Ceux qui se souviennent. RDC, L’Empire du silence
Marc Le Pape
Le film L’Empire du silence réalisé par Thierry Michel porte sur les massacres commis en République Démocratique du Congo depuis 1996 et jusqu’à aujourd’hui. Dans ce blog, Marc Le Pape présente la construction du film, certains des principaux témoins et certains des responsables militaires et politiques des exécutions de masse, enfin il évoque les réactions des Congolais à l’impunité.
Le récit de Thierry Michel débute par un rappel de la victoire militaire et de l’arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais en 1994 : elles suscitent une fuite massive de Rwandais hutus qui sont regroupés dans des camps au Zaïre, à proximité de la frontière avec le Rwanda. En octobre 1996, l’Armée patriotique rwandaise (APR), renforcée par une alliance avec l’Ouganda et des rebelles congolais, disperse violemment ces camps puis progresse militairement dans le Zaïre. En novembre 1996, le HCR et l’USAID estiment que 700 000 Rwandais hutus fuient vers l’intérieur du Zaïre.
J’ai pu voir L’Empire du silence (jhr Films) lentement et plusieurs fois : une succession cauchemardesque de massacres. Dès le 6 octobre 1996, attaque de l’hôpital de Lemera par l’alliance APR-rebelles congolais : exécution de 30 patients (la ville de Lemera, au Congo-Zaïre, se trouve à proximité de la frontière avec le Rwanda). À la fin du film, un prêtre de la paroisse de Nganza au Kasaï-Central témoigne : en 2017, des « troupes de choc » de l’armée congolaise ont tué en deux nuits 417 personnes du village, en particulier des « garçons ». Puis voix et texte de Thierry Michel : « Les massacres ensanglantent le pays, au Kivu, au Kasaï, en Ituri, en Équateur, au Katanga. En faire la liste complète est impossible. »
Ceux qui se souviennent
Je ne raconterai pas le film mais évoquerai ceux, Congolais, qui se souviennent, qui ont été présents et s’y expriment. Voici deux de ces personnes : le docteur Mukwege à Stockholm et à Lemera, puis le directeur provincial du service des secours d’urgence de la section nationale de la Croix-Rouge, il travaillait à Mbandaka en 1997.
Lorsque l’hôpital de Lemera fut attaqué, il était dirigé par un « jeune médecin » : Denis Mukwege. Ce dernier est interviewé des années plus tard sur le site de l’hôpital ; il déclare alors : « Le début de l’impunité c’est ici » (au moment de l’entretien, plusieurs militaires armés des Nations unies, identifiables par leurs casques bleus, sont présents, ils assurent la sécurité du docteur Mukwege). À Mbandaka (Province de l’Équateur), le directeur provincial du service d’urgences de la Croix-Rouge fait le récit de massacres. Nombre de Rwandais hutus fuyant l’APR avaient atteint Mbandaka au bord du fleuve Congo qu’ils espéraient franchir ; une minorité y réussit. Quant aux autres, « ils ont été massacrés, vraiment massacrés », déclare ce responsable de la Croix-Rouge ; il est filmé marchant sur le quai où les attaquants tirèrent sur des fuyards qui n’avaient pu traverser le fleuve.
Outre ces deux témoins, nombre de Congolais sont présents dans le film, ils et elles relatent des situations qu’ils ont connues soit là où ils vivaient, soit au cours d’enquêtes ; ce sont des prêtres, des journalistes, des universitaires, des juristes, des femmes et des hommes du peuple (citadins et villageois).
Un prêtre parle, il est dans l’église (les plans successifs portent sur les murs blancs, puis sur l’autel, puis sur les bancs en bois) : « C’était le 24 août 1998. Les militaires rwandais sont venus encercler l’église et là avec des haches ils ont massacré 139 personnes ici même dans l’église. Le prêtre a été massacré au presbytère à coups de hache […]. Personne n’ose expliquer ce que je suis en train d’expliquer ici. Quelqu’un qui a brûlé 1000 maisons, des centaines de gens, on le nomme capitaine, on le nomme colonel pour le récompenser. […] Il faut tuer 1000 personnes pour devenir général au Congo. » Tandis qu’il parle, plusieurs plans successifs montrent le monument commémoratif de ce massacre, sur lequel est inscrit en majuscule et en lettres rouges : « En mémoire de HOLOCAUSTE du 24/08/1998 ».
À un autre moment du film, quelques plans sur une manifestation à Kinshasa contre la Mission des Nations unies au Congo, un véhicule UN brûle, incendié et Alphonse Maindo (politologue, Université de Kisangani) parle : cette Mission « n’est là que pour faire le décompte macabre des victimes […]. Elle a été déployée pour éviter cela. Pour éviter justement d’être là à venir décompter le nombre des gens tués, des gens blessés. […] On laisse l’impunité totale. Ça c’est sacrifier tout une nation avec le risque à tout moment que ça rebondisse. C’est une bombe sur laquelle on est assis là. »
Les impunis
Sont aussi présents les personnages détenteurs de pouvoirs importants, les impunis. Les voir nous livre des repères historiques et éclaire leurs actes militaires. Ce sont les présidents Mobutu, Kabila père et fils, Museveni (Ouganda), Kagame (Rwanda). Ce sont quelques généraux : le Rwandais James Kabarebe (qui commandait les forces rwandaises envahissant le Congo à partir d’octobre 1996), les Congolais Gabriel Amisi (nom de code « Tango Four »), Eric Ruhorimbere que la journaliste Sonia Rolley a identifié comme ayant commis des crimes au Sud Kivu en 2013 puis qui commandait les forces armées au Kasaï. Ce sont enfin quelques « seigneurs de guerre » congolais ; ils étaient et restent actuellement nombreux. Deux d’entre eux sont représentés en tenue militaire dans quelques séquences du film : Laurent Nkunda, « l’archétype du seigneur de guerre », à la fois pasteur adventiste du septième jour (il fait visiter « notre chapelle ») et à la tête d’un mouvement rebelle activement meurtrier au Kivu entre 2006 et janvier 2009. Il justifie ses opérations armées par son pouvoir pastoral impliquant « le devoir de protéger les brebis […] quand la menace est armée ». Quant à Jean-Pierre Bemba, homme fort de la province de l’Équateur, pour montrer sa puissance (réelle et documentée), il se fait filmer en commandant de sa propre armée, dénommée « Armée de Libération du Congo » : debout, seul face à ses fidèles.
Des massacres connus
Depuis la « guerre du Congo » qui débuta en 1996, nombre de connaissances ont été construites et publiées sous la forme d’enquêtes, de reportages, de rapports, de livres, d’enseignements universitaires, sur l’étrangeté du Congo. Par ce terme, je désigne l’intensité, la multiplicité de faits qui paraissent ne plus surprendre, comme s’ils étaient une caractéristique ordinaire du Congo passé et présent : un lieu de massacres, viols, pillages, destructions. Le film se situe entièrement dans la continuité de ces connaissances, notamment en nommant et filmant ceux qui se souviennent et dénoncent.
Le film montre aussi à plusieurs reprises, avec précision et en détail, la difficile élaboration et publication de connaissances sur les massacres. C’est en particulier le cas dans deux moments du film : celui du Rapport Mapping HCDH, rapport Mapping ; https://www.ohchr.org/Documents/Countries/CD/DRC_MAPPING_REPORT_FINAL_FR.pdf (que j’aborderai dans un second temps) et de l’assassinat de deux membres du Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC, Michael Sharp et Zaida Catalan exécutés le 12 mars 2017 au Kasaï où ils enquêtaient. Ceux-ci transmettaient leurs découvertes à des collègues des Nations unies (l’un de ces derniers s’exprime sur l’exécution et les moments qui la précédèrent). En outre, dans plusieurs moments du film, quelques agents du Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme insistent sur la connaissance qu’ils avaient des massacres commis au Congo depuis 1997.
Le Rapport Mapping rédigé par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), à la suite d’enquêtes minutieuses, dressa une liste de massacres commis au Congo entre 1993 et 2003. La chronique de sa diffusion est restituée : les tentatives (vaines) d’interdire sa publication puis les circonstances de sa parution, en particulier le travail obstiné du journaliste Christophe Châtelot (Le Monde), enfin « la fuite » et la publication intégrale du Rapport le 27 août 2010. Aussi minutieux et rigoureux soit-il, ce rapport n’a cessé d’être dénigré, notamment en France et au Rwanda, par ceux qui étaient impliqués et par d’autres, journalistes et universitaires, qui privilégiaient et privilégient un récit divergent où disparaissent l’immensité des massacres et l’identification, même partielle, de leurs responsables. Ces journalistes et universitaires s’indignent que l’on atteste la réalité et la densité des massacres, des viols et des pillages, ils les minimisent et parfois les nient, contestant l’implication de l’Armée patriotique rwandaise, pourtant attestée par les Congolais. Il est vrai que nous ne connaissons pas la totalité des données recueillies par les enquêteurs du Rapport Mapping : la liste des auteurs présumés de massacres existe mais n’a pas été révélée ; les manifestants congolais qui apparaissent à la fin du film réclament la création d’un tribunal pénal international contre ces auteurs identifiés par les rédacteurs du Rapport Mapping.
Au Congo, à l’occasion du 10ème anniversaire du Rapport Mapping, des femmes manifestent, elles portent une banderole : « Debout MAPPING. Rise up ». Debout contre qui ? Le film atteste qu’il y a bien un « empire » international qui a la force de paralyser, depuis des années, toute action judiciaire sur les massacres qui ont pourtant fait l’objet d’enquêtes, de rapports, de reportages, de témoignages, de films.ont accessibles sur internet de nombreuses sources documentaires essentielles, traitant des massacres au Congo et des responsables qui les commandèrent. En particulier : les publications de l’Institut de la Vallée du Rift, Projet Usalama ; les Rapports du Groupe d’experts sur la RDC (Nations Unies), à partir de 2004 https://www.un.org/securitycouncil/fr/sanctions/1533/annual-reports.
Pour citer ce contenu :
Marc Le Pape, « Ceux qui se souviennent. RDC, L’Empire du silence », 10 mars 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/ceux-qui-se-souviennent-rdc-lempire-du-silence
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Commentaires
Une très bonne initiative !
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