Géorgie est engagée, depuis quelques années, dans un processus de reconstruction de l’Etat. Par ailleurs, même si les problèmes de sécurité, liés à la criminalité et à la situation de guerre larvée qui se perpétue en Abkhasie et en Ossétie du Sud, sont bien réels, on ne peut - pour revenir à notre principal motif de préoccupation - jusqu’à présent citer aucun exemple de prise d’otage contre rançon en Géorgie. Dès lors, toute la question est de savoir dans quelle mesure des groupes impliqués dans le business du kidnapping pourraient, à l’heure où toute présence internationale a disparu du Caucase du Nord, élargir leurs activités à la Transcaucasie.
Les éléments clés de cette réflexion concernant la possibilité d’un débordement des prises d’otage sur le flanc sud de la chaîne du Caucase sont la distance et la facilité d’accès. De ce point de vue, l’Ossétie du Sud est bien mal placée et apparaît très connectée avec le Caucase du Nord. En été, Tskhinvali, la capitale de l’Ossétie du Sud n’est qu’à trois heures de route de Vladikavkaz, la capitale de l’Ossétie du Nord, elle même toute proche de la Tchétchénie.
De même, de l’avis de tous les observateurs, l’Ossétie du Sud est aisément accessible en dépit de la frontière internationale séparant la Géorgie de la Russie. La route principale reliant l’Ossétie du Nord à l’Ossétie du Sud par le tunnel de Roki est très fréquentée et semble peu surveillée : les Ossètes circulent beaucoup entre les deux républiques (le nombre de voitures immatriculées en Ossétie du Nord présentes à Tskhinvali en témoigne) et, de l’avis général, franchissent la frontière pratiquement sans contrôle. Pour les ressortissants d’autres républiques, la frontière semble être également relativement perméable si l’on en juge par le trafic considérable qui se développe en Ossétie.
Une nouveauté : la culture de l’argent facile
L’Ossétie du Sud, en effet, est devenue, à l’instar de l’Adjarie à la frontière de la Turquie, la principale voie de transit entre la Russie et la Géorgie. Ce commerce, pour une grande part illégal, favorisé par un contexte politique qui interdit la présence de douaniers géorgiens à la frontière, a connu ces derniers mois un développement considérable, au point qu’il représente aujourd’hui la principale activité économique de la république.
Ce trafic de contrebande, qui porte, notamment, sur l’alcool (exporté en Russie), le pétrole (qui représente près de la moitié des importations géorgiennes) et le trafic de drogue, génère des ressources considérables et s’est traduit par une forte montée de la criminalité dans la république. Il est évidemment difficile d’évaluer les implications de ces activités sur la société ossète et pour la sécurité des équipes. Dans quelle mesure le développement du trafic et la culture de l’argent facile qui lui est associée risquent-ils de déstabiliser cette petite société montagnarde où nous nous sentons bien intégrés et en relative sécurité?
La constitution de grosses fortunes et l’émergence de nouveaux hommes forts risquentelles de provoquer des luttes de pouvoir et d’affaiblir les autorités de la République qui, jusqu’à présent, avaient intérêt à éviter tout problème touchant des étrangers? Quels sont les rapports entre les groupes contrôlant le commerce de contrebande et les groupes impliqués dans les affaires d’enlèvements, y a-t-il perméabilité ou, au contraire, hostilité? On le voit, beaucoup de questions restent en suspens. Le développement de la contrebande ne constitue pas en soi un motif d’inquiétude, même si la montée de la criminalité qui lui est associée incite à la prudence. Mais, quelles que soient nos interrogations sur les effets potentiels de la croissance de l’économie parallèle, reste un fait massif : vue du Caucase du Nord, l’Ossétie du Sud est décidément toute proche et très facile d’accès...
***
Tchétchénie : la revanche de la Russie
Esprit, février 2000, p. 37 à 54
par François JeanPubliciste. Auteur, entre autres publications de « Corée du Nord : un régime de famine », Esprit, février 1999 et de « Tchétchénie : guerre totale et complaisance occidentale », Relations Internationales et Stratégiques, N° 23, automne 1996.
Le répit n’aura pas duré. Après trois ans d’un calme précaire, la Tchétchénie est rattrapée par la guerre. Les accords de Khassavyourt, qui, le 31 août 1996, avaient mis fin à près de deux ans de conflit, n’auront constitué qu’une brève parenthèse dans la confrontation entre Russes et Tchétchènes. Il n’aura pas fallu longtemps pour que les débordements autorisés par l’anarchie qui règne à Grozny entrent en résonance avec les manœuvres cyniques de l’oligarchie qui règne au Kremlin et remettent la Tchétchénie sur une trajectoire de confrontation avec la Russie. Comme par une espèce de fatalité, ce pays, marqué par deux siècles de résistance à la colonisation russe et récemment dévasté par le conflit qui, de décembre 1994 à août 1996, a transformé la République indépendantiste en champ de ruines, est à nouveau la cible de bombardements massifs et indiscriminés qui font des milliers de victimes civiles et jettent sur les routes de l’exode des cohortes de réfugiés.
Sinistre impression de déjà vu, où s’entremêlent les images de la dernière guerre et celles, beaucoup plus rares du conflit actuel. Celle d’un Boris Elstine pathétiquement absent au moment d’engager la Russie dans un conflit meurtrier. Celle de dirigeants pleins de morgue, hier prédisant à Grozny « le destin de Carthage » et aujourd’hui promettant de « buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Celle, enfin, d’un pouvoir déliquescent, vivant d’expédients et qui a choisi la guerre pour préserver sa fortune. Plus encore qu’en 1994, cette guerre totale, menée sur ce que Moscou considère comme le territoire de la Fédération de Russie, est une guerre électorale lancée par un régime discrédité, miné par les intrigues et qui cherche à se perpétuer à l’approche des élections présidentielles. Il vaudrait mieux en rire mais c’est à pleurer. Car la société russe soutient sans états d’âme cette politique de force qui vient opportunément étouffer les scandales et escamoter le débat politique à l’heure de la succession de Boris Elstine. C’est ainsi qu’un colonel du KGB, nommé Premier Ministre pour protéger les intérêts de la « famille », est devenu en quelques semaines, en associant son nom à la guerre, le candidat favori des présidentielles de juin 2000.
A trois ans d’intervalle, l’histoire semble bégayer. Ce serait une farce si ce n’était un désastre, pour la Tchétchénie, bien sûr, mais aussi pour la Russie et le Caucase. Car cette nouvelle guerre sera plus cruelle encore que celle qui l’a précédée et qui avait littéralement décimé la population de la République. Plus absurde aussi car aucun des objectifs confusément annoncés par des dirigeants irresponsables - « liquidation des terroristes » ou « libération de la Tchétchénie » - n’est susceptible d’être atteint, sauf à envisager l’élimination de toute la population. Plus inquiétante enfin car elle jette une lumière particulièrement crue sur l’état du système politique et de la société russe et risque d’entraîner tout le Caucase dans la violence.
Trois ans de répit
Le 31 août 1996, les accords de Khassavyourt, signés par Alexandre Lebed et Aslan Maskhadov au lendemain de la défaite russe à Grozny, avaient permis de rompre avec la logique de guerre et ouvert la voie à un règlement politique du conflit. Ces accords, volontairement ambigus, donnaient cinq ans aux deux belligérants pour surmonter les séquelles du conflit et définir la nature des relations entre la Tchétchénie et la Russie. Il s’ensuivit un processus de négociation qui laissa un temps espérer que Russes et Tchétchènes pourraient enfin sortir du cycle vertigineux de résistance et d’oppression dans lequel deux siècles de confrontation les avaient enfermés. Le 31 décembre 1996, les dernières unités russes quittaient le territoire de la Tchétchénie, à l’issue d’un processus difficile mais relativement maîtrisé de retrait négocié. Un mois plus tard, le 27 janvier 1997, Aslan Maskhadov était élu Président de la République tchétchène d’Ichkérie,Dénomination officielle de la République indépendantiste, en référence à l’Ichkérie, région montagneuse du sud de la Tchétchénie qui, depuis le XVIIIe siècle, est le sanctuaire de la résistance à l’expansionisme russe. lors d’un scrutin reconnu comme régulier, tant par l’Organisation la Coopération et la Sécurité en Europe (OSCE) que par les dirigeants de la Fédération de Russie. Enfin, le 12 mai 1997, un accord de paix était signé au Kremlin par Boris Elstine et Aslan Maskhadov. Cet accord, dans lequel les deux parties « guidées par la volonté de mettre fin à des siècles de confrontation » s’engageaient à « abandonner pour toujours l’usage de la force et la menace d’user de la force dans toutes les questions litigieuses (et à) maintenir des relations en accord avec les principes généralement reconnus et les normes du droit international », semblait ouvrir la voie à des relations apaisées et aux négociations tant attendues sur le futur statut de la Tchétchénie.
Des négociations avortées
Mais les discussions se sont rapidement enlisées. Et le malentendu s’est peu à peu amplifié entre des Tchétchènes convaincus que leur victoire militaire valait indépendance politique et des Russes s’obstinant à considérer la Tchétchénie comme appartenant à la Fédération de Russie. Le fait que personne n’ait été chargé des relations avec la Tchétchénie dans le nouveau gouvernement formé sous l’égide de Sergueï Kirienko témoignait, dès mars 1998, de l’impasse dans laquelle se trouvaient les négociations, avant même d’avoir réellement débuté...
En matière économique également, les discussions engagées sur la reconstruction du pays, sur les enjeux pétroliers ou sur les problèmes douaniers n’ont donné que de maigres résultats. Un accord temporaire a certes été trouvé dans le domaine pétrolier, si bien qu’après la remise en état du pipe-line acheminant le brut de la Caspienne vers le port de Novorossirsk, Grozny s’était assurée, jusqu’au début de 1999, des droits de transit non négligeables. Mais le Kremlin n’a jamais honoré l’engagement, pris lors de la signature de l’accord de paix, de contribuer à la reconstruction du pays ou même d’assurer le versement des retraites impayées, sans parler des réparations pour dommages de guerre demandées par les Tchétchènes. Cette situation témoigne bien sûr du délabrement des finances de la Russie, mais elle reflète aussi le manque de vision à long terme du Kremlin face à une région en pleine fermentation où il n’investit plus que dans la guerre. A moins que certains cercles au pouvoir à Moscou aient joué le pourrissement de la situation et la déstabilisation de la Tchétchénie comme pourrait le laisser penser le blocus de fait imposé à la République...
Toujours est-il que l’échec des négociations a considérablement affaibli la position d’Aslan Maskhadov, désireux de trouver un modus vivendi avec Moscou, face à Chamil Bassaev et aux partisans d’une posture hostile à l’égard de la Russie. Lors des élections présidentielles, le Kremlin n’avait pourtant pas caché ses préférences pour le candidat Maskhadov, au point de jeter une ombre sur sa légitimité en le présentant avec une insistance remarquée comme l’interlocuteur idéal... En définitive, avec beaucoup de maturité, les Tchétchènes avaient choisi de porter au pouvoir le chef d’état-major victorieux mais aussi, et surtout, le négociateur qui avait su mettre fin au conflit en signant les accords de Khassavyourt. L’élection d’Aslan Maskhadov témoignait des aspirations d’une population lasse de la guerre, attendant de son président qu’il normalise les relations avec la Russie, obtienne une reconnaissance internationale de la République ainsi que les moyens de reconstruire le pays et de relancer l’économie. Le moins que l’on puisse dire est que Moscou ne lui a pas facilité la tâche, le laissant sans résultats ni marge de manœuvre, face aux surenchères des va-t-en-guerre, dans une Tchétchénie en pleine ébullition.
La montée de la criminalité
Quoiqu’il en soit des relations entre la Tchétchénie et la Russie et même de l’impasse dans laquelle se trouve ce pays détruit et isolé du monde, survivant dans les ruines d’une économie réduite au business, la désillusion de la population tient beaucoup à l’incapacité des autorités à rétablir un minimum d’ordre public. Le principal problème auquel ont été confrontés les responsables tchétchènes au cours de cette brève entre-deux guerres est, en effet, la montée de la criminalité qui s’est notamment traduite par une multiplication des enlèvements contre rançon. Les prises d’otage ne sont certes pas un phénomène nouveau dans la région ; les écrits du siècle dernier témoignent éloquemment de l’ancienneté de ces pratiques. Mais la dernière guerre et les bouleversements qu’elle a provoqué les ont incontestablement revitalisées.
Les arrestations massives d’hommes suspects, par l’armée et les forces du Ministère de l’intérieur, ont donné lieu à de multiples transactions avec des familles désireuses de libérer les leurs ou de récupérer leurs corps. C’est ainsi que se sont multipliés les rachats de prisonniers, prélude à des enlèvements destinés à servir de monnaie d’échange. Le conflit terminé, les prises d’otage se sont généralisées, à l’encontre des Tchétchènes mais aussi des étrangers. Dans un premier temps, à l’hiver 1996-97, les enlèvements ont surtout visé des journalistes, russes et occidentaux, avant de toucher des membres d’organisations humanitaires et de gagner, de proche en proche, toutes les Républiques du Caucase du Nord. Le phénomène a rapidement pris une ampleur telle qu’il s’est traduit par le retrait progressif de tous les acteurs internationaux encore présents dans la région.
Si ces prises d’otage renvoient essentiellement à des logiques criminelles, elles ne sont pourtant pas exemptes de dimension politique. Le calendrier des enlèvements et des libérations - qui a souvent coïncidé avec des échéances politiques -, le profil des personnalités impliquées - notamment dans les négociations -, etc. attestent de l’instrumentalisation politique, ne serait-ce qu’à posteriori, de ces affaires. Pour autant, il faut se garder des rationalisations abusives - selon le principe « à qui profite le crime » - et éviter de se laisser égarer par les théories du complot, fort en vogue dans la région, même si - et c’est fâcheux pour la Russie comme pour la Tchétchénie - lesdites théories sont, précisément au Caucase « ex-soviétique », difficiles à écarter.
Reste que la montée de la criminalité dans la République indépendantiste a constitué un terrain propice à toutes les manipulations à l’heure où Moscou cherchait à discréditer et à isoler la Tchétchénie. Les prises d’otage ont fait coïncider la réalité de la Tchétchénie au préjugés ancrés en Russie et au discours tenu par Moscou à l’intention des occidentaux : elles ont accrédité, a posteriori, l’idée d’un peuple de « bandits », relancée par Boris Elstine à l’occasion du précédent conflit et justifié, a priori, la lutte contre les « terroristes » décrétée par Vladimir Poutine aujourd’hui. Entre-temps, c’est à dire entre l’assassinat de six membres du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), en décembre 1996, et la décapitation de quatre techniciens anglo-saxons, venus installer un centre de télécommunication à Grozny, en décembre 1998, l’épidémie de kidnappings a rétabli le huis clos autour de la République indépendantiste et a de nouveau enfermé les Tchétchènes, un moment découverts par l’opinion internationale, dans un face à face mortel avec Moscou.
Un Etat introuvable
Conscientes des conséquences désastreuses de ces pratiques, à l’heure où l’enjeu était, précisément, la reconnaissance internationale de la République et l’obtention d’une aide économique indispensable à la reconstruction du pays, les autorités tchétchènes se sont cependant révélées impuissantes à endiguer la montée de la criminalité. Cette incapacité à mettre un terme aux enlèvements est en partie liée à la puissance des groupes impliqués, groupes bien organisés, intégrant différentes nationalités, disposant d’appuis jusque dans des cercles influents à Moscou et de moyens financiers considérables, à la hauteur des rançons versées. Mais elle renvoie aussi aux spécificités de la société tchétchène et reflète les aléas de la construction étatique en Tchétchénie.
L’attachement des Tchétchènes à l’idée de liberté, à leurs traditions égalitaires, à leur « démocratie patriarcale » est depuis longtemps attesté et forme un contraste frappant avec l’organisation sociale de leurs voisins - Kabardes ou Tcherkesses - dont les sociétés nobiliaires et aristocratiques furent plus aisément soumises par la Russie, notamment à travers des mécanismes de cooptation des élites. Dans cette société sans tradition étatique et rebelle à toute autorité, l’Etat ne jouit a priori d’aucune légitimité, ne serait-ce que parce qu’il a toujours été synonyme de domination coloniale ou d’oppression totalitaire. Du fait de leurs traditions et d’une histoire tragique, les tchétchènes ne se sentent aucune obligation envers quelque autorité - Etat ou pouvoir - que ce soit. Mais ce sentiment égalitaire et cet amour de la liberté, qui ont fait leur force dans leur résistance à l’expansionnisme russe, posent aujourd’hui problème dans la difficile édification d’un Etat indépendant.
L’une des questions à laquelle les autorités ont été confrontées dans leur lutte contre la criminalité a été celle du vide juridique. L’Union soviétique a légué à la Tchétchénie un système de lois resté en vigueur depuis la déclaration d’indépendance, le 1er novembre 1991, mais largement discrédité comme héritage du joug impérial et totalitaire. Aussi la Charia s’est elle progressivement imposée, moins en raison d’une hypothétique adhésion de la société tchétchène à un ordre islamique, que parce qu’en l’attente d’un nouveau code pénal, elle constitue le seul système de normes considéré comme légitime par une société à peine sortie du système soviétique. Pour autant, et c’est une constante dans l’histoire tchétchène, les normes de la Charia peinent à s’imposer face aux coutumes traditionnelles, les Adats. Ainsi, lorsqu’à l’été 1997, le Président Maskhadov - comptant sans doute sur un hypothétique effet d’exemplarité - décida de procéder à l’exécution publique des personnes condamnées par des cours chariatiques à la peine capitale pour des crimes particulièrement odieux, les bourreaux restèrent masqués tandis que les membres des familles offensées participaient à l’exécution à visage découvert. De même, Aslan Maskhadov est intervenu à plusieurs reprises à la télévision pour insister sur le fait que les membres des forces de l’ordre, intervenant dans le cadre d’opérations contre des groupes criminels, ne devaient en aucun cas être l’objet de représailles si ces opérations entraînaient mort d’homme. Ces exemples montrent bien que la vengeance traditionnelle est la seule forme de violence reconnue comme légitime dans une société rebelle à toute autorité.
D’où la difficulté de la lutte contre la criminalité dans une société où l’Etat n’a aucune légitimité, où il n’a pas le monopole de la violence légitime et où toute action de force risque de déclencher le cycle de la vengeance. Par delà la faiblesse des autorités face à des groupes criminels puissants, c’est bien la crainte, très présente à l’esprit des responsables tchétchènes, que des actions coercitives ne dégénèrent en représailles, voire en guerre civile, qui bride les possibilités de lutte contre la criminalité.
L’implantation des « wahhabites »
C’est ainsi que, depuis trois ans, la Tchétchénie vit dans les limbes tourmentés d’une indépendance de fait et dans une anarchie certes ordonnée par les règles traditionnelles mais toujours susceptible de dégénérer en affrontements fratricides. L’Etat n’ayant pu asseoir sa légitimité et Maskhadov son autorité, le pays est devenu le terrain d’action de groupes puissants - criminels ou fondamentalistes - qui opèrent en toute impunité. L’implantation de groupes fondamentalistes, qualifiés de « wahhabites » est tout à fait inattendue compte tenu des particularités de l’islam en Tchétchénie. Car ce fondamentalisme, qui aujourd’hui diffuse un peu partout dans le monde musulman à travers des réseaux internationaux disposant de vastes ressources financières, est porteur d’une conception rigoriste de l’islam, hostile à toutes les formes de religion populaire et particulièrement au soufisme dominant au Caucase du Nord. L’islam en Tchétchénie a en effet été porté par des confréries soufies, la Naqchbandiya et la Qadiriya qui, lors des guerres du siècle dernier, se sont identifiées à la résistance nationale et sont devenues, durant la répression stalinienne et la déportation, un élément central de la société tchétchène.Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier Quelquejay, Le soufi et le commissaire, Seuil, 1986.
Malgré cet antagonisme, le wahhabisme a réussi à s’implanter à la faveur de la dernière guerre qui a profondément bouleversé la société et a été un puissant facteur de radicalisation des esprits. Bien qu’il reste marginal, il a cependant consolidé son influence en offrant un cadre de socialisation à des jeunes déboussolés dans un pays dévasté. La progression du fondamentalisme n’a cependant pas été sans susciter de réactions : le conflit terminé, les wahhabites ont été expulsés de nombreuses localités, parfois à l’issue de combats comme à Goudermes à l’été 1998, et se sont repliés sur leurs bases d’où ils continuent toutefois d’exercer une influence à la mesure de leurs moyens financiers dans un pays en constante paupérisation. Dans un contexte marqué par le blocus imposé par Moscou et par le retrait des rares organisations humanitaires susceptibles d’apporter une aide, les réseaux fondamentalistes ont bientôt constitué la seule source de financement extérieur existant en Tchétchénie.
Par ailleurs, même si leur rayonnement est limité dans la société tchétchène, les groupes wahhabites n’en gardent pas moins un fort potentiel de déstabilisation, comme en témoigne leur intervention armée dans la République voisine du Daghestan. Au début du mois d’août, et de nouveau en septembre 1999, Chamil Bassaïev et Khattab, un wahhabite d’origine saoudienne ayant combattu en Tchétchénie lors du dernier conflit, ont franchi, avec plusieurs centaines de combattants, la frontière du Daghestan pour se porter au secours d’un groupe islamiste dans la région de Botlikh et de Tsoumada. Cette incursion de militants wahhabites et de combattants désœuvrés, soutenus par des sponsors moyenorientaux et encouragés par certains oligarques moscovites, se heurtera à une vigoureuse réaction des forces fédérales. Cette aventure militaire où se sont imprudemment lancés - ou se sont laissés attirer - les jusqu’au-boutistes tchétchènes servira, avec les attentats meurtriers perpétrés en Russie en août-septembre 1999, de déclencheur - ou de prétexte - à la nouvelle guerre contre la Tchétchénie.
La revanche russe
Le 1er octobre 1999, après trois semaines de bombardements intensifs sur les villages proches de la frontière daghestanaise, l’armée russe passait à l’offensive et pénétrait sur le territoire tchétchène. Tandis que le premier ministre russe, Vladimir Poutine, déniait toute légitimité à Aslan Maskhadov, les forces fédérales entreprenaient de créer une « zone de sécurité » en occupant les districts de Naourskaïa et Chelkovskaïa, situés au nord du fleuve Terek et traditionnellement considérés comme les moins hostiles à l’égard de la Russie. Mais, après avoir semblé vouloir se limiter à l’établissement d’une «cordon sanitaire» et au bombardement des « bases terroristes », l’armée russe, deux semaines plus tard, franchissait le Terek, annonçait sa volonté de « détruire les bandes armées sur tout le territoire » et commençait sa progression vers Grozny.
Dans le même temps, Vladimir Poutine franchissait le Rubicon et énonçait un nouveau but de guerre : la « reconquête de la Tchétchénie ». Ce glissement, en forme de fuite en avant, reflète l’irrationalité du processus de décision au Kremlin et entraîne la Russie dans un engrenage dont nul ne sait jusqu’où il la mènera. Aujourd’hui, comme en 1994, le sort de la Tchétchénie est suspendu aux décisions d’un pouvoir irresponsable, ne connaissant que le langage de la force et incapable de proposer une relation équilibrée entre Moscou et les différentes composantes de l’ex-empire soviétique. A la différence, toutefois, que la société russe, hier hostile à la « guerre du Kremlin », plébiscite l’intransigeance de Vladimir Poutine dans une épaisse atmosphère de chasse aux « culs noirs » caucasiens à Moscou et de règlement de compte militaire en Tchétchénie. Ce vaste sursaut patriotique, aux relents racistes et xénophobes, que même les hommes politiques qualifiés de « libéraux » par les occidentaux ne se risquent pas à questionner, est alimenté par des media contrôlés par le pouvoir. La presse russe, qui, lors de la dernière guerre, présentait un large éventail de points de vue, répercute aujourd’hui les communiqués de l’armée.
La population, qui manque de repères critiques après soixante-dix ans de mensonge officiel, n’est pourtant pas dupe mais la guerre sert d’exutoire aux frustrations accumulées au cours des dernières années. Car la propagande, omniprésente, ne suffit pas à expliquer l’intoxication des citoyens russes par le discours de la guerre. Si les Tchétchènes sont devenus des boucs émissaires, c’est parce qu’ils catalysent la hargne accumulée par une population exaspérée par la faiblesse de l’Etat et humiliée par la disparition de la puissance soviétique. Le Caucase est trop important dans l’histoire de la Russie pour qu’il en soit autrement : les Tchétchènes, éternels rebelles, font partie de la légende de l’empire et la Russie se doit de les écraser pour continuer d’exister. Car la Russie ne s’est jamais définie comme un Etat-nation mais comme toujours comme un empire, despotique ou totalitaire. L’idée d’empire reste agissante et, en attendant, un hypothétique avènement de la démocratie, Moscou n’a de cesse de montrer aux nations et nationalités de l’ex-empire soviétique qu’elle n’a rien perdu de sa capacité d’oppression. La question de l’identité de la Russie est aussi aiguë que celle de l’Etat en Tchétchénie. Tant que ces questions ne seront pas résolues, l’empire, ennemi de la liberté, formera avec le Tchétchène, fanatique de la liberté, un couple soudé par un étrange mélange de fascination et de crainte et tragiquement condamné à l’affrontement.
Même si la majorité des Russes admettent que la Tchétchénie n’est pas la Russie, ils perçoivent l’indépendance tchétchène comme une violation de l’intégrité territoriale russe. C’est ainsi que la Russie s’est mise à défendre ses frontières à l’intérieur de son propre territoire, dans ce que Georges Charachidzé appelle une « guerre d’indépendance à l’envers».Georges Charachidzé, « Les Tchétchènes, un peuple en sursis », Le genre humain, printemps-été 1995. Du même auteur, voir aussi le remarquable article sur les implications de la politique stalinienne des nationalités dans le Caucase, «L’Empire et Babel», Le genre humain, automne 1989. Huit ans après la déclaration d’indépendance tchétchène et, en dépit d’un première guerre désastreuse ou, plutôt, en raison d’une défaite humiliante, Moscou s’acharne à reconquérir son ancienne colonie. L’ absurdité d’une telle entreprise et l’incapacité du Kremlin à formuler des objectifs crédibles augurent mal de son aptitude à sortir de la crise. Reste la rage d’en finir : Moscou est prêt à libérer le territoire tchétchène en se débarrassant des Tchétchènes.
Dans ce contexte, le rôle de l’armée est plus clair qu’il ne l’était en décembre 1994, lorsqu’elle fut envoyée « rétablir l’ordre constitutionnel » en Tchétchénie et s’était trouvée, dès les premiers jours, confrontée à des manifestations de civils. Impliquée, à son corps défendant, dans une campagne de répression, l’armée avait alors dû improviser et l’avait fait dans les pires conditions en termes de préparation, de coordination et de moral. Aujourd’hui, les généraux ne semblent plus avoir d’états d’âme à l’idée d’intervenir avec des moyens militaires sur ce qu’ils considèrent être le territoire de la Fédération de Russie. Le temps n’est plus où les responsables militaires, tel le général Gromov, exprimaient leur désaccord, voire démissionnaient. Aujourd’hui, les généraux en charge des opérations militaires comme Kvachnine, Chamanov ou Poulikovski sont tous des vétérans de la précédente campagne et tous sont avides de revanche après l’humiliation de la défaite de 1996.
Nous sommes loin des ambiguïtés de l’« opération de simple police » de l’hiver 1994, la guerre est désormais pleinement assumée par des responsables qui la veulent totale et définitive. La Tchétchénie est clairement considérée comme un pays ennemi, un territoire à conquérir et est traitée comme telle : le gaz et l’électricité ont par exemple été coupés, ce qui ne s’était pas produit lors du dernier conflit. De même, la question de l’usage de la force a été d’emblée résolue. L’ armée, au cours du dernier conflit, a pris l’habitude de tirer sur des civils et, dans un contexte ouvertement raciste, semble décidée à en finir avec les rebelles. Massées, tout au long de l’été, autour de la République indépendantiste, les forces fédérales comptent plus de cent mille hommes et, depuis le début des bombardements sur la Tchétchénie, le 5 septembre 1999, font un usage massif de tous les moyens à leur disposition : aviation, artillerie lourde et même missiles sol-sol peu utilisés il y a trois ans. De plus, elles n’excluent pas l’emploi de nouvelles armes de destruction massive, pudiquement évoquées comme « non-orthodoxes » par des responsables militaires.
Une guerre totale
Cette nouvelle guerre s’annonce plus meurtrière encore que le conflit précédent, qui avait pourtant fait près de cent mille morts - soit un dixième de la population de la République - dont des milliers de soldats russes. Car les généraux russes, soucieux, une fois n’est pas coutume, de limiter les pertes dans leurs rangs pour éviter un revirement de l’opinion publique ont d’emblée mis en oeuvre une stratégie à laquelle ils n’avaient eu recours massivement qu’après l’échec sanglant de leur premier assaut sur Grozny, au nouvel an 1995 : pour éviter les combats rapprochés, les troupes russes s’ingénient à écraser, sans considération pour le sort des civils, toutes les poches de résistance sous un véritable déluge de feu et progressent prudemment en occupant des villes préalablement transformées en champs de ruines par l’artillerie et l’aviation. Aujourd’hui, cette « doctrine stratégique », toute de brutalité aveugle, est mise en oeuvre de façon méthodique et systématique et prend l’allure d’une guerre de destruction contre la population. Paradoxalement, le souci d’épargner la vie des soldats se traduit par un massacre à grande échelle dans la population civile.
Dès les premiers jours du conflit, les bombardements massifs et indiscriminés ont jeté sur les routes des centaines de milliers de civils dont cent cinquante mille ont pu trouver refuge dans la République voisine d’Ingouchie, avant que, le 23 octobre, la frontière soit complètement contrôlée par l’armée. Depuis, l’exode s’est réduit à un mince filet : le passage de la frontière ne se fait plus qu’au compte goutte, après des jours d’attente, et se monnaie souvent au prix fort. Mais les hommes de quinze à soixante ans, a priori suspects de « terrorisme », hésitent à se présenter au poste frontière. Dès lors, la majorité de la population a reflué vers les montagnes du sud du pays, en une fuite éperdue pour tenter d’échapper au rouleau compresseur russe. Mais les montagnes sont devenues un cul de sac pilonné sans relâche par les avions et les hélicoptères, qui s’acharnent particulièrement sur la dernière issue, la piste qui franchit la chaîne du Caucase en direction de la Géorgie. Il n’y a pas de sanctuaire : la Tchétchénie est devenue une nasse où tournent sans fin près d’un demi million de déplacés qui tentent désespérément d’échapper aux bombardements.
Dans ce véritable jeu de massacre, le souci, parfois affiché par les dirigeants russes, pour le sort de la population n’est qu’un leurre visant à accréditer la possibilité d’une fuite pour les civils et à justifier par avance un redoublement de violence contre des villes censées désertées par leurs habitants. A nouveau, comme lors de la dernière guerre, les trêves annoncées pour permettre à la population de quitter les villes bombardées sont systématiquement démenties par les faits. De même, les « corridors humanitaires », parfois ouverts par les militaires, ne le sont souvent que moyennant finances, sans aucune garantie de sécurité et toujours au risque d’une arrestation pour les hommes en âge de porter une arme.Sur les conséquences humanitaires de la guerre, en 1994-96, voir notamment : Memorial Human Rights Center, By all available means, Moscou, 1996 et François Jean, « The problems of medical relief in the chechen war zone, Central Asian Survey, 15(2), 1996. Il n’y a pas de porte de sortie pour les Tchétchènes et pas de limites pour les Russes qui semblent décidés à en finir une fois pour toutes avec les « terroristes ».
La situation est d’autant plus grave que journalistes et membres d’organisations humanitaires sont empêchés de se rendre en Tchétchénie. A la crainte, encore très présente, des enlèvements, qui est aujourd’hui encore le meilleur garant du huis clos imposé par les forces fédérales, s’ajoutent des blocages politiques manifestes qui interdisent tout accès à la République en dehors des rares visites guidées organisées par l’armée dans les « zones libérées ». Même l’aide aux réfugiés est entravée par l’infinie variété des problèmes « administratifs » qui empêchent toute action de secours indépendante en Ingouchie. En l’absence de présence internationale, il n’y a pas de garde-fou et il y a tout lieu de craindre que ces représailles collectives contre toute une population tournent à l’extermination d’un peuple.
Pour autant, cette guerre sans merci risque de se révéler sans issue. Quelque soient les objectifs du conflit les moyens utilisés garantissent qu’ils ne pourront être atteints, sauf à envisager l’élimination des Tchétchènes.
L’impasse militaire
En engageant la Russie dans une nouvelle guerre contre les Tchétchènes, des dirigeants irresponsables ont fait preuve d’une incroyable méconnaissance de l’histoire. La mémoire de deux siècles de confrontation et, surtout, de la terreur stalinienne, reste en effet très vive en Tchétchénie : tous les Tchétchènes de plus de cinquante ans ont vécu la déportation et tous ceux qui se trouvent aujourd’hui confrontés à la brutalité des « méthodes de pacification » russes, sont, à tort ou à raison, convaincus que leur survie est en jeu. Dans le décor de dévastation légué par la dernière guerre, nul ne doute en effet que l’objectif de la Russie est d’éliminer les Tchétchènes. Et les rodomontades des petits maîtres du Kremlin, qui vont promettant la « liquidation totale » des terroristes, entrent en résonance avec la mémoire de ce peuple, tout entier stigmatisé comme « bandit » ou comme « terroriste », et qui, de par son histoire, prend au pied de la lettre ce mot de « liquidation », de sinistre mémoire dans tous les pays anciennement soviétiques. Les bombardements aveugles, qui à nouveau dévastent la République, lui redonnent une terrible actualité et risquent de provoquer une réaction tout à fait opposée à celle escomptée en achevant de convaincre les Tchétchènes que l’on veut les exterminer. Aujourd’hui, comme au siècle dernier, les exactions des forces fédérales vont acculer tout un peuple dans une lutte sans merci pour sa survie.
L’histoire de deux siècles de confrontation montre, en effet, que la politique de terreur employée par les troupes russes de 1825 à 1859, lors de la première « guerre du Caucase », par l’armée rouge en 1920-21, lors de la guerre civile, et par les forces fédérales en 1994-96 s’est toujours révélée contre-productive.Sur les principaux chapitres de la résistance tchétchène à l’expansionnisme russe depuis deux siècles, voir notamment : Alexandre Bennigsen, « Un mouvement populaire au Caucase au XVIIIe siècle », Cahiers du monde russe et soviétique, V/2, 1964 ; Moshe Gammer, Muslim Resistance to the Tsar, Shamil and the Conquest of Chechnya and Daghestan, Frank Cass, 1994 et Marie Bennigsen Broxup, « The Last Ghazawat : The 1920-21 Uprising », in M. Bennigsen Broxup (ed.), The North Caucasus Barrier, Hurst & Co., 1992. Sur la dernière guerre, voir : François Jean, « La nouvelle guerre du Caucase », Central Asian Survey, 16(3), 1997 ; Carlotta Gall et Thomas de Waal, Chechnya : a Small Victorious War, Pan, 1997 et, surtout, Anatol Lieven, Chechnya, Tombstone of Russian Power, Yale University Press, 1998. Au XIXe siècle, la cruauté du Général Ermolov, fondée sur le présupposé que les Tchétchènes ne comprenaient que le langage de la force, ne fit qu’exacerber la résistance : les expéditions punitives, les destructions de villages et les massacres à grande échelle poussèrent les montagnards dans les bras de l’Imam Chamil qui les unira dans une guerre de trente ans contre la Russie.
De même, à l’hiver 1995, les bombardements massifs et indiscriminés auront pour premier effet de raviver un patriotisme tchétchène sérieusement entamé par les errements du régime de Doudaev et de renforcer la légitimité des partisans de l’indépendance. Confrontés à une population hostile, les généraux russes ont compensé par des bombardements intensifs - aux effets politiques désastreux - les hésitations de leur immense armada de chars face à la résistance de poignées de combattants déterminés. Par la suite, les destructions de villages et les « opérations de nettoyage » conduiront un nombre toujours croissant de Tchétchènes à prendre les armes et à rejoindre la résistance. Car les villes rasées ont ensuite été nettoyées par les méthodes classiques de l’arbitraire policier (arrestations, tortures, exécutions arbitraires...) et les pratiques moins classiques d’une armée d’occupation saisie par la peur et l’indiscipline (tirs indiscriminés, racket, pillage...). Mais le piège s’est toujours refermé sur des civils pour des victoires sans lendemain où toujours grossissait le nombre des combattants. Loin de terroriser la population, les exactions des forces fédérales ont, au contraire, eu pour effet de renforcer sa détermination. Tandis que l’hostilité de la population se transformait, sous l’effet des bombardements et de la répression, en soulèvement populaire, les combattants massivement soutenus par la population reprenaient l’initiative.
Aujourd’hui, la brutalité des forces fédérales risque à nouveau de renforcer l’unité et la combativité des Tchétchènes, caractéristiques des périodes difficiles. Ce phénomène est perceptible dès le début du conflit : le premier effet de l’intervention des forces fédérales fut d’amener les responsables Tchétchènes à resserrer les rangs. C’est ainsi que, malgré l’hostilité d’Aslan Maskhadov à l’égard des groupes impliqués dans l’aventure daghestanaise, l’une de ses premières décisions fut de confier à Chamil Bassaev la responsabilité du front oriental. De même, la population, aujourd’hui assommée par la violence des bombardements et concentrée sur sa survie est progressivement entraînée dans la guerre.
Malgré la désillusion générée par trois années de marasme économique et d’indépendance chaotique et en dépit de son immense lassitude de la guerre, la population tchétchène risque de se remobiliser contre l’agresseur, ne serait-ce que parce qu’elle n’aura sans doute pas d’autre choix. Beaucoup dépendra des troupes qui occuperont les villes et de leur attitude vis à vis des civils.
Le piège de l’occupation
Durant les trois premiers mois du conflit, les généraux russes ont su tirer les enseignements de la dernière guerre : ils ont évité de se laisser entraîner dans une guérilla urbaine, souhaitée par des combattants avides d’en découdre et soucieux de causer le plus de pertes possibles dans l’armée pour provoquer une réaction de l’opinion et contraindre Moscou de revenir à la table des négociations. Mais, les élections législatives passées et les principales villes rasées, les responsables militaires se retrouvent aujourd’hui à l’heure de tous les dangers. Car ils ne pourront repousser très longtemps le moment d’occuper les villes, même réduites à l’état de ruines, où leurs troupes seront exposées à un harcèlement permanent de petits groupes de combattants. La clé du succès réside en leur capacité à repousser les combattants à plein temps (boeviki) dans les montagnes pour les isoler et les détruire, rapidement et en limitant les pertes dans l’armée. Si les boeviki parviennent à survivre à l’hiver, ils trouveront au printemps, pendant la campagne présidentielle, un soutien accru auprès d’une population aujourd’hui sidérée par la brutalité des bombardements et entre-temps radicalisée par la barbarie de la répression. A moins que les généraux parviennent à contrôler leurs troupes et à leur imposer une certaine retenue dans le quadrillage des villes occupées.
A l’heure où la guerre de destruction, à distance, laisse place aux « opérations de nettoyage », la question clé renvoie à la capacité des généraux à occuper les villes en limitant les dérapages. Compte tenu des déficiences de la chaîne de commandement et des aléas de la discipline, le risque est grand que les forces fédérales se laissent à nouveau entraîner dans une débauche de pillages et de massacres. Lors de la dernière guerre, les villes « libérées » furent le théâtre d’exactions à grande échelle : des milliers d’hommes disparurent dans des « camps de filtration » d’où ne s’échappèrent jamais que des rumeurs de terreur et d’arbitraire. Et reparaissent déjà des informations persistantes d’arrestations arbitraires et d’exécutions sommaires, dans une atmosphère de pogrome où les limites sont moins claires que jamais. Si ces pratiques meurtrières se multipliaient, les Tchétchènes n’auraient d’autre choix que de prendre les armes et les forces fédérales se trouveraient à nouveau enfermées dans un cycle meurtrier de vengeance et de représailles aveugles. C’est ainsi que, lors du dernier conflit, l’armée russe s’est enfoncée chaque jour davantage dans une spirale de violence et d’arbitraire où elle a fini par s’embourber.
L’impossible pacification
Les problèmes soulevés par l’occupation des villes préfigurent les difficultés à venir. Car, au delà de la reconquête par le vide, la stratégie de l’armée russe ne semble pas susceptible de permettre une normalisation de la situation. Là encore, l’expérience de la dernière guerre souligne les lacunes de l’approche russe : il y a trois ans comme au siècle dernier, les militaires russes se sont montrés incapables d’articuler une politique coloniale. Faute d’une réelle compréhension de la société tchétchène, l’accompagnement politique des opérations militaires a toujours laissé à désirer. De même que les responsables russes ont toujours décrit les Tchétchènes comme des êtres primitifs, fourbes et criminels, de même, ils ont toujours perçu la société tchétchène comme une société traditionnelle, figée et segmentée. Ces préjugés, profondément ancrés, et jamais ébranlés par la combativité de la résistance, expliquent sans doute en partie leur incapacité à comprendre la détermination, la stratégie et les idéaux de leurs adversaires et, partant, leurs erreurs persistantes et sans cesse renouvelées dans la conduite de la guerre et la définition d’une politique coloniale.
Pour les responsables russes, le système clanique semble être la clé de la compréhension de la société tchétchène. Cette approche, caractéristique de l’ethnographie coloniale, les a toujours conduit à exagérer le caractère immuable et rigide d’une société pourtant profondément transformée par certains traumatismes politiques - au premier rang desquels la déportation. Elle les a également amené à sous-estimer les dynamiques politiques et, notamment, la force du mouvement national - un phénomène à la fois trop « moderne » pour s’intégrer dans le schéma « tribal » et trop inconfortable idéologiquement, sauf à admettre le caractère impérial de la logique de Moscou. Cette surestimation des clivages claniques explique l’échec des politiques de division visant à « afghaniser » la guerre en fomentant une « guerre de clans ». Les clivages sont certes bien réels dans la société tchétchène, comme en témoigne la hantise, chez ses dirigeants, d’une possible guerre civile, mais ils sont plus politiques que claniques et les interférences maladroites et brutales de Moscou ont le plus souvent eu pour effet de ressouder l’unité des Tchétchènes.
Si les responsables russes n’ont jamais réussi à saper l’influence et la cohésion des indépendantistes, ils n’ont également jamais pu convaincre la population d’accepter l’autorité de Moscou. Lors de la dernière guerre, tous les observateurs ont pu noter le caractère erratique et souvent aberrant des stratégies dites de « pacification » : certains villages réputés « pro-russes » ou ayant signé des accords de paix ont été bombardés, attaqués ou pillés. La collaboration avec les forces fédérales n’a jamais été une garantie de sécurité. Aujourd’hui encore, les témoignages recueillis par les journalistes occidentaux dans la « zone de sécurité », officiellement pacifiée, au nord du Terek, témoignent de la brutalité des forces fédérales et du climat de méfiance et d’hostilité qui règne dans cette « vitrine » de la reconquête russe. A l’agressivité traditionnelle des soldats, prisonniers de leur propre propagande, à l’égard de la population tchétchène s’ajoutent les aléas de la discipline qui amènent certaines unités à s’auto-organiser - ou à divaguer - avec des conséquences sanglantes pour les civils : la peur et la vodka aidant, certains soldats s’adonnent au pillage et au racket ou tirent littéralement sur tout ce qui bouge. Les mêmes erreurs se répètent d’âge en âge et les options politiques de Moscou s’évanouissent à nouveau au fil des promesses non tenues de versement des salaires ou des pensions et des bavures récurrentes des forces fédérales.
Aujourd’hui comme au siècle dernier, les troupes russes ne contrôlent en Tchétchénie que l’endroit où elles sont au moment où elles y sont et semblent compenser leur sentiment d’impuissance par un déferlement de violence. En l’absence de politique cohérente, les Russes sont condamnés à reconquérir sans cesse un peuple qui, malgré la lassitude de la guerre, est sans cesse radicalisé par la brutalité de l’occupation.
Les perspectives de normalisation sont d’autant plus limitées que Moscou n’a pas de solution politique à proposer qui puisse convaincre les Tchétchènes de partager les destinées des Russes. Lors de la dernière guerre, l’administration tchétchène pro-russe n’a jamais pu acquérir la moindre légitimité et la remise en selle de l’une de ses figures, Beslan Gantemirov, présenté aujourd’hui comme « la seule autorité légitime en territoire tchétchène », montre bien les limites des options politiques de Moscou. Cet ancien maire de Grozny qui, lors de la dernière guerre, était notamment en charge de programmes de reconstruction, a été condamné pour détournement de fonds avant d’être hâtivement tiré de sa prison en novembre 1999 pour être coopté par Boris Elstine comme « représentant du peuple tchétchène ». A moins de perdre toute crédibilité, aucun leader tchétchène ne peut transiger sur l’indépendance de la République. Le Kremlin risque d’avoir du mal à trouver un successeur à Aslan Maskhadov dont il a nié la légitimité au premier jour de l’intervention armée. Nul doute qu’il lui sera plus facile de se déjuger sur ce point que de donner un minimum de crédibilité au pouvoir fantoche qu’il cherche à mettre en place.
Trouver une issue politique
Il est clair que la guerre ne permettra d’atteindre aucun des objectifs énoncés par Moscou au début des hostilités. Loin de ramener la Tchétchénie dans le sein de la Fédération de Russie, cette nouvelle guerre ne fait qu’exacerber la méfiance et l’hostilité qui se sont accumulées durant deux siècles de confrontation. De même, loin d’affaiblir les jusqu’au-boutistes, elle ne peut que radicaliser les esprits et renforcer les partisans d’une lutte à outrance contre la Russie. Dès lors, sauf à jouer la politique du pire, il n’est d’autre solution que la négociation. Tôt ou tard, après cinquante ou cent mille victimes, la Russie devra, « en toute logique », revenir à la table des négociations. Le problème est que la guerre renvoie à bien d’autres enjeux que les objectifs affichés à propos de la Tchétchénie et que les processus de décision, au Kremlin, suivent des itinéraires tortueux qui brouillent au passage toute notion de rationalité. Raison de plus pour que les pays démocratiques s’efforcent de convaincre Moscou qu’il est dans son intérêt de trouver une solution politique au conflit. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils n’en prennent pas le chemin.
A cinq ans d’intervalle, les Occidentaux ont de nouveau accepté les arguments du Kremlin et répètent à l’unisson, comme une leçon bien apprise, qu’il s’agit d’une affaire intérieure à la Russie. La complaisance, cependant, a aujourd’hui des limites et l’on peut déceler une certaine fermeté dans les appels à la retenue. Il est vrai qu’entre-temps, les dirigeants occidentaux ont fini par prendre la mesure des ambiguïtés de la « transition démocratique » en Russie et de l’absurdité d’un soutien inconditionnel à Boris Elstine. Cette nouvelle guerre en Tchétchénie a achevé de déciller les gouvernants les plus soucieux de « ne pas humilier la Russie » et de ménager leur « ami » Boris Elstine. Face aux dérives inquiétantes de la « Nouvelle Russie » et aux risques de déstabilisation qu’elle fait peser sur le Caucase, les pays démocratiques semblent enfin disposés à rappeler à la Russie les valeurs dont ils se réclament.
Mais les occidentaux seraient bien inspirés de traduire cette nouvelle fermeté par des pressions réalistes et crédibles visant à encourager les dirigeants russes à cesser le feu pour chercher une solution politique au conflit. A cet égard, les mesures les plus susceptibles d’avoir un impact pourraient être des pressions concrètes et ciblées sur les intérêts en occident de dirigeants russes qui, précisément, ont choisi la guerre pour préserver leurs intérêts. De telles mesures seraient, en tout cas, plus efficaces que de simples remontrances moralisantes et déclamatoires, à l’heure où les dirigeants russes sont passés maîtres dans l’art de flatter l’ego national en encourageant un nationalisme grand-russe et anti-occidental.
Même si Moscou réalisait qu’il est de son intérêt de chercher une issue politique au conflit, il aurait du mal à trouver une porte de sortie. En août 1996 déjà, la Russie, embourbée dans l’ornière de la guerre, sembla ne pas pouvoir mettre fin au bain de sang avant que, sur fond de cacophonie et de luttes de pouvoir au Kremlin, Alexandre Lebed parvienne in extremis à engager le pays sur la voie d’un règlement négocié. Aujourd’hui encore, la sortie de crise dépendra des enjeux électoraux, des scandales financiers, des rapports de force au sein des cercles du pouvoir et de bien d’autres facteurs qui n’ont que de lointains rapports avec la Tchétchénie ou le Caucase.
A supposer que la Russie décide de s’engager sur la voie d’une solution négociée, les négociations auraient du mal à s’engager. Car avec qui négocier? Du côté tchétchène, Aslan Maskhadov, même s’il ne contrôle pas toute la situation, reste un interlocuteur légitime. Du côté russe, en revanche, il y a peu d’interlocuteurs fiables : comment les Tchétchènes, pourraient-ils faire confiance à un pouvoir qui, tous les trois ans, bombarde aveuglement ce qu’il considère être sa propre population avec des armes de destruction massive? Boris Elstine est déjà responsable de deux conflits sanglants et son engagement d’« abandonner pour toujours l’usage de la force », lors de la signature de l’accord de Paix, en mai 1997, ne l’a pas empêché d’engager la Russie dans un nouveau conflit. Même si Poutine, dont l’image et la popularité sont étroitement associées à la guerre, était remplacé par un nouveau premier ministre, le pouvoir actuel ne présente aucune garantie pour l’établissement d’un nouveau type de relations entre Moscou et la Tchétchénie.
C’est pourquoi, les pays occidentaux ont un rôle essentiel à jouer pour aider la Russie à sortir de l’ornière. Quand bien même il s’agirait d’une affaire intérieure russe, les pays démocratiques ne pourraient rester passifs face au conflit. D’abord parce que les moyens employés sont tout simplement inacceptables, en violation des « exigences de la conscience publique » et des obligations de la Russie comme membre de l’OSCE, du Conseil de l’Europe et des Nations unies. Ensuite parce que la guerre engagée en Tchétchénie risque de déstabiliser tout le Caucase, sans même parler de ses effets désastreux sur la société et le système politique russe.
Période
Newsletter
Abonnez-vous à notre newsletter afin de rester informé des publications du CRASH.
Un auteur vous intéresse en particulier ? Inscrivez-vous à nos alertes emails.