Libye, des lendemains qui déchantent ?
Jean-Hervé Bradol
Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).
L'intervention de l'OTAN en Libye a relancé le débat au sujet des guerres qui se veulent justes et des interventions militaires internationales dites humanitaires. Deux arguments paraissent particulièrement solides pour refuser d'endosser les tentatives de messianisme politique conduites les armes à la main. Le premier s'impose comme une évidence : pour celui qui la reçoit une bombe ne peut être humanitaire. Le deuxième argument n'est pas moins convaincant : imposer le bien par la force suppose de dominer ceux que l'on entend libérer. Difficile de croire à la bonne foi de tels libérateurs pour ceux qui subiront cette domination. Les difficultés rencontrées par la coalition militaire dirigée par les Etats-Unis en Afghanistan et en Irak confirment la pertinence de cette remarque. A ce stade, légitimer l'emploi de la force en dehors de ses frontières, au nom de la traduction en actes de valeurs présentées comme universelles, ne semble guère possible. Le verdict est rendu sous la forme d'une citation de Pascal : "L'homme n'est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête."
En dépit de l'apparente évidence des arguments énoncés ci-dessus, la faiblesse de cette argumentation réside dans le fait qu'elle ne peut disqualifier tout recours à la force sous peine d'une adhésion mystique à un principe intangible de non-violence. Face aux entrepreneurs de violences politiques, sacrifier sa vie en renonçant à se défendre par la force ne peut être le seul choix acceptable. L'évolution de la situation en Syrie confirme cela. En réalité, peu de commentateurs nient qu'il puisse être fondé de prendre les armes pour répondre à une agression, à condition de ne pas invoquer la légitime défense sans raisons. L'expression "guerre juste" est donc bien une figure rhétorique dont les deux termes ne sont pas toujours contradictoires.
En réalité, la question délicate ne se résume pas à accepter ou non l'emploi de la violence. Elle porte plutôt sur le bienfondé d'une intervention militaire étrangère. Ecartons d'emblée les génocides. Dans l'histoire contemporaine, ils sont rares. A condition de ne pas galvauder le terme, la majorité des commentateurs acceptent l'idée que des puissances étrangères puissent se porter au secours d'un groupe humain en but à une politique d'extermination. En forçant un peu le trait, le dilemme devient donc : depuis la fin de la guerre froide et en dehors des génocides, une intervention militaire étrangère (par exemple l'intervention de l'Otan en Libye) est-elle justifiable pour assurer la survie et parfois la victoire d'un mouvement politique ami engagé dans un rapport de force à l'issue incertaine ? A sa manière, l'histoire répond à cette interrogation : de tout temps l'usage au cours d'un conflit a été de chercher à l'étranger des soutiens que l'on ne trouve pas chez soi. Les alliés venus d'autres pays pour prêter main-forte sont toujours plus enclins à expliquer leur intrusion les armes à la main par la nécessité de traduire en actes leur attachement à de nobles idéaux que par l'expression inévitablement perçue comme cynique de leurs intérêts. En ce sens, ils satisfont aux exigences de la propagande de guerre en qualifiant de juste l'action militaire dans laquelle ils se sont engagés.
L'emploi de la violence conduit presque toujours à des excès injustifiables. S'en abstenir condamne au suicide altruiste ou à l'impuissance devant le spectacle du massacre de ses amis, sous prétexte de ne pas s'immiscer dans les affaires de ses voisins. Aucune de ces deux options ne peut satisfaire ceux pour qui le but de la guerre ne peut être humanitaire mais qui défendent néanmoins l'idée d'agir dans l'intention de réduire le plus possible les pertes humaines quand un conflit armé n'a pu être évité. Ainsi, pour un acteur humanitaire, chercher à conclure si une guerre est juste ou non revient à formuler un problème d'une façon qui le prive de solution. La position humanitaire qui consiste à affirmer que les justifications de la guerre importent moins que la façon dont elle est menée ne constitue pas une véritable réponse à ce dilemme. Cependant, elle permet de se dégager d'une réflexion formulée en des termes qui invitent à la passivité ou au parti pris. Il devient alors possible de réagir d'une manière concrète face aux crimes de guerre sans être paralysé par le fait d'avoir à se prononcer sur la légitimité des belligérants à recourir aux armes. En conséquence, dans l'exemple libyen, confrontés à la pratique de la torture sur les détenus et à l'impossibilité de leur fournir des soins médicaux d'urgence les Médecins sans frontières viennent de décider de suspendre leurs activités dans les centres de détention de Misrata et de le faire savoir.
Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, « Libye, des lendemains qui déchantent ? », 21 février 2012, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/libye-des-lendemains-qui-dechantent
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