Entretien

Penser et dépasser le concept de désoccidentalisation

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Cet entretien conduit par Didier Billion et Marc Verzeroli a été publié initialement dans la Revue internationale et stratégique. Afin de questionner le concept de désoccidentalisation, Rony Brauman décrit l’état actuel des relations internationales, marqué par la volatilité des alliances et de nouveaux rapports de forces. Il exprime et précise ses réserves sur l’existence de valeurs universelles ainsi que sur le fonctionnement de la justice pénale internationale.

Didier Billion et Marc Verzeroli – Existe-t-il, selon vous, une forme de « désoccidentalisation » du monde ? Quels en seraient les marqueurs les plus significatifs ?

RONY BRAUMAN – Si l’on entend par « Occident » le groupe des pays qui ont manifesté leur puissance au cours des deux derniers siècles par des conquêtes et l’imposition d’un ordre politique qui était le leur, oui, je pense qu’il y a indiscutablement une diminution de leur force, de leur capacité d’influence et d’action. En matière de rapports de forces, il y a donc effectivement une certaine désoccidentalisation du monde.

Pour autant, je suis très réservé sur ce terme de désoccidentalisation, que j’évite d’utiliser parce qu’il me semble être un pendant à l’orientalisme. L’occidentalisme suppose en effet une sorte d’adversaire en miroir, dans un jeu de reflet sans grande signification, mais qui réintroduit subrepticement, obliquement, une forme d’essentialisme culturel. L’on parle ainsi d’occidentalisme comme l’on parlait d’orientalisme, comme un bloc que cimenterait une certaine culture fantasmée. Ce qui évacue une réalité faite de tensions internes, de divergences, de conflits faisant partie de la vie sociale, lesquels viennent démentir, me semble-t-il, cette représentation culturaliste un peu bloquée, en tout cas trop compacte.

Pour autant, l’on constate des évolutions incontestables – qui ne sont pas des ruptures. Le récent accord de reprise de contacts officiels entre l’Iran et l’Arabie saoudite sous l’égide de la Chine, par exemple, représente un aspect nouveau des relations internationales, même s’il n’en modifie pas le cours. L’Arabie saoudite, dont on connaissait les liens de subordination avec les États-Unis, a ainsi décidé de jouer ses propres cartes. Pour l’Iran, il y a évidemment une possibilité de se réinsérer, au moins partiellement, dans le jeu international. Surtout, il s’agit de la première initiative politique de ce type prise par la Chine dans la région du Moyen-Orient. Si l’on peut donc comprendre les limites de l’utilisation du terme de désoccidentalisation, il y a néanmoins des formes de réalité qui s’y appliquent.

RONY BRAUMAN – C’est précisément ce que j’entends par une transformation du point de vue des rapports de forces, et donc des régimes d’alliance. Les alliances d’aujourd’hui sont volatiles, à durée déterminée, reconfigurées au fil des intérêts des uns et des autres. J’ai été moi aussi frappé par cette irruption de la Chine au Moyen-Orient, et par la manière dont les acteurs saoudiens et iraniens se sont saisis de cette opportunité. De ma fenêtre d’acteur humanitaire français à vocation internationale, j’avais d’ailleurs été frappé dès 2010 de voir un avion chinois atterrir à Port-au-Prince à la suite du tremblement de terre. En bon obligé des États-Unis, Haïti reconnaît Taiwan, n’a donc pas de relations avec la Chine continentale, d’où la surprise de voir cet avion. À cette occasion, Pékin sortait donc de sa zone de voisinage pour apporter une assistance qui était certes symbolique – un avion avec quelques denrées et produits, quelques secouristes –, mais qui illustrait le fait que la Chine s’affirmait désormais comme une puissance internationale. Elle s’engageait à la même époque, fait nouveau et plus significatif encore, dans les opérations de maintien de la paix par l’envoi de casques bleus. De fait, ne serait-ce que par cette évolution, on voit bien qu’il y a une transformation des rapports de forces internationaux, dont la Chine est sans doute l’acteur primordial, sans être le seul.

L’on peut ainsi comprendre les réticences à l’égard du terme de désoccidentalisation. Un autre terme largement utilisé est celui de « Sud global ». Cette notion a-t-elle un sens pour vous ?

RONY BRAUMAN – Là encore, je pense que la notion, insatisfaisante, n’est pas totalement vide : elle correspond à certaines situations, pour l’essentiel des situations « contre ». La guerre en Ukraine en a été le dernier révélateur : l’Occident en général apparaît comme une entité non pas soudée, mais alliée, regroupée pour l’occasion, de même qu’en face apparaît un « Sud » qui dit plus ou moins, non sans une certaine pertinence, que ce n’est pas sa guerre, que cette agression est sans doute condamnable, mais que les Occidentaux eux-mêmes devraient balayer devant la porte de leurs propres agressions. Donc, le « Sud global » n’existe, me semble-t-il, que dans des configurations de tensions politiques ou de positionnement par rapport à un enjeu politique, mais pas en lui-même. Notamment parce que le « Sud global » ne constitue pas une alternative politique ou économique.

Au moment de son apparition en 2001 à l’initiative de Goldman Sachs, l’acronyme BRIC, regroupant le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine bientôt rejoints par l’Afrique du Sud, semblait une sorte d’alternative à la domination occidentale, libérale, capitaliste, etc. Très rapidement, on a pu constater que ce n’était pas du tout le cas, qu’elle n’était pas moins économiquement libérale, capitaliste, et unie par des intérêts communs purement contingents : à un certain moment on se rassemble, à d’autres on se disperse. Ces reconfigurations constantes me paraissent la règle qui prévaut dans ce nouvel ordre, marqué par une volatilité quelque peu déroutante.

Malgré l’apparition de puissances, qualifiées d’émergentes pour certaines, toutes à ce stade s’inscrivent dans la logique du mode de production capitaliste dominant. Ces différents États, qui remettent en quelque sorte pour des raisons d’évolution de rapports de forces la toute-puissance des pays occidentaux, ne sont pas en mesure ou ne désirent pas produire une alternative. N’est-ce pas là la contradiction essentielle ?

RONY BRAUMAN – Je ne sais pas si c’est la contradiction essentielle, mais c’est, à mon sens, le vide essentiel. Tout se passe comme s’il n’existait aucune alternative à un mode de production considéré aujourd’hui, à juste titre, comme prédateur, destructeur, voire nihiliste, c’est-à-dire supprimant toute possibilité d’avenir non pas à une classe sociale ou à un pays, mais au genre humain dans son ensemble. D’une certaine manière, c’est la victoire catastrophique de ce qui a tout de même bien pris naissance en Occident, à savoir le productivisme capitaliste, qui s’est étendu, y compris sous d’autres noms. Par exemple, le communisme réel était aussi un productivisme capitaliste, avec une organisation interne différente, un capitalisme d’État qui était un capitalisme tout autant que le capitalisme, disons libéral, de l’Europe occidentale et des États-Unis.

La difficulté de penser le monde aujourd’hui réside dans ce fait qu’un mode de production s’est imposé, que l’on constate son caractère intenable, et qu’il n’y a pas de proposition alternative, en tout cas pas de la part des États ni des forces politiques organisées. L’avenir est-il dans les relations entre sociétés, comme nous le dit par exemple un théoricien des relations internationales comme Bertrand Badie ? Jusqu’à quel point la course n’est-elle pas déjà perdue ?

Les rapports de forces renouvelés dont vous faites état peuvent-ils permettre d’envisager de refonder le multilatéralisme, qui paraît plus que jamais nécessaire, notamment pour faire face à un enjeu global tel que le changement climatique ?

RONY BRAUMAN – La menace primordiale à laquelle nous sommes confrontés est évidemment le dérèglement climatique, face auquel les États semblent sinon incapables, du moins très lents à prendre position de façon concrète, en dépit de leurs déclarations. Reconnaissons au passage que les mesures à prendre sont au demeurant extrêmement difficiles, les gouvernants étant constamment confrontés à des injonctions contradictoires. Toute mesure est, en effet, désormais assortie d’une critique possible du point de vue environnemental. Auparavant, la création d’emplois était a priori une bonne nouvelle ; aujourd’hui, elle devient un problème si l’emploi ne s’inscrit pas dans la transition écologique.

Quant au multilatéralisme, je ne perçois aujourd’hui aucun signe qui irait dans le sens d’une refondation. Je vois au contraire une tendance au nationalisme autoritaire, voire à l’ethno-nationalisme, qui domine depuis la Finlande où pousse nouvellement l’extrême droite jusqu’aux Philippines, en passant par la Russie, Israël, les États-Unis il n’y a pas longtemps et peut-être dans pas longtemps, en Europe où l’on ne manque pas d’exemples, etc. Je ne vois donc aucun signe, si bien que j’en reviens à ce que j’évoquais : la seule ouverture positive qu’il est possible d’entrevoir aujourd’hui réside dans les mobilisations sociales pour plus de justice, de sobriété, moins d’écart de revenus, de statuts. C’est à mon avis cela qui est à l’ordre du jour, et qui peut en retour peser sur les États et les gouvernants. Il ne s’agit pas d’opposer systématiquement les uns aux autres, mais de voir que les uns semblent totalement bridés et que les autres – les mouvements sociaux – ont pour eux une certaine liberté de pensée, d’organisation, s’affranchissent de nombre de tutelles qui pèsent sur les États et peuvent exprimer par là des aspirations, voire exercer des pressions. C’est l’exemple de manifestations pour les causes environnementales – violemment réprimées en France, où l’on voit aussi comment l’autoritarisme rampant se manifeste également –, qui ont pour enjeu le maintien d’une agriculture écoresponsable, de ressources en eau qui soient accessibles à tous et non confisquées au profit de certains. C’est là que réside une certaine lumière pour le futur.

Ces sociétés, dont on peut imaginer qu’elles s’inscrivent dans un mouvement progressiste de développement des libertés individuelles et collectives, de l’État de droit, peuvent-elles, ailleurs, trouver un chemin indépendant sans copier ou dupliquer ce que font les puissances occidentales ? Peut-on par exemple considérer qu’il existe des droits humains universels, comme ceux qui sont prétendument défendus par les puissances occidentales ?

RONY BRAUMAN – Ces deux dernières décennies, nous sommes revenus d’une illusion, que je partageais, selon laquelle le développement économique irait de pair avec le développement des droits individuels, d’un certain libéralisme politique porteur de démocratie, etc. Avec la Chine en particulier, avec l’Inde également, on constate que cette croyance peut être reléguée au rang des illusions perdues. Cela ne signifie pas que tout progrès est à oublier, mais celui-là n’empruntera pas nécessairement cette voie.

Ensuite, l’une des caractéristiques de cet occidentalisme dont nous parlions, en miroir de l’orientalisme, et dont la France est une éminente représentante, réside dans la manie de présenter les valeurs dont on se réclame localement – je ne dis pas que l’on vit, parce que c’est encore autre chose – comme des valeurs universelles. Alors Premier ministre, Manuel Valls évoquait ainsi l’« universalité de nos valeurs françaises », sans que cette confusion ne suscite de réactions, ce qui montre à quel point ces représentations sont intériorisées.

Précisons : je crois profondément qu’il existe des valeurs universalisables, c’est-à-dire méritant d’être universalisées. Par exemple, l’interdiction de la torture, la liberté d’opinion et d’expression, la liberté de la presse, l’Habeas corpus, etc., dispositions qui ne demandent ni budgets ni cadres économiques particuliers. Cependant, dès lors qu’elles sont considérées comme une sorte d’étalon à l’aune duquel l’on distingue entre civilisés et non-civilisés, ceux qui conduisent le peloton et ceux qui traînent sur la route du progrès, elles ne servent qu’à établir ou à reconduire une domination perdue, que l’on espère récupérer, réinstaurer sur un mode plus symbolique : « Certes nous ne sommes plus les plus puissants économiquement ni militairement, certes nous avons perdu de l’influence, mais nous sommes le lieu des droits de l’homme, des valeurs universelles ». Or, précisément parce que l’on s’en réclame dans une géographie et une histoire données, elles sont perçues de fait comme particulières, extérieures. Et elles suscitent alors des réactions défensives face à ce qui est perçu comme de l’ingérence venant souvent, circonstance aggravante, d’ex-puissances coloniales qui ne s’embarrassaient pas alors de telles limitations de leurs pouvoirs.

Cette insistance sur la proclamation de valeurs universelles a pour conséquence immédiate la contre-proclamation de valeurs, locales ou autres, qu’il est aussi possible de considérer comme universelles : les valeurs de la communauté, du local, de la tradition, de la famille. Voyons comment Vladimir Poutine fait d’un discours ultraréactionnaire une stratégie d’influence, un soft power. Se déclarer contre la « décadence LGBTiste de l’Occident » et pour le maintien de la tradition, du patriarcat, est une façon de conquérir la sympathie de vastes régions du monde. Il me semble donc absolument inutile, et même contre-productif, de marteler le caractère universel des valeurs. Les valeurs sont comme l’amour : elles se démontrent, mais ne se proclament pas.

Existe-t-il des valeurs universelles, une morale universelle, pour aller au bout du raisonnement ?

RONY BRAUMAN – Je crois que ce qui est universel, c’est l’existence de la morale. Mais ce qui est particulier, c’est la morale elle-même. Il y a donc une tension entre les deux. Toutes les sociétés ont produit des normes de bien et de mal : c’est sans doute ce qui fait la différence essentielle avec les animaux, qui ne produisent pas de monde normatif. Pour aller plus loin encore, je pense qu’il existe ce que Frans de Waal appelle des sentiments moraux, qui ne sont d’ailleurs pas exclusivement humains – lui les a décelés chez les mammifères supérieurs. Dans toutes les sociétés, tous les êtres humains sont capables de voir la réalité par les yeux de quelqu’un d’autre. C’est ce que Frans de Waal appelle l’empathie cognitive. Il s’agit d’un sentiment de sympathie, qui d’ailleurs n’est pas en soi moral parce qu’il est aussi celui qui permet la torture : on ne torturerait pas si l’on ne percevait pas la douleur de l’autre. L’empathie cognitive, c’est-à-dire cette capacité à sortir de soi pour considérer une réalité d’un autre point de vue, est ce qui permet également les formes de solidarité, la sociabilité, mais pas nécessairement pour le mieux. En tout cas, il s’agit d’un sentiment – non d’une valeur – universellement partagé.

Il en va de même de ce que Frans de Waal nomme l’aversion à l’iniquité, c’est-à-dire le fait de considérer comme anormal d’être puni ou récompensé pour une chose que l’on n’a pas faite. Frans de Waal montre qu’y compris des primates supérieurs y réagissent. Une récompense ou une punition indue est ainsi source de tension et de protestation. Dans une situation sociale humaine, se pose alors la question du moment à partir duquel une récompense ou une punition est indue, et notamment celle de la responsabilité individuelle ou collective. Quand, par exemple, Médecins sans frontières a subi des pertes humaines en Somalie, on nous a offert des réparations collectives plutôt que le châtiment des personnes concernées. Nous attendions en effet que les deux coupables de l’assassinat de deux membres de nos équipes soient jugés, mais le clan dont venaient ces deux personnes préférait une reconnaissance publique et un dédommagement sous forme d’argent, de donations diverses, précisément parce que le clan, et non les personnes, se considérait responsable des exactions. L’individualisation des responsabilités, des peines, des pensées, des croyances, est donc un processus : il peut ne pas avoir eu lieu, ou pas totalement, ou encore prendre des formes différentes. En tout cas, on se heurte à ce conflit : le fait de devoir rendre justice à la suite d’un acte criminel était universellement accepté, les modalités de la définition du crime et de sa réparation, elles, étaient totalement différentes.

De cela, on ne vient pas à bout simplement en agitant le drapeau des valeurs universelles, de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont il faut rappeler qu’elle a été adoptée en 1948, à une époque où régnaient l’apartheid, la ségrégation raciale, le colonialisme, les châtiments corporels, etc. Cette déclaration fut d’abord un rite conjuratoire, trois ans après la fin d’une période de déchaînement d’une violence inouïe, qu’il s’agissait de surmonter. Il y avait, en outre, une certaine dose d’opportunisme, puisque ses articles sont un empilement de valeurs libérales et de valeurs socialistes, afin de trouver un consensus international. Sans doute fallait-il le faire à ce moment-là. Pour autant, faut-il alors considérer qu’il s’agissait de l’affirmation d’une réalité, alors que les violences du colonialisme et de diverses formes de despotisme faisaient rage dans les nations signataires de cette convention ?

Je ne veux pas suggérer avec ce rappel que les droits de l’homme ne sont qu’hypocrisie occidentale, mais qu’ils apparaissent aux yeux d’une partie de la population mondiale et dans certaines circonstances comme une pure rhétorique de puissance.

Sur cette question de l’iniquité que vous mentionniez, que vous inspirent les mécanismes de la justice pénale internationale ? Celle-ci semble largement imprégnée d’une dialectique « Nord / Sud », avec des décisions qui peuvent s’avérer contre-productives en renforçant certains des arguments des autocrates des pays du Sud.

RONY BRAUMAN – La Cour pénale internationale, à mesure de son développement, a peu à peu perdu de son attrait. Je conviens que j’ai, pour ma part, peu de foi dans les machineries internationales. Tout de même, dans les années 1990, j’y voyais certes, comme beaucoup, l’offre d’un lot de consolation aux opinions publiques après la double catastrophe de la guerre de Bosnie (1992-1995), qui avait eu lieu en Europe sans que l’on parvienne à y mettre un terme, et du génocide tutsi au Rwanda (1994), que l’on n’a su ni prévenir ni arrêter. Mais j’y voyais aussi, là encore comme beaucoup, notamment dans le monde des organisations non gouvernementales, une avancée positive, un progrès qui s’appelait « lutte contre l’impunité », dont on pouvait attendre qu’elle freine l’usage de la violence de masse. Force est de reconnaître que ces attentes ont été déçues.

Ajoutons immédiatement qu’il y a quelque chose d’ingrat dans la profession des politiques au sens général, comme d’ailleurs des responsables de santé publique : une épidémie ou une crise politique majeure qui ne survient pas n’est portée au crédit de personne, puisqu’il s’agit d’un non-événement. On ne se targue pas d’un non-événement, et seuls les événements qui ont effectivement lieu peuvent être crédités positivement ou négativement. Toutes les guerres qui n’ont pas eu lieu au cours des cinquante dernières années ne sont donc au crédit de personne, mais la guerre qui a eu lieu en Bosnie, elle, est imputée à l’irresponsabilité, à l’incapacité, à la paralysie européenne, à Maastricht, à la rivalité franco-allemande, etc. Toujours est-il qu’elle a été un désastre majeur dont l’ex-Yougoslavie ne s’est toujours pas remise. C’est peut-être plus vrai encore pour le Rwanda, vu la gravité particulière du processus d’extermination.

Les tribunaux pénaux pour le Rwanda et la Yougoslavie devaient ensuite céder le pas à une instance juridique compétente sur l’ensemble de la planète, la Cour pénale internationale, instituée en 2002. Mais trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité n’ont pas signé ou ratifié le statut de Rome : les principales puissances – Chine, États-Unis et Russie – se trouvaient donc déjà en dehors de cette juridiction. Les États-Unis ont d’emblée imposé leur impunité, notamment par des menaces directes exercées sur des pays où se trouvaient leurs soldats, les avertissant de mesures gravissimes de rétorsion, jusqu’à brandir la menace de l’usage de la force si l’un d’entre eux se trouvait emprisonné ou inculpé. Certes, il s’agissait de Donald Trump, mais tout de même, il était le président des États-Unis en exercice, pas un énergumène au fin fond de l’Oklahoma. Dès le départ, il y avait donc un double registre : la justice pénale internationale vaut pour les autres, pas pour nous.

La suite a montré que la Cour pénale internationale est totalement inféodée au camp occidental. En l’occurrence, il y a clairement un phénomène campiste. J’en veux pour preuves les deux dernières manifestations bruyantes, c’est-à-dire exposées publiquement, de la Cour sur la Libye et l’Ukraine. Dans ces deux cas, elle a dépêché immédiatement des escouades d’enquêteurs en l’espace de quelques jours. À l’inverse, pour la Palestine, l’Afghanistan, la Syrie, la République démocratique du Congo – agressée et pillée par le Rwanda de Paul Kagame –, la Birmanie, etc., rien de tout cela. Il y a bien eu des tentatives, des déclarations d’intérêts sur la nécessité d’enquêter en Palestine, en Afghanistan, attestant que des magistrats s’y intéressaient, mais elles restèrent lettre morte sous la pression états-unienne. Le touchant lapsus de George W. Bush condamnant vigoureusement « l’invasion injustifiée et brutale de… l’Irak » pour parler de l’Ukraine résume à lui seul la torsion de cette justice politique !

Si la Cour cherchait à miner sa propre crédibilité, on voit donc mal ce qu’elle pourrait faire de plus. Le sinologue Simon Leys, le premier à exposer l’ampleur des crimes de la Révolution culturelle maoïste, décrit à sa manière les trois premiers articles de la justice dans le monde totalitaire : 1) certains cas doivent se traiter avec une bienveillance spéciale ; 2) d’autres cas doivent être l’objet d’une sévérité particulière ; 3) ceci ne s’applique pas dans tous les cas. Ces articles rendent bien compte de la réalité des relations internationales, tout autant que de celle de la Cour pénale internationale qui en est un miroir grossissant.

Les dépenses énormes consenties pour financer cette parodie de justice seraient bien mieux utilisées à mettre en place une cour environnementale internationale. Les véritables crimes transnationaux, en effet, sont des crimes environnementaux. Les autres prennent place dans un ensemble national, avec des lignes de commandement, des hiérarchies, etc., et peuvent ainsi faire l’objet de retours de la société sur elle-même, dans une temporalité d’ailleurs souvent longue, qui n’est en tout cas pas nécessairement celle de la politique immédiate – qu’il s’agisse d’un armistice, d’un processus de paix, etc. Rappelons-nous la position bancale de Desmond Tutu à ce propos : il a soutenu la création de la CPI mais préférait à la justice punitive, pour l’Afrique du Sud post-apartheid, la mise en place de Commission de la vérité et de la réconciliation, c’est-à-dire une démarche non punitive de justice restaurative, plus favorable à l’apaisement.

Dans ce contexte changeant, comment envisagez-vous le concept de sécurité humaine ? Ces rapports de forces renouvelés peuvent-ils permettre de favoriser le passage de la sécurité politico-militaire à la sécurité humaine ?

RONY BRAUMAN – Je n’ai pas d’idée qui permettrait de relier cette nouvelle configuration internationale et la notion de sécurité humaine, qui a émergé dans le cadre des Nations unies dans les années 1990. Je pense qu’il faut saluer et soutenir, avec les limites de ce qui constitue également un slogan, le fait de détacher la sécurité d’enjeux strictement policiers et militaires, pour l’élargir à ce qui est le vécu de la sécurité par chacune et chacun d’entre nous, c’est-à-dire une sécurité sociale, sanitaire, économique et bien sûr aussi policière. Le fait de pouvoir s’exprimer librement sans risquer d’être non pas contredit mais attaqué fait aussi explicitement partie de ce que les Nations unies ont proposé comme contenu de la sécurité humaine, à côté de la prévention des épidémies, de l’accès aux soins, de l’idée de l’Habeas corpus.

Cela étant, de quels outils disposent les Nations unies pour son application ? Leur panoplie est mince, leurs moyens d’action très limités et potentiellement sous influence. Le fonctionnement de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), par exemple, est édifiant. Il s’agit de l’une des organisations les plus importantes du système international en matière de sécurité humaine, sinon la plus importante. Or une partie croissante de son budget, très insuffisant, est assurée par des contributions philanthropiques privées, telle celle de la Fondation Gates, deuxième financeur de cette institution. Pour Bill Gates, la solution à nos problèmes sanitaires, alimentaires, environnementaux, se trouve dans l’articulation de la technologie et du marché libre, dont il est par ailleurs la plus éminente incarnation. Le poids des magnats de la chimie, de l’agro-industrie, des grandes firmes de la pharmacie est décisif à l’OMS, du fait de l’insuffisance des financements étatiques. Ce n’est certes pas une fatalité, mais c’est la situation actuelle. Quelle dimension de catastrophe sanitaire faut-il atteindre pour changer cet état des choses ?

Par ailleurs, n’oublions pas non plus la guerre de Libye de 2011, légalisée par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), sous le drapeau de la « responsabilité de protéger ». Je ne sais pas pourquoi la Russie et la Chine se sont abstenues et ont donc avalisé cette décision, qui reproduisait le scénario de la guerre du Golfe de 2003. L’ONU en elle-même n’y est pour rien, mais elle ne s’est certainement pas grandie aux yeux du monde en étant associée de fait à cette folie voulue par la France et le Qatar.

Au terme de ces échanges, le concept de désoccidentalisation apparaît pour le moins réducteur. Pour autant, les exemples des derniers mois, notamment autour de la guerre en Ukraine, poussent également à un constat du type « The West vs. The Rest ». D’un côté, les différentes résolutions adoptées dans le cadre des Nations unies montrent une condamnation majoritaire d’une guerre d’agression contre un État souverain. De l’autre, seuls les États occidentaux appliquent des sanctions à l’égard de la Russie. Il y a donc une réalité qui interpelle. Au-delà des limites mêmes du terme de désoccidentalisation, peut-on imaginer que les nouveaux rapports de forces que nous avons évoqués, cette émancipation partielle de la toute-puissance occidentale, puissent être un facteur de stabilité internationale ou, au contraire, constituent-ils un danger de morcellement total ? Faut-il craindre qu’il n’y ait plus d’axes organisateurs, conduisant à un monde totalement apolaire de la guerre de tous contre tous ?

RONY BRAUMAN – Je n’en sais naturellement pas plus que quiconque sur notre avenir, mais le pari que je ferais est que cette nouvelle configuration internationale est inévitablement porteuse, à court terme, de désordre et d’instabilité. Je ne vois pas comment ce changement d’ordre pourrait se faire dans la douceur, la retenue, ce que nous pouvons déjà constater. Ce qui ne signifie que le monde soit condamné à l’instabilité : la transition ne sera probablement pas stable, mais peut déboucher sur un autre ordre, multipolaire ou autre, qui retrouvera une certaine stabilité parce que c’est précisément ce que recherchent, à terme, les sociétés. Il n’y a donc pas de raison que cela ne se reproduise pas, mais cela ne me semble pas immédiatement envisageable.

En ce qui concerne « The West vs. The Rest », je pense tout à la fois qu’il était parfaitement légitime et nécessaire que l’Europe défende l’Ukraine contre l’agression russe, ce qui me semble un acte important de solidarité et d’affirmation politique. La question de savoir jusqu’où reste à définir, et je serais bien en peine de me prononcer sur le sujet. En tout cas, permettre à l’Ukraine de se défendre, augmenter le coût politique et militaire de cette invasion, donc en alourdir le poids pour le gouvernement russe, me paraissait tout à fait opportun et nécessaire. En revanche, ce que je remets en cause, c’est le caractère grandiose des affirmations et des commentaires : « la guerre de la civilisation contre la barbarie », « les Ukrainiens se battent pour nous ». En somme, le reste du monde devrait soutenir l’Ukraine. Au nom de quoi ? Le Rwanda, qui saccage l’Est de la République démocratique du Congo depuis des années, fait-il l’objet de grandes réunions internationales similaires ? Le régime rwandais reste au contraire très bien considéré, et Paul Kagame représente encore le nouveau leader africain, alors qu’il est l’un des plus éminents tueurs contemporains du continent. On peut parler d’Israël, des Rohingyas de Birmanie, des Ouïghours en Chine, etc. : les exemples de puissances, petites, moyennes ou grandes, qui détruisent, tuent, oppriment contre toute légalité, contre tout engagement international, et ne font l’objet d’aucune réprobation, ne manquent pas. Pour Israël, c’est un comble car c’est au contraire la réprobation qui fait l’objet d’une réprobation, si j’ose dire, puisque la campagne BDS de boycott de protestation contre la colonisation de la Cisjordanie est majoritairement illicite en Europe, où elle est considérée comme une incitation à la haine, et peut mener devant les tribunaux. Tandis que les appels au boycott de la Russie, eux, procèdent d’une sorte d’injonction morale. Ce qui est un acte coupable d’incitation à la haine d’un côté devient une injonction morale incontournable, obligatoire, de l’autre, faute de quoi l’on se met en retrait de la société civilisée. Il y a là une évidente hypocrisie qui saute aux yeux du reste du monde.

Pour conclure, il me semble en effet que le concept d’occidentalisation / désoccidentalisation, à utiliser avec retenue pour ses relents culturalistes huntingtoniens, a donc une certaine valeur descriptive, même si elle est limitée.

L'article est disponible sur Cairn.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Penser et dépasser le concept de désoccidentalisation », 16 octobre 2023, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/penser-et-depasser-le-concept-de-desoccidentalisation

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