Kit Culture
Jean-Hervé Jézéquel
Analyser un même événement à partir de ce qu'en disent des témoins placés dans des positions très différentes les unes des autres est un vieux truc d'historien pour pimenter un récit. Cela fonctionne également assez bien pour décrypter certaines interventions humanitaires.
Lors des affrontements qui ont marqué le nord du Kivu, une agence onusienne annonce fièrement sur son site internet avoir acheminé 60 tonnes de médicaments essentiels donnés par la Norvège et l'Italie et pu ainsi assister des centaines de milliers de personnes en danger via la fourniture de différents kits d'urgence.
Sur le terrain, un responsable de la santé congolais se souvient de l'affaire. Le personnel d'un centre de santé a reçu la visite d'une délégation onusienne au moment du conflit. Cette dernière leur a livré un kit de médicaments puis fait signer un bon de réception avant de repartir aussi sec. Ne sachant pas ce que contenait ledit kit, les infirmiers du centre se sont méfiés. Ils n'ont pas ouvert le colis de peur qu'on les accuse de détournement. Ils ont alors envoyé une délégation à l'Inspection Provinciale de la Santé à Goma pour recevoir des instructions officielles (qui a dit que l'Etat ne fonctionnait pas au Congo ?). Celle-ci a envoyé à son tour une représentation sur place. Ensemble ils ont créé un « comité d'ouverture » pour enfin répertorier le contenu de ce kit d'urgence. Crayons en main, ils ont déballé le colis et ouvert les boîtes pour découvrir des notices écrites dans une langue européenne inconnue (norvégien ?). Les congolais de cette région maîtrisent à la perfection plusieurs langues, mais là ils étaient dépassés. Fort heureusement, le langage médical empruntant beaucoup au latin, le personnel de santé a pu décrypter une bonne partie des molécules qui leur avaient été livrées pour apporter des soins aux déplacés ou aux blessés. Ils ont quand même été surpris de constater que, dans le lot, se trouvaient des médicaments pour lutter contre le diabète ou des traitements antipaludéens rayés du protocole national congolais depuis plusieurs années... à la demande de la même agence onusienne qui leur en fait maintenant livraison.
Il ne faudrait pas voir dans ce récit une nouvelle déclinaison des critiques contre l'inadéquation de l'aide. Il entend plutôt attirer l'attention sur les implications possibles de ce que nous appellerons la « kit culture ». Le « kit » est sans doute un merveilleux outil logistique qui facilite l'action des humanitaires. Néanmoins, au Congo comme sur d'autres terrains d'intervention, le « kit » n'est plus seulement un outil au service de l'action, il devient le geste humanitaire lui-même. Dans un univers où se standardisent à grande vitesse les actes d'assistance comme l'appréciation de la souffrance, le « kit » permet de quantifier rapidement une intervention et d'en rendre compte aisément selon les nouvelles normes du « reporting ». Autrement dit, le « kit » est un élément central du processus de bureaucratisation des dispositifs humanitaires, de leur mode d'intervention, d'identification des besoins comme de contrôle des résultats. Vu d'en haut, on reporte une intervention qui a touché des milliers de personnes en danger, vu d'en bas, on a des notices illisibles et des médicaments inadaptés. Il ne s'agit pas ici de sombrer dans le luddisme et d'appeler à jeter les kits à la poubelle, mais simplement de se montrer plus vigilant sur les effets induits par le progrès technique, en l'occurrence logistique. Au fait, on aura compris que les agences onusiennes sont loin d'être le seules victimes des dérives de la « kit culture ».
Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Jézéquel, « Kit Culture », 25 mai 2009, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/kit-culture
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