Françoise Bouchet-Saulnier & Fabien Dubuet
Directrice juridique, Médecins sans frontières
Elle a également été consultante en droits de l'homme pour diverses ONG, ainsi que directrice de recherche pour le Crash. Elle est l'auteure du Dictionnaire pratique du droit humanitaire.
Représentant aux Nations unies, Médecins Sans Frontières
Avocat, spécialisé dans le droit international humanitaire, il rejoint MSF en 1999.
PARTIE 1 Examen des inter-actions entre MSF et les procédures d’enquête ou de poursuites judiciaires
A - L’ETHIOPIE
En octobre et novembre 1985, la section française de MSF accusait publiquement le gouvernement éthiopien d’utiliser l’aide et la logistique humanitaires pour procéder au déplacement forcé des populations dans des conditions inhumaines entraînant une forte mortalité. S’appuyant sur sa double qualité de témoin des violences commises contre les populations et de complice involontaire de ces violences, MSF dénonçait ainsi le fait que les moyens des organisations humanitaires étaient détournés par le gouvernement de leur objectif et de leur finalité, et utilisés pour nuire aux populations concernées.Voir Laurence Binet, Famine et transferts forcés de populations en Ethiopie, 2005, dans la collection« Prises de parole publiques de MSF ». Ces détournements du matériel des organisations humanitaires au profit de l’exécution d’actes criminels avaient créé une situation de complicité passive. Ainsi l’action de MSF ne s’appuyait pas sur la seule défense des principes mais également sur la mise en cause directe de la co-responsabilité criminelle des organisations humanitaires. Cette dénonciation conduisit à l’expulsion de la section française de MSF par le gouvernement Ethiopien en décembre 1985.François Jean « Du bon usage de la famine », rapport MSF, octobre 1986. Voir Laurence Binet, « Famine et transferts forcés de populations en Ethiopie », dans la collection « Prises de parole publiques de MSF ». p. 12.
A l’époque, rares étaient les organisations qui partageaient la condamnation de ces pratiques de déplacement forcé de population et reconnaissaient l’existence d’un crime. En l’absence de tribunal international compétent, ce crime n’a fait l’objet d’aucune suite judiciaire internationale au moment des faits.
Toutefois en 1992, après la chute du régime éthiopien, un grand procès national fut organisé en Ethiopie pour juger « les crimes contre l’humanité » commis contre les populations civiles par le régime précédent. Rony Brauman, alors président de MSF, et Brigitte Vasset, alors directrice des opérations, reçurent par lettre une invitation à témoigner à charge contre les coupables présumés.Il n’existe aucune trace de ces deux lettres, ni dans les archives de MSF, ni dans les archives personnelles de Rony Brauman et Brigitte Vasset. Ils refusèrent de participer à ce procès, le considérant comme un procès politique ne s’appuyant pas sur une tradition de justice démocratique.
Cette première expérience montre que la question de la coopération de MSF avec des procédures judiciaires internationales ne s’est posée que tardivement, au tournant des années 1990. Elle s’est d’abord présentée dans le cadre de procès nationaux, avant de s’inscrire, au
cours de la même décennie, dans le cadre de tribunaux internationaux ad hoc puis permanents. Cette première expérience montre aussi que MSF fit d’emblée une différence entre ses activités de témoignage public et le témoignage judiciaire.
Le but de la dénonciation des crimes du gouvernement éthiopien, était de dégager la complicité de MSF de ces agissements, autant que d’infléchir le cours des événements par leur dénonciation publique. Le refus du témoignage judiciaire de MSF, plusieurs années plus tard, était motivé par la nature politique du procès et sa déconnexion opérationnelle quant au sort des populations, dix ans après les faits.
B - LA SOMALIE
En décembre 1992, le Conseil de sécurité de l’ONU décidait d’une intervention militaire destinée à protéger l’acheminement des secours déployés.Voir notamment Virginie Raisson, Serge Manoncourt, «MSF-France en Somalie : janvier 1991 – mai 1993», rapport interne d'évaluation, février 1994 et « Somalie », dans Face aux crises, sous la dir. de François Jean, Hachette, 1992. La guerre civile qui faisait rage dans le pays depuis deux ans empêchait la distribution de vivres et de secours aux victimes de la famine. Le premier mandat donné aux forces armées internationales consistait à sécuriser l’acheminement de l’aide alimentaire.
Les objectifs de cette intervention militaire allaient cependant évoluer vers l’affaiblissement des pouvoirs militaires des seigneurs de guerre et notamment du plus puissant d’entre eux.
Avec cette décision, les forces armées internationales perdirent le statut de neutralité qu’elles revendiquaient du fait de leur mission humanitaire, et se retrouvèrent directement impliquées dans le conflit.
Dans le cours de leurs actions, les forces américaines procèdèrent ainsi au bombardement du siège local de MSF et d’AICF (actuel ACF), ainsi qu’au bombardement et à l’interdiction d’accès à un hôpital où travaillait MSF.Le bilan de ces attaques s’élève à un mort, un blessé grave et sept blessés légers parmi le personnel local de MSF.
MSF dénonça immédiatement ces violences, commises contre des organisations humanitaires et des populations civiles, au nom de l’humanitaire, par des soldats agissant sous mandat de l’ONU. Ces violences étaient d’autant plus inadmissibles que c’est pour protéger l’aide humanitaire que l’ONU avait autorisé l’emploi de la force par les troupes de la coalition internationale.
MSF essaya alors de comprendre qui avait la responsabilité d’autoriser ou de sanctionner ces actions, au niveau des Nations unies ou des contingents militaires nationaux participant de cette opération.
Devant la complexité du dispositif juridique, politique et militaire des opérations de maintien de la paix, MSF déposa une plainte au Conseil de Sécurité de l’ONU pour non-respect du droit international humanitaire par des forces armées agissant sous son autorité.Voir le rapport moral 1993 de Rony Brauman, président de MSF France.
En l’absence d’un tribunal compétent pour répondre à cette question, la plainte de MSF fut envoyée à la fois, au Secrétaire Général de l’ONU, au Conseil de Sécurité, et aux ministères de la Défense des différents pays contributeurs de troupes en Somalie. L’objectif de cette plainte était double :Document MSF daté de 20 juillet 1993.
- Il s’agissait d’abord de faire reconnaître le caractère inacceptable de ces pratiques militaires, dans un contexte où, au prétexte de leur mission humanitaire, aucune limite n’était fixée à l’emploi de la force par des troupes internationales sous mandat des Nations-Unies.
- Il s’agissait également de clarifier les différents systèmes de responsabilité impliquant les pays d’origine des forces armées internationales, et l’ONU elle-même ; et d’identifier les mécanismes de plaintes et de recours possibles en cas de violence perpétrée contre des populations civiles, ou des organisations humanitaires, par une force militaire internationale mandatée par le Conseil de Sécurité de l’ONU.
Cette « plainte » de MSF aboutit au déclenchement par l’ONU d’une enquête interne qui finit par conclure que les opérations lancées par les soldats américains pouvaient être qualifiées « d’actes de vengeance ». L’enquête précisait que ces actes n’étaient pas justifiés par une nécessité militaire, et n’avaient pas le caractère de représailles licites et proportionnées. De tels actes de vengeance étaient interdits par le droit humanitaire.
Toutefois les acteurs mis en cause firent valoir, pour leur défense, que le droit humanitaire ne pouvait pas s’appliquer aux opérations militaires de l’ONU, puisque l’ONU n’était pas signataire des Conventions de Genève. Ils invoquèrent également le fait que l’ONU ne pouvait pas être considéré comme un belligérant, et que les actions de maintien de la paix étaient des actions de police internationale qui n’entraînaient pas application du droit des conflits armés.
A la suite de cet événement, et pour mettre un terme à cette polémique juridique, le département des opérations de maintien de la paix de l’ONU prit la décision d’inscrire l’obligation de respect des principes du droit humanitaire dans tous les accords de déploiement des casques bleus de l’ONU.Les « statutes of forces agreement » ou « sofas ». En outre, l’article 2.2 de la Convention sur la sécurité du personnel de l’ONU et du personnel associé, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 9 décembre 1994, et entrée en vigueur le 15 janvier 1999, a confirmé que le droit humanitaire s’appliquait bel et bien aux interventions militaires dès lors qu’elles sont déclenchées sur la base du chapitre VII de la Charte de l’ONU. Le Secrétariat général de l’ONU a également édicté en 1999 une circulaire spécifique sur le respect du droit international humanitaire par les forces des Nations unies. Ce document est entré en vigueur le 12 août 1999. Depuis, ces accords imposent le respect du droit humanitaire aux opérations de maintien de la paix et aux différents Etats contributeurs de troupes.
Dans ce cas précis, l’action de MSF s’est fondée sur la double qualité de victime et de témoin des faits. En effet MSF était victime directe des violences car les attaques avaient frappé les bâtiments et le personnel humanitaire. MSF agissait également en tant que témoin dénonçant les violences commises contre les populations, et le non respect du droit des victimes aux secours humanitaires.
MSF n’a pas cherché à obtenir réparation financière du préjudice subi, ni la condamnation d’une personne précise mais à renforcer le cadre de la responsabilité collective dans l’usage de la force. MSF a ainsi refusé les indemnisations proposées par la commission militaire chargée des dommages de guerre.
Cette plainte a contribué au positionnement ultérieur de MSF sur l’indépendance de l’action humanitaire par rapport aux opérations militaro-humanitaires, et sur la qualification de ces forces armées comme belligérants soumis au respect du droit des conflits.
C - L’EX-YOUGOSLAVIE
En ex-Yougoslavie, un an plus tard, MSF s’est de nouveau retrouvée confrontée aux ambiguïtés et aux dangers d’une action humanitaire militarisée par la communauté internationale. La référence au droit humanitaire a permis à MSF de rétablir, entre les acteurs militaires et humanitaires, des espaces différenciés de responsabilités. Mais la mise en évidence des différentes responsabilités a entraîné en retour, un questionnement sur la nature de la responsabilité de l’acteur humanitaire et les limites de légitimité de ses actions. Un certain nombre de questions se sont posées à MSF :
- MSF devait-elle documenter les violences commises contre les populations civiles, pour mieux les comprendre ? Pour les dénoncer publiquement ? Pour montrer que la guerre continuerait sous le couvert de l’opération de maintien de la paix ?
- La dénonciation des crimes devait-elle se limiter à la mise en lumière des faits dans l’espoir de les limiter ? Ou bien devait-elle inclure la demande d’une intervention militaire internationale pour faire cesser les violences contre les civils ? Ou la demande de jugement des criminels ?
1 - L’ACTION HUMANITAIRE COMME RÉPONSE INTERNATIONALE AUX CRIMES DE MASSE
Au cours de l’année 1992, MSF a fait le constat que la terreur contre les civils était une méthode de guerre délibérée, et non un effet secondaire du conflit en ex-Yougoslavie. Ce constat s’appuyait sur un certain nombre d’événements tragiques tels que le massacre des malades de l’hôpital de Vukovar, les déplacements forcés de la population sous l’effet de politiques de terreur, les camps de regroupement forcé de civils, les exécutions sommaires, les violences sexuelles, le recours systématique aux groupes paramilitaires prétendument incontrôlés pour « faire le sale boulot ».
A l’automne 1991, à Vukovar, MSF avait dénonçé l’attaque du convoi d’évacuation des malades de l’hôpital.Le 20 octobre 1991, après trois jours de négociations avec les belligérants, une équipe de MSF tenta d’évacuer des centaines de blessés et malades de l’hôpital de Vukovar, ville assiégée depuis trois mois par les forces serbes. Alors que le premier convoi quittait la ville avec 200 patients et progressait dans la banlieue de la ville, une mine anti-char fut actionnée par un inconnu : deux infirmières de MSF (Ghislaine Jacquien et Fabienne Schmidt) furent gravement blessées et évacuées par convoi militaire vers Belgrade. Le convoi arriva à Zagreb une dizaine d’heures plus tard. A la suite de cet attaque, le deuxième convoi prévu pour évacuer le reste des malades et blessés fut annulé. Ces malades et blessés furent soustraits au représentant du CICR et assassinés lors de la prise de la ville par l’armée fédérale et les milices serbes. Ils furent enterrés dans une fosse commune à proximité de la ville. MSF avait ensuite alerté la communauté internationale sur le sort des malades restés dans l’hôpital et qui furent massacrés au moment de la chute de la ville, le 19 novembre 1991. Mais pendant plusieurs années, aucune enquête n’eut lieu sur ce massacre « présumé ». MSF dénonça également le fait que le site de la fosse commune « présumée » ne soit l’objet d’aucune protection, ni d’aucune investigation par les forces de l’ONU présentes sur le terrain pendant plus de deux ans.A partir de 1993, la fosse commune est finalement gardée par les soldats de l’ONU. Le TPIY ne procèda que très tardivement à l’exhumation des corps au cours de son enquête sur ce massacre.
En 1992, MSF rédigea un rapport décrivant et dénonçant les pratiques de purification ethnique dans l’Est de la Croatie et le rendit public.« Le processus de purification ethnique dans la région de Kozarac (Bosnie-Herzégovine), enquête auprès de 60 ex-détenus bosniaques et de leurs familles accueillis en France (Saint-Etienne) », 7 décembre 1992. Ce rapport montra que les violences contre les populations obéissaient à une stratégie organisée et systématique de terreur contre les populations, visant à les chasser. Il montra également que l’action humanitaire ne permettait pas d’infléchir ni d’humaniser cette politique criminelle, et pouvait même faciliter sa mise en oeuvre dans le cadre de la prise en charge des déplacés.
Pendant toute cette période, les prises de positions publiques de MSF visaient à faire reconnaître l’existence d’une politique criminelle que les Etats européens cherchaient à nier ou à minimiser, et qui compromettait, selon MSF, la pertinence et l’efficacité de l’action humanitaire.Rony Brauman :« Génocide, information et bons sentiments », Population en danger 1995, La Découverte, pp 85-91. C’est dans ce cadre que MSF dénonça le recours à l’« alibi humanitaire », utilisé par les Etats qui déployaient des actions de secours militarisées mais refusaient d’assumer d’autres modes d’action pour s’opposer aux massacres de civils.« Ex-Yougoslavie, la fuite dans l’humanitaire ». Population en danger 1992, Hachette interventions.
Après que la Commission des droits de l’homme de l’ONU l’eut nommé rapporteur spécial pour l’ex-Yougoslavie, le Polonais Tadeusz Mazowiecki recueillit, auprès de nombreuses sources, les différentes informations relatives aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par les belligérants.MSF transmit plusieurs documents au rapporteur spécial, qui eut la possibilité de les utiliser de façon confidentielle et de vérifier et compléter auprès d’autres sources la validité et le contenu des informations communiquées. Lui aussi dénonça le caractère inapproprié de la réponse de l’ONU face à ces crimes. Il finit par démissionner après le massacre de Srebrenica pour se désolidariser publiquement de cette politique de la communauté internationale.Voir infra 3 « MSF et Srebrenica » p. 16.
De fait, jusqu’à la tragédie de Srebrenica, en juillet 1995, et malgré plusieurs révisions du mandat des forces armées onusiennes autorisant l’emploi de la force pour protéger les populations en danger, le dispositif militaire international s’est caractérisé principalement par sa passivité à l’égard des crimes commis contre les populations civiles.
Entre temps, en 1993, le Conseil de sécurité décida la création d’un tribunal pour juger les crimes commis dans cette guerre. Cette création fut sans doute une réponse à l’indignation des opinions publiques européennes mais elle montra aussi le besoin de compléter les moyens d’intervention militaire et humanitaire de l’ONU sur ce terrain.
2 - LE TRIBUNAL PÉNAL POUR L’EX-YOUGOSLAVIE (TPIY) : ÉLÉMENT DE GESTION JUDICIAIRE DE LA CRISE
Dans l’histoire des relations internationales, il s’agissait d’une première depuis la mise en place des juridictions militaires de Nuremberg et de Tokyo en 1945. Ce tribunal reçut mandat de juger les crimes commis sur l’ensemble du territoire de l’ex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991, date considérée par le Conseil de sécurité comme celle du début des hostilités. Aucune limite de temps ne fut fixée à la compétence du TPIY puisque le conflit était encore en cours lors de sa création.
Cette décision répondait à un ensemble de préoccupations. Elle avait d’abord pour but d’ajouter un élément de pression supplémentaire sur les belligérants et de pallier les faiblesses du dispositif militaire international.Les faiblesses de ce dispositif sont clairement illustrées par son impuissance face aux violences commises contre les populations. Elles s’expriment également a travers la vulnérabilité des casques bleus eux même. En effet, en avril 1994 et mai 1995, un certain nombre d’agressions sont commises contre les casques bleus à la suite des recours à la force décidés par l’ONU contre les forces serbes. La menace judiciaire devait permettre de dissuader les politiques criminelles, et aurait pu servir de monnaie d’échange pour faciliter les négociations de paix.
La résolution du Conseil de sécurité portant création du tribunal ad hoc consacrait ainsi une double mission consistant à faciliter les efforts de paix et à juger les auteurs de crimes. Les Etats mirent un an et demi avant de nommer le procureur du TPIY (Richard Goldstone) ; il fallut encore plusieurs années avant que de réels moyens ne soient alloués au tribunal pour lui permettre un fonctionnement effectif.
L’apparition d’un tribunal international constitua un élément totalement nouveau du dispositif international de gestion des conflits ; il remit en question certaines pratiques des organisations humanitaires en général, et de MSF en particulier.
En effet, la dénonciation de crimes graves n’impliquait dès lors plus seulement la responsabilisation politique des belligérants mais pouvait inclure la mise en cause de la responsabilité pénale de tel ou tel individu.
Pour protéger son opérationnalité, MSF souhaitait préserver son indépendance et son autonomie vis à vis d’un Tribunal international, perçu comme un lieu d’affrontement politique majeur entre les Etats.
En outre, il y avait un certain danger à faire reposer le fonctionnement du tribunal sur des éléments de preuve fournis par les organisations humanitaires. D’une part, cela augmentait les risques pour la sécurité de leur personnel sur le terrain et limitait les secours. D’autre part, les informations disponibles auprès des ONG permettaient de mettre en évidence l’existence de victimes et parfois l’existence de crimes, mais elles ne permettaient pas de prouver l’identité et la culpabilité des auteurs de ces actes. La participation des ONG risquait ainsi d’être non seulement inefficace mais également contre-productive. En effet, l’exposition des ONG dans ces procédures risquent surtout de servir à cacher la résistance des Etats à coopérer avec le Tribunal international en matière de transmission d’informations, de coopération judiciaire et de protection des victimes et témoins.Voir Une justice internationale pour l’ex-Yougoslavie : mode d’emploi du Tribunal pénal international de La Haye, Françoise Bouchet-Saulnier (avec Cedin et FIDH), L’Harmattan, 1994.
Pour éviter ces risques et garder son autonomie de décision en matière de relation avec le tribunal sur l’ex-Yougoslavie, MSF eut recours à une disposition du règlement de procédure et de preuve du TPIY (article 70) qui permet de ne transmettre que des documents servant à faciliter les d’enquêtes, mais pas à nourrir les dossiers d’accusation.Le Procureur s’engage à ne pas utiliser les informations transmises comme moyens de preuve dans un dossier d’accusation. Cette disposition évite ainsi que celui qui a fourni l’information soit obligé de participer aux procès et notamment d’être soumis à des contre interrogatoires de la part de l’accusé, ou soit obligé de révéler l’identité de la source de son information. Il s’agissait seulement d’informer les enquêteurs sur des évènements, des lieux et l’existence d’autres témoins (notamment internationaux). Cette disposition permit d’éviter toute obligation de participation à la procédure judiciaire proprement dite. Elle limita également la possibilité des juges d’exiger la production de témoins ou d’autres documents.
C’est autour de ces préoccupations politiques, et pour tirer parti des différentes garanties juridiques, que MSF élabora la politique de coopération avec les tribunaux pénaux internationaux ad hoc qui fut adoptée en novembre 1995 et s’appliqua à l’ensemble du mouvement MSF.« MSF et les procédures judiciaires », Françoise Bouchet-Saulnier, document interne de MSF, novembre 1995. Cette politique s’organisait autour des points suivants :
- MSF continuerait à rendre public des rapports sur les évènements dont elle était témoin. Ces documents seraient ainsi accessibles au tribunal.
- MSF limiterait l’obligation de coopération en utilisant les procédures prévues à cet effet par le statut du tribunal, notamment concernant la procédure sur la transmission confidentielle de documents.MSF utilise une disposition du règlement de procédure et de preuve du TPIY (article 70) qui permet de transmettre des documents qui ne serviront qu’à faciliter les enquêtes mais pas à nourrir les dossiers d’accusation. Ainsi il s’agit d’informer les enquêteurs sur des évènements, des lieux et l’existence d’autres témoins. Le Procureur s’engage à ne pas utiliser les informations transmises comme moyens de preuve. Cette disposition permet d’éviter toute obligation de participation à la procédure judiciaire proprement dite. Elle permet également de limiter la possibilité des juges d’exiger la production de témoins ou d’autres documents.
- MSF chercherait à éviter l’obligation de témoigner physiquement devant le tribunal pour un certain nombre de volontaires de terrain qui ne le souhaiteraient pas.
Cette politique ne contenait aucun jugement de valeur sur le fonctionnement du tribunal, mais manifestait la volonté de MSF de préserver son indépendance d’action vis à vis des procédures judiciaires internationales.
Elle se concrétisa par la transmission de documents relatifs aux crimes commis à Vukovar, des différents rapports de MSF sur les exactions de masse, rédigés entre 1992 et 1996.A la demande du bureau du Procureur du TPIY, les rapports de MSF sur la purification ethnique ont été transmis à nouveau le 2 octobre 2001. , et de plusieurs rapports relatifs à la chute de l’enclave de Srebrenica.Voir infra 3 « MSF, le TPIY et Srebrenica » p.13.
Cette politique ne prévoyait pas l’intégralité des cas de figures qui pouvaient se présenter, notamment le cas où la décision de l’association serait différente de celle d’un de ses membres. Ce cas de figure fut envisagé et tranché ultérieurement selon le principe suivant
: l’association n’interdirait pas à l’un de ses membres de témoigner, à titre personnel, dans une procédure judiciaire. Toutefois dans ce cas, MSF pourait demander que le nom de l‘organisation ne soit pas utilisé tout comme ses documents internes. En outre, MSF avait décidé de proposer un soutien juridique à des volontaires qui décideraient de témoigner en respectant le cas échéant, les besoins de discrétion de l’organisation.Ces éléments ont été rajoutés dans le cadre de la rédaction de la politique internationale de MSF vis à vis de la Cour pénale internationale, adoptée en 2004. Voir infra.
3 - MSF, LE TPIY ET SREBRENICA
Les enquêtes du TPIY sur le massacre de Srebrenica commencèrent dès la chute de l’enclave, mais les enquêteurs rencontrèrent de grande difficultés pour accéder au terrain et obtenir des informations, notamment de la part des Etats impliqués dans les opérations de maintien de la paix sur le terrain. Au mois d’août 1995, un enquêteur du tribunal contacta MSF pour savoir si l’organisation disposait d’autres documents que ceux qui avaient été rendus publics. MSF transmit alors à l’enquêteur, sous couvert de confidentialité, la copie de la liste mentionnant les blessés et malades et le personnel MSF disparus lors de l’évacuation de l’enclave et la copie du document de débriefing de ses expatriés, réalisé après les événements, et qui avait déjà été transmis au gouvernement néerlandais (celui-ci procèdait de son côté à une enquête interne sur le comportement de son contingent de casques bleus à Srebrenica - voir infra).
L’enquêteur justifia sa demande d’information par le besoin de stimuler et de tester la coopération des différents Etats impliqués.
Le responsable des enquêtes du TPIY sur les massacres de la « zone de sécurité » reprit contact avec MSF en novembre 1996 pour indiquer qu’il avait retrouvé le corps d’un de nos employés.Il s’agissait du corps de Meho Bosnjakovic. En décembre 1998, l’un des expatriés présent sur le terrain au moment des faits, fut sollicité par des enquêteurs du TPIY pour apporter son témoignage. Les responsables du dossier à MSF contactèrent cette personne qui ne souhaitait pas témoigner si ce n’était pas absolument nécessaire. Après concertation entre MSF et le bureau du procureur du tribunal, il fut convenu que cette personne ne serait pas contrainte de témoigner devant le TPIY. Le tribunal accepta ce compromis, sans faire pression sur MSF ni sur le volontaire. La comparution fut remplacée par une réponse du volontaire à des questions écrites envoyées par le bureau du procureur, suivie d’une entrevue informelle,L’entrevue est un procédé informel qui ne crée pas d’obligation juridique pour le témoin notamment l’obligation d’être contre interrogé lors des audiences par le procureur, les juges ou l’avocat de l’accusé. en janvier 1999, avec des enquêteurs du tribunal.
La question du témoignage de MSF devant le TPIY connut un rebondissement en 2004. A cette époque, un ancien responsable de MSF décida de témoigner à décharge dans le cadre d’un procès.Procès de Naser Oric, l’ancien chef militaire bosniaque de Srebrenica, qui se tint devant le TPY en 2004 - 2005. Acte d'accusation initial, 28 mars 2003. Acte d'accusation modifié, 23 juillet 2003. Deuxième acte d'accusation modifié, 4 octobre 2004. Troisième acte d'accusation modifié, 30 juin 2005. Décision du Greffe, 15 mars 2004. Décision chambre de 1ère instance 25 avril 2003. Décision relative au deuxième acte d'accusation modifié, 4 octobre 2004. Décision relative à l'appel interlocutoire concernant l'application de l'article 70 du règlement, Chambre d’Appel 24 Mars 2004. Il transmit à l’avocat de l’accusé les noms des anciens volontaires de MSF présents à Srebrenica de 1993 à 1995, ainsi que plusieurs documents internes de MSF. Sollicités directement par l’avocat, plusieurs de ces volontaires contactèrent le service juridique de MSF, pour avoir des clarifications sur la position de l’organisation.
Un certain nombre de discussions eurent lieu au sein de l’organisation, concluant au fait que MSF ne souhaitait pas s’associer à cette décision, ni la soutenir.
Parmi les arguments débattus, il y avait notamment le fait que c’était la première fois que le témoignage MSF était demandé par l’avocat de la défense, d’un accusé. En outre, l’acte d’accusation portait sur des faits commis à une période où MSF n’était pas opérationnel dans le lieu concerné.
Une réponse positive de MSF à cette sollicitation aurait créé un précédent difficile à assumer dans l’avenir. MSF ne détenait pas d’informations directes cruciales ou déterminantes sur les faits concernés. En acceptant de témoigner dans de telles conditions, MSF aurait reconnu que ce type de témoignage n’était pas incompatible avec la mission de secours en situation de conflit.
Cependant la décision de non participation de MSF donna lieu à une controverse portant sur la confusion entre les décisions assumées politiquement par l’organisation, et celles prises par les individus à titre personnel.
En cas de désaccord entre l’organisation et un volontaire sur la nécessité et l’opportunité d’un témoignage judiciaire impliquant l’association, il est toujours possible que le volontaire témoigne en son nom propre, sans exposer le nom de l’organisation, les noms de certains de ses membres, et sans utiliser les documents internes de l’organisation.
Les statuts des tribunaux internationaux prévoient de telles mesures de protection mais, pour en bénéficier, il faut que le témoin en fasse la demande auprès du tribunal.Ces mesures de protection de l’anonymat peuvent en principe être demandées par le témoin ou son avocat auprès de la division d’aide aux victimes , auprès du procureur ou du juge. Cette première option suppose qu’un accord est trouvé entre MSF et le témoin. Cependant, dans le cas où MSF voudrait bénéficier d’une protection contre la volonté d’un témoin, elle peut en faire directement la demande au juge, qui est également habilité à prendre de telles décisions à titre exceptionnel. Dans le cas d’espèce, le témoin n’avait pas voulu faire une telle demande de protection puisqu’il estimait légitime d’exposer le nom de MSF. En outre, la controverse au sein de l’organisation avait paralysé, pendant un temps, toute demande de protection faite directement par MSF auprès des juges.
Paradoxalement, c’est le juge international, qui de son propre chef, lors de l’audience, s’inquiéta du risque que le témoin faisait courir à l’organisation et à ses membres en citant les noms, sans apparente précaution ni concertation avec MSF.Voir transcription de l’audition au TPIY en date du 11 juillet 2005 et les remarques du juge Agius, pp 9461- 9462.
La publication de cette audition sur le site du Tribunal au mois de juillet 2005 créa une prise de conscience au sein de MSF. Les requêtes faites par MSF auprès de l’avocat furent dans un premier temps refusées, avant d’être acceptées suite aux demandes faites par MSF directement auprès du juge. Ainsi, le 10 octobre 2005, le nom de MSF et des autres membres de l’association furent officiellement retirés du procès verbal de l’audience du 11 juillet 2005.Courriel du 29 août 2005 de MSF à l’avocat lui demandant de prendre les mesures de protection pour éviter que le nom de MSF n’apparaisse dans les documents et témoignages qu’il allait produire au procès. Courriel du 29 août 2005 de l’avocat à MSF, précisant qu’il ne reconnaissait aucun droit à MSF de limiter la façon dont il entendait assurer la défense de son client. Lettre du 15 septembre 2005 de MSF au juge lui demandant de prendre lui même les mesures de protection du nom de MSF dans les documents et lors des audiences du tribunal. Mail du 26 septembre 2005 de l’avocat à MSF Par exemple, les enquêteurs du tribunal ne furent pas autorisés à se rendre sur les lieux pendant de nombreux mois. qui acceptait de procéder lui même à la protection du nom de MSF, si MSF retirait sa demande en ce sens au juge. Courriel du 10 octobre 2005 entre MSF et l’avocat précisant que les références à MSF avaient été enlevées des documents d’audience et lettre en retour de MSF au juge pour clore ce sujet.
4 - MSF ET LES ENQUÊTES NON JUDICIAIRES SUR SREBRENICA
Pendant deux ans, de 1993 à 1995, MSF apporta un soutien médical et logistique à la population assiégée de la « zone de sécurité » de Srebrenica, qui était officiellement sous la protection des casques bleus des Nations unies. C’est un bataillon néerlandais qui assurait la protection de l’enclave de Srebrenica au moment de l’attaque des forces serbes en 1995. En juillet 1995, la chute de Srebrenica fut suivie de l’expulsion de 40 000 personnes et de l’exécution d’environ 7000 autres, selon les estimations communément admises.Ces chiffres sont notamment ceux avancés par le CICR, le HCR et le TPIY. En outre, plusieurs dizaines de blessés et malades pris en charge par MSF et évacués de l’enclave par les forces bosno-serbes, furent sortis des autobus qui les transportaient et exécutés par des groupes paramilitaires. Au moins trois infirmières membres du personnel local de MSF, qui les accompagnaient, subirent le même sort, et restérent « portées disparues». D’autres membres du personnel local de MSF et d’autres malades furent également exécutés.Sur les 13 membres du staff local de MSF il y eut un disparu dont le cadavre fut officiellement identifié en 1996 et, sur les 128 membres du personnel de l’hôpital, 21 personnes sont portées disparues.
L’équipe de MSF dans l’enclave fut témoin de l’attitude des casques bleus de l’ONU pendant l’attaque. Après la chute de l’enclave, l’équipe fut également témoin du tri de la population et des malades et blessés, de la séparation des hommes et des femmes, et du départ des groupes en convoi vers des destinations inconnues.
Au delà de sa communication publique sur les évènements de Srebrenica au moment des faits, MSF initia et/ou participa à plusieurs procédures non judiciaires, déclenchées entre 1995 et 2000 pour établir les faits et les diverses responsabilités autour de l’abandon de la « zone de sécurité » et des massacres qui s’ensuivirent.
Après la chute de l’enclave et la déportation de la population, MSF procéda immédiatement, de façon interne, au debriefing de ses volontaires présents sur le terrain. Deux rapports furent produits, en août 1995, puis en février 1996Voir « Les témoignages bosniaques sur la fin de Srebrenica », rapport de MSF, août 1995 et «Srebrenica Hospital Personnel and Local Staff. Eye Witness accounts of the evacuation from Srebrenica and the fate of missing colleagues », rapport de MSF, février 1996. décrivant les circonstances de la chute de l’enclave. Ces rapports s’appuyaient sur les documents de débriefing des expatriés, et sur les transcriptions de communications entre les équipes de terrain et de coordination à Belgrade, pendant toute la durée de l’offensive militaire sur l’enclave, et jusqu’à sa chute et la déportation de la population et des malades.
MSF utilisa ces documents pour répondre aux demandes d’informations qui lui furent adressées dans le cadre des enquêtes qui se déroulèrent aux Pays-Bas dès 1995, et qui allaient s’étendre en France, devant le Tribunal pénal international pour l’ex-YougoslavieSur le moment, le TPIY rencontra de grandes difficultés pour enquêter sur les circonstances de la chute de Srebrenica. Par exemple, les enquêteurs du tribunal ne furent pas autorisés à se rendre sur les lieux pendant de nombreux mois. ainsi qu’au sein des Nations-unies.
Au niveau international, la clarification du sort de cette population, et de l’ampleur des massacres a pris des années. Pendant cette période d’incertitude, chacun spécula sur le sort réel des milliers de personnes portées disparues à Srebrenica. C’est seulement l’ouverture des fosses communes et la progression de l’enquête judiciaire du TPIY qui permirent de mettre un terme aux contestations relatives à l’existence et à la nature de ces crimes.
Le travail de MSF consista, pendant ce temps de latence, à conserver les preuves et témoignages en sa possession, et à faire pression publiquement pour que les faits et les responsabilités relatives à la chute de Srebrenica fassent l’objet d’investigations aux niveaux national et international.
Le travail d’enquête du TPIY ne couvrit qu’une partie des responsabilités du drame de Srebrenica. Le tribunal international était chargé d’établir les responsabilités pénales et individuelles des auteurs de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et génocide en ex-Yougoslavie. Il a confirmé, à plusieurs reprises, sa mission principale de juger les crimes commis par les parties au conflit. Ses enquêtes ne cherchaient donc pas à comprendre pourquoi le dispositif militaire combiné Forpronu/OTAN était resté passif, lors des massacres de Srebrenica, ni à sanctionner son inaction sur le plan pénal.
L’identification des responsabilités politiques et militaires occidentales, dans la paralysie des forces de l’ONU et de l’OTAN, ne relevait pas de la compétence du TPIY. Pour autant, ces responsabilités ne pouvaient être passées sous silence puisqu’elles s’inscrivaient dans le cadre d’une politique internationale d’intervention militaire, dont une mission essentielle concernait officiellement la protection des populations.
C’est donc notamment pour mettre en évidence les carences et défaillances des dispositifs internationaux visant la protection des populations dans le cadre des missions de maintien de la paix que MSF demanda, pendant plusieurs années,En 1995, le nombre d’opérations de maintien de la paix et de militaires déployés par l’ONU atteint un niveau record. Après les échecs en Somalie, au Rwanda et en Bosnie, les opérations de maintien de la paix des Nations unies marquèrent toutefois une pause. Depuis 1999 et la guerre de l’OTAN au Kosovo, les opérations de gestion de crises connaissent un nouveau regain, d’autant que plusieurs organisations régionales (l’UE, l’OTAN, l’Union africaine…) déploient désormais de plus en plus de soldats sur le terrain au côté de l’ONU.38. Le NIOD : organisme de recherche historique travaillant sur la deuxième guerre mondiale. que cet aspect du drame fasse l’objet d’une enquête au sein de l’ONU, et d’une enquête de la part des Parlements des principaux Etats impliqués.
4.1 Les enquêtes néerlandaises sur la tragédie de Srebrenica
Entre 1995 et 2003, plusieurs processus d’enquête se sont déroulés aux Pays-Bas. Dans les jours suivant la chute de Srebrenica, alors que les informations sur le massacre de la population commencaient à se répandre, la pression et les accusations médiatiques se portaient sur l’inaction du contingent de casques bleus néerlandais présent dans l’enclave. A partir de septembre 1995, le ministère de la défense néerlandais procèda à une enquête interne, et organisa le débriefing de ses soldats pour établir les éléments de responsabilité imputables au contingent sur le terrain, ainsi qu’aux supérieurs hiérarchiques politiques et militaires, au sein de la chaîne de commandement, nationale et onusienne.
Le témoignage des expatriés de MSF présents sur le terrain aux côtés des troupes néerlandaises fut sollicité par les enquêteurs du ministère de la défense néerlandais. Compte tenu du climat de polémique, et de la volonté des expatriés de ne pas s’exposer physiquement et personnellement dans ce processus, MSF décida de refuser les demandes d’auditions directes mais accepta de contribuer, de façon contrôlée, au processus d’enquête. Les enquêteurs néerlandais envoyèrent donc des questions écrites à MSF, auxquelles les volontaires répondirent, également par écrit, avec l’aide des documents de débriefing déjà produits par MSF.
Le processus d’enquête du ministère de la défense néerlandais fut, dès le début, entaché par un scandale lié à la destruction « accidentelle » des pellicules de photos prises par certains casques bleus lors de la chute de Srebrenica. Le rapport du ministère de la défense néerlandais ne fut publié qu’en novembre 1999, après de multiples pressions de la presse, de l’opinion publique et d’une partie de la classe politique. Il conclut à la nécessité d’une enquête indépendante plus approfondie, notamment sur les éléments mettant en cause l’intégralité des chaînes de commandement néerlandaise et onusienne.
En 1996, afin d’éviter la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire, le gouvernement néerlandais confia une enquête parallèle et plus approfondie à l’institut néerlandais de documentation sur la guerre : NIOD.Le NIOD : organisme de recherche historique travaillant sur la deuxième guerre mondiale. Il retarda ainsi la création d’une commission d’enquête parlementaire, en attendant les conclusions du NIOD.Un des objectifs était sans doute de gagner du temps pour laisser passer l’émotion suscitée par ce drame. Malgré cela, la publication du rapport d’enquête de l’ONU sur la chute de Srebrenica, en novembre 1999, et le déclenchement de la mission d’information parlementaire française, à l’automne 2000, relancérent l’attention et les questions des media sur les raisons de l’abandon de la« zone de sécurité ». L’enquête lancée par les Nations unies en décembre 1998 et celle décidée par le parlement français à l’automne 2000, créèrent de nouvelles synergies. Les enquêteurs du NIOD s’appuyèrent sur les documents déjà transmis, ou rendus publics par MSF-France dans le cadre de l’enquête du ministère de la défense néerlandais, mais aussi de la mission d’information parlementaire française. Ils ne firent aucune demande d’audition de témoins particuliers, ni de documents complémentaires auprès de MSF (voir infra).
La publication du rapport du NIOD (le 10 avril 2002) fut suivie, six jours plus tard, par la démission de l’ensemble du gouvernement du Premier ministre Wim Kok et du chef d’état-major des armées. Un mois plus tard, en juin 2002, le parlement néerlandais décida de mettre en place une commission d’enquête. Elle rendit son rapport le 27 janvier 2003.
4.2 L’enquête de l’ONU sur la chute de Srebrenica
Dans sa résolution 53/35 du 30 novembre 1998, l’Assemblée générale des Nations unies demanda que soit établi « un rapport complet comprenant une évaluation des évènements survenus depuis la création de la zone de sécurité de Srebrenica, le 16 avril 1993, ainsi que d’autres zones de sécurité (…)». Contrairement au processus d’enquête lancé par le Secrétaire général de l’ONU sur le Rwanda, et publié la même année, ce fut une initiative diplomatique du gouvernement de Bosnie, soutenue par d’autres pays devant l’Assemblée générale de l’ONU, qui permit de revenir sur ce drame. En réponse à cette demande, le Secrétariat général procèda à une enquête interne qui déboucha, le 15 novembre 1999, sur la publication du rapport sur la chute de Srebrenica.Voir « Rapport présenté par le Secrétaire général en application de la résolution 53/35 de l’Assemblée générale. La chute de Srebrenica », 15 novembre 1999.
MSF ne fit pas de démarche active vis à vis de l’équipe d’enquêteurs et ceux-ci ne cherchèrent pas non plus à approcher les diverses sections de MSF ni les volontaires présents à Srebrenica. Les enquêteurs de l’ONU eurent bien-sûr accès aux deux rapports publics publiés par MSF en 1995 et 1996.
Ainsi que par le rapport sur le génocide au Rwanda publié la même année par l’ONU
En revanche, MSF s’appuya sur la dynamique amorcée par la publication du rapport de l’ONU, et sur la volonté de son Secrétaire général de clarifier la doctrine d’intervention militaire des Nations unies dans des situations de crimes de masse, pour lancer et alimenter publiquement la demande d’enquête parlementaire en France.
4.3 La mission d’information parlementaire française sur Srebrenica
En 2000, cinq ans après les faits, et malgré les résultats de l’enquête de l’ONU et des Pays-Bas, un certain nombre de questions restaient toujours sans réponse quant aux motifs qui avaient conduit la communauté internationale à abandonner la population de cette « zone de sécurité » officiellement protégée par les casques bleus et l’OTAN.
Le déroulement des évènements était à peu prés établi, mais, sur certains points essentiels, les explications données par l’ONU, les Pays-Bas et la France divergaient de façon évidente.
C’est pour tenter de faire la lumière sur ce « noyau obscur » du drame de Srebrenica que MSF demanda, à plusieurs reprises, une enquête parlementaire en France, avant d’obtenir finalement la création en novembre 2000 de la « mission d’information parlementaire sur Srebrenica ».Voir notamment la tribune de Françoise Bouchet-Saulnier et de Pierre Salignon, « Srebrenica, questions de lâchetés », La Croix, 20 juillet 1996, la préface de Pierre Salignon et Renaud Tockert, in Srebrenica. Histoire d’un crime international, Laurence de Barros-Duchêne, L’Harmattan, 1996 et le soutien de MSF à la demande d’enquête formulée par le « Collectif des citoyens et citoyennes pour la Bosnie », voté par le conseil d’administration de MSF, le 19 novembre 1999 , tribune de Jean Hervé Bradol dans le Monde le 13 juillet 2000.
La France était un pays-clé dans le dispositif onusien en ex-Yougoslavie puisque c’était un militaire français, le général Janvier, qui assumait, à l’époque, le commandement des forces des Nations unies dans toute l’ex-Yougoslavie. Ce fut également à l’initiative de la France que le concept de « zone de sécurité » fut créé en Bosnie, à la suite de la proposition du général Morillon. Malgré son rôle majeur dans la gestion du conflit bosniaque, la France n’avait, jusqu’à cette époque, procédé à aucun travail d’investigation sur le drame de Srebrenica, alors même que de nombreuses informations, émanant de diverses sources, liaient la chute de Srebrenica à diverses négociations secrètes qui auraient impliqué les autorités françaises.Un accord serait ainsi intervenu entre des responsables français et les forces bosno serbes au mois de mai 1995, liant la libération des casques bleus pris en otages à l’arrêt du recours aux frappes aériennes de l’OTAN. Un autre scénario aurait également impliqué les autorités françaises et les autres pays membres du groupe de contact chargé de la négociation des accords de paix. Celui ci aurait lié l’accord de paix à l’« abandon » des enclaves de l’Est de la Bosnie et donc l’engagement de ne pas les défendre militairement au niveau des forces armées internationales.
Alors que, en France, un certain nombre de groupes militants envisageaient de porter plainte contre le général Janvier devant les tribunaux français, pour complicité de crime contre l’humanité, MSF exclut de s’associer ou de soutenir cette initiative.
En effet il ne s’agissait pas, pour MSF, de trouver ou de créer un bouc émissaire, ni d’établir une éventuelle responsabilité pénale individuelle. L’objectif principal consistait à éclaircir les différents niveaux de responsabilités, politique et militaire, qui avaient conduit au drame. Cela supposait d’étudier les divers rouages de la chaîne de décisions dans l’application du mandat international de protection des populations, ainsi que leurs logiques, leurs contraintes et leurs dysfonctionnements.
Publiée dans Le Monde du 13 juillet 2000, la tribune du nouveau président de MSF : Jean-Hervé Bradol, s’inscrivait ainsi dans un contexte général de demande de transparence et d’analyse des opérations de maintien de la paix.Les rapports de l’ONU sur le génocide au Rwanda et sur la chute de Srebrenica ainsi que le rapport d’audit sur le fonctionnement des opérations de maintien de la paix (dit « rapport Brahimi ») furent publiés en 1999 et 2000 et firent l’objet d’une importante couverture médiatique. Le rapport de l’OUA sur le génocide au Rwanda fut également publié le 7 juillet 2000. En France, MSF bénéficia également de la période dite « de cohabitation » (Le président de la république, d’une part, le premier ministre et le parlement d’autre part représentent deux courants politiques opposés) qui réduisit quelque peu la singularité française permettant à un seul homme, le président de la République d’envoyer des soldats à l’étranger. De plus, le président de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, Paul Quilés, s’était donné comme mission de renforcer le contrôle du parlement sur les opérations extérieures du gouvernement. C’est sous son autorité que se déroula en 1998, l’enquête du Parlement français sur le Rwanda qui ouvrit une première brèche en faveur d’un plus large contrôle parlementaire de la politique extérieure du gouvernement.
Le 23 novembre 2000, les commissions de la défense et des affaires étrangères de l’Assemblée nationale votèrent en faveur de la création d’une mission d’information parlementaire. Cette mission se mit en place en décembre et auditionna jusqu’en juin 2001 une vingtaine de personnes, parmi lesquelles des responsables politiques et militaires français et néerlandais, un enquêteur du TPIY et des membres de la société civile (dont trois membres de MSF). Son rapport fut publié le 22 novembre 2001.
Il y eut débat au sein de MSF pour savoir si l’organisation devait se limiter à demander la création de la commission d’enquête parlementaire, ou si MSF devait également s’impliquer, au quotidien, dans son fonctionnement, pour évaluer et stimuler la qualité du travail de cette commission et pouvoir, le cas échéant, s’en dissocier publiquement.Ainsi, dès l’annonce de la composition de la mission, MSF critiqua publiquement le choix comme rapporteur du travail parlementaire, de François Léotard, ancien ministre de la défense pendant la guerre en Bosnie. Cette prise de position de MSF fut vivement contestée par François Loncle, président de la commission des affaires étrangères et président de la mission d’enquête. Ce dernier indiqua aux deux membres de MSF qui suivaient au quotidienle travail de la mission (Françoise Bouchet-Saulnier et Fabien Dubuet) que « MSF a franchi la ligne rouge ». François Léotard ne fut finalement pas nommé rapporteur de la mission. Dans la même logique, lorsque le président de la mission affirma que l’instauration des huis-clos pour l’audition des officiers français avait été demandée par le TPIY, MSF vérifia cette information auprès du TPIY. Celui ci fit une déclaration officielle immédiate qui nia publiquement être à l’origine des huis-clos.
S’appuyant sur les leçons de sa précédente expérience avec la mission parlementaire sur le Rwanda,Voir pages 18 et suivantes. MSF décida de s’engager dans une activité suivie d’appui critique, du travail de la mission d’information.
Pour ce faire, MSF enregistra et publia sur son site Internet, toutes les semaines, les verbatim des auditions de la mission d’information, en pointant les lacunes, les contradictions, les erreurs ou imprécisions, dans les déclarations des personnes auditionnées, et en entretenant des relations de travail avec les parlementaires et le petit groupe de journalistes impliqués dans la couverture médiatique de cette enquête.Ceux qui suivaient assidûment les auditions de la mission parlementaire, en particulier Le Monde, Libération, l‘AFP, Le Figaro, ainsi que plusieurs media néerlandais (Noos, Elsevier, NRC…). Ce procédé devait permettre de garder une capacité de mobilisation au long court vis à vis de travaux s’étalant sur plusieurs mois. MSF décida aussi de publier, sur son site Internet, des informations importantes contenues dans le rapport d’enquête des Nations unies, des documents confidentiels de l’ONU, des articles de presse et des documents issus de travaux d’investigation menés dans d’autres pays, lesquels contredisaient ou complétaient les déclarations des officiels français. A plusieurs reprises, MSF demanda publiquement au ministère de la Défense, et au ministère des Affaires étrangères, de remettre à la mission des documents dont l’existence avaient été établie mais qui étaient couverts par le secret de la Défense Nationale ou des Affaires Etrangères. Ces demandes restèrent sans effet.
MSF fut auditionnée à deux reprises par la mission d’information. L’audition de Pierre Salignon, responsable de programme à l’époque de la chute de l’enclave, fut proposée par MSF, avec l’accord de ce dernier. De son côté, la mission souhaita auditionner deux volontaires de MSF présents dans l’enclave, à titre de témoins directs des évènements.
Le texte de l’audition du responsable de programme ne constituait pas un témoignage au sens judiciaire du terme. Il ne décrivait pas seulement des faits et des évènements, mais proposait une analyse centrée sur le sort des victimes. Pierre Salignon intervenait plus en tant que porte-parole de l’association qu’en tant que témoin au sens classique du terme. Le texte de son audition posait aux parlementaires les questions précises sur lesquelles MSF souhaitait attirer leur attentionVoir « Les questions de MSF », document posté sur le site internet spécial de MSF consacré à la mission parlementaire sur Srebrenica :www.msf.fr/srebrenica. et mettait en lumière les contradictions existantes entre les éléments de réponse deja disponibles.
Par opposition à cette démarche construite, l’audition des deux témoins oculaires de MSF lors de la chute de Srebrenica ne permit pas d’échapper aux manipulations politiciennes autour du choix des questions posées et de l’interprétation des réponses fournies. Ainsi, par exemple, la question du caractère prévisible ou imprévisible de la chute de l’enclave fut posée aux deux volontaires. Ils répondirent que, pour eux, la chute de l’enclave n’était pas prévisible car ils ne pouvaient pas imaginer que les forces des Nations unies, présentes dans l’enclave, resteraient inactives et ne parviendraient pas à éviter le pire. Leur réponse fut interprétée comme la preuve que, si les acteurs de terrain eux-mêmes n’avaient pas pu prévoir à l’époque la conquête de toute l’enclave par les forces bosno-serbes et les massacres qui l’ont accompagnée, les autorités politiques et militaires, absentes du terrain, le pouvaient encore moins. Leur contribution cruciale en tant que témoin direct concernait la confirmation de la présence sur le terrain d’une équipe militaire de guidage au sol des avions de l’OTAN, le jour de la chute de l’enclave. Pourtant aucun parlementaire ne porta attention à cette information qui contredisait l’argument officiel des responsables français expliquant sur cette base l’absence de frappes aériennes de l’OTAN pour protéger l’enclave au moment de l’offensive bosno-serbe.
A la veille de la publication du rapport de la mission parlementaire, MSF récapitula dans un document de synthèse transmis à la presse, les questions et informations qui permettaient de guider la lecture du rapport des députés.Voir « Mission d’enquête parlementaire sur Srebrenica : argumentation, lacunes et contradictions des auditions », document de briefing de MSF, novembre 2001, www.msf.fr/srebrenica Ce document utilisait les éléments d’informations contradictoires et épars, disponibles dans les divers travaux d’enquête publiés par les Etats et organisations internationales impliqués dans la gestion de la crise yougoslave.
Il s’agissait de récapituler un certain nombre de problèmes et d’informations permettant aux journalistes de mettre rapidement en perspective le contenu des trois tomes du rapport de la mission d’enquète qui leur seraient remis au moment de la conférence de presse de la mission parlementaire. Ce type de procédé mettait les journalistes devant l’obligation de communiquer le « résumé officiel » sans avoir le temps de lire les milliers de pages du rapport. MSF cherchait ainsi à éviter la reproduction de l’opération de communication qui avait entourée la publication du rapport de la précédente mission parlementaire sur le Rwanda. Dans ce cas, les journalistes avaient largement relayé le message officiel de la conférence de presse : « la France n’a pas à rougir de ce qui s’est passé au Rwanda », ce qui ne rendait pas compte des questions précises restées sans réponse.
L’enjeu était de ne pas limiter la mission et la responsabilité de MSF à celle d’un témoin passif mais de participer activement à la recherche de la vérité face à un massacre de civils perpétré sur des populations “protégées” par un dispositif international complexe.
D - LE KOSOVO
L’intervention armée de l’OTAN au Kosovo contre la Serbie, au printemps 1999, fut déclenchée à la suite du massacre de Raçak. Les premiers enquêteurs à se rendre sur place ne furent pas ceux du TPIY, mais ceux d’une mission d’investigation de l’OSCE, dirigée par un diplomate américain : William Walker. Ce fut sur la base des conclusions de cette mission d’enquête que l’OTAN décida de mettre un terme par la force aux violences commises par l’armée serbe.Le TPIY fut toutefois paralysé par l’interdiction faite par Milosevic aux enquêteurs du tribunal et au procureur Louise Arbour elle-même de se rendre dans la région. En janvier 1999, cette dernière fut physiquement refoulée par les autorités yougoslaves alors qu’elle tentait d’entrer sur le territoire pour y mener une enquête. Cette intervention déclenchée sans autorisation de l’ONU, relevait néanmoins de la compétence du tribunal international pour l’ex-Yougoslavie.
1 - L’ATTAQUE DU KOSOVO PAR LES FORCES SERBES ET LES BOMBARDEMENTS DE L’OTAN
Dès le début de l’intervention, MSF chercha à disposer d’une appréciation indépendante de la situation et du niveau de violence sur les civils, en marge de la propagande déployée tant par la coalition de l’OTAN que par le pouvoir de Belgrade. MSF procèda dans ce but à une enquête détaillée auprès des réfugiés en Albanie, au Monténégro et en Macédoine. Ce travail, qui permit de conclure à une politique d’expulsion forcée par les troupes serbes, donna lieu à la publication d’un rapport qui fut repris par les médias.« Kosovo. Histoire d’une déportation », rapport de MSF, avril 1999, Libération en date du 30 avril 1999.
Le rapport de MSF fut utilisé par le bureau du Procureur du TPIY dans sa phase d’examen de la situation, parmi de nombreux autres documents ou sources d’information. Il ne créait pas, à ce stade, d’obligation de coopération et de témoignage dans les procès à venir relatifs au Kosovo.
Des questions furent posées ultérieurement, au sein de MSF, sur l’utilité et l’opportunité de rendre ce rapport public, notamment parce qu’il entrait en résonance avec la propagande de l’OTAN, au moment de sa publication.Voir Laurence Binet, Violences contre les kosovars albanais, intervention de l’OTAN 1998-1999, 2006, dans la collection « Prises de parole publiques de MSF ».
Cette publication était justifiée par le fait que, dans un contexte de forte propagande, le rapport MSF permettait de donner un statut objectif à certaines informations relatives aux violences sur les populations.
Dans un contexte hautement judiciarisé, cette enquête permettait également à MSF d’identifier, parmi les populations interrogées au Monténégro, celles qui avaient été victimes ou témoins directs de crimes graves, et qui restaient en danger sur le territoire de la Fédération yougoslave. Le travail de MSF permit à ces personnes de faire une demande de protection spécifique auprès du HCR, qui les évacua vers la Macédoine et l’Albanie par mesure de sécurité, conformément aux accords existant entre le tribunal et le HCR.Au début le HCR fut très réticent à évacuer ces personnes vers l’Albanie et la Macédoine, dans la mesure où en exfiltrant ces familles vers des pays voisins, l’organisation créait elle-même des réfugiés. C’est seulement après des appels insistants de MSF au siège du HCR à Genève que ces évacuations peuvent être organisées.
2 - LE RETOUR DES POPULATIONS AU KOSOVO
Au début de l’été 1999, les organisations humanitaires entrèrent au Kosovo, en même temps que les populations et les soldats de l’OTAN.
2.1 La préservation des preuves
Dans les lieux où MSF s’installa, un certain nombre de mesures d’urgence devaient être prises. Il s’agissait notamment de retirer des cadavres, humains ou animaux, qui avaient été jetés dans les puits, et de procéder, avec la population, au ramassage et à l’ensevelissement des corps. Toutefois, il fallait prendre garde à ne pas détruire les éléments de preuve des crimes et pour permettre l’identification ultérieure des corps par les familles et le CICR.Voir « Le point sur les cadavres dans la région de Peç », Fabien Dubuet, note interne, 9 juillet 1999. Les lieux et les cadavres furent photographiés, et un rapport permettant l’identification fut établi avant d’enterrer les corps. Ces rapports furent transmis au bureau du Procureur du TPIY à La Haye, qui centralisa les plaintes et recherches des familles.
Cette activité fut entreprise conformément à un protocole mis en place en consultation et en accord avec la population et les autorités locales, le bureau du Procureur du TPIY, et le CICR.
2.2 La recherche des disparus
Après le retour des populations, les questions de la recherche des disparus et du retour des prisonniers se posa de façon aiguë. Pendant le conflit, plusieurs milliers de personnes avaient été arrêtées par les forces serbes et envoyées en détention en Serbie. D’autres personnes étaient portées disparues. Le CICR entreprit le rapatriement des détenus vers le Kosovo, dans l’intention d’évaluer le nombre et le sort des disparus.
Lors du retour de ces prisonniers, le CICR effectua les entretiens avec les ex-détenus et MSF assura la visite médicale et le soin de ceux qui avaient subi des violences et des tortures lors de leur détention, en proposant à ceux qui le souhaitaient la rédaction d’un certificat médical individuel. MSF accepta également de transmettre au TPIY (à la demande des victimes), les certificats médicaux et certaines radiographies des anciens détenus maltraités. Le tribunal pouvait ainsi authentifier les certificats transmis par des victimes, sans avoir besoin d’exiger la coopération de MSF à cette fin.Ces documents furent transmis en février et juin 2000 sur une base confidentielle et en utilisant l’article 70 du Règlement de procédures et de preuves du TPIY. MSF procéda de la même manière avec des victimes de viols et de mines.
Cette activité ne conduisit à aucune obligation pour les médecins MSF, de témoigner ou d’authentifier les certificats devant le tribunal, puisqu’ils avaient été remis par MSF directement aux enquêteurs, à la demande des victimes.
En France, dans le cadre d’une mission exploratoire menée en juin 1999, dans un centre d’hébergement à Bourges, MSF mit également à disposition de nombreuses familles kosovares des formulaires du TPIY. Lors de la visite de l’équipe de MSF, beaucoup de familles avaient exprimé le désir de témoigner ou de transmettre des informations au TPIY.Les autorités françaises n’avaient pas mis à disposition des réfugiés le formulaire du tribunal. Pourtant des dispositions légales nationales et internationales obligeaient la France à coopérer dans la recherche des témoignages et des preuves. Le Procureuradjoint du tribunal avait également demandé au Quai d’Orsay par lettre datée du 9 avril 1999, de bien vouloir mettre le formulaire du TPIY à disposition des réfugiés évacués par la France.
Ainsi aux différentes étapes de la crise, l’action de MSF au Kosovo s’est axée autour de quatre éléments essentiels :
- Le maintien par MSF d’une capacité de qualification de la situation, indépendante des belligérants.
- La non destruction et la protection des preuves sur le terrain dans le cadre des actions de secours.
- La délivrance de certificats médicaux pour que les victimes puissent faire valoir leurs droits.
- La préservation de l’indépendance de MSF vis-à-vis du fonctionnement du Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie.
E - LE RWANDA
1 - LE GÉNOCIDE : DE LA COMMISSION DES DROITS DE L’HOMME DE L’ONU AU TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL AD HOC SUR LE RWANDA.
Pour une présentation exhaustive et détaillée des prises de parole publiques de MSF pendant le génocide, voir Laurence Binet, Génocide des rwandais tutsis 1994, 2003, dans la collection « Prises de parole publiques de MSF »Documents internes MSF.
Le 24 mai 1994, au cours de la session extraordinaire de la Commission des droits de l’homme de l’ONU sur le Rwanda qui se tint à Genève, le coordinateur de la mission de MSF Belgique présenta au nom de MSF son témoignage oculaire sur les actes de génocide commis dans la ville de Butare, et dans l’hôpital où intervenait l’équipe de MSF.
Courant mai, MSF France lança une enquête interne pour déterminer le sort de ses employés locaux dont une grande partie avait été assassinée.
La collecte systématique et standardisée des témoignages des volontaires de toutes les sections MSF concernant les éléments criminels dont ils avaient été témoins dans les différentes parties du Rwanda pendant les mois d’avril, mai et juin 1994 fut également entrepris dès le mois d’avril. Ces témoignages furent réunis dans un rapport présentant les événements, région par région. Ce document interne reprit de façon systématique la nature des crimes, la date et le lieu, et de façon nominative, le nom des témoins, le nom des victimes et le nom des agresseurs. Une version expurgée des noms des victimes et témoins fut transmise à la presse. En juin 1994, la version nominative fut transmise au Rapporteur spécial désigné par la Commission des droits de l’homme de l’ONU pour enquêter sur la nature des actes commis et l’existence d’un génocide au Rwanda.
En septembre 1994, cette version nominative fut transmise au groupe d’experts de l’ONU chargé d’enquêter sur l’existence d’actes de génocide au Rwanda.Rony Zacharias fut témoin d’assassinats ciblés du personnel médical de l’hopital de Butare lors desquels les assassins revendiquaient l’objectif d’extermination de l’éthnie Tutsie. Ces circonstances lui permirent de parler de génocide sans attendre que l’intention spécifique des assassins soit prouvée par d’autres éléments d’enquête. En novembre 1994, elle fut transmise au Tribunal pénal international ad hoc pour le Rwanda, qui venait d’être créé. L’objectif de ce rapport était triple :
- Faire reconnaître l’existence d’un génocide dans un contexte où l’existence et la reconnaissance de ce crime faisait l’objet de réticence, de contestation ou de négation parmi les Etats.
- Assurer la préservation des preuves et témoignages oculaires disponibles au sein de MSF.
- Stimuler une réponse internationale appropriée à la réalité de ce génocide.
Pendant toute cette période, MSF insista, dans sa communication publique, sur la nécessité d’arrêter et de juger les auteurs du génocide qui s’étaient réfugiés dans les pays voisins, en Tanzanie et au Zaïre, et qui utilisaient l’aide humanitaire dans les camps de réfugiés, pour rétablir leur pouvoir et poursuivre leurs activités criminelles.Voir le rapport« Breaking the cycle » du 10 novembre 1994, rédigé à partir des différentes collectes d’informations réalisées par chaque section MSF, à partir du 10 août 1994,à la demande du conseil international de MSF.
Le Tribunal pénal international ad hoc pour le Rwanda fut créé par le Conseil de Sécurité des Nations unies, le 8 novembre 1994. Le mandat de ce tribunal fut le fruit d’un difficile compromis politique entre les Etats membres du Conseil de sécurité autour de la reconnaissance du génocide. Il fut finalement décidé que le mandat couvrirait toute l’année 1994, du premier janvier au 31 décembre. Il s’appliquerait donc aux actes de génocide commis d’avril à juillet 1994, mais aussi aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis sur le territoire rwandais, y compris en principe, ceux commis par l’armée du Front patriotique rwandais qui avait pris le pouvoir en juillet 1994.Résolution 955 du Conseil de sécurité de l’ONU du 8 novembre 1994.
Les premiers travaux du TPIR portèrent sur l’examen des éléments permettant de qualifier juridiquement de génocide les massacres du Rwanda. Le tribunal choisit ainsi d’entendre un certain nombre de « témoins experts » qui n’intervinrent pas à charge ou à décharge dans un procès précis, mais qui devaient éclairer certains éléments du contexte et la façon dont le génocide s’était déroulé. C’est dans ce cadre que le tribunal sollicita auprès de MSF un témoignage lors de sa séance inaugurale. Le témoignage de Rony Zacharias, coordinateur de MSF à Butare au moment du génocide, s’effectua ainsi sous le titre du témoin de contexte,Audition du 16-17 janvier 1997 devant le TPIR de Rony Zacharia, médecin, MSF. avant que le tribunal commence l’examen des premiers dossiers.
Comme pour le TPIY, MSF disposait devant le TPIR de la possibilité de transmettre des informations sur une base confidentielle, en s’appuyant sur une disposition spéciale du règlement de procédure et de preuve du TPIR, similaire à celle du tribunal de La Haye.Il s’agit de l’article 70 du règlement de procédure et de preuve du TPR, adopté en juin 1995.
Ceci permit à MSF de garder son autonomie par rapport à la suite du travail du tribunal et d’éviter que l’organisation comme les volontaires soient obligés à témoigner ou à fournir des documents. C’est donc sur la base de cette politique que les documents furent transmis, et que les décisions pratiques entourant le témoignage de Rony Zacharias furent prises par le Conseil d’administration de la section belge de MSF.
Il fut décidé que Rony Zacharias témoignerait en son nom personnel, mais avec le soutien pratique de l’organisation. Pour respecter la cohérence de cette décision, Rony ne devrait pas être sous contrat terrain avec MSF, au moment de son témoignage devant le tribunal. MSF s’engagea à fournir l’appui d’un avocat à son volontaire, pour l’accompagner, le préparer et le soutenir dans la procédure de contre-interrogatoire en vigueur devant les tribunaux internationaux.C’est Michael Verhaege, avocat, membre du conseil d’administration de MSF Belgique qui assura cette fonction auprès de Rony Zacharias. Interview de Michael Verhaeghe : « Being a witness, MSF and Internationals Court » co-days 2003, MSF Hollande, pp. 18-21. Dans le cas d’espèce, Rony Zacharias témoigna donc à titre personnel, mais son témoignage fut totalement assumé et soutenu par l’organisation. En effet l’avocat de MSF qui assista le témoin, ne demanda aucune mesure particulière de protection au nom de l’organisation durant l’audition.
Dans le cas du Tribunal pénal international d’Arusha, plusieurs éléments permettaient, de toute façon, de limiter les conséquences de ce témoignage judiciaire sur l’image et la sécurité des volontaires et des missions de MSF, ainsi que sur leur capacité d’accès aux victimes de violence :
- Le caractère exceptionnel du génocide permit à MSF de justifier une attitude dérogatoire aux pratiques humanitaires habituelles.
- Le caractère ad hoc du Tribunal pénal international pour le Rwanda limita l’impact de ce témoignage au cas d’espèce, et ne créa pas un précédent généralisable à tous les terrains de conflit. A cette époque, en l’absence de Tribunal pénal international permanent et à vocation universelle, l’impunité restait la règle, et le jugement l’exception. Le témoignage de MSF gardait un caractère ad hoc et exceptionnel.
- La nature du témoignage permit également de limiter les conséquences éventuelles. Il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’un témoignage à charge ou à décharge, dans le cadre d’un procès précis contre un ou plusieurs accusés. Le mécanisme du témoin-expert visait à exposer des informations générales sur le contexte rwandais.
Le mandat du Tribunal pénal international ad hoc pour le Rwanda couvrant toute l’année 1994, le tribunal était donc également théoriquement compétent pour enquêter sur les crimes commis par le Front Patriotique Rwandais, lors de sa conquête militaire du pays, et du renversement du gouvernement responsable du génocide. A cette époque, il existait au sein de MSF au moins un document confidentiel relatif aux violences commises dans les zones « libérées » par l’armée du Front Patriotique Rwandais, aux mois de mai et juin 1994. Pour des raisons de sécurité ce document ne fut pas transmis au TPIR. Mais l’existence de ce document commença à être connue à l’extérieur de MSF. En 1999, il fut donc finalement transmis, à titre confidentiel, au TPIR, afin de protéger ses éventuelles conditions d’utilisation.Bien que confidentiel, ce rapport a alimenté les diverses dénonciations publiques de MSF : voir Laurence Binet, « Violence du nouveau régime rwandais, 1994 -1995 », dans la collection« Prises de parole publiques de MSF », p12. Cette transmission au tribunal, dans le cadre de la clause de sauvegarde de la confidentialité, visait à affirmer le caractère interne et confidentiel du document, et à s’assurer qu’il ne puisse pas être utilisé par les différentes parties concernées pour créer une obligation de témoignage officiel pour MSF, ou le volontaire concerné. Toutefois, en raison notamment de l’opposition du gouvernement rwandais, le TPIR renonça à mener à terme ses enquêtes sur les crimes commis par les troupes du Front patriotique rwandais.Toute mise en cause du FPR est vivement critiquée par le nouveau régime rwandais qui la présente comme une opération de révisionnisme, consistant à placer sur le même plan le génocide et les violences perpétrées dans le cadre des opérations militaires visant à faire cesser le génocide. Sur le plan diplomatique, l’inaction de l’ONU pendant le génocide est également utilisée par le nouveau régime rwandais pour refuser toute enquête sur les méthodes utilisées par le FPR lors de sa conquête, puis de sa gestion du pouvoir.
Les pressions diplomatiques qui empéchèrent le Tribunal pénal international sur le Rwanda, d’enquêter sur les crimes commis par l’armée du Front patriotique rwandais en 1994, continuèrent à s’exprimer face aux crimes commis après 1994 qui n’étaient donc plus couverts par le statut du TPIR. En 1995 et 1996, plusieurs massacres de grande ampleur furent commis par l’armée du Front patriotique rwandais, à Kibeho au Rwanda mais aussi dans les camps de réfugiés rwandais au Zaire.
A Kibeho, camps sous protection des soldats de l’ONU en territoire rwandais, MSF et les forces des Nations unies furent témoins directs d’un massacre de grande ampleur commis par le nouveau gouvernement rwandais.
Malgré les preuves du massacre dont furent témoins les casques bleus, l’ONU imposa le silence à ses employés qui avaient été témoins des massacres. Poussée par un souci d’apaisement des tensions ethniques et de réconciliation nationale au Rwanda, l’ONU soutint la création d’une commission d’enquète « indépendante » où siégeait le gouvernement rwandais et qui contribua à la négation nationale et internationale de ces crimes.
MSF procéda face à ces violences à la collecte de témoignages, publia des rapports et participa à d’autres processus d’enquête pour établir le nombre de victimes et décrire les différentes méthodes qui conduisaient à la destruction physique des populations.
Acteur de secours dans un contexte de politisation extrême de la violence, MSF contribua ainsi à faire connaitre une réalité déterminante pour le choix des statégies de secours aux populations, et à s’opposer à la négation officielle de faits criminels largement sous estimés par l’ensemble des acteurs de terrain.voir Laurence Binet, Violence du nouveau régime rwandais, 1994 -1995, et La traque des réfugiés rwandais au Zaire 1995-1996, dans la collection « Prises de paroles publiques de MSF » Il s’agissait d’un enjeu d’importance pour MSF, compte tenu de l’ampleur des marchandages politiques concernant le bilan de ces violences tant au niveau national qu’international.
Responsabilité judiciaire ou responsabilité politique ?
Comme dans le cas de l’ex-Yougoslavie, le mandat du TPIR se limitait à établir des responsabilités criminelles individuelles. Ce cadre ne permettait pas de clarifier les responsabilités politiques et militaires de l’ONU et des Etats impliqués dans la gestion de la crise rwandaise. Ce fut donc grâce à des enquêtes parlementaires en Belgique et en France, une enquête interne de l’ONU et une investigation menée par l’OUA (actuelle Union africaine)Voir « Le génocide évitable », rapport de l’OUA, 7 juillet 2000. qu’une partie de ces responsabilités purent être abordées.
2- LES PROCÉDURES NATIONALES BELGES SUR LE GÉNOCIDE
A la suite de l’assassinat de dix casques bleus belges, le 7 avril 1994, la Belgique procéda au retrait de son contingent militaire de la MINUAR. En 1997, la Belgique fut le premier pays à procéder, au niveau national, à une enquête parlementaire et à une enquête militaireL’ enquête militaire aboutit paradoxalement à la condamnation disciplinaire du commandant belge des casques bleus, pour avoir mis en danger la vie de ses soldats en leur faisant courir des risques disproportionnés. sur ces évènements.
En décembre 1997, le travail d’investigation du Sénat belge donna lieu à la publication d’un volumineux rapport qui ouvrait la voie à une demande de pardon présentée par la Belgique au peuple rwandais pour l’avoir abandonné au moment du génocide.
Ultérieurement, le témoignage de MSF fut sollicité par le juge belge confronté aux procès concernant les auteurs présumés du génocide présents sur le territoire belge. Le chef de mission, présent à Butare au moment du génocide, qui avait déjà témoigné devant le tribunal d’Arusha, apporta son témoignage une nouvelle fois dans ces deux affaires. Il s’agissait toujours d’un témoignage de contexte, et non d’une déposition à charge ou à décharge vis à vis des inculpés.
3 - LA MISSION D’INFORMATION PARLEMENTAIRE FRANÇAISE SUR LE RWANDA
En France, le 2 mars 1998, une coalition d’acteurs de la société civile, incluant MSF, décida de s’appuyer sur la dynamique enclenchée en Belgique, pour demander l’ouverture d’une enquête parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994.Voir le communiqué de presse du 2 mars 1998, intitulé « Appel pour la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 ». Le président de MSF, Philippe Biberson était signataire de cet appel au côté d’autres personnalités issues de la FIDH, du CNRS, de l’EHESS… MSF justifia sa participation à cette initiative en mettant en avant son statut de « victime » dans la crise rwandaise. En effet, plus de 200 membres du personnel national de MSF, toutes sections confondues, furent massacrés pendant le génocide. Dès le lendemain, le 3 mars 1998, le président de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, Paul Quilès, fit voter en urgence la création d’une mission d’information « sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.» La commission des Affaires étrangères de l’Assemblée s’associa ensuite à ce travail.
MSF fut auditionnée dans le cadre de cette mission d’information.Voir l’audition du Docteur Jean-Hervé Bradol, le 2 juin 1998, in« Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994) », rapport de la mission d’information de la commission de la défense et des forces armées et de la commission des affaires étrangères sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda de 1990 à 1994, 15 décembre 1998. C’est Jean-Hervé Bradol, chef de mission à Kigali à l’époque des faits, qui fut entendu en tant que témoin oculaire.
Il affirma, notamment, avoir vu des soldats français prendre une part directe à certaines fonctions de police, notamment aux contrôles routiers et aux contrôles d’identité sur le terrain en juin-juillet 1993, démentant ainsi la version officielle des autorités françaises. Il fonda également le témoignage de MSF sur le statut de victime directe des évènements en rappelant que les membres du personnel local de MSF avaient été massacrés en raison soit de leur appartenance communautaire, soit de leurs opinions politiques, soit encore de leur action en faveur des blessés. Jean Hervé Bradol décrivit la réalité quotidienne de l’action de secours au temps du génocide et les différentes interactions avec les acteurs armés locaux et internationaux. Il insista sur la responsabilité spécifique qu’avait la France du fait de ses liens étroits avec le gouvernement rwandais et critiqua le fait que l’opération Turquoise, lancée par la France avec le soutien de l’ONU, ait agit comme une force militaire neutre en période de génocide.Il critiqua notamment la pertinence, la décence et la légalité d’une intervention internationale qui n’avait assumé qu’une dimension humanitaire face à un génocide alors qu’avec les moyens d’une armée, on aurait pu et dû faire autre chose. Cette audition ne fut donc pas un témoignage factuel au sens judiciaire du terme. Il défendit une analyse de la situation et une mise en cause des responsabilités des différents acteurs, dont la France, impliqués dans la réponse internationale au génocide sur le plan humanitaire, politique et militaire.
Ces différentes enquêtes nationales sur la tragédie rwandaise stimulèrent le déclenchement, par l’ONU, de son propre travail d’analyse sur l’échec de son intervention.
4 - L’ENQUÊTE DE L’ONU SUR LA « TRAGÉDIE RWANDAISE »
En mars 1999, à l’initiative du nouveau Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, responsable du département des opérations de maintien de la paix au moment du génocide, l’ONU déclencha une enquête interne destinée à analyser les causes de l’échec de son implication politico-militaire au Rwanda en 1994. Cette initiative avait également pour but de restaurer l’autorité morale de l’organisation et sa crédibilité en matière de gestion des crises. La gestion des conflits somalien, yougoslave et rwandais avait porté un grave discrédit aux activités de maintien de la paix qu’il fallait par conséquent réformer.Le Secrétaire général informa le Conseil de sécurité de l’ONU de son initiative dans une lettre datée du 18 mars 1999 et obtint son feu vert dans une lettre du Président du Conseil de sécurité datée du 26 mars de la même année.
Les membres de la commission d’enquête de l’ONU ne demandèrent pas à auditionner des représentants de MSF. L’association ne sollicita pas non plus de rendez-vous avec l’équipe chargée du travail d’investigation. L’analyse et les positions de MSF avaient fait l’objet de plusieurs publications et étaient connues de l’ONU et largement accessibles aux enquêteurs.Plusieurs éditions de la série de livres Populations en danger rédigés par MSF, avaient été publiées (en français et anglais) et des membres de MSF avaient également publié des ouvrages et des articles dans la presse et dans diverses revues. Cette enquête donna lieu à un rapport, publié le 15 décembre 1999, dans lequel l’ONU fit son mea culpa« Rapport d'enquête indépendantsur l'action des Nations unies pendant le génocide au Rwanda », 15 décembre 1999. prenant acte d’un certain nombre de dysfonctionnements et émettant plusieurs recommandations. Ces recommandations furent à l’origine d’un travail d’audit des opérations de maintien de la paix, qui se traduisit par une réforme importante du département des opérations de maintien de la paix.« Rapport du groupe d'étude sur les opérations de paix de l'ONU », 21 août 2001.
La création des deux tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda entraîna un changement de contexte important tant en ce qui concerne l’activité de « témoignage » humanitaire de MSF, que pour la transformation du cadre de responsabilité de l’action humanitaire dans les situations de crimes de masse. Cette évolution fut ensuite progressivement confirmée et élargie à d’autres contextes de crise et de conflit avec la création de tribunaux ad hoc mixtes puis avec la création de la Cour pénale internationale.
F- LE TRIBUNAL SPÉCIAL POUR LE TIMOR-EST
Après la création, en 1993 et 1994, des deux TPI ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, et la signature en 1998 du traité de Rome prévoyant la création de la Cour pénale internationale (CPI), le développement des mécanismes de sanction judiciaire des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire, continua à s’imposer dans les contextes de l’action humanitaire, notamment sous la forme de tribunaux mixtes.
Pour répondre aux critiques concernant le développement de la justice internationale et l’expérience des deux TPI ad hoc,Les critiques portaient notamment sur le coût de fonctionnement des TPI, la lenteur des enquêtes et des procès, et le fait que ce processus judiciaire ce déroulait à l’étranger, et ne permettait pas aux sociétés de se saisir des événements pour panser leurs plaies et amorcer une réconciliation des communautés. Il faut aussi préciser qu’un certain nombre de chancelleries commençait à s’inquiéter face à l’autorité et à l’indépendance croissantes des tribunaux, vécues comme présentant un risque de parasitage dans la gestion des crises par les diplomaties. Carla del Ponte fut d’ailleurs relevée de son poste de Procureur du TPR, notamment parce qu’elle souhaitait enquêter sur les violences du FPR pendant et après sa conquête du pouvoir à Kigali. l’ONU choisit de créer des tribunaux ad hoc mixtes, mi-nationaux, mi-internationaux, sur la base d’un accord négocié avec les Etats concernés, chargés de juger dans leur propre pays et dans le cadre d’un processus de transition politique, les crimes commis pendant des conflits armés.Cette nouvelle dynamique s’inscrivait dans la logique de la création de la CPI : en effet, cette dernière ne peut pas juger les crimes commis avant l’entrée en vigueur de son traité, le 1er juillet 2002, et elle est également conçue comme un mécanisme de sanction complémentaire et subsidiaire par rapport aux tribunaux nationaux. Il est clair que la CPI doit en outre cibler les principaux responsables des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.
Cette option d’un tribunal mixte, comprenant des juges et du personnel national et international, fut choisie pour la première fois au Timor oriental, après les violences qui suivirent le référendum d’autodétermination organisé par l’ONU, le 30 août 1999, et l’intervention d’une coalition militaire internationale dirigée par l’Australie, en septembre 1999.Outre la mise en place en 2003 de la Cour spéciale pour la Sierra Leone (voir supra), les Nations unies négocièrent une participation internationale au sein d’un tribunal spécial chargé de juger les crimes des Khmers rouges, mis en place par le Cambodge en 2004. L’ONU négocia également en 2005 la création d’un tribunal spécial pour le Burundi. Cette expérience de tribunal mixte fut ensuite réutilisée par l’ONU au Sierra-Leone et au Cambodge.
Les différentes équipes de MSF présentes sur place, pendant et après les événements, avaient documenté une partie des violences perpétrées par l’armée indonésienne et les milices pro-gouvernementales au Timor-Est, mais aussi au Timor-Ouest, où une partie de la population est-timoraise avait été déportée et prise en otage.Voir « Mission Report for MSF Belgium, Holland and France », rapport interne de Fabien Dubuet, 5 novembre 1999.
L’objectif de cette documentation était d’abord opérationnel. Il s’agissait de comprendre le contexte et d’adapter les secours aux besoins des populations réfugiées ou rapatriées. Ce recueil avait aussi pour but d’alerter la communauté internationale sur les violences graves qui continuaient dans les camps du Timor-Ouest dans lesquels les civils déportés étaient prisonniers. Les informations recueillies par MSF ne comportaient pas de noms de témoins ou de victimes pour ne pas les mettre en danger, mais elles fournissaient des précisions quantitatives et qualitatives sur les formes et la nature des violences subies par la population. Ces informations ne furent pas publiées par MSF du fait de désaccords sur la pertinence de cette communication publique. En novembre 1999, elles furent toutefois transmises, sous la forme d’un rapport de synthèse,« Report on the deportation in East Timor and testimonies on the living conditions in camps in West Timor », document interne, non publié, novembre 1999. à la commission d’enquête internationale mise en place par les Nations unies, puis en mars 2001, au Procureur général d’Indonésie et aux mécanismes judiciaires mixtes créés conjointement par le nouveau régime est-timorais et l’ONU.Lettre de MSF à la présidentede la commission d’enquête de l’ONU, datée du 15 novembre 1999 et la lettre de MSF au Haut-Commissariat aux droits de l’homme autorisant la transmission des informations à la justice indonésienne et est-timoraise, datée du 23 mars 2001. La justice est-timoraise et indonésienne ont procédé à une sanction de ces crimes limitée par des enjeux de réconciliation nationale.Certains militaires qui avaient été condamnés pour crimes contre l’humanité en première instance par la justice indonésienne furent ensuite acquittés en appel, sous la pression des autorités politiques et militaires de Djakarta. De son côté, le nouveau régime est-timorais privilégia la réconciliation avec l’Indonésie, et fit obstacle aux enquêtes menées par les juges de la Cour spéciale mise en place avec l’aide de l’ONU, dès lors qu’elles concernaient de hauts responsables. Ainsi, lors du lancement en mai 2004 d’un mandat d’arrêt par la Cour spéciale, à l’encontre du général Wiranto, ancien chef des armées indonésiennes lors des violences perpétrées au Timor-Est, le Procureur général du pays et le gouvernement dénoncèrent cette initiative. A l’heure actuelle, le tribunal mixte a condamné 41 personnes et en a inculpé plus de 300. Une majorité de ces individus est en fuite en Indonésie. MSF n’a reçu aucune demande de coopération ou de participation aux enquêtes et procès contre les auteurs de ces crimes.
G - LA COUR SPÉCIALE POUR LE SIERRA LEONE
De 1997 à 2002, MSF documenta et témoigna sur la violence subie par les civils dans le conflit armé sierra léonais. MSF appela les différents belligérants à respecter le droit international humanitaire.Voir notamment« Exactions contre des civils au Sierra Leone », rapport public de MSF, mai 1998, « Sierra Leone, mutilations :un mois d’activité à l’hôpital Connaught de Freetown, 26 avril au 23 mai 1999 », rapport public de MSF, juin 1999. Voir également « Civilian casualties , Connaught Hospital, Freetown, Sierra Leone », document interne, 25 février 1999, rédigé sous la direction de Jean-Hervé Bradol et « Analyse des données chirurgicales à l’hôpital Connaught, Sierra Leone, 1997-1999 », rapport interne réalisé par Epicentre et daté de mars 2000. A travers son activité chirurgicale dans l’hôpital Connaught de Freetown, MSF était en effet directement confrontée à la violence perpétrée contre les populations civiles, en particulier les mutilations.
Effectuée dans un contexte non judiciaire, la communication publique de MSF avait d’abord pour but de dénoncer les crimes commis contre la population, de documenter le phénomène des mutilations et de déclencher des mécanismes de responsabilisation et de pression sur les différents groupes armés.
Parallèlement à cette activité de documentation et d’information publique, MSF rédigea des certificats médicaux individuels pour bon nombre de victimes afin de faciliter les démarches de ceux qui souhaitaient introduire des recours (demandes de statut de réfugié ou de statut alternatif de protection, demandes d’indemnisation…).
De 1991 à 1999, l’ONU avait délégué la gestion de la crise à une organisation régionale : la CEDEAO (Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest) qui géra une « opération de maintien de la paix » (l’Ecomog), appuyée ponctuellement par des soldats britanniques. En octobre 1999, les Nations unies furent contraintes de reprendre l’initiative, suite au désengagement des troupes ouest-africaines, lié au coût de l’intervention et à des revers militaires.Les troupes de l’ECOMOG se rendirent également coupables de crimes contre les blessés et malades de l’hôpital Connaught. Lors de l’offensive militaire sur la ville, elles achevèrent les malades et blessés soignés par MSF dans l’hôpital soupçonnés d’être des combattants du RUF. MSF ne dénonça pas publiquement ces actes, mais informa les diverses autorités compétentes, y compris les Nations unies. Le Conseil de sécurité de Nations unies décida alors le déploiement d’une importante opération de maintien de la paix (la Minusil), qui avait notamment pour mission de protéger les populations civiles. En mai 2000, à la suite du déploiement des soldats internationaux dans les zones diamantifères, le RUF tua sept casques bleus et en prit près de 500 en otage.La Grande-Bretagne dirigée par le nouveau Premier ministre travailliste Tony Blair envoya des commandos à la rescousse de la force internationale. Une nouvelle étape dans la gestion du conflit fut alors franchie par la communauté internationale. Alors qu’en 1999 les Etats-Unis et la Grande-Bretagne prônaient l’amnistie des crimes de guerre, ces deux pays changèrent d’attitude sur cette question. L’arme judiciaire vint au secours d’une stratégie politique visant à éloigner le chef du RUF, et à faire émerger une représentation rebelle alternative plus conciliante. Ainsi, le 14 août 2000, le Conseil de Sécurité demandait la création d’un tribunal spécial chargé de juger les crimes de guerre et certains crimes de droit commun au regard de la législation sierra-léonaise.Voir la résolution 1315 du Conseil de sécurité du 14 août 2000. Le 16 janvier 2002, le gouvernement sierra-léonais et l’ONU signèrent un accord sur la création d’une Cour spéciale pour la Sierra Leone.
La Cour spéciale pour le Sierra Leone présentait un certain nombre de différences avec les deux Tribunaux pénaux internationaux, ad hoc, créés pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Cette cour serait composée de juges nationaux sierra-léonais, siégeant aux cotés de juges internationaux, le personnel du tribunal se partageant également entre sierra-léonais et internationaux. Enfin, le tribunal siégerait dans le pays où les violences avaient eu lieu et où elles se poursuivaient, tout comme les opérations de secours de MSF. En février 2003, la Cour spéciale entra en contact avec les équipes de MSF sur le terrain pour demander des informations, des documents et des témoignages permettant de faciliter le travail d’enquête et la tenue des procès.Nos chefs de missions sur le terrain furent d’abord approchés par une enquêtrice de la Cour spéciale. Graziella Godain, responsable des programmes, reçut ensuite une lettre de demande de coopération du responsable des enquêtes de la Cour spéciale, datée du 24 février 2003. Par la suite, un autre responsable des enquêtes saisit le directeur général de MSFHollande, dans une lettre datée du 7 mai 2003. Chaque section répondit tout d’abord sur une base nationale aux requêtes du tribunal. MSF rappela notamment son statut d’acteur humanitaire neutre et impartial, et le danger potentiel que constituait la mission de la Cour spéciale pour un acteur de secours travaillant en situation de conflit (danger reconnu par la jurisprudence des deux TPI ad hoc). En mars 2003, le groupe de travail international, mis en place pour élaborer la politique de coopération de MSF avec la Cour pénale internationale, fut saisi par les directeurs des opérations pour élaborer une réponse commune de MSF au tribunal spécial. En avril 2003, la politique de coopération de MSF avec la Cour spéciale fut adoptée par tous les centres opérationnels de MSF,Voir « MSF and the Sierra Leone Special Court », document interne, adopté le 24 avril 2003. puis négociée avec le tribunal spécial :
- MSF considérait que le processus judiciaire en cours pouvait avoir des répercussions sur la sécurité de ses équipes travaillant au Sierra Leone, mais aussi dans plusieurs pays de la région toujours en proie à la violence armée.
- Compte tenu du rôle confié au tribunal dans le renforcement du processus de paix et de stabilisation du pays, MSF estimait que le tribunal n’aurait pas une pleine indépendance à l’égard du gouvernement sierra-léonais, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.
L’ensemble de ces éléments conduisit l’organisation à définir une politique de prudence concernant la transmission de documents et d’abstention concernant la présentation de témoins.
Trois rapports, qui avaient fait l’objet de publications antérieures, furent transmis à la Cour spéciale, à titre confidentiel, sur la base d’un article de son règlement de procédure permettant à MSF de protéger et de contrôler l’utilisation de ces informations par le bureau du Procureur du tribunal.Il s’agit de l’article 70 du règlement de procédure et de preuve du statut de la Cour spéciale, que l’on retrouve également dans le cadre des deux TPI ad hoc.
MSF refusa de transmettre ses informations internes et les noms des auteurs des rapports publics et des documents internes, afin d’éviter qu’ils soient appelés à témoigner, contre leur volonté.
Cette fois-ci, MSF ne souhaita pas fournir de témoin-expert ou de témoin de contexteComme cela avait été fait pour le tribunal ad hoc pour le Rwanda avec le témoignage de Rony Zacharia. (voir supra p.33)qui aurait présenté une analyse générale des crimes commis par les différents groupes. Contrairement au cas du Rwanda, où l’enjeu était la reconnaissance du génocide, dans celui de la Sierra Leone, l’existence des crimes n’était pas contestée. Le tribunal devait déterminer qui étaient les auteurs des crimes les plus graves parmi les différents groupes armés. MSF était particulièrement mal placée pour procéder à cette évaluation ou cautionner celle qui lui serait soumise.
Il fut donc décidé que MSF n’encouragerait pas les membres de ses équipes à témoigner, tout en respectant la volonté de ceux qui souhaitaient le faire à titre personnel. En 2004, un volontaire de MSF exprima le désir de témoigner devant la Cour spéciale, ce qu’il fit en mai 2005 dans deux procès distincts (l’un contre le RUF, l’autre contre l’AFRC). MSF obtint, pour l’expatrié et pour l’organisation elle-même, les mesures de protection de l’anonymat prévues par le règlement de procédure et de preuve du tribunal.
En 2006, après l’arrestation de Charles Taylor, les enquêteurs du tribunal spécial contactèrent de nouveau MSF pour solliciter des informations et des témoignages qui permettraient d’établir le contrôle effectif de Charles Taylor (alors président du Liberia) sur les forces rebelles du RUF opérant en Sierra Leone. La requête portait spécifiquement sur les pressions qu’aurait exercées Charles Taylor pour obtenir la libération de membres de MSF pris en otage par le RUF. L’existence et l’efficacité de ces pressions permettrait au tribunal de prouver l’implication de Taylor dans la chaîne de commandement du RUF et donc de le tenir pour pénalement responsable des actes commis par ce groupe armé. Après discussion interne, et après avoir informé les volontaires concernés, MSF s’abstint de répondre à cette sollicitation, estimant que cela rendrait impossible, à l’avenir, les négociations entre les organisations humanitaires et les différents groupes armés sur les terrains de conflit. Le tribunal accepta la décision de MSF et n’exerça aucune pression.
H - LA TCHÉTCHÉNIE
Au cours des deux conflits successifs en Tchétchénie, MSF a documenté les exactions commises contre les populations et dénoncé publiquement à plusieurs reprises les violences commises contre les populations civiles et contre les organisations de secours. MSF fut victime de quatre prises d’otage de son personnel expatrié, dans le Caucase du Nord, entre 1996 et 2004. Malgré le nombre de ces attaques, MSF ne déclencha aucun recours judiciaire devant les tribunaux russes, les tribunaux nationaux de l’Etat des victimes, ni la Cour européenne des droits de l’homme.
Seul un membre de MSF, victime d’une prise d’otage,Il s’agit de Kenny Gluck pris en otage du 09/01/2001 au 04/02/2001. fut sollicité dans le cadre du procès de ses ravisseurs présumés intenté par les autorités devant la justice russe. MSF dut, dans ce cas se prononcer sur son éventuelle participation à l’identification de preneurs d’otages, et à la sanction de ce crime par un tribunal national. Finalement, MSF et la personne concernée refusèrent de participer à la procédure en cours, estimant que la présence de l’expatrié devant le tribunal russe risquait d’être manipulée comme caution de qualité de la procédure en cours. Cette décision fut motivée également par le fait que l’expatrié ne détenait pas d’informations déterminantes pour établir la culpabilité ou l’innocence des personnes inculpées. Finalement, il accepta uniquement de répondre à des questions écrites qui lui furent transmises par le juge russe dans son pays de résidence (les Pays-Bas). Ces questions écrites avaient, étonnamment, un caractère très général.
En juin 2004, le procès intenté par le gouvernement néerlandais à l’encontre de la section suisse de MSF pour demander le remboursement de la rançon versée pour la libération d’Arjan Erkel, otage au Daghestan pendant vingt mois en 2003 et 2004, ouvrit une nouvelle voie dans les relations entre MSF et les tribunaux.Ce procès est actuellement en cours.
C’est paradoxalement MSF qui se trouva en procès. La procédure enclenchée par l’Etat néerlandais devant un tribunal suisse, opéra ainsi une véritable « déqualification » des faits, en transformant la victime en coupable et en oubliant le crime de guerre, la prise d’otage d’un humanitaire, pour mettre l’accent sur un litige financier.
C’est pourquoi, en marge de la procédure judiciaire, MSF choisit de réclamer également la mise en place d’un mécanisme d’établissement des faits plus pertinent au regard de la nature très politique du litige.Voir « Enlèvement politique et mensonge d’Etat », Dr Jean-Hervé Bradol, article posté sur le site Internet de MSF, le 21 juin 2004. Cette demande ne s’accompagna toutefois pas de démarches concrètes en ce sens, en raison notamment de désaccords entre les centres opérationnels concernés sur la stratégie de communication à mener. La demande par MSF d’une commission d’enquête parlementaire, nationale et/ou européenne, sur la libération d’Arjan Erkel visait à poser la question de la responsabilité des gouvernements concernant la sécurité des travailleurs humanitaires, notamment au regard de leurs obligations au titre du droit international humanitaire et du droit des Nations unies.Au delà des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels, il existe de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité sur la sécurité et la protection des travailleurs humanitaires et sur la sanction des violences contre les organisations et le personnel de secours. Les argumentaires juridiques déposés par MSF devant le juge suisse s’appuyaient notamment sur les éléments de droit international humanitaire qui fondent la responsabilité politique des Etats vis-à-vis des violations graves du droit humanitaire.
I - LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE : DES NÉGOCIATIONS DE ROME AU DARFOUR
En juillet 1998, la signature du traité de Rome créant la Cour pénale internationale (CPI), premier Tribunal pénal international permanent, compétent pour juger les auteurs de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et génocide, changea le contexte international au regard de la reconnaissance et de la répression de ces violences.
La mission d’alerte jouée par les organisations humanitaires trouvait ainsi un relais partiel, dans le dispositif international de gestion des crises. L’action judiciaire prennait désormais pied de façon permanente dans le contexte de l’action humanitaire.
1- LES NÉGOCIATIONS DE ROME ET LA COALITION INTERNATIONALE POUR LA CPI
Les négociations sur la création de la Cour pénale internationale s’ouvrirent à Rome en 1998. Les ONG créèrent une coalition pour la cour pénale qui leur permit de faire entendre leur voix dans le processus de rédaction et de négociation du texte dirigé par les Etats.Cette forme« nouvelle » de diplomatie non gouvernementale avait déjà permis aux ONG d’être étroitement liées à la rédaction de la convention sur les droits de l’enfant en 1989, et surtout à la convention internationale sur les mines, en 1997. L’ensemble des sections MSF soutint ce projet et rejoignit la Coalition internationale pour la CPI, composée d’une centaine d’organisations humanitaires et de défense des droits de l’homme.
1.1 le soutien de principe à la création de la CPI
MSF soutenait la création d’un recours judiciaire international contre l’impunité des crimes les plus graves, et se réjouissait de l’apparition d’un espace d’arbitrage concernant les violences et destructions infligées aux populations civiles pendant les conflits. Au sein de la Coalition internationale des ONG pour la CPI, MSF cherchait également à faire entendre la voix et les contraintes spécifiques des organisations humanitaires dans une coalition dominée par les organisations de défense des droits de l’homme.
En effet, ces ONG s’engagèrent dans des débats très techniques concernant la rédaction du statut. MSF et d’autres organisations humanitaires cherchaient à contrebalancer cette technicité, afin de prendre en compte la réalité pratique des situations de crimes de masse. Ces crimes se caractérisent souvent par la participation ou la tolérance de certaines autorités publiques, l’intimidation des témoins et la destruction des preuves. Il était important de ne pas perdre de vue ces éléments pratiques dans l’élaboration du statut de la CPI, et dans la nature des obligations que la Cour impose aux victimes et aux témoins, y compris au personnel des organisations humanitaires agissant sur les lieux-mêmes des crimes.
Une délégation représentant les différentes sections de MSF fut présente à Rome lors des négociations. Les documents diffusés par MSF demandaient des mesures efficaces de protection des victimes et témoins et des organisations humanitaires dans le cadre des futures procédures judiciaires internationales, et plaidaient pour une indépendance de cette cour qui permette de limiter, sur le terrain, les risques liés à son fonctionnement.Dossier de presse MSF de Juillet 1998 : « Médecins Sans Frontières souhaite que la Cour criminelle internationale accorde aux victimes et aux témoins les garanties d’une justice indépendante et effective ».
Dans le cas de MSF France, cet engagement allait se poursuivre au niveau national, avec la création en 1998 de la Coalition française pour la CPI, dont MSF assura un temps la vice-présidence. Le rôle de cette coalition consistait à stimuler le processus de ratification et d’adaptation du droit français au statut de la CPI. Comme tous les Etats qui avaient signé le statut de la Cour, la France devait modifier en profondeur sa législation nationale, pour permettre à ses tribunaux de sanctionner les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide, et de coopérer avec la CPI.Sauf si elle est saisie directement par le Conseil de sécurité de l’ONU, la CPI reste un mécanisme de sanction complémentaire et subsidiaire des tribunaux nationaux. Elle ne peut se saisir de certains crimes que si les tribunaux nationaux ne veulent pas ou ne peuvent pas juger.
La France était dans une position singulière, car elle était à l’origine de l’inclusion dans le statut de la CPI d’un article 124 qui permettait de refuser la compétence de la Cour pour les crimes de guerre pendant une période de 7 ans. La France avait également décidé de recourir pour son compte à cet article, rejetant ainsi la compétence de la CPI pour les crimes de guerre commis par des ressortissants français ou sur le territoire français. Par ailleurs, la France n’ayant jamais intégré les dispositions du droit humanitaire relatives à la sanction de ces crimes, il n’existait ni définition ni moyen de repression spécifiques des crimes de guerre dans le droit français.Il est par exemple impossible à des victimes tchétchènes, afghanes ou irakiennes de porter plainte devant les tribunaux français pour crimes de guerre même si les criminels présumés se trouvent sur le territoire national. La participation de MSF à la Coalition française pour la CPI fut limitée à la mise en conformité de la loi française avec les exigences du droit humanitaire, et le droit des victimes concernant la répression des crimes de guerre.MSF France allait ainsi participer au sein de la Coalition française pour la CPI, aux consultations organisées autour de l’adoption de la loi française d’adaptation aux obligations de la CPI. Une première loi concernant la coopération avec la CPI fut adoptée par le parlement français le 26 février 2002. Une deuxième loi nécessaire pour harmoniser la législation française avec la définition des crimes contenue dans le statut est toujours en attente. Un projet de loi a été élaboré par le gouvernement en juillet 2006, mais début 2007, elle n’était toujours soumise au vote du parlement. L’adoption de cette deuxième loi intégrant les crimes prévus par le statut de Rome dans le code pénal français marquera la fin de la participation de MSF à la coalition française pour la CPI.
Dans le cadre de la CPI l’obligation de coopération est très large. Elle couvre tous les organes et agents de l’ONU et affecte donc potentiellement les relations entre les ONG et ces organes ou agences de l’ONU. L’ONU a signé un accord-cadre de coopération avec la CPI.« Relationship agreement between the United Nations and the International Criminal Court », adopté par l’Assemblée générale de l’ONU, le 13 septembre 2004, et signé par le Secrétaire général des Nations unie set le Président de la CPI, le 4 octobre 2004.Ce document reconnaît les rôles et mandats respectifs des deux organisations. Il pose un principe général de coopération entre l’ONU et la CPI concernant le témoignage du personnel et la transmission d’informations et documents des Nations unies. Ce principe reste assorti de mesures de protection éventuelles. Il appartient ensuite au bureau du Procureur de négocier des accords spécifiques de coopération, au cas par cas, avec les différentes agences de l’ONU opérationnelles sur le terrain, et avec les opérations de maintien de la paix.
Le Règlement de Procédures et de Preuves (RPP) de la CPI ne prévoit explicitement qu’une seule dérogation à l’obligation de témoignage, au profit du CICR. En effet, le CICR a négocié et obtenu, lors de la négociation du statut de la CPI, une immunité totale de témoignage, sur la base de sa mission exclusive au titre des conventions de Genève.Article 73.4 du Règlement de procédure et de preuve de la CPI. Sur la position du CICR à l’égard des tribunaux internationaux, voir Stéphane Jeannet, « Recognition of the ICRC’s long standing rule of confidentiality », in Revue internationale de la Croix-Rouge, n°838, juin 2000 et Gabor Rona,« The ICRC’s privilege not to testify : Confidentiality in action », Revue internationale de la Croix-Rouge, n°845, mars 2002.
Les autres organisations humanitaires ne peuvent invoquer ces immunités qu’au cas par cas, en se fondant sur certaines dispositions du statut de la Cour.
Ce statut prévoit, comme ceux des précédents tribunaux internationaux, un certain nombre de mesures permettant de limiter la comparution de témoins, ou l’obligation de produire des documents comme éléments de preuve. Le bénéfice de ces dispositions, relatives à la protection des témoins et des sources d’information, peut donc être demandé, comme pour les juridictions ad hoc, par les organisations humanitaires.
La Cour ne peut accepter ces dérogations à l’obligation de coopération que dans des cas définis de façon restrictive, et déjà reconnus par la jurisprudence des deux tribunaux internationaux ad hoc qui ont traité, dans le passé, ce type de problèmes.Voir les décisions du TPIY dans l’affaire Simic et consorts et dans l’affaire Randal. Kate Mackintosh,« Note for humanitarian organisations on cooperation with international tribunals », in Revue internationale de la Croix-Rouge, mars 2004, volume 86, n°853.
Après avoir exprimé son soutien à la création de la CPI, MSF allait préciser ses réserves quant à son implication dans le fonctionnement de cette Cour.
1.2 - Les réserves pratiques quant à la coopération avec la CPI
Un certain nombre de débats eurent lieu au sein des différentes sections pour tenter de clarifier le rôle de MSF et de ses volontaires face aux enjeux suivants :Les différentes questions listées furent abordées dans les différentes sections à l’occasion de séminaires, de débats lors des semaines de coordination oude contributions écrites telles que :« Justice et humanitaire : un conflit d’intérêts » days 2003, publication MSF Hollande 31p. Eric Dachy in « A l’ombre des guerres justes »sous la direction de Fabrice Weissmann, Flammarion, 2003, pp 319-328. « Beinga witness : MSF and International Courts », coordinators days 2003, publication MSF Hollande 31p.
- Existait-il une contradiction fondamentale entre l’action humanitaire et la justice internationale ? Ou la lutte contre l’impunité était-elle l’aboutissement naturel de cette action ?
- MSF devait-elle soutenir le travail de la Cour pénale internationale ?
- La contribution de MSF à la justice internationale était-elle un devoir vis-à-vis des populations secourues par l’organisation ?
- Le jugement des crimes était-il le prolongement ou le complément du travail de MSF, en particulier de son activité de témoignage ?
- Comment MSF pouvait-elle justifier le fait de ne pas coopérer avec la CPI alors que l’organisation revendiquait à travers son histoire une mission de « témoignage » ?
- Quelle attitude MSF devrait-elle adopter si la Cour exigeait la coopération de l’organisation, l’audition de ses volontaires, la transmission de ses documents ?
- MSF voulait-elle, et pouvait-elle, interdire à ses membres de participer à des procédures judiciaires, et à quel titre ? Et sinon, comment pouvait-on respecter la liberté individuelle, tout en protégeant le travail de secours de l’organisation ?
Compte tenu de l’importance d’harmoniser l’attitude des différentes sections de MSF sur cette question, un groupe de travail international fut établi en 2003, avec pour mission :
- de répondre, de façon concertée, aux différentes demandes de coopération avec des tribunaux qui seraient faites à MSF,
- d’étudier le cadre juridique des relations entre MSF et la Cour pénale internationale, et de proposer un texte de politique générale qui serait débattu et adopté par les directeurs généraux de MSF.Ce groupe représen te les sections française, belge, hollandaise, suisse et espagnole. Les sections française, suisse et espagnole ont une représentation commune complétée par des membres de la section belge et hollandaise.
- de présenter et négocier cette politique avec les instances de la CPI.
Cette politique traça une voie médiane, constituant un compromis entre une décision politique et une obligation juridique. MSF refusa, dans un premier temps, d’affirmer une position claire sur les dangers de la coopération avec la Cour pénale internationale, et sur l’opportunité ou la nécessité d’être exempté de toute obligation de coopération avec la CPI.Voir notamment les débats du Conseil d’administration de MSF-France du 26 mars 2004. Mais MSF n’avait en principe pas le choix quand à sa coopération avec la CPI. Comme avec toute instance judiciaire, la coopération est une obligation à la charge des individus et des organisations, ceux-ci devant se soumettre aux demandes de comparution de témoin et de transmission de documents.
Pour que MSF puisse obtenir des exemptions, elle devrait en faire la demande argumentée au cas par cas. Pour être acceptées, ces demandes devraient être fondées sur des arguments de principe, exprimant une politique générale claire et constante, et pas sur des arguments de convenance ou d’opportunité développés de façon ad hoc dans chaque cas particulier. Le premier objectif de cette politique était donc de laisser à MSF la liberté de décider, en toute indépendance, la faisabilité et la nature de son investissement dans le processus judiciaire international.
Le deuxième objectif était de gagner du temps pour évaluer, au fur et à mesure du fonctionnement de la Cour, l’ampleur de l’incompatibilité entre la mission de secours et l’activité de témoignage judiciaire.
1.3 La politique de coopération de MSF avec la CPI.
La politique de coopération avec la CPI, adoptée en avril 2004 par l’ensemble des directeurs généraux de MSF, distinguait entre le choix de l’organisation en tant que telle, celui de ses membres individuels, et le statut des documents.
- Le choix de l’organisation
Selon le « principe de subsidiarité » déjà adopté, MSF entendait limiter sa contribution aux procédures devant la CPI, aux cas où elle serait seule à disposer d’éléments de preuves essentiels pour établir la culpabilité ou l’innocence d’un accusé concernant des faits d’une particulière gravité, et seulement si ces éléments ne pouvaient, en aucune façon, être obtenus auprès d’autres sources.Voir « Modalities of cooperation between MSF and the ICC », document interne, adopté le 3 avril 2004 par le mouvement international de MSF. Dans tous les autres cas de figure, MSF pourrait refuser sa coopération avec la Cour, en invoquant la préservation de sa mission principale de secours aux victimes de conflits et de violences armés.
Ces critères découlent de la jurisprudence des tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, qui ont dû se prononcer sur les exemptions possibles en matière de coopération judiciaire. La mission de secours humanitaire est reconnue et protégée par le droit international, et son respect s’impose aux juges internationaux. Les tribunaux pénaux ad hoc ont reconnu l’incompatibilité entre l’action de secours humanitaire et l’action de témoignage judiciaire. Leur jurisprudence à ce sujet limite ainsi les obligations de coopération, pour protéger l’opérationnalité d,e certains acteurs de terrain, organisations humanitaires et correspondants de guerre notamment.Voir les décisions du TPIY et de la Chambre d’appel des deux TPI ad hoc dans l’affaire Simic et consorts (27 juillet 1999) et dans l’affaire Randal (11 décembre 2002).
Selon cette jurisprudence, les demandes d’exemption devraient donc être argumentées de façon rigoureuse et constante sur des considérations de sécurité et d’incompatibilité entre l’action de secours et le témoignage judiciaire.
- Le choix des volontaires
La position de MSF en tant qu’organisation étant clarifiée, il fallait encore envisager le cas des individus travaillant pour l’organisation. Contrairement au CICR et aux organisations du système des Nations unies, MSF n’impose aucune clause de confidentialité à ses volontaires et employés. Il semblait techniquement difficile et moralement douteux d’imposer aux individus les décisions de l’organisation. Il fut donc décidé que MSF respecterait les décisions individuelles de témoignage devant des instances judiciaires.
Dans ce cas, MSF s’engageait à proposer un soutien juridique au volontaire concerné, pour l’informer sur le fonctionnement des juridictions internationales et limiter la publicité autour du nom de MSF, de manière à protéger la sécurité des autres volontaires ainsi que l’opérationnalité de l’organisation dans les zones de conflit.
Si le volontaire refusait le soutien juridique de MSF, l’organisation pourrait demander directement, auprès du tribunal, des mesures de protection afin d’éviter que le nom de MSF, celui d’autres volontaires, ou des documents internes ne soient utilisés et rendus publics à l’occasion d’un procès.
- Le statut des documents MSF.
L’utilisation d’un document, dans le cadre d’un procès, oblige l’auteur de ce document à se soumettre aux interrogatoires et contre-interrogatoires des deux parties, concernant notamment ses sources d’information.
Certaines dispositions du statut de la Cour permettent cependant de limiter cette contrainte. Les documents protégés par ces dispositions peuvent ainsi être utilisés par le bureau du Procureur pour orienter ses enquêtes et le diriger vers d’autres sources d’informations ou de preuves. Mais ils ne peuvent pas être utilisés directement dans les procès. Ils ne créent pas d’obligation de témoignage pour MSF.
MSF a donc décidé de demander à bénéficier de cette protection pour ses documents internes mais aussi pour ses documents publics. En effet, le temps de la violence n’est pas celui de la justice. Il est important que MSF puisse continuer d’alerter publiquement sur les violences et de publier des rapports sur la situation des populations, mais il faut également limiter l’usage judiciaire qui pourrait être fait ultérieurement de ces documents.
Par souci de cohérence, MSF décida également de ne pas publier ni transmettre d’information nominative concernant d’éventuelles listes de témoins ou de victimes à la Cour. L’ensemble des informations médicales individuelles resteront toujours couvertes par le secret médical. MSF ne pourra en aucun cas les transmettre à la Cour, ou obéir à une injonction de celle-ci à cette fin, sauf sur demande explicite des patients concernés. Il fut également convenu que les missions MSF sur le terrain s’abstiendraient de tout contact avec les enquêteurs de la CPI, et que les éventuels contacts et demandes de renseignement seraient effectuées auprès des sièges européens de l’organisation.
Compte tenu du pouvoir discrétionnaire qui est laissé au procureur et aux juges de la CPI pour accorder de telles mesures limitant l’obligation de coopération, le groupe de travail de MSF prit contact avec le procureur et les juges de la CPI pour leur exposer la politique de MSF, et obtenir des garanties générales quant au respect de ces exemptions de coopération. Ces garanties, qui couvrent le statut des documents, celui des personnes, et celui de l’organisation, ainsi que l’abstention de contact direct des enquêteurs sur le terrain, furent reconnues et officialisées lors d’une rencontre le 17 mars 2004, suivie d’un échange de lettres entre MSF et le bureau du Procureur de la CPI.Lettres de MSF au Procureur de la CPI, datées des 12 mai 2004, 9 septembre 2004 et 12 avril 2005. Le Procureur de la CPI a transmis deux lettres à MSF, datées du 21 décembre 2004 et du 12 juillet 2005.
2 - MSF ET LES PREMIERS PAS DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE : OUGANDA, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE, SOUDAN
Le statut de la CPI, signé à Rome le 17 juillet 1998, entra en vigueur en juillet 2002 après sa ratification par le soixantième Etat. Mais ce n’est qu’en juin 2003 qu’elle se mit concrètement en place à La Haye, après la nomination des juges, du procureur et du greffier.
Lors de sa première conférence de presse, en juillet 2003, le procureur de la CPI, Luis Moreno-Occampo, indiqua que son bureau avait déjà reçu près de 500 plaintes, et qu’une partie d’entre elles concernaient des crimes qui relevaient bien de la compétence de la Cour. Il annonça que la situation en Ituri (RDC) avait attiré son attention, et qu’il considérait cette situation comme « étant le cas le plus urgent à suivre ».Communiqué de presse du bureau du Procureur de la CPI, 16 juillet 2003. Toutefois, dans les mois qui suivirent, il ne prit pas la décision de s’auto-saisir formellement de la situation, comme le statut de Rome le lui permet, ni en conséquence, d’ouvrir une enquête.Le Procureur peut en effet s’auto-saisir de situations. Dans ce cas, il doit obtenir l’aval de la chambre préliminaire, composée de plusieurs juges, dont la mission est de vérifier que l’exercice de ce droit d’initiative par le Procureur est conforme au statut de la CPI et que ce dernier ne prend pas en compte des plaintes totalement abusives. Il expliqua, au contraire, qu’une saisine de la CPI par la RDC elle-même serait préférable.
- Ouganda
En janvier 2004, à l’occasion d’une conférence de presse conjointe à Londres, le président ougandais, Yoweri Museveni, annonça publiquement qu’en décembre 2003, il avait saisi la CPI des crimes commis par l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). Ce fut la première saisine de la Cour pénale internationale. Dans la foulée, Luis Moreno-Occampo confirma qu’il donnait un accueil favorable à la requête de l’Ouganda, et même qu’il pourrait ouvrir la première enquête de la CPI.
En réponse aux critiques sur l’instrumentalisation de la CPI par un régime lui même impliqué dans les crimes commis dans l’Est de la RDC, le procureur signala qu’il était compétent pour les violences perpétrées sur l’ensemble du territoire ougandais, et par toutes les parties au conflit, y compris l’armée ougandaise. Le 29 juillet 2004, il annonça publiquement l’ouverture officielle d’une enquête de la CPI sur la situation au nord de l’Ouganda.Voir le communiqué de presse du bureau du Procureur, publié le 29 juillet 2004. En février 2005, le bureau du procureur indiqua que des mandats d’arrêts seraient émis au cours de l’année contre des dirigeants de la LRA. Malgré des déclarations, en avril 2005, selon lesquelles la CPI serait prête à suspendre son enquête pour faciliter un accord de paix, le procureur confirma, en juin 2005, la préparation de deux mandats d’arrêt contre le leader de la LRA, Joseph Kony, et l’un de ses lieutenants, Vincent Otti.
Ces premiers éléments indiquent que le Procureur n’avait pas fait le choix d’imposer sa compétence, mais qu’il privilégiait un fonctionnement de la CPI à la demande des Etats concernés, et en lien avec la gestion des processus de paix.
En mars 2005, les équipes de terrain de MSF en Ouganda, furent invitées à rencontrer les enquêteurs de la CPI pour faciliter la transmission des informations et des noms de victimes et témoins de violences. Un contact fut pris avec le bureau du procureur à la Haye pour clarifier cette démarche contraire aux principes de non-contact direct sur le terrain. Après cette clarification, il apparut que certaines ONG ougandaises avaient en fait pris l’initiative de cette rencontre et de sa publicité.
Cet épisode confirma que la plus grande rigueur restait de mise en matière de contact avec des personnes qui prétendent travailler pour, ou soutenir la CPI. La prudence des équipes MSF en Ouganda se renforça encore quand elles constatèrent que les enquêteurs de la CPI étaient invités et présents dans les réunions de coordination de l’action humanitaire, organisées sur place par OCHA (Office de Coordination de l’Action Humanitaire de l’ONU), conformément à l’accord de coopération signé entre l’ONU et la CPI.
En avril 2005, MSF réaffirma son souci de distinction entre l’action humanitaire et la mission judiciaire sur le terrain, auprès du bureau du procureur à La Haye et de certains responsables d’OCHA, à New York et Genève.Protestations et demandes de clarification exprimées par courriel à la chef de cabinet du Procureur de la CPI, le 11 avril 2005, lors d’une téléconférence avec des responsables d’OCHA, le 3 juin 2005 et, sur le terrain, par les chefs de mission de MSF, au cours du mois d’avril 2005. Les équipes de MSF sur le terrain
décidèrent également de ne pas participer aux réunions de coordination quand le personnel de la CPI était présent.
- République Démocratique du Congo (RDC)
En mars 2004, quatre mois après la saisine de la CPI par l’Ouganda, la RDC déféra à son tour la situation qui se déroulait sur l’ensemble du territoire congolais. L’information fut rendue publique le 19 avril 2004.Voir le communiqué de presse du bureau du Procureur du 19 avril 2004. La démarche du Président Kabila visait, sans doute, à accompagner « le processus de normalisation et d’extension du contrôle de l’Etat » sur les territoires de l’Est de la RDC. En ciblant les auteurs de crimes graves commis sur cette partie du territoire, hors du contrôle effectif des autorités centrales de RDC, elle permettait de marginaliser certains responsables politiques qui étaient pourtant officiellement au cœur du processus de règlement politique de la crise congolaise. Les premières accusations portaient, notamment, sur des faits commis par des troupes agissant sous l’autorité d’un des vice-présidents « d’union nationale » en poste à Kinshasa. Le 23 juin 2004, le procureur de la CPI annonça « l’ouverture de la première enquête du premier Tribunal pénal international permanent ».Voir le communiqué de presse du bureau du Procureur du 23 juin 2004. Il faut noter que ce dispositif judiciaire venait se rajouter à l’opération militaire déployée par l’ONU sur le territoire de la RDC (Monuc) dans le but d’accompagner le retour à la paix, et de protéger les populations exposées à des dangers imminents aux abords des zones de déploiement des forces internationales. L’association des deux dispositifs, officialisée par la signature d’un accord entre la MONUC et la CPI, rajoutait aux problèmes de positionnement des organisations humanitaires sur le terrain.
Il importait de maintenir, autant que possible, la perception de MSF comme un acteur humanitaire, extérieur au dispositif de l’ONU et de la CPI.
- République Centre Africaine (RCA)
En janvier 2005, la République Centrafricaine saisit la CPI.
MSF qui disposait d’informations précises sur les violences contre les populations civiles et réfugiées en RCA, refusa de transmettre aux enquêteurs de la CPI les noms des victimes, ainsi que les données médicales les concernant. Seules des informations générales sur les dates et les lieux des attaques rapportées par les victimes, et l’ampleur des violences, furent rendues publiques par MSF et accessibles à la CPI. Toutefois, rien n’empêche les victimes d’entrer en contact de façon volontaire avec les enquêteurs de la CPI.
Concernant l’Ouganda, la RDC et la RCA, la CPI a été saisie directement par les gouvernements qui ne parvenaient pas à imposer leur autorité sur leur territoire face à leurs adversaires politiques et militaires. Ce mode de saisine pose des questions d’instrumentalisation politique difficilement compatibles avec l’indépendance de l’action humanitaire et la sécurité de son personnel déployé précisément dans les zones en conflit. Ce phénomène est encore accentué par l’intégration de ce mécanisme dans les processus de gestion des conflits par l’ONU.
- Soudan
Concernant le Soudan, la saisine de la CPI par le Conseil de sécurité de l’ONU a posé tout autant de problèmes pour la sécurité et l’indépendance des organisations humanitaires.
A partir du mois d’avril 2004, les violences commises au Darfour, région de l’Ouest du Soudan, contre les populations civiles par l’armée soudanaise et des milices progouvernementales, et la question de leur qualification, ont entraîné une réaction internationale. En 2004 et 2005, plusieurs chancelleries qualifièrent la situation au Darfour de génocide, ou évoquèrent le risque de génocide.La Suède, l’Allemagne et les Etats-Unis notamment.
Le 30 septembre 2004, le Haut Commissaire aux droits de l’homme, Louise Arbour et le conseiller spécial du Secrétaire général de l’ONU pour la prévention des génocides présentèrent au Conseil de sécurité de l’ONU un rapport d’enquête sur les violences au Darfour. Ils concluaient que : « des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des violations des lois de la guerre ont probablement été perpétrés de façon systématique et sur une large échelle ». Ils demandèrent la saisine de la CPI par le Conseil de sécurité.
Le 31 mars 2005, après des discussions mouvementées,Liées notamment à l’opposition jusque là absolue de Washington à la CPI. le Conseil de sécurité vota la résolution 1593, qui déféra la situation du Darfour à la CPI, et imposa la compétence de la Cour, malgré le refus du gouvernement soudanais et le fait qu’il n’avait pas signé le traité de Rome. La communauté internationale ajoutait donc un volet judiciaire contraignant à sa gestion diplomatique et militaire de la crise.Les Nations unies ont délégué la gestion de la crise à la nouvelle Union africaine, par le biais notamment d’une opération militaire chargée de protéger les populations civiles et de faciliter le règlement politique de la crise.
Une liste secrète élaborée par la commission d’enquête de l’ONU, et contenant les noms de responsables soudanais impliqués dans les violences, fut même transmise à la CPI par le Secrétaire général de l’ONU en avril 2005. Un mois plus tard, le 6 juin 2005, le procureur de la CPI annonçait l’ouverture d’une enquête.
Dans ce contexte, la diffusion d’un rapport de la section hollandaise de MSF sur les viols commis au Darfour par les forces armées nationales et les milices pro-gouvernementales, publié à l’occasion de la « journée internationale de la femme », le 8 mars 2005, entraîna, en juin de la même année, l’inculpation et l’arrestation du chef de mission et du responsable de terrain de MSF, pour « espionnage, publication de faux rapports et atteinte à la sécurité nationale ». Les deux expatriés de MSF furent finalement relâchés à la suite des pressions exercées par les Nations unies et diverses chancelleries.Voir compte rendu du Conseil d’administration de MSF F du 23 juin 2005.
A ce stade, MSF n’a pas reçu de sollicitation officielle des enquêteurs de la CPI, ni choisi de leur transmettre des documents sur la situation au Darfour.
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