Françoise Bouchet-Saulnier & Fabien Dubuet
Directrice juridique, Médecins sans frontières
Elle a également été consultante en droits de l'homme pour diverses ONG, ainsi que directrice de recherche pour le Crash. Elle est l'auteure du Dictionnairepratique du droit humanitaire.
Représentant aux Nations unies, Médecins Sans Frontières
Avocat, spécialisé dans le droit international humanitaire, il rejoint MSF en 1999.
PARTIE 2 L’action humanitaire entre le crime et la justice
Les décisions concernant la participation de MSF aux démarches d’enquête et de justice sont marquées par les contraintes spécifiques de l’action humanitaire face aux crimes.
A - CRITÈRES ET MOTIVATIONS DES DEMANDES D’ENQUÊTE ET DE JUSTICE
Le développement des interventions internationales de maintien ou d’imposition de la paix a multiplié le nombre et la nature des acteurs présents sur les terrains de conflit, et la diversité des mandats confiés à chacun. Cet activisme a bouleversé le paysage des conflits et brouillé les rôles et responsabilités de chaque acteur de terrain, notamment en subordonnant l’action humanitaire à des objectifs plus vastes de maintien de la paix et de la sécurité internationale ou de lutte contre l’impunité.Les interventions internationales ont pris des formes multiples tant dans la composition que dans les mandats. Voir à ce sujet la rubrique« maintien de la paix »dans le Dictionnaire pratique de droit humanitaire, Francoise Bouchet-Saulnier, La Découverte, 2006, pp 325-334. Les différentes procédures d’enquête initiées ou soutenues par MSF sur la Somalie, l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, ont contribué à éclairer les faiblesses du cadre de responsabilité des différentes innovations internationales concernant la gestion des conflits.Les démarches d’enquête, soutenues par MSF, ont notamment cherché à préciser les rôles et responsabilités des nouveaux acteurs internationaux de la gestion des conflits, notamment les forces de maintien de la paix sous leurs diverses formes. Dans le cas de la Somalie, l’objectif était de comprendre comment les diverses forces militaires autorisées par les Nations unies pouvaient faire usage de la force, y compris contreles civils et les installations humanitaires. Dans les cas de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda il s’agissait plutôt de comprendre pourquoi l’usage de la force pour protéger des civils en danger pouvait être refusé, en droit ou en pratique, aux forces armées internationales investies pourtant de cette mission. A ce titre la commission d’enquête parlementaire française sur Srebrenica permit de faire un pas supplémentaire. On savait déjà que l’usage de la force pour protéger les populations en danger pouvaitê tre refusé quandles contingents internationaux ne disposaient pas des moyens suffisants en homme set en matériel. Cet usage de la force internationale ne devait pas conduire à la mise en danger des contingents internationaux. Cet élément avait été évoqué sous diverses formes pour justifier l’inaction en ex- Yougoslavie et au Rwanda. Les auditions parlementaires françaises sur Srebrenica permirent de rajouter ouvertement un critère nouveau. Il ne pouvait pas être fait usage de la force internationale pour protéger des populations en danger si cela risquait de nuire aux négociations de paix. La subordination de la dimension humaine aux considérations d’ordre politique supérieur fut enfin mise en évidence. Elles ont aussi cherché dans un certain nombre de situations à faire reconnaître l’existence de crimes et de violences qui étaient niés ou disqualifiés par la propagande politique et militaire. Ce fut notamment le cas pour les actions entreprises en 1994 et 1996 dans la région des grands lacs africains.
Ainsi, les situations dans lesquelles MSF a soutenu des démarches d’enquêtes judiciaires ou indépendantes sont restées limitées. MSF n’a pas agi en vertu de la défense de principes généraux de justice ou de vérité, mais en vertu de critères objectifs mettant en cause sa responsabilité opérationnelle directe.
L’engagement de MSF n’a concerné que des crimes de masse commis sur une population auprès de laquelle travaillaient ses équipes. Les victimes étaient des personnes secourues par MSF dans le cadre de ses programmes, ou des personnels humanitaires travaillant pour elle.Il est intéressant de noter que ce dernier critère avait été invoqué pour justifier l’intérêt à agir de MSF au sens quasi juridique du mot concernant les enquêtes sur le Rwanda et sur Srebrenica. MSF faisait valoir que l’association avait été touchée dans son corps à travers l’attaque de ses employés nationaux ou de ses malades. L’établissement des responsabilités criminelles individuelles, dans un but de sanction, n’est jamais apparu comme un objectif des démarches d’enquêtes initiées ou soutenues par MSF.
Entre temps, la question des violences faites aux populations a pris une place centrale dans la gestion politique, militaire et judiciaire des conflits par l’ONU, renforçant du même coup les enjeux de propagande et d’instrumentalisation politique et militaire de ces questions.
B - CONTRAINTES JUDICIAIRES VERSUS INDÉPENDANCE HUMANITAIRE
L’apparition des tribunaux internationaux affecte MSF de façon spécifique en questionnant sa pratique du du « témoignage » et l’ambiguïté qui entoure ce mot.
La fonction de témoignage humanitaire développée par MSF repose sur deux éléments principaux :
- Le refus de cacher des crimes de masses derrière le spectacle ou l’illusion de l’action de secours,
- Le refus de cacher des crimes de masses derrière le spectacle ou l’illusion de l’action de secours,
- La volonté d’assumer une fonction d’alerte et de responsabilisation des acteurs de la violence, dans le temps de l’action de secours.
Ces deux fonctions restent toujours aussi pertinentes, et ne peuvent être sous traitées ni différées en attendant des procédures judiciaires.
Au sein de MSF, l’élargissement de la notion de « témoignage humanitaire » vers une activité de témoin ou de porte parole judiciaire des victimes est apparue à certains comme un prolongement logique de l’action de dénonciation de certains crimes par MSF. Des débats ont souligné le paradoxe qui existe entre d’une part les prises de paroles publiques de MSF dénonçant certains crimes ainsi que son soutien à la création de la Cour pénale internationale, et d’autre part sa méfiance quand il s’agit de coopérer directement avec les tribunaux mis en place.Voir compte rendu du CA MSF France du 26 mars 2004 : « Thierry Durand : moi je pense que la collaboration avec la justice n’est pas en soi négative car nous avons toujours associé aux soins la mission de témoignage. Nous menons de notre propre chef des investigations pour dénoncer et qualifier les crimes. De plus, nous sommes régulièrement auditionnés par le Conseil de sécurité , le Conseil de l’Europe… » (…) «Jean-Hervé Bradol : je ne suis pas d’accord avec la présentation faite dans la note (sur les relations entre MSF et la CPI pour l’Ouganda), car nous partons d’un point de vue unique : les effets de la CPI seront négatifs sur notre travail. L’écriture de la note est trop déséquilibrée et en opposition avec la campagne conduite pour l’existence d’une Cour Pénale Internationale à laquelle nous avons participé. Exprimée de cette manière, notre évolution sur la question, qui est réelle, de la justice internationale ressemble à une volte face dont on ne peut comprendre les raisons.
Malgré ces débats, la méfiance de l’organisation vis à vis d’une obligation de témoignage judiciaire (qui s’était exprimée clairement dès 1995, dans le cadre de la politique de relations mise en place avec les tribunaux internationaux ad hoc) fut confirmée à plusieurs occasions. Elle a été renouvelée, autour des mêmes arguments, dès la création de la Cour pénale internationale. En plus des craintes déjà exprimées par rapport aux tribunaux adhoc, la Cour pénale internationale pose des contraintes supplémentaires et de nouveaux défis à l’action des ONG humanitaires.
La création de la CPI est une bonne nouvelle pour les ONG humanitaires. Mais elle leur pose un défi nouveau : celui de redéfinir l’autonomie et la complémentarité des actions humanitaires et judiciaires. Il ne s’agit pas de remettre en question le bien fondé de l’activité judiciaire ou de l’activité humanitaire, mais plutôt de comprendre en quoi ces deux activités utiles et légitimes, sont largement incompatibles, et relèvent de logiques et de modalités différentes.
Pour les ONG humanitaires, l’enjeu consiste à optimiser l’existence de la CPI pour clarifier les responsabilités et renforcer le respect de la mission de secours humanitaire. Pour cela il faut d’abord éviter que la mission de justice internationale affaiblisse la mission de secours ou prenne le pas sur elle. Il est parfois plus tentant de juger et de condamner à distance, que d’interposer l’action de secours au milieu des situations de violence.
Lors des négociations du traité de Rome, MSF avait demandé des mesures adaptées de protection des victimes et des témoins, et des membres des organisations humanitaires devant la future Cour. MSF avait également insisté pour que la charge des enquêtes et de la preuve de ces crimes ne pèsent pas principalement sur les acteurs humanitaires et les victimes elles mêmes.Voir compte rendu du CA MSF France du 19 juin 1998
1 - LA NÉCESSAIRE INDÉPENDANCE DE L’ACTION HUMANITAIRE
La légitimité de l’action humanitaireNous entendons par légitimité les règles et principes auxquels le droit humanitaire a soumis l’action de secours. La justice n’apparaît pas dans les principes humanitaires alors que l’indépendance est un attribut essentiel.suppose son indépendance vis à vis de tous les acteurs, de toutes les pressions, et son autonomie vis à vis de la poursuite d’autres objectifs. Que les acteurs humanitaires, comme les victimes, souhaitent la justice, comme ils peuvent souhaiter la paix, est parfaitement légitime. Mais ces souhaits ne peuvent pas conduire à soumettre l’action de secours à l’avènement de cet autre objectif.
Or, la principale caractéristique des procédures judiciaires réside dans le fait qu’elles s’imposent à tous. Le choix de la participation n’est laissé ni aux victimes, ni aux témoins, ni bien-sûr aux accusés. Le droit national reconnaît des immunités de juridiction pour certaines catégories très limitées de personnes, comme les diplomates, dans le but de garantir l’indépendance de leur fonction.
Les tribunaux existants ne permettent pas à MSF de décider au cas par cas de sa politique de coopération. Ils ne lui permettent pas davantage de choisir si elle préfère témoigner à charge ou à décharge. Si l’organisation acceptait de participer aux procédures devant les tribunaux internationaux, elle s’engagerait à mettre son personnel et ses documents au service tant du procureur que des victimes ou des accusés.
Cette contrainte est apparue clairement lors du procès Talisman aux Etats Unis. Un collectif de victimes attaquait en justice ce consortium pétrolier pour des violations des droits de l’homme et crimes commis au Soudan dans le cadre de l’exploitation des concessions pétrolières. La plainte des victimes s’appuyait sur des documents d’organisations des droits de l’homme et de MSF, décrivant le sort des populations dans et autour des concessions. Exerçant son droit à la défense, le consortium pétrolier exigeait, devant le juge américain, que MSF lui ouvre ses archives et lui communique les noms des personnes impliquées dans la rédaction du document, à titre de témoin ou d’enquêteur. L’argumentation de MSF devant » la justice américaine conduisit à un accord conclu entre MSF, la défense et l’accusation, dans lequel chaque partie acceptait de ne pas utiliser ces documents sur le plan judiciaire pour exempter MSF et les autres organisations des contraintes que cela occasionnait.Courrier du cabinet d’avocats Simpson, Thacher et Bartlett, New-York, 16 décembre 2004.
2 - ACTION JUDICIAIRE ET SÉCURITÉ DES ACTEURS DE SECOURS
Les deux tribunaux internationaux ad hoc, pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, ont été conçus comme des instruments complémentaires pour les actions de maintien ou de rétablissement de la paix. Leur travail s’est effectué en parallèle avec la poursuite du conflit et des crimes qui l’accompagnaient. Il est, dans ces cas, d’autant plus nécessaire de distinguer le rôle de l’acteur de secours, de celui d’enquêteur ou de témoin judiciaire. Cette tendance s’est confirmée avec la CPI. Elle est conçue comme un moyen d’influencer la conduite des belligérants, mais surtout de faire pression sur eux, dans le cadre d’actions globales de maintien ou de rétablissement de la paix.
C’est aujourd’hui le cas des trois situations pour lesquelles la Cour pénale internationale a été saisie : RDC, Ouganda, Soudan. Dans ces trois pays, la situation de conflit se poursuit, et la saisine de la Cour pénale internationale fait partie d’un processus de règlement international global.
La sécurité des acteurs de secours pourrait être compromise en cas de confusion entre leurs activités de secours et d’information sur la situation qu’ils rencontrent, et leur éventuelle contribution à l’action judiciaire internationale.
Le risque supplémentaire que créerait, pour le personnel de secours sur les terrains de conflit, sa participation à des procédures judiciaires n’est pas facile à évaluer. Pour autant, il a toujours été reconnu que la sécurité du personnel humanitaire dépendait notamment de la perception que les belligérants ont de l’indépendance de l’organisation, et de la nature strictement humanitaire et transparente de son action.
La volonté de participer à des procédures judiciaires comporterait un risque réel pour les organisations humanitaires. Celui de ne plus parvenir à assumer leur présence et la poursuite des actions de secours dans les situations de conflit. Elles seraient alors contraintes de se replier sur la dénonciation, en attendant la punition des coupables et l’éventuelle réhabilitation judiciaire des victimes.A titre d’exemple on peut mentionner le fait que les activités de MSF au Kivu et en Ituri s’exercent dans une zone où plusieurs criminels de guerre, faisant l’objet d’inculpation ou d’enquète par la CPI, sont retranchés et toujours actifs : Kony, Nkunda…
Après avoir refusé d’intégrer l’action humanitaire dans l’activité globale de maintien de la paix, il aurait été paradoxal que MSF soumette l’exercice de son action de secours à un impératif supérieur de justice.
3 - DÉPENDANCE VIS À VIS DES TRIBUNAUX ET GOUVERNEMENTS NATIONAUX
Contrairement aux tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, la CPI intervient quand les tribunaux nationaux ne veulent pas ou ne peuvent pas juger euxmêmes. C’est une compétence internationale par défaut qui suppose d’établir ou d’admettre d’abord la défaillance nationale.
Cette régle ajoute une contrainte particulière, vis à vis d’éventuels témoignages judiciaires des organisations de secours. Il serait difficile de concevoir que certaines organisations et témoins réservent leur coopération à la CPI et la refusent aux tribunaux nationaux.
Prévue au départ pour éviter le refus de certains gouvernements de poursuivre des crimes devant leurs tribunaux nationaux, cette mesure est également utilisée par certains gouvernements pour sanctionner judiciairement leurs adversaires politiques et militaires. Ainsi ce sont les gouvernements de la RDC et l’Ouganda qui ont saisi le procureur de la CPI, pour que la Cour juge les crimes commis dans certaines parties du pays en proie à un conflit, où l’autorité du gouvernement central n’était pas établie et où les tribunaux nationaux ne pouvaient fonctionner. Le procureur a tenté de limiter cette perception en précisant, dans les deux cas, que la Cour ne serait pas compétente seulement pour les crimes commis par les forces rebelles mais également pour ceux commis par les autres parties au conflit. Il n’en reste pas moins que, la Cour étant chargée de la poursuite des plus hauts responsables, ce critère vise particulièrement les leaders qui refuseraient de participer aux accords de paix, ou qui les mettraient en danger.C’est cette politique judiciaire qui a déjà été expérimentée et mise en œuvre par le tribunal mixte pour le Sierra Leone.
Dans un tel contexte de politisation de la gestion judiciaire des crimes, et alors que les conflits se poursuivent sur le terrain, la participation ouverte des organisations de secours aux enquêtes de la CPI créerait un risque supplémentaire, pour le personnel humanitaire expatrié comme national, et limiterait davantage la possibilité d’accès à certaines zones du territoire, ainsi que la possibilité de discussion avec les groupes armés les plus marginalisés et radicalisés.
De même, justifier pourquoi certaines informations seraient données par les ONG à la justice internationale, mais refusées aux tribunaux nationaux, conduirait à entrer dans un débat politique opposant l’internationalisme aux souverainetés nationales. Les gouvernements seraient tentés de fustiger l’action des ONG étrangères qui refuseraient de participer aux procédures nationales en privant ainsi la justice nationale des preuves nécessaires à sa mission. Ces tensions pourraient également conduire à des accusations concernant la destruction ou la falsification de preuves par les ONG.
Ces différents risques ne sont pas théoriques. Ils s’expriment régulièrement sur le terrain, notamment quand MSF refuse de signaler l’identité des victimes de violences sexuelles aux autorités policières du pays. Dans de tels contextes, certains accusent l’organisation de cacher les victimes pour empêcher le travail de la police et le rétablissement de l’ordre, d’autres insinuent qu’elle invente les victimes et ce serait pour cela que l’organisation refuserait de transmettre leurs noms aux autorités policières et judiciaires. L’argumentation de MSF pour refuser ces signalements et cette coopération ne peut être entendue que si elle englobe les tribunaux nationaux et internationaux.
La saisine de la CPI pour les crimes commis au Darfour permet d’éclairer la réalité de cette évolution. Après la vive polémique qui a entouré la question de la qualification de génocide, le Conseil de sécurité des Nations unies a soutenu le déploiement d’une force internationale interafricaine sur le terrain, et imposa au gouvernement soudanais la compétence de la CPI pour juger les crimes commis.
Toutefois, au lieu d’accepter la compétence qui venait de lui être donnée par le Conseil de sécurité, le procureur de la CPI a estimé qu’il devait d’abord examiner les efforts faits par le gouvernement soudanais pour traduire lui-même en justice un certain nombre de militaires et miliciens responsables des crimes commis dans cette province.
Le gouvernement soudanais a ainsi créé un tribunal militaire spécial pour juger les auteurs présumés de ces crimes.Création de tribunaux militaires spéciaux pour chaque Etat (Nord, Ouest et Sud Darfour) par un décret en 2001. Création de tribunaux pénaux spécialisés par un décret en avril 2003. La création de ce tribunal militaire pose des questions de coopération concrètes à MSF.
4 - ACTION HUMANITAIRE ET ENTRAVES À LA JUSTICE
L’action d’alerte sur les violences jouée par les organisations humanitaires est très différente d’un travail judiciaire d’établissement de la culpabilité criminelle individuelle. Si on prend l’exemple du rapport publié par MSF Hollande sur les viols au Darfour, il avait pour but d’alerter sur l’existence de ce crime. Mais s’il devait être utilisé devant les tribunaux soudanais ou devant la CPI, MSF Hollande serait obligée de lever l’anonymat des victimes et des témoins.
Le refus de MSF de fournir des informations et des certificats médicaux à ce tribunal pourrait relever du délit d’entrave à l’exercice de la justice.
Il faut noter à ce sujet qu’après l’arrestation du chef de mission et du responsable de terrain de MSF Hollande par les autorités soudanaises suite à la publication du rapport sur les viols au Darfour, les autorités soudanaises ont effectivement demandé à MSF la transmission des noms des victimes et des certificats médicaux. L’accusation de divulgation d’informations mensongères portée par les autorités contre MSF s’appuyait notamment sur ce refus de transmission des certificats médicaux et des éléments nominatifs concernant les victimes.
Les équipes de terrain se trouvent déjà confrontées à ce type de dilemme. Au Darfour, avant même cet incident, les équipes subissaient déjà la pression de la police pour venir déclarer au commissariat les cas de viols soignés dans les postes de santé de MSF. Le viol étant un crime, sa dénonciation à la police était une exigence légale soudanaise. Dans le rapport deforces qui s’est engagé à ce sujet, la police accusait MSF de donner une publicité internationale à ces viols tout en empêchant les autorités locales de les réprimer.
En RDC, MSF fut également confrontée à cette demande de coopération avec la police et la justice nationales. Là encore, dans le cadre de l’examen de la situation du pays par la CPI, le ministère de la Justice avait demandé aux autorités sanitaires du pays de recenser et de leur transmettre tous les cas de viols.
MSF se trouva ainsi sollicitée pour transmettre aux médecins provinciaux ses rapports médicaux.Lettre de réquisition du Parquet Général du Sud Kivu du 2 juillet 2004 concernant les informations nominatives relatives aux victimes de violence sexuelles ou de violence à l’arme à feu ou à l’arme blanche. Pour les autorités congolaises, il était important, entre autres motivations, de montrer que la justice nationale était en marche dans certaines provinces. En effet, la saisine de la CPI par la RDC ne concernait que les provinces de l’Est du pays et elle était motivée par l’incapacité du gouvernement de contrôler ces zones là.
Le refus de coopération de MSF se fonda sur une argumentation générale de non participation aux procédures judiciaires, et de maintien du secret médical.
Ce type de situation est aujourd’hui fréquent dans de nombreux pays de mission.
Pour pouvoir résister à de telles réquisitions, MSF doit s’appuyer sur une politique cohérente et une argumentation rigoureuse concernant sa participation aux procédures judiciaires, et sa politique de témoignage.
Cette politique générale doit pouvoir équilibrer deux éléments :
- un principe de non participation directe de MSF aux procédures judiciaires,Le principe de non participation est justifié par la référence à une immunité particulière découlant de la mission humanitaire. L’existence de cette immunité a déjà été partiellement reconnue par les tribunaux internationaux. Elle repose sur la reconnaissance que : - la mission d’une organisation humanitaire est une mission d’intérêt général qui découle des conventions internationales et qui consiste à apporter des secours dans les situations de violence, à être témoin de violations du droit humanitaire et à alerter les autorités responsables de ces situations, - les juges doivent respecter cette mission d’intérêt général en accordant des dispenses et protections particulières aux organisations humanitaires devant les tribunaux
- une pratique humanitaire et médicale qui soit respectueuse du droit des victimes et du secret médical.Cette non participation de MSF aux procédures judiciaires ne doit pas pour autant contribuer à faire disparaître la réalité et les preuves de certains crimes, ni léser les victimes de leur droit à être reconnues comme telles. La pratique médicale de MSF peut être respectueuse du droit des victimes, notamment, en rendant compte publiquement de l’existence de certains crimes sur le plan collectif et en fournissant sur le plan individuel, des certificats médicaux aux victimes de viol ou de violence armée. Il incombera ensuite aux victimes de décider si elles veulent, et quand elles veulent, porter plainte ou témoigner. Ce sont elles qui évalueront les risques et les avantages d’une telle démarche, en fonction des garanties de procédure qui leur sont offertes sur le plan national ou international. La défense du secret médical permet également à MSF dans de nombreuses situations de ne pas soumettre l’exigence de soin à des impératifs de dénonciation des crimes et de signalement des victimes aux forces de l’ordre. Le certificat médical permet de son côté d’attester un statut de victime, et de préserver les preuves pour des démarches ultérieures éventuelles.
Les juges internationaux ont, en partie, reconnu l’incompatibilité entre l’action de secours et l’action judiciaire, et accepté de limiter les obligations pesant sur les organisations humanitaires.
C’est paradoxalement au niveau des organisations humanitaires que cette incompatibilité doit continuer à être explicitée pour faire disparaître les ambiguïtés qui demeurent entre le témoignage humanitaire et le témoignage judiciaire.
L’enjeu consiste à redéfinir le sens et la forme de la mission de l’alerte portée par les organisations humanitaires sur certains crimes, dans un environnement judiciaire international en pleine mutation.
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