Préface à l'ouvrage "Le Livre noir de Gaza"
Rony Brauman
Le Livre noir de Gaza est un ouvrage paru le 4 octobre 2024 aux Éditions du Seuil. Il recense autant que possible les faits qu’ont pu établir les ONG internationales, palestiniennes et israéliennes, depuis le début de la guerre. Il est construit à partir de leurs rapports, d’enquêtes d’experts et d’articles de presse, sélectionnés et introduits par la spécialiste du Moyen-Orient Agnès Levallois, avec les contributions inédites de consultants indépendants et responsables d’ONG. La préface a été rédigée par Rony Brauman.
Vous pouvez retrouver Le livre noir de gaza sur le site des Editions du Seuil.
Jusqu’au 6 octobre 2023, à en croire de nombreux commentateurs, la situation était calme. Le conflit israélo-palestinien était, sinon réglé, du moins sous contrôle. Les affaires sérieuses se situaient ailleurs, en Ukraine attaqué par la Russie, à Taïwan menacé par la Chine, pour ne citer que ces régions en crise, zones de tension mettant aux prises les grandes puissances. Certes, des foyers de violence persistaient ici et là, en Syrie, au Yémen, en Irak, mais l’apaisement des tensions l’emportait tendanciellement au point que les chancelleries occidentales, Washington en premier lieu, se félicitaient du calme enfin revenu. Des enjeux plus sérieux, plus urgents, les appelaient ailleurs. L’occupation de la Palestine, territoire exigu, ne concernant que quelques millions d’habitants, était devenue un détail de la scène internationale, une affaire réglée en somme puisqu’elle avait quitté, depuis longtemps, la une des médias. Si ce n’est quand un attentat venait troubler la quiétude ambiante.
Ce coup d’œil rétrospectif offre un aperçu éclairant sur ce que l’on entend généralement par « période calme » en Israël-Palestine : il s’agit d’un période pendant laquelle il n’y a pas de morts israéliens. Que se passe-t-il, en somme, quand il ne se passe (médiatiquement) rien ? Tout, à savoir harcèlement des paysans palestiniens par des colons protégés par l’armée, destructions de récoltes, d’habitations, expulsions de villages, multiplication de check-points, assassinats, arrestations arbitraires et l’on en passe. Ce qu’en termes pudiques on nomme le « statu quo », autrement dit la poursuite du grignotage des terres, de la dépossession, de l’épuisement des habitants de Palestine. Tout le monde sait cela, bien sûr, la presse rapporte ces faits de temps à autre dans ses pages intérieures, mais on peut choisir d‘ignorer ce que l’on sait. L’extrême violence de l’attaque du 7 octobre, les atrocités commises, les enlèvements de civils restent dans les mémoires comme un choc effroyable. Ces horreurs rejoindront d’autres horreurs, commises au nom de la libération, dans d’autres luttes anticoloniales. Ce qui n’excuse rien, ces crimes restent des crimes, mais incite à rejeter le jugement métaphysique de certains, porté en premier lieu par les autorités israéliennes, et derrière elles par ses divers soutiens : le Mal absolu renaît, l’existence des Juifs est menacée, la lumière doit triompher des ténèbres. Pourtant, comme l’a sobrement résumé Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des Affaires étrangères du Parlement français, « la violence du Hamas est sans excuse, mais pas sans cause ». Remarque de bon sens, bien souvent ignorée, voire criminalisée en tant que justification du terrorisme. Resituer cet événement effroyable dans une histoire, évoquer les milliers de morts et blessés de ces dernières années, avoir à l’esprit l’humiliation de vivre dans un camp sous blocus et la colère de se voir privé d’avenir, cela revient en effet, pour les soutiens d’Israël, à justifier a posteriori le nazisme par l’injustice du traité de Versailles. Rien de nouveau, à vrai dire : Sharon comparait en son temps Arafat à Ben Laden, et Netanyahou affirmait que l’extermination des juifs d’Europe était une idée soufflée à Hitler par le grand Mufti de Jérusalem. « Expliquer, c’est déjà justifier », disait Manuel Valls au sujet des attentats en France. « Pire crime antisémite depuis la Shoah » déclarait comme en écho Emmanuel Macron au sujet du 7 octobre, apparemment oublieux du fait qu’aucun juif n’occupait l’Allemagne nazie, ni ne dépossédait ses habitants de leurs vies. Ce n’est en rien nier l’horreur de leur sort que d’affirmer que les victimes de l’attaque du Hamas ont été tuées ou enlevées en tant qu’Israéliens et non en tant que juifs. C’est au contraire se couper de la réalité de l’occupation que se demander d’où vient la haine effrayante et mystérieuse qui s’est donnée libre cours ce jour-là.
Les pères fondateurs d’Israël, tout à leur tâche de chasser la population autochtone de Palestine, n’étaient cependant pas aveugles à la réalité qu’ils créaient. Écoutons Moshé Dayan, alors chef d’état-major de l’armée israélienne, s’exprimer lors des funérailles d’un jeune homme enlevé et torturé par des Palestiniens dans un kibboutz proche de Gaza, l’un de ceux qui furent attaqués le 7 octobre : « N’accusons pas aujourd’hui les tueurs. Pourquoi devrions-nous nous plaindre de leur haine brûlante envers nous ? Voici huit ans [nous sommes en 1956] que depuis le camp de réfugiés de Gaza, ils nous voient construire notre patrie sur la terre et les villages où ils vivaient, où leurs pères et leurs ancêtres vivaient ». Paroles restées d’actualité, soixante-dix ans plus tard, et pourtant inaudibles de nos jours, tant règne la rhétorique d’intimidation par assignation à l’antisémitisme. Dayan serait-il un antisémite qui s’ignore, un juif en proie à la haine de lui-même, un partisan de la « culture de l’excuse », un « idiot utile » des islamistes ? La réalité historique de la formation de ce pays, crûment énoncée par l’un de ses fondateurs et dûment documentée par les historiens, passe aujourd’hui en effet pour un déni de légitimité synonyme de haine des juifs.
Que des propos obscènes, des mots d’ordre haineux visant les juifs aient été proférés à de trop nombreuses occasions de solidarité avec Gaza est incontestable. Ces outrages minoritaires sont exhibés, par les mêmes « amis d’Israël », comme autant de preuves du caractère fondamentalement antisémite de toute critique de la politique de colonisation israélienne. Rappeler l’évidence, à savoir que les attaques et les crimes du 7 octobre ont un rapport étroit avec l’occupation israélienne, est qualifié d’obscénité, de soutien au Hamas. Leur monde est simple, binaire comme il se doit : il y a les démocraties, dont Israël est un phare, et il y a la barbarie islamiste, dont le Hamas est le visage effrayant.
Par contraste, on peut entendre des appels explicites au meurtre, librement exprimés dans des médias audiovisuels, se justifiant du droit d’Israël à se défendre, de la nécessité d’éliminer les tueurs de juifs au nom des leçons de la Shoah. Nombre de ces propos auraient pu faire l’objet de poursuites judiciaires pour apologie de la terreur s’ils avaient été proférés en sens inverse. Rien de cela ne s’est produit, pas plus que la mise en cause de ces milliers de jeunes Franco-Israéliens qui combattent dans les rangs de l’armée et participent activement à cette entreprise guerrière potentiellement génocidaire. Leurs compatriotes binationaux otages du Hamas sont, eux, régulièrement mis en avant par les autorités françaises comme pour réserver la qualité de victime aux Israéliens et mieux affirmer la proximité française avec Israël dans l’épreuve.
Le 7 février dernier aux Invalides, le président de la République organisait une cérémonie d’hommage à ces victimes françaises du Hamas, alors que leur sort tragique ne devait rien à leur nationalité française. Cet hommage devait être un appel à la libération de tous les otages du Hamas. Si l’on ne peut qu’approuver et soutenir cette exigence, on attendrait, mais en vain, qu’elle soit accompagnée d’un appel à libérer les otages détenus par les Israéliens, dont le sort n’est guère plus enviable si l’on en croit les informations concernant le « Guantanamo israélien », qui ont filtré grâce à des activistes israéliens. Quant aux victimes franco-palestiniennes tombées sous la mitraille israélienne, elles n’ont eu droit qu’à une furtive évocation. Il s’est même trouvé une sénatrice (LR), présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, pour déplorer publiquement le très discret hommage qui leur était rendu, à tort selon elle.
On ne saurait mieux illustrer le succès de la propagande israélienne, parvenue à dissocier l’image d’Israël du sort des Palestiniens. D’un côté le pays des survivants de la Shoah, mais aussi des kibboutz et de la High-Tech, du Bauhaus et des boîtes branchées de Tel Aviv, d’une armée que l’on appelle par son petit nom, d’une presse libre et d’une opposition active, d’un cinéma et d’une littérature admirés ; de l’autre un problème résiduel, bien embêtant, que l’on aimerait tant voir se dissoudre, mais aussi une population sous la coupe de satrapes orientaux refusant obstinément toutes les solutions généreusement offertes. Le tout constitue un front avancé de la guerre au terrorisme, dans un récit où se pressent au côté du Hamas l’Iran des ayatollahs, Daesh, le Hezbollah et autres ennemis du genre humain.
Telle est, en forçant quelque peu le trait, l’image que se projettent les participants au dîner annuel du Crif, moment politique sans équivalent pour d’autres situations, au cours duquel le Premier ministre ou le Président professe rituellement son attachement à Israël au nom de valeurs partagées. Cette année encore, alors qu’était annoncée l’offensive sur Rafah, on n’entendit aucune allusion, si furtive soit-elle, à la destruction de Gaza. Comment, et surtout pourquoi, accorder le moindre crédit politique à des groupes visant la destruction pure et simple d’Israël et des juifs ? Nul besoin, puisque c’est à une entité semblable à Daesh que l’on a affaire. C’est sans nul doute ce qu’avait en tête Emmanuel Macron lorsqu’il proposa de réactiver la coalition internationale anti-État-Islamique pour la lancer à l’assaut du Hamas et le détruire. Une telle méconnaissance de la réalité, à un tel niveau, laisse pantois.
La France a longtemps tenu une position médiane dans ce conflit, étant la principale démocratie occidentale, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, ouverte au point de vue palestinien. Cette période est révolue depuis la présidence Sarkozy, laissant place comme évoqué plus haut, à l’approbation de fait d’un statu quo d’occupation et de colonisation. Relevons cependant que le mot « apartheid » a fait, ces dernières années, son apparition dans le vocabulaire diplomatique occidental. Non comme une qualification applicable mais comme un risque à venir en cas de poursuite de la colonisation. Comme pour répondre à ces mises en garde, le gouvernement israélien a fait voter en 2018 la « loi sur l’État-Nation d’Israël » créant de facto des citoyens de second rang et disposant que « L’État considère le développement d’implantations juives comme une valeur nationale et fera en sorte de l’encourager et de le promouvoir. » Ce que le gouvernement Netanyahou a fait voter, officialisant une situation de fait datant des années 1970, le gouvernement Bennett et ses successeurs l’ont mis en œuvre sans faillir. Rappelons cette phrase, prononcée par ce premier Ministre d’Israël au détour d’une interview, et que n’aurait pas désavouée ses homologues : « j’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie, ça ne pose aucun problème »Killing Arabs - Not What You Thought, Haaretz 12/8/2013. Ou encore, ailleurs : « je ferai toujours tout ce qui est en mon pouvoir pour combattre contre un État palestinien sur la terre d’Israël»Haaretz, 24/12/2012. Tel était, pendant « la période calme », le cadre politique dans lequel prenait place au quotidien le harcèlement violent de la population palestinienne. Tel était le statu quo que l’on voulait croire durable, et que le 7 octobre a fait voler en éclats.
Ce qui se montre, une fois le rideau déchiré -de la pire manière qui soit-, c’est un territoire dans lequel une partie de la population a tous les droits, tandis qu’une autre n’en a aucun. On s’aperçoit que l’apartheid n’est pas un « risque » mais une réalité de tous les instants dans les territoires occupés. Découverte embarrassante, comme celle de l’effroyable brutalité de l’armée, que les avocats d’Israël s’emploient vigoureusement à enfouir sous la formule rituelle « seule démocratie du Proche-Orient ». Les milliers de morts et de blessés des deux dernières décennies ne dépassaient visiblement pas le seuil de tolérance occidental. Et ce n’est qu’à la suite des attentats que l’on constate avec effarement l’extrême violence de l’« armée la plus éthique du monde », tout à sa tâche de destruction méthodique des infrastructures civiles de Gaza -hôpitaux, universités, église, écoles, mosquées, routes, exploitations agricoles- et ses impitoyables techniques de « ciblage » par intelligence artificielle, quantifiant la mise à mort d’innocents, par dizaines, voire par centaines, pour atteindre une seule cible du Hamas.
Aucune population n’a subi des bombardements d’une telle intensité, aucune guerre récente n’a tué autant d’enfants, aucun massacre de cette envergure n’a reçu un tel soutien de la part de pays démocratiques, professant à tout propos leur attachement au droit international et aux droits humains. Soulignons à ce stade que le « droit de se défendre » rituellement invoqué se rapporte à une agression étrangère, et non à la violence issue d’une population occupée, ce qui est bien le cas, n’en déplaise aux « amis ».
Dans son homélie prononcée à l’occasion de Noël 2023, le révérend Munther Isaac, pasteur de l’église luthérienne de Bethléem énonçait une vérité crue : « Cette guerre nous a confirmé que le monde ne nous considère pas comme égaux. Peut-être est-ce en raison de la couleur de notre peau. Peut-être est-ce parce que nous sommes du mauvais côté de l’équation politique. Même notre filiation dans le Christ ne nous a pas protégés. Ils ont donc dit : s’il faut tuer cent Palestiniens pour venir à bout d’un seul « militant du Hamas », ainsi soit-il. » Les mois écoulés depuis cette triste célébration ont confirmé au-delà de toute interrogation la justesse de ces propos. Les Palestiniens sont livrés à la rage vengeresse des Israéliens dont nul, au moment où ces lignes sont écrites, n’est en mesure de concevoir la limite, si ce n’est à l’écoute du Premier ministre annonçant qu’« il faut réduire la population de Gaza à son strict minimum. » Netanyahou se vantait d’avoir réussi à effacer la Palestine de l’agenda international. On trouvera dans ce Livre Noir de quoi comprendre que ce n’est pas de l’agenda diplomatique, mais de la surface de la terre, qu’il entend la faire disparaître. Gageons que s’il y parvient, ce sera au prix d’un suicide collectif.
La société israélienne est divisée sur le sort des otages, mais unie derrière son armée, du moins à ce jour. Un moment viendra où les opposants à cette folie suicidaire seront entendus, où le doute reprendra ses droits, du moins est-ce que l’on souhaite. Nul n’est cependant en mesure d’esquisser ne seraient-ce que les grandes lignes de l’« après ». Que va devenir la population de Gaza enfermée dans un champ de ruines, et celle de Cisjordanie qu’asphyxient l’emprise et les raids continuels de colons ? Que faire avec cette haine qui s’étend ? Une guerre sans fin s’annonce, que seule une réaction internationale déterminée pourra enrayer.
Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Préface à l'ouvrage "Le Livre noir de Gaza" », 7 octobre 2024, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/preface-louvrage-le-livre-noir-de-gaza
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