Rwanda 1994
Recension

Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF (1982-1997)

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Nous publions ici le compte-rendu de Jules Lyothier (Cairn, 2020)  du livre de J.-H. Bradol et M. Le Pape (Génocide et crimes de masse, 2017) car la lecture de ce texte rend sensible l’intérêt toujours actuel d’observer, et de ne pas oublier, l’expérience rwandaise de MSF entre 1982 et 1997. En effet, ce compte-rendu met en évidence plusieurs dilemmes, tensions, controverses observables autrefois mais dont certains restent bien présents et parfois vivaces aujourd’hui.

Le génocide rwandais (1994-1997) a fait l’objet d’une profusion de publications parmi lesquelles certains thèmes sont récurrents : l’intervention onusienne, l’implication de la France ou encore la couverture médiatique. La saillance et la complexité du sujet rendent inépuisable ce moment historique du Rwanda et de ses pays limitrophes, comme en témoigne la vitalité des publications académiques Guichaoua, A. (2010). Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994). La Découverte. plus d’un quart de siècle après les événements. Ni totalement dans l’alignement des organisations internationales, ni constamment en opposition avec elles, Médecins sans frontières (MSF) aura été un acteur humanitaire de premier plan dans le contexte du génocide rwandais et des crimes de masses, à la fois responsable et victime d’une situation humanitaire dont les caractéristiques principales étaient l’exceptionnalité et la nouveauté. Naturellement, le personnel de MSF a eu, dès le début, l’opportunité de témoigner de diverses manières, mais jamais une œuvre ne s’était fixé l’objectif de s’appuyer sur leurs expériences et leurs témoignages afin de retranscrire le plus fidèlement possible les dilemmes moraux alors rencontrés. C’est le défi que se sont donné deux amis, l’un médecin, l’autre sociologue, et, au moment de refermer la dernière page du livre, il apparaît manifeste que le pari est remporté.

Plus descriptif qu’analytique, cet ouvrage répond aux objectifs dont les auteurs se sont saisis : proposer une revue complète de la manière dont les activités de MSF ont été menées dans un tel contexte de meurtres de masse et d’opérations militaires. Les auteurs ont fait le choix de présenter leur travail issu d’une recherche intensive dans les archives de MSF dans une perspective historique, en séparant quatre temporalités qui recoupent des zones géographiques d’intervention : la persécution des rwandophones en Ouganda (début des années 1980) et le génocide des Tutsis (point culminant en avril 1994), les camps de réfugiés rwandais en Tanzanie et au Zaïre (1994-1995), le Rwanda post-génocidaire (à partir de juillet 1994), les réfugiés rwandais en fuite au Zaïre (1996-1997). La valeur ajoutée de cet ouvrage repose dans sa capacité à concilier une approche sensible et historique. Faute de légitimité scientifique, l’expression des affects a longtemps été tenue à l’écart des écrits sur le génocide rwandais. Avec cette publication, les auteurs tendent à corriger cela et nous permettent de l’appréhender à travers une lecture qui ne soit pas détachée ou désintéressée d’un cas que l’on se contenterait de saisir de manière standardisée (par des chiffres, des catégories pré-faites, vocabulaire médical spécialisé, etc.). C’est précisément pour cette raison que le lecteur pourra expérimenter une palette d’émotions aussi variée que le dégoût, la colère, l’indignation, l’incompréhension ou encore la perplexité. On remarque que plus le contexte politique est difficile, instable et conflictuel, plus le chercheur est appelé à innover dans sa démarche. À cet égard, la focale adoptée par les deux auteurs, valorisant la dimension affective des témoignages, s’inscrit de la sorte en résonance avec les mots de Boutaud Boutaud, J.-J. (2007). Du sens, des sens. Sémiotique, marketing et communication en terrain sensible. Semen. https://doi.org/10.4000/semen.5011: « Rendre compte de l’expérience, comprise comme un moment d’émergence du sens, tout en restant dans le cadre d’une quête d’intelligibilité raisonnée et communicable. » En somme, ce livre permet de prendre la mesure de la richesse des témoignages du personnel de MSF et de comprendre que leur engagement perceptuel, affectif et pratique nous renseigne autant sur le génocide rwandais que d’autres sources plus classiques de données.

Il constitue avant tout un observatoire privilégié des dynamiques liées à l’éthique de l’action humanitaire, véritable raison d’être de cette publication. L’intervention du personnel de MSF était double, à la fois à l’intérieur même du Rwanda dans les structures de santé, mais aussi dans les pays limitrophes au sein des camps de réfugiés rwandais. Une interrogation commune à ces deux espaces-temps cristallisait les préoccupations du personnel de MSF : quelles attitude et posture adopter face aux génocidaires ? Alors que le personnel rwandais de MSF avait déjà fait l’objet d’attaques physiques, l’un des dilemmes majeurs trouvait son origine du tiraillement entre protection du personnel local de MSF, d’une part, et dénonciation publique du génocide, d’autre part. Dit autrement, la volonté de certains sièges européens de MSF de dénoncer publiquement le génocide était vue, par les acteurs présents sur le terrain, comme une décision mettant leurs vies en péril. Dans les camps de réfugiés rwandais en Tanzanie et au Zaïre, la problématique était sensiblement différente, étant entendu que le contexte n’était pas le même : les génocidaires rwandais avaient été mis en déroute. Néanmoins, le personnel de MSF intervenant dans ces camps a rapidement pris la mesure du danger des distributions alimentaires, non sans quelques questionnements éthiques. Fallait-il apporter une assistance aux génocidaires, quitte à ce que cela les renforce et les mette en position d’exercer de nouveau leurs exactions ? Fallait-il se fier aux estimations du nombre de réfugiés présents dans les camps, relayés par le HCR mais produits par des participants au génocide rwandais ? Un extrait de ce livre permet de prendre le pouls de la tension provoquée par ces questions : « La distribution alimentaire reposait sur cette surestimation, dont tirèrent profit les notables rwandais par des détournements considérables et la vente aux commerçants tanzaniens de la nourriture ainsi captée » (p. 86). Dans des cas plus extrêmes, les auteurs nous retranscrivent les vifs débats entre différentes sections MSF pour savoir s’il fallait maintenir une présence dans certains camps de réfugiés dominés par les génocidaires hutus.

L’ouvrage se révèle être par ailleurs un matériel précieux pour appréhender l’économie politique des camps de réfugiés, aussi bien du point de vue de la production statistique (surestimation de la population des camps par certains groupes pour détourner l’aide alimentaire), des discriminations basées sur le genre (difficile accès des femmes aux ressources nutritives) ou encore des stratégies de catégorisation (responsables du génocide des Tutsis se présentant comme des victimes). Sur ce dernier point, il est intéressant de noter le rôle joué par les médias internationaux dans un tel contexte. Les auteurs soulignent que, durant la phase génocidaire, l’agenda médiatique était déjà saturé par d’autres sujets, comme l’élection de Nelson Mandela en Afrique du Sud, ce qui restreignait la visibilité du génocide des Tutsis à l’échelle internationale. Néanmoins, lors de la phase post-génocidaire, les médias se sont intéressés aux camps de réfugiés hutus qui présentaient une situation sanitaire préoccupante, ce qui a été la base de la stratégie de victimisation de et par certains hutus responsables du génocide tutsi et présents dans ces camps.

Pour celles et ceux ayant un intérêt pour la littérature liée au « changement de mandat Corpus théorique hétérogène provenant du monde anglo-saxon et de disciplines diverses (économie, sociologie, science politique). Comme son nom l’indique, la littérature du « changement de mandat » cherche à comprendre l’évolution des mandats des organisations internationales gouvernementales (OIG) et, par extension, celui des organisations non gouvernementales (ONG). Deux des théories majeures dans ce champ sont la Principal-Agent Theory (PAT) développée par Michael Jensen et la Meta-Organizational Theory (MOT) de Göran Ahrne et Nils Brunsson. », ce livre leur permettra d’en saisir assez finement les dynamiques. Alors que le changement de mandat, dans la littérature scientifique, est principalement analysé en s’appuyant sur l’étude d’organisations internationales gouvernementales (OIG), la présence de MSF au Rwanda vient élargir la réflexion sur ce thème. MSF a une vocation médicale, mais revendique aussi un objectif extra-médical en tant que défenseur des droits de l’homme. L’exceptionnalité de la configuration rwandaise vient perturber ces missions historiques. Un mandat est toujours la source de négociations, de compromis et de conflictualités. Cela mène les acteurs à développer une série de stratégies, à être inventifs et créatifs, mais aussi parfois à ressentir des sentiments de frustration ou d’inaccomplissement. Dans ce contexte de contraintes imposées par le gouvernement rwandais et de violence exacerbée, les témoignages du personnel de MSF permettent ainsi non seulement d’apprécier la reconfiguration du mandat de l’organisation mais aussi les sentiments qui sont investis dans ce changement. Alors que la première cause de mortalité restait la violence politique, la position de MSF trouvait alors tout son sens : « On n’arrête pas un génocide avec des médecins », un appel historique et exceptionnel à une intervention armée demandée par MSF.

Au-delà de nourrir une réflexion sur les problématiques explorées jusqu’à présent, une des richesses de cet ouvrage repose sur sa capacité à remettre en cause les binarismes. Là où l’on pourrait aisément imaginer qu’il y a d’un côté une crise (la période génocidaire) et de l’autre une post-crise, les témoignages du personnel de MSF nous indiquent plutôt un continuum entre les situations, tout du moins en matière d’intervention humanitaire. Il en va de même pour la description des relations entre MSF et d’autres organisations. Il est assez saisissant de voir que, quand les liens entre ONG et OIG sont abordés, une tendance est de les résumer à deux grands pôles : coopération et absence de coopération. Le cas rwandais montre une tout autre complexité, celle où les acteurs peuvent décider d’une grande diversité de forme coopérative, de superposer contestation et coopération, de faire varier ces éléments en fonction de certaines temporalités mais aussi selon les zones géographiques (Zaïre, Tanzanie, Rwanda) ou les thématiques (chirurgie de guerre, accès à l’eau, comptage des réfugiés).

Cette publication permet en réalité de mettre au jour bien d’autres problématiques qui intéresseront les acteurs du champ du développement : la performation d’une situation (la mise en mot du génocide a été un processus long et complexe) et ses implications, la gestion des ressources humaines des ONG en contexte de guerre (professionnalisation, formation et préparation, personnel national ou local, sécurité du personnel, confiance investie dans le personnel), la concurrence entre ONG et OIG et les problèmes d’efficacité qui y sont associés, ou encore la rumeur et l’économie de l’information en contexte d’intervention humanitaire.

Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, Marc Le Pape, « Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF (1982-1997) », 11 octobre 2023, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/genocide-et-crimes-de-masse-lexperience-rwandaise-de-msf

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