La Mancha
Analyse

La route de La Mancha : récits d'échecs et de réformes institutionnelles

Eleanor
Davey

Historienne de l'humanitaire

Eleanor Davey a rejoint le Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) en 2014. De 2011 à 2014, elle a travaillé pour le Humanitarian Policy Group/Overseas Development Institute (HPG/ODI). Elle a obtenu un doctorat à la Queen Mary University of London. Son livre Idealism beyond Borders: The French Revolutionary Left and the Rise of Humanitarianism, 1954-1988 est publié chez Cambridge University Press (2015).

Dans cet article, l'historienne Eleanor Davey examine le concept d'échec dans le secteur de l'humanitaire à travers l'expérience de MSF et de son processus de réforme nommé La Mancha entamé au début des années 2000. Le texte met en lumière les défis rencontrés par MSF dans la reconnaissance et la résolution des inégalités internes à l'association.

L'échec est devenu l'un des concepts les plus puissants du secteur humanitaire. Il est associé à bon nombre des interventions les plus importantes et les plus médiatisées entreprises par le monde de l’aide humanitaire d’urgence – par exemple, à la suite du génocide de 1994 au Rwanda, lors de la réponse massive et désordonnée au tsunami de 2004 dans l'océan Indien, en Haïti après le tremblement de terre de 2010 et, aujourd'hui, en Syrie, en Afghanistan et au Yémen. Dans ces situations, le sentiment d'échec a stimulé et accéléré des efforts d'amélioration. Pourtant, malgré la nature politique des problèmes à l’origine de ces crises, les tentatives pour les résoudre se sont concentrées sur des réformes technocratiques – un autre échec Sarah Collinson et Samir Elhawary, Humanitarian Space : A Review of Trends and Issues (Londres : Overseas Development Institute, 2012), 25.Malgré certains progrès, un récit d'échec s'attache désormais également aux réformes du Grand Bargain, qui visaient à apporter des changements fondamentaux à un système que beaucoup déclaraient « cassé » Jessica Alexander, "As the Grand Bargain Gets a Reboot, the Limits of Aid Reform Come into Focus," The New Humanitarian, 15 juin 2023. Disponible à l'adresse : https://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2023/06/15/grand-bargain-3-reboot-limits-aid-reform.

Au sein de Médecins sans frontières, un semblable récit d'échec s'attache à l'un des efforts de réforme les plus importants du passé récent de l’organisation. Le processus connu sous le nom de "La Mancha" s’est étalé sur plus de 18 mois, a impliqué des centaines de personnes et déclenché une série de changements institutionnels dans les années qui ont suivi. Il est né de la prise de conscience qu'au début des années 2000, le mouvement MSF « débattait davantage de la gouvernance et des processus que de nos opérations » Rowan Gillies, dans Présentation de la conférence de La Mancha, non daté. Disponible à l'adresse : https://www.youtube.com/watch?v=OsdUW9nQU1Q.. Une série de crises avait mis en évidence les faiblesses de la gouvernance du mouvement ainsi que les déconnexions entre le « terrain » et un siège en croissance constante.

Aujourd'hui, La Mancha occupe une place importante dans le récit institutionnel de MSF. L'accord qui en a résulté figure sur les listes de « lectures essentielles » fournies aux employés de MSF, aux côtés de la Charte du mouvement et de l'accord de Chantilly de 1995 qui aide à relier les principes de la Charte au travail quotidien. La Mancha sert de guide. Parce qu'elle affirme, par exemple, la place du témoignage dans la pratique humanitaire de MSF, elle occupe une place importante dans les stratégies de communication. Elle apporte une légitimité emprunte de solennité, moins un catéchisme que tout le monde peut réciter par cœur qu'une référence qui ancre les choix d'aujourd'hui dans les engagements du passé. Ces dernières années, cependant, l’invocation de La Mancha en lien avec les expériences du personnel de MSF dans le cadre de leurs relations avec leur employeur a jeté un ombre sur l'accord.

Le processus

Si « La Mancha », comme on l'appelle aujourd'hui, fait souvent référence à l'accord qui en a résulté, le processus qui y a conduit était complexe et ambitieux. D'abord conçu comme un « Chantilly II », en référence au précédent grand rassemblement organisationnel de MSF, au lendemain du génocide au Rwanda, le processus a été rebaptisé « La Mancha » pour traduire les sentiments de péril et de futilité au sein d'un mouvement qui semblait, à l'instar du Don Quichotte de Cervantès, se battre constamment contre des moulins à vent. C'était un nom plein d’inquiétude, et dont l’adoption avait quelque chose d’amer. (L'autre candidat avait été « Nothing Toulouse », lorsque les organisateurs pensaient que la réunion se tiendrait dans cette ville). Entre les premières idées de réflexion sur l'organisation et la réunion finale, il s'est écoulé près de deux ans Voir Laurence Binet et Martin Saulnier (eds), Médecins sans frontières, évolution d'un mouvement international : Histoire associative, 1971-2011 (MSF, 2019), notamment les pp. 343-65..

Pour faire de La Mancha un processus consultatif et participatif, les membres de MSF ont été invités à dialoguer à deux en se fondant sur une série de questions. Par exemple : « Qu'est-ce qui vous a attiré chez MSF ? » Ou encore : « Qu'attendez-vous de nos dirigeants ? » Au total, 760 entretiens en binôme, représentant l'implication de 1 520 personnes, ont été soumis. Il y a également eu des contributions écrites, qui ont constitué l'anthologie susmentionnée : 150 d'entre elles, représentant 400 pages. Des membres de MSF ont soumis des contributions spontanées, tandis que des commentaires plus longs ont été commandés à des vétérans du mouvement et à des experts de l'aide humanitaire extérieure externes à l’organisation, à des universitaires et à des compagnons de route. D'autres ont participé aux réunions des divers organes associatifs de MSF.

Le processus a abouti à une réunion qui s'est tenue pendant trois jours en mars 2006, dans une abbaye bénédictine au Luxembourg. Plus de 200 personnes y participèrent. Il y eut des sessions plénières et des groupes de travail. Comme le décrit Renée Fox, une anthropologue qui était la seule « observatrice » invitée à la conférence, de nombreux intervenants adoptèrent une expression « étonnamment apolitique », même lorsqu'ils parlaient de questions ayant des implications politiques ; il y avait un certain malaise à utiliser un système de votes – une expression de la volonté de la majorité – au lieu de tenter de dégager des consensus pour décider de l'avenir du mouvement, tout en reconnaissant que la taille croissante de l’organisation l'exigeait. La réunion s'est achevée par une chanson, « un message musical à l'assemblée de La Mancha qui parodiait l'idéalisme, l'esprit révolutionnaire et l'optimisme de MSF, ses faiblesses et ses conflits, et son incapacité à respecter ses principes » Voir le chapitre 6 de Renée Fox, Doctors Without Borders : Humanitarian Quests, Impossible Dreams of Médecins Sans Frontières (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2014). . Ensuite, le Conseil international a eu la tâche plus prosaïque de rédiger le document qui est devenu le principal héritage formel de l'initiative – deux pages de préambule suivies de 28 clauses réparties en deux thèmes : l'action et la gouvernance.

Un tournant décisif

La Mancha a finalement offert à MSF quelque chose de nouveau : la reconnaissance explicite par le personnel et les institutions des inégalités au cœur du mouvement. En effet, bien que cela n'ait pas fait partie des intentions initiales, les participants en ont fait un thème important et l'obligation du mouvement de s'attaquer à l'injustice sur le lieu de travail est maintenant fortement associée aux engagements qui ont émergé de La Mancha. Les discussions menées dans le cadre du processus de réflexion ont mis en évidence le fait que « certaines personnes considèrent toujours MSF comme un groupe d'expatriés (Khawajas) qui dirigent une ONG », comme l'a dit un groupe de contributeurs soudanais Some Thoughts on MSF from North-Sudan", dans My Sweet La Mancha, p. 163. . Lors de la réunion, la question de savoir qui compose exactement MSF et si tous les membres de l’organisation sont considérés de la même manière (ce qui n'est pas le cas) fit l'objet d'une discussion animée. Renée Fox raconte : « Le fait d'entendre que les "nationaux" constituaient l'écrasante majorité du personnel de MSF sur le terrain n'a pas seulement surpris les participants. Cela a également déclenché une prise de conscience En français dans le texte. . C'est devenu un sujet de consternation collective, d'autocritique et d'auto-culpabilisation, un sujet sur lequel la conférence est revenue à maintes reprises ».

Pour canaliser cette prise de conscience vers quelque chose de plus ambitieux, le préambule de l'accord affirmait « le besoin urgent de résoudre les problèmes de discrimination au sein de MSF qui sapent notre capacité à réaliser notre plein potentiel opérationnel et associatif ». Les deux clauses relatives à l'expérience des membres du personnel se trouvent à la toute fin :

      2.13. Nous reconnaissons l’urgente nécessité pour MSF de donner des opportunités d’emploi équitables à tous les membres du personnel sur la base de leurs compétences et de leur engagement personnel plutôt que de leur mode d’entrée dans l’organisation (par des contrats soit nationaux, soit internationaux). Ce point vise à soulever la question de l’utilisation inadéquate des ressources humaines et de la participation au processus décisionnel au sein de MSF. Une réponse urgente et concrète doit être apportée à cette question afin de favoriser une participation pleine et entière de notre personnel et ainsi de renforcer nos opérations. 
     2.14. Nous devons prendre des mesures proactives qui permettent d’accéder de façon équitable à une participation significative à la vie associative, tout en préservant l’esprit de volontariat. Ce faisant, nous acceptons la nécessité d’explorer de nouveaux modèles de participation à la vie associative, en donnant la priorité aux régions où MSF est sous-représentée, y compris, par exemple, par la création de nouvelles entités de MSF Accord de La Mancha, Athènes, 25 juin 2006. Disponible à l'adresse suivante : https://www.msf.fr/sites/default/files/2020-02/La_Mancha_Agreement_2006_FR.pdf. .

L'accord reconnaît également, pour la première fois dans un document de ce type, que la majorité du personnel de MSF « vit et travaille dans les pays de nos interventions ». Bien que La Mancha soit destinée à compléter et non à remplacer la Charte et l'accord de Chantilly, (en raison du fait que ces autres documents de référence ne s'engagent pas directement sur les questions d'équité et d'inclusion), l’accord a dû assumer le poids de cet aspect de la responsabilité de l'organisation envers son personnel Cela peut être comparé à la présence de la gestion des risques dans ces documents, voir Caroline Abu Sa'Da et Xavier Crombé, " Volunteers and responsibility for risk-taking : Changing interpretations of the Charter of Médecins sans frontières ", Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 97, n° 897-98 (2016) : p. 133-55. . Alors que les débats s'intensifient sur les préjugés, les inégalités et les dynamiques de pouvoir enracinés au sein de MSF, et surtout sur les accusations de racisme institutionnel, la mémoire de La Mancha s'accompagne d'un récit d'échec.

Invoquer La Mancha

Dans le secteur humanitaire et ailleurs, les discussions sur le racisme, le colonialisme et la discrimination se sont accélérées à partir de 2020, sous l'impulsion des manifestations de masse et de l'activisme en ligne. Les travailleurs de MSF ont apporté d'importantes contributions à cette vague de dissidence et de critique, en s'appuyant sur les efforts antérieurs, mais aussi en en dénonçant les limites. En particulier, un groupe d'activistes, « Decolonise MSF », s'est formé à la suite d'une lettre ouverte de membres du personnel de MSF à la direction générale, condamnant l'inaction face aux inégalités raciales internes et exigeant des actions spécifiques pour y remédier Karen McVeigh, "Médecins Sans Frontières is "institutionally racist", say 1,000 insiders", The Guardian, 10 juillet 2020. Disponible à l'adresse : https://www.theguardian.com/global-development/2020/jul/10/medecins-sans-frontieres-institutionally-racist-medical-charity-colonialism-white-supremacy-msf. . Cette lettre recueillit plus de 1 100 signatures et des centaines de témoignages personnels sur le racisme, le sexisme, les abus de pouvoir et les obstacles systémiques à l'équité au sein du mouvement.

Cependant, La Mancha était déjà utilisée comme un marqueur de l’« échec » proclamé de MSF en ce qui concerne son personnel. En 2017, une session de l'organe exécutif le plus élevé de MSF, connu sous le nom de Full ExCom, publia une déclaration affirmant que « nous ne parvenons pas à favoriser un environnement dans lequel l'ensemble de notre personnel peut contribuer à notre mission sociale à son plein potentiel. Nous ne sommes pas, comme nous le prétendons, une organisation opérant "sans discrimination". Les déclarations de La Mancha ont été ignorées. En conséquence, nous ne parvenons pas à répondre aux besoins de nos patients ». L'année suivante, l'échelon international le plus élevé de la direction associative du mouvement, l'International Board, lança un appel au changement qui commençait ainsi : « Douze années se sont écoulées depuis que l'accord de La Mancha a défini les ambitions collectives de MSF et réaffirmé nos valeurs et principes fondamentaux. Pourtant, alors que La Mancha résonne encore aujourd'hui, les dysfonctionnements et les dynamiques malsaines que le processus a documentés n'ont toujours pas été résolus, ce qui devient encore plus difficile à mesure que MSF grandit ».

Le ton de la critique semble s'être approfondi depuis les mouvements de masse de 2020, utilisés par les membres de l'organisation poussant pour le changement, ainsi que par certains occupant des postes de direction. Évoquant l'accord de La Mancha en relation avec sa propre expérience de « préjugés raciaux omniprésents » et d'hostilité au sein de MSF, Arnab Majumdar a écrit : "J'ai pensé à l'accord de La Mancha de MSF [...] J'ai pensé à toutes les personnes qui avaient souffert depuis lors, sans aucun doute de manière plus grave que moi. J'ai pensé à la façon dont les propres enquêtes d'inclusion de MSF continuent d'exclure le personnel national de l'engagement ou de l'analyse, aux histoires qui ne sont toujours pas racontées" Arnab Majumdar, "Bearing witness inside MSF", The New Humanitarian, 18 août 2020. Disponible à l'adresse : https://www.thenewhumanitarian.org/opinion/first-person/2020/08/18/MSF-Amsterdam-aid-institutional-racism. . Selon les termes d'une déclaration interne de deux membres clés de la direction internationale de MSF, Christos Christou et Samuel Bumicho, en juin 2020 : "en tant qu'organisation, nous avons laissé tomber les personnes de couleur, qu'il s'agisse du personnel ou des patients. Nous n'avons pas su nous attaquer au racisme institutionnel au sein de MSF, nous n'avons pas su exprimer des vérités gênantes, nous n'avons pas su agir contre la discrimination dont sont victimes les personnes de couleur dans le monde entier".

En tant que membre d'une équipe de recherche chargée d'examiner la dynamique du pouvoir au sein de MSF, en se concentrant sur le Centre opérationnel d'Amsterdam Eleanor Davey, Lioba Hirsch, Myfanwy James et Molly Naisanga, In Service of Emergency : Understanding Power and Inequality in MSF (Londres : MSF UK, 2024). Disponible à l'adresse : https://msfuk.unbounddocs.com/power-analysis/ j'ai également entendu ce refrain à plusieurs reprises lors d'entretiens. Une personne, par exemple, a affirmé que « le principe moral énoncé dans La Mancha, qu'il s'agisse de la responsabilité envers les bénéficiaires ou les mesures urgentes contre la discrimination, n'a pas de conséquence ». Un autre a suggéré que "nous devrions tous avoir honte du fait que, à la suite de La Mancha, très, très peu de choses se sont produites". Bien sûr, comme ces mêmes personnes elles-mêmes le reconnaîtraient, les dix-sept années écoulées depuis La Mancha ne constituent pas une période durant laquelle aucun changement n’aurait été observé. Néanmoins, un éventail étonnamment large de personnes associées à MSF, de sa direction exécutive aux représentants élus des organes du personnel, en passant par les groupes d'activistes insurgés, adoptent aujourd'hui une version ou une autre de ce discours. C'est un discours que l'on retrouve également dans le système humanitaire en général, comme l'a observé – et critiqué – Heba Aly, l'ancienne directrice générale de The New Humanitarian : « Souvent, dans le secteur, il est facile, et franchement un peu paresseux, de dire simplement : "Oh, vous savez, rien ne change, les progrès sont lents, etc." Cela ne veut pas dire que les progrès ne sont pas lents, mais je pense qu'il y a eu du mouvement. » In Conversation with Heba Aly, Rethinking Humanitarianism podcast, animé par Melissa Fundira, The New Humanitarian, 14 mars 2024. Disponible à l'adresse : https://www.thenewhumanitarian.org/podcasts/2024/03/14/rethinking-humanitarianism-conversation-heba-aly Il serait difficile de procéder à une évaluation définitive des « succès » et des « échecs » de La Mancha, et cela dépasse certainement le cadre de cet article. Néanmoins, quelques comparaisons illustrent à quel point ces affirmations sont davantage un choix rhétorique et un commentaire sur le présent que sur le passé.

Prenons l'exemple du traitement du personnel recruté localement. En 2006, une étude interne sur la position du « personnel national » (pour utiliser le langage de l'époque) au sein de MSF a révélé qu'à deux modestes exceptions près, les questions les concernant n'avaient « pas été systématiquement abordées dans le cadre d'une plateforme internationale ». Elle faisait état de lacunes importantes dans les connaissances et les dispositions relatives au personnel national – aucun chiffre fiable sur le nombre de personnes employées par MSF avec de tels contrats, par exemple ; des efforts limités pour informer le personnel national sur les mécanismes de plainte ; peu de dispositifs pour renforcer leur sécurité et aucune donnée sur les incidents qui les affectent. Comme l'indiquait une autre étude interne de 2007, de nombreuses associations de MSF n'avait même pas ouvert leurs portes au personnel national avant le début ou le milieu des années 2000 (la première étant MSF Belgique en 1998).

Depuis cette période, des avancées significatives ont été réalisées et des améliorations significatives – bien qu'inégales – ont été apportées à toute une série d'inégalités internes Jean-Hervé Bradol, " From bureaucratic inertia to "policy fragility" ", blog MSF CRASH, 9 août 2020. Disponible à l'adresse : https://msf-crash.org/en/publications/humanitarian-actors-and-practices/bureaucratic-inertia-policy-fragility. . Les échos de cette période continuent néanmoins à se faire entendre. En 2005, un contributeur aux réflexions de La Mancha écrivit ceci :

Au sein de MSF, nous avons beaucoup plus de personnel national que d'expatriés dans nos projets, et pourtant les voix du personnel national sont rarement entendues dans nos discussions sur l'organisation, et MSF n'a pas assez de politiques communes claires pour le personnel national. En conséquence, beaucoup de temps et d'énergie sont consacrés à des questions aussi simples que celle de savoir si le personnel national peut avoir des badges ou des t-shirts portant le logo de MSF.

En 2023, les participants à l'étude sur la dynamique du pouvoir au sein de MSF ont observé qu'un « état d’esprit » empreint de la question de savoir « si le personnel national peut superviser le personnel international » continuait d'opérer au sein de MSF. Certaines discussions s'articulent donc autour des thèmes récurrents de l'identité, de la légitimité, de la confiance et de la représentation. Les activités débattues ont changé – du port de t-shirts à la gestion du recrutement, en passant par l'accession à des postes à responsabilités – mais le même point d'appui demeure souvent. La réflexion et l'analyse des expériences du personnel au sein de l'organisation continuent de pointer des systèmes et des comportements qui contredisent les valeurs et les convictions déclarées de MSF.

Ces questions touchent profondément à l'identité, à la philosophie et au modèle opérationnel de l'organisation, comme l'ont souligné les observateurs internes et externes Voir par exemple Françoise Duroch et Michaël Neuman, " Faut-il discriminer pour agir ? Profiling : a necessary but debated practice,' Humanitarian Practice Network, 28 janvier 2021 ; Myfanwy James, '"Who can sing the song of MSF ?" The politics of "proximity" and performing humanitarianism in eastern DRC,' Journal of Humanitarian Affairs, vol 2, no. 2 (2020) : 31-39 ; Peter Redfield, 'The unbearable lightness of ex-pats : double binds of humanitarian mobility,' Cultural Anthropology, vol. 27, no. 2 (2012) : 358-82. . Ils reflètent également les inégalités globales et sociales qui structurent les sociétés au-delà du monde humanitaire. Comme l'a déclaré Jean-Hervé Bradol, les acteurs humanitaires ne constituent pas une « élite morale » Bradol, "From bureaucratic inertia to "policy fragility"" (De l'inertie bureaucratique à la "fragilité politique"). . Reconnaître cette réalité signifie que les organisations humanitaires doivent réfléchir aux inégalités qu'elles reproduisent et à celles qu'elles créent, à leurs interactions et aux pouvoirs dont elles disposent pour y remédier ou, du moins, les atténuer.

Alors que des problèmes systémiques continuent d'être identifiés au sein de MSF – les gens continuant de faire quotidiennement face aux impacts des inégalités – il n'y a pas d'accord sur la durée nécessaire et acceptable pour opérer leur correction. Dans le même temps, les gens réagissent non seulement à la situation empirique, mais aussi aux récits qui s'y rapportent. D'une part, on s'inquiète du fait que les déclarations d'intention masquent avant tout l'inaction ; d'autre part, on se lasse de « ce discours selon lequel rien ne change, rien ne se passe, c'est le même statu quo », critiqué comme étant « injuste » et « faux » Voir Davey, Hirsch, James et Naisanga, Au service de l'urgence, 170-74. .

Où aller ?

Dans un contexte de réforme, un diagnostic d'échec s'accompagne souvent d'un appel à la réparation. Marquant un écart entre les attentes et les résultats Ce point a été soulevé dans le cadre du discours sur l'échec en Haïti à la suite du tremblement de terre de 2010. Voir Jan Wörlein, " The emergency of humanitarian failure : the case of Haiti ", dans Humanitarian Action and Ethics, ed. Ayasha Ahmad et James Smith (Londres : Zed Books, 2018) : 160-80. , « l'échec » devient un héraut du renouveau, soit sous la forme d'efforts redoublés, soit sous la forme d'une ligne radicalement nouvelle. La direction de MSF s'est engagée à "s'attaquer" (autre terme révélateur) aux problèmes de racisme et d'inégalité. Pourtant, les défis à relever dans le cadre de cette entreprise sont multiples et importants.

L'un des principaux facteurs est la taille même du mouvement. Après 50 ans d'existence, l'histoire de la croissance de MSF et son désir de la poursuivre sont tous deux spectaculaires : sa main-d'œuvre combinée compte quelque 68 000 personnes et ses ressources annuels atteignent 2,25 milliards d'euros. Ici aussi, nous pouvons établir des liens avec La Mancha, dont l'accord final élude en grande partie le problème de la « croissance malsaine » qui avait été identifié précédemment, tout en engageant l'organisation dans une logique d'expansion en affirmant que « la responsabilité première de MSF est d'améliorer la qualité, la pertinence et la portée de sa propre assistance ».

Pourtant, à l'instar du modèle opérationnel de MSF basé sur la neutralité perçue et l'ancienneté au sein de l’organisation de celles et ceux travaillant en dehors de leur pays d'origine, la taille crée des obstacles à la réforme visant à plus de justice sur le lieu de travail. Une plus grande maison peut permettre de faire plus, mais elle n'est pas nécessairement plus juste ou plus inclusive. Les questions de pouvoir, d'inégalité, d'identité et de réforme, déjà complexes, sont rendus encore plus difficiles par les tensions entre universalisme et particularisme que le travail de MSF engendre. Les efforts visant à faire place à un plus grand nombre de voix sont rendus plus difficiles par les pressions exercées du fait de la taille. Le travail intellectuel et d’imagination requis pour réexaminer un modèle fondamentalement basé – comme le chevalier errant de Cervantès dans sa quête – sur la mobilité et l'intervention extérieure, devient d'autant plus difficile.

Aussi donquichottesque qu'elle ait pu paraître à ceux qui craignaient pour l'avenir du mouvement, La Mancha apparaît aujourd'hui comme une réponse ambitieuse et même optimiste aux crises de l'époque. En tant que processus, elle était réfléchie et autocritique. La Mancha a produit une orientation, pas une feuille de route. Plus profondément, sa capacité à contrer la production d’exclusions structurelles ayant à voir avec le modèle même de l'organisation avait également des limites – certaines pratiques, d'autres idéologiques. Il n'est pas évident de savoir jusqu'où une telle remise en question peut aller dans un cadre qui réaffirme en même temps les valeurs et les modes de pensée existants.

L'accent mis sur le personnel semble faire passer le sens collectif de « La Mancha » d'une vision pour l'avenir à un échec du passé. Mais ce sentiment doit être davantage compris comme un signe de l'appétit actuel pour le changement que comme une évaluation de ce que La Mancha a produit, ou devait produire. Quant à savoir ce qu’il pourra encore être tiré de l’expérience de La Mancha ainsi que les directions que prendront d’autres moments et d’autres mouvements, ça reste à voir. 

Pour citer ce contenu :
Eleanor Davey, « La route de La Mancha : récits d'échecs et de réformes institutionnelles », 22 mars 2024, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/la-route-de-la-mancha-recits-dechecs-et-de-reformes

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