Health worker raising awareness on Buruli Ulcer symptoms.
Entretien

En fait-on assez contre les maladies tropicales négligées ?

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

La Croix
Entretien

Entretien publié dans le journal La Croix le 25 Mai 2021.

Dans cet entretien, Philippe Solano, généticien, et Jean-Hervé Bradol, ancien président de Médecins Sans Frontières et membre du CRASH, font le point sur l’avancée de la lutte contre les maladies tropicales.

On cède au court-termisme  

Philippe Solano, généticien et directeur d’une unité de recherche sur les maladies tropicales négligées à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). 

La lèpre fait partie de ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelle les maladies tropicales négligées. Ces pathologies ne sont pas celles qui touchent le plus de monde, même si prises toutes ensemble, elles concernent un milliard de personnes dans 150 pays. Ce que ces chiffres ne disent pas, ce sont les dégâts dramatiques qu’elles causent sur les individus, autant en termes de stigmatisation que d’impact sur la santé mentale. La même logique prévaut avec le Covid. On agit par réaction, dans l’urgence, et comme si plus rien d’autre n’existait. Le risque d’une telle politique, c’est qu’une fois que le nombre de malades diminue, l’attention retombe - et avec elle les fonds. Or c’est précisément dans ce moment de bascule que les efforts doivent se poursuivre. En cédant au court-termisme, on passe à côté de l’essentiel : l’élimination durable de ces maladies, meilleur moyen de se prémunir contre leur réémergence future. »

D’énormes progrès ont été faits

Dr. Jean-Hervé Bradol, ancien président de Médecins Sans Frontières et directeur d’études au Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires (CRASH). 

« N’oublions pas que d’énormes progrès ont été faits depuis la fin des années 1980 pour lutter contre ces maladies dites négligées. Concernant la lèpre, les politiques de lutte mondiales et nationales ont permis à des millions de patients d’être traités. Et cela grâce à des médicaments qui, rappelons-le, sont distribués gratuitement par l’OMS, avec l’appui d’un gros laboratoire, Sanofi, assurant la continuité de production. Ce n’est évidemment pas parfait, et un gros travail reste à faire sur l’image de cette maladie, qui continue de générer préjugés et discriminations. Mais la perspective d’une éradication se dessine. D’autres maladies tropicales comme la trypanosomiase humaine africaine, également appelée maladie du sommeil, ont reculé. De nouveaux médicaments ont vu le jour, plus efficaces et plus simples d’usage. Plus largement, on a progressé sur la nutrition, sur les soins spécifiques aux femmes ou contre les violences sexuelles. Partout, l’espérance de vie s’allonge, y compris en Afrique intertropicale. Mais il ne faut pas baisser la garde, et plutôt que de se satisfaire des chiffres, regarder en face les inégalités radicales qui persistent. Cela ne se résume pas aux maladies tropicales négligées. Aujourd’hui, une femme qui a un cancer du sein à Bamako a 95 % de risques d’en mourir ; à Paris, elle a 95 % de chances d’en guérir. On ne peut pas en rester là. »